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Jane Eyre, de Charlotte Brontë

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Chapitre 1  

Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous avions erré pendant une heure dans le bosquet dépouillé de feuillages ; mais, depuis le dîner (quand il n’y avait personne, Mme Reed dînait de bonne heure), le vent glacé d’hiver avait amené avec lui des nuages si sombres et une pluie si pénétrante, qu’on ne pouvait songer à aucune excursion.

J’en étais contente. Je n’ai jamais aimé les longues promenades, surtout par le froid, et c’était une chose douloureuse pour moi que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le cœur attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d’enfants, et l’esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique vis-à-vis d’Eliza, de John et de Georgiana Reed.

Eliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de leur mère ; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m’avait défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu’elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi éloignée, mais que, jusqu’au moment où Bessie témoignerait de mes efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas m’accorder les mêmes privilèges qu’aux petits enfants joyeux et satisfaits.

« Qu’est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi ? demandai-je.

— Jane, je n’aime pas qu’on me questionne ! D’ailleurs, il est mal à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restez en repos jusqu’au moment où vous pourrez parler raisonnablement. »

Une petite salle à manger ouvrait sur le salon ; je m’y glissai. Il s’y trouvait une bibliothèque ; j’eus bientôt pris possession d’un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l’embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite ; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d’un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j’étudiais l’aspect de cette soirée d’hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l’orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.

Je revenais alors à mon livre. C’était l’histoire des oiseaux de l’Angleterre par Bewick. En général, je m’inquiétais assez peu du texte ; pourtant il y avait là quelques pages servant d’introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvège parsemées d’îles depuis leur extrémité sud jusqu’au cap le plus au nord, « où l’Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l’île aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses. »

Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de l’Islande, de la verte Finlande ! J’étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.

Je m’étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants ; mais ce que je me figurais m’impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s’accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d’une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.

Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante ; intéressante comme celles que nous racontait Bessie, les soirs d’hiver, lorsqu’elle était de bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir toutes auprès d’elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.

Ayant ainsi Bewick sur mes genoux, j’étais heureuse, du moins heureuse à ma manière ; je ne craignais qu’une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.

« Hé ! madame la boudeuse, » cria la voix de John Reed…

Puis il s’arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.

« Par le diable, où est-elle ? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s’adressant à ses sœurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous la pluie ! »

J’ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas ; et je souhaitai vivement qu’on ne découvrît pas ma retraite. John ne l’aurait jamais trouvée de lui-même ; il n’avait pas le regard assez prompt ; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s’écria :

« Elle est certainement dans l’embrasure de la fenêtre ! »

Je sortis immédiatement, car je tremblais à l’idée d’être retirée de ma cachette par John.

« Que voulez-vous ? demandai-je avec une respectueuse timidité.

— Dites : “Que voulez-vous, monsieur Reed ?” me répondit-on. Je veux que vous veniez ici ! » Et, se plaçant dans un fauteuil, il me fit signe d’approcher et de me tenir debout devant lui !

John était un écolier de quatorze ans, et je n’en avais alors que dix. Il était grand et vigoureux pour son âge ; sa peau était noire et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres lourds, ses extrémités très développées. Il avait l’habitude de manger avec une telle voracité, que son teint était devenu bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être alors en pension ; mais sa mère l’avait repris un mois ou deux, à cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait pourtant que celle-ci serait parfaite si l’on envoyait un peu moins de gâteaux et de plats sucrés ; mais la mère s’était récriée contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l’idée plus agréable que la maladie de John venait d’un excès de travail ou de la tristesse de se voir loin des siens.

John n’avait beaucoup d’affection ni pour sa mère ni pour ses sœurs. Quant à moi, je lui étais antipathique : il me punissait et me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je devenais sauvage par la terreur qu’il m’inspirait ; car, lorsqu’il me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne. Les serviteurs auraient craint d’offenser leur jeune maître en prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce sujet ! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne l’entendait m’insulter, bien qu’il fît l’un et l’autre en sa présence.

J’avais l’habitude d’obéir à John. En entendant son ordre, je m’approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me tirer la langue ; je savais qu’il allait me frapper, et, en attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante.

Je ne sais s’il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en reprenant mon équilibre, je m’éloignai d’un pas ou deux.

« C’est pour l’impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le regard que vous m’avez jeté il y a quelques instants. »

Accoutumée aux injures de John, je n’avais jamais eu l’idée de lui répondre, et j’en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à recevoir courageusement le coup qui devait suivre l’insulte.

« Que faisiez-vous derrière le rideau ? me demanda-t-il.

— Je lisais.

— Montrez le livre. »

Je retournai vers la fenêtre et j’allai le chercher en silence.

« Vous n’avez nul besoin de prendre nos livres ; maman dit que vous dépendez de nous ; vous n’avez pas d’argent, votre père ne vous en a pas laissé ; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les enfants riches, manger les mêmes aliments qu’eux, porter les mêmes vêtements, aux dépens de notre mère ! Maintenant je vais vous apprendre à piller ainsi ma bibliothèque : car ces livres m’appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans quelques années ; allez dans l’embrasure de la porte, loin de la glace et de la fenêtre. »

Je le fis sans comprendre d’abord quelle était son intention ; mais quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le volume vola dans l’air, je me sentis atteinte à la tête et blessée. La coupure saigna ; je souffrais beaucoup ; ma terreur avait cessé pour faire place à d’autres sentiments.

« Vous êtes un méchant, un misérable, m’écriai-je ; un assassin, un empereur romain. »

Je venais justement de lire l’histoire de Rome par Goldsmith, et je m’étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs successeurs.

— Comment, comment ! s’écria-t-il, est-ce bien à moi qu’elle a dit cela ? vous l’avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter à maman, mais avant tout… »

En disant ces mots, il se précipita sur moi ; il me saisit par les cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte s’était changée en rage ; je ne puis dire au juste ce que je fis de mes mains, mais j’entendis John m’insulter et crier. Du secours arriva bientôt. Éliza et sa sœur étaient allées chercher leur mère, elle entra pendant la scène ; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie l’accompagnaient. On nous sépara et j’entendis quelqu’un prononcer ces mots :

« Mon Dieu ! quelle fureur ! frapper M. John !

— Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient. Emmenez-la dans la chambre rouge et qu’on l’y enferme. »

Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus emportée.

 

 

Chapitre 2  

Je résistai tout le long du chemin, chose nouvelle et qui augmenta singulièrement la mauvaise opinion qu’avaient de moi Bessie et Abbot. Il est vrai que je n’étais plus moi-même, ou plutôt, comme les Français le diraient, j’étais hors de moi ; je savais que, pour un moment de révolte, d’étranges punitions allaient m’être infligées, et, comme tous les esclaves rebelles, j’étais résolue, dans mon désespoir, à pousser ces choses jusqu’au bout.

« Mademoiselle Abbot, tenez son bras, dit Bessie ; elle est comme un chat enragé.

— Quelle honte ! quelle honte ! continua la femme de chambre, oui, elle est semblable à un chat enragé ! Quelle scandaleuse conduite, mademoiselle Eyre ! Battre un jeune noble, le fils de votre bienfaitrice, votre maître !

— Mon maître ! Comment est-il mon maître ? Suis-je donc une servante ?

— Vous êtes moins qu’une servante, car vous ne gagnez pas de quoi vous entretenir. Asseyez-vous là et réfléchissez à votre faute. »

Elles m’avaient emmenée dans la chambre indiquée par Mme Reed et m’avaient jetée sur une chaise.

Mon premier mouvement fut de me lever d’un bond : quatre mains m’arrêtèrent.

« Si vous ne demeurez pas tranquille, il faudra vous attacher, dit Bessie. Mademoiselle Abbot, prêtez-moi votre jarretière ; car elle aurait bientôt brisé la mienne. »

Mlle Abbot se tourna pour débarrasser sa vigoureuse jambe de son lien. Ces préparatifs et la honte qui s’y rattachait calmèrent un peu mon agitation.

« Ne la retirez pas, m’écriai-je, je ne bougerai plus. »

Et pour prouver ce que j’avançais, je cramponnai mes mains à mon siège.

« Et surtout ne remuez pas, » dit Bessie.

Quand elle fut certaine que j’étais vraiment décidée à obéir, elle me lâcha. Alors elle et Mlle Abbot croisèrent leurs bras et me regardèrent d’un air sombre, comme si elles eussent douté de ma raison.

« Elle n’en avait jamais fait autant, dit Bessie en se tournant vers la prude.

— Mais tout cela était en elle, répondit Mlle Abbot ; j’ai souvent dit mon opinion à madame, et madame est convenue avec moi que j’avais raison ; c’est une enfant dissimulée ; je n’ai jamais vu de petite fille aussi dépourvue de franchise. »

Bessie ne répondit pas ; mais bientôt s’adressant à moi, elle me dit :

« Ne savez-vous pas, mademoiselle, que vous devez beaucoup à Mme Reed ? elle vous garde chez elle, et, si elle vous chassait, vous seriez obligée de vous en aller dans une maison de pauvres. »

Je n’avais rien à répondre à ces mots ; ils n’étaient pas nouveaux pour moi, les souvenirs les plus anciens de ma vie se rattachaient à des paroles semblables. Ces reproches sur l’état de dépendance où je me trouvais étaient devenus des sons vagues pour mes oreilles ; sons douloureux et accablants, mais à moitié inintelligibles. Mlle Abbot ajouta :

« Vous n’allez pas vous croire semblable à M. et à Mlles Reed parce que madame a la bonté de vous faire élever avec eux. Ils seront riches et vous ne le serez pas ; vous devez donc vous faire humble et essayer de leur être agréable.

— Ce que nous vous disons est pour votre bien, ajouta Bessie d’une voix moins dure. Vous devriez tâcher d’être utile et aimable, on vous garderait ici ; mais si vous devenez brutale et colère, madame vous renverra, soyez-en sûre.

— Et puis, continua Mlle Abbot, Dieu la punira. Il pourra la frapper de mort au milieu de ses fautes, et alors où ira-t-elle ? Venez, Bessie, laissons-la. Pour rien au monde je ne voudrais avoir un cœur semblable au sien. Dites vos prières, mademoiselle Eyre, lorsque vous serez seule : car, si vous ne vous repentez pas, Dieu pourra bien permettre à quelque méchant esprit de descendre par la cheminée pour vous enlever. »

Elles partirent en fermant la porte derrière elles.

La chambre rouge était une chambre de réserve où l’on couchait rarement. Je ne l’avais jamais vue habitée, excepté lorsqu’un grand nombre de visiteurs, en arrivant au château, obligeait à faire occuper toutes les pièces ; et pourtant c’était une des plus grandes et des plus belles chambres de la maison. Au milieu se trouvait un lit aux quatre coins duquel s’élevaient des piliers d’acajou massif d’où pendaient des rideaux d’un damas rouge foncé ; deux grandes fenêtres aux jalousies toujours fermées étaient à moitié cachées par des festons et des draperies semblables à celles du lit ; le tapis était rouge, la table placée au pied du lit recouverte d’une draperie cramoisie ; les murs tendus en couleur chamois et mouchetés de taches roses ; l’armoire, la toilette, les chaises étaient en vieil acajou bien poli. Au milieu de ce sombre ameublement s’élevait sur le lit et se détachait en blanc une pile de matelas et d’oreillers, le tout recouvert d’une courte-pointe de Marseille. À la tête du lit, on voyait un grand fauteuil également blanc, et au-dessous se trouvait un petit tabouret.

Cette chambre était froide, on y faisait rarement du feu ; éloignée de la cuisine et de la salle des domestiques, elle restait toujours silencieuse, et, comme on y entrait peu, elle avait quelque chose de solennel. La bonne y venait seule le samedi pour enlever la poussière amassée pendant toute une semaine sur les glaces et les meubles. Mme Reed elle-même la visitait à intervalles éloignés pour examiner certains tiroirs secrets de l’armoire, où étaient renfermés des papiers, sa cassette à bijoux et le portrait de son mari défunt.

Ces derniers mots renferment en eux le secret de la chambre rouge, le secret de cet enchantement qui la rendait si déserte malgré sa beauté.

M. Reed y était mort il y avait neuf ans ; c’était là qu’il avait rendu le dernier soupir ; c’était de là que son cercueil avait été enlevé, et, depuis ce jour, une espèce de culte imposant avait maintenu cette chambre déserte. Le siège sur lequel Bessie et Mlle Abbot m’avaient déposée était une petite ottomane placée près de la cheminée. Devant moi se trouvait le lit, à ma droite, la grande armoire sombre ; à ma gauche, deux fenêtres closes et séparées par une glace qui réfléchissait la sombre majesté de la chambre et du lit ; je ne savais pas si la porte avait été fermée, et, dès que j’osai remuer, je me levai pour m’en assurer. Hélas ! jamais criminel n’avait été mieux emprisonné. En m’en retournant, je fus obligée de passer devant la glace ; mon regard fasciné y plongea involontairement. Tout y était plus froid, plus sombre que dans la réalité ; et l’étrange petite créature qui me regardait avec sa figure pâle, ses bras se détachant dans l’ombre, ses yeux brillants, et s’agitant avec crainte dans cette chambre silencieuse, me fit soudain l’effet d’un esprit ; elle m’apparut comme un de ces chétifs fantômes, moitié fées, moitié lutins, dont Bessie parlait dans les contes racontés le soir auprès du feu, et qu’elle nous représentait sortant des vallées abandonnées où croissent les bruyères, pour s’offrir aux regards des voyageurs attardés.

Je retournai à ma place ; la superstition commençait à s’emparer de moi, mais le moment de sa victoire complète n’était pas encore venu ; mon sang échauffait encore mes veines ; la rage de l’esclave révolté me travaillait encore avec force. J’avais à ralentir la course rapide de mes souvenirs vers le passé, avant de pouvoir me laisser abattre par l’effroi du présent.

Les violentes tyrannies de John Reed, l’orgueilleuse indifférence de ses sœurs, l’aversion de leur mère, la partialité des domestiques, obscurcissaient mon esprit, comme l’eussent fait autant d’impuretés jetées dans une source troublée. Pourquoi devais-je toujours souffrir ? Pourquoi étais-je toujours traitée avec mépris, accusée, condamnée par avance ? Pourquoi ne pouvais-je jamais plaire ? Pourquoi était-il inutile d’essayer à gagner les bonnes grâces de personne ?

Éliza, bien qu’entêtée et égoïste, était respectée ; Georgiana, gâtée, envieuse, insolente, querelleuse, était traitée avec indulgence par tout le monde ; sa beauté, ses joues roses, ses boucles d’or, semblaient ravir tous ceux qui la regardaient et racheter ses fautes. John n’était jamais contrarié, encore moins puni, quoiqu’il tordît le cou des pigeons, tuât les jeunes paons, dépouillât de leurs fruits les vignes des serres chaudes et brisât les boutons des plantes rares. Il reprochait quelquefois à sa mère d’avoir le teint noir comme il l’avait lui-même, déchirait ou tachait ses vêtements de soie, et pourtant elle le nommait son cher Benjamin. Quant à moi, je n’osais pas commettre une seule faute, je m’efforçais d’accomplir mes devoirs, et du matin au soir on me déclarait méchante et intraitable.

Cependant je continuais à souffrir, et ma tête saignait encore du coup que j’avais reçu. Personne n’avait fait un reproche à John pour m’avoir frappée ; et, parce que je m’étais retournée contre lui, afin d’éviter quelque autre violence, tous m’avaient blâmée.

« Injustice ! injustice ! » criait ma raison excitée par le douloureux aiguillon d’une énergie précoce, mais passagère. Ce qu’il y avait en moi de résolution, exalté par tout ce qui se passait, me faisait rêver aux plus étranges moyens pour échapper à une aussi insupportable oppression ; je songeais à fuir, par exemple, ou, si je ne pouvais m’échapper, à refuser toute espèce d’aliments et à me laisser mourir de faim.

Quel abattement dans mon âme pendant cette terrible après-midi, quel désordre dans mon esprit, quelle exaltation dans mon cœur, quelle obscurité, quelle ignorance dans cette lutte mentale ! Je ne pouvais répondre à cette incessante question de mon être intérieur : Pourquoi étais-je destinée à souffrir ainsi ? Maintenant, après bien des années écoulées, toutes ces raisons m’apparaissent clairement.

Au château de Gateshead, j’étais une cause de discorde ; là, je ne ressemblais à personne : rien en moi ne pouvait s’harmoniser avec Mme Reed, ses enfants ou ceux de ses inférieurs qu’elle préférait. S’ils ne m’aimaient pas, il est vrai de dire que je ne les aimais guère davantage. Ils n’étaient pas forcés de montrer de l’affection à un être qui ne pouvait sympathiser avec aucun d’entre eux, à un être extraordinaire qui différait d’eux par le tempérament, les capacités et les inclinations, à un être inutile, incapable de servir leurs intérêts ou d’ajouter à leurs plaisirs, à un être nuisible cherchant à entretenir en lui des germes d’indignation contre leurs traitements, de mépris pour leurs opinions. Je sens que si j’avais été une enfant brillante, sans soin, exigeante, belle, folâtre, Mme Reed m’eût supportée plus volontiers, bien que je me fusse également trouvée sous sa dépendance et privée d’amis. Ses enfants m’eussent témoigné un peu plus de cette cordialité qui existe ordinairement entre compagnons de jeu, et les domestiques eussent été moins disposés à faire de moi leur bouc émissaire.

La lumière du jour commençait à se retirer de la chambre rouge ; il était quatre heures passées ; les nuages qui couvraient le ciel devaient amener bientôt l’obscurité tant redoutée ; j’entendais la pluie battre continuellement contre les vitres de l’escalier ; peu à peu je devins froide comme la pierre et je perdis tout courage. L’habitude que j’avais contractée d’humilité, de doute de moi-même, d’abaissement, vint, comme une froide ondée, tomber sur les cendres encore chaudes de ma colère mourante. Tous disaient que j’avais de mauvais instincts, c’était peut-être vrai. Ne venais-je pas de concevoir le coupable désir de mourir volontairement ? c’était là certainement un crime. Et étais-je en état de mourir, ou bien le caveau funéraire de la chapelle du château était-il une demeure attrayante ? On m’avait dit que M. Reed y était enseveli. Conduite ainsi au souvenir du mort, je me mis à réfléchir avec une terreur croissante, je ne pouvais me souvenir de lui ; mais je savais qu’il était mon oncle, le frère de ma mère ; qu’il m’avait prise chez lui, alors que j’étais une pauvre enfant orpheline, et qu’à ses derniers moments il avait exigé de Mme Reed la promesse que je serais élevée comme ses propres enfants. Mme Reed croyait sans doute avoir tenu sa parole, et, je puis le dire maintenant, elle avait fait tout ce que lui permettait sa nature. Comment pouvait-elle me voir avec satisfaction, moi qui après la mort de son mari ne lui étais plus rien, empiéter sur la part de ses enfants ? Il était pénible pour elle de s’être engagée par un serment forcé à servir de mère à une enfant qu’elle ne pouvait pas aimer, et de la voir ainsi s’introduire dans sa propre famille.

Une singulière idée s’empara de moi : je ne doutais pas, je n’avais jamais douté que, si M. Reed eût vécu, il ne m’eût traitée avec bonté ; et maintenant, pendant que je regardais le lit recouvert de blanc, les murailles que l’ombre de la nuit gagnait peu à peu, et que je dirigeais de temps en temps mon regard fasciné vers la glace qui n’envoyait plus que de sombres reflets, je commençai à me rappeler ce que j’avais entendu dire sur les morts qui, troublés dans leurs tombes par la violation de leurs dernières volontés, reviennent sur la terre pour punir le parjure et venger l’opprimé. Je pensais que l’esprit de M. Reed, fatigué par les souffrances de l’enfant de sa sœur, quitterait peut-être sa demeure, qu’elle fût sous les voûtes de l’église ou dans le monde inconnu des morts, et apparaîtrait devant moi dans cette chambre. J’essuyai mes larmes et j’étouffai messanglots, craignant que les signes d’une douleur trop violente n’éveillassent quelque voix surnaturelle et consolatrice, ou ne fissent sortir de l’obscurité quelque figure entourée d’une auréole, et qui se pencherait vers moi avec une étrange pitié ; car je sentais bien que ces choses si consolantes en théorie seraient terribles si elles venaient à se réaliser. Je fis tous mes efforts pour éloigner cette pensée, pour demeurer ferme ; écartant mes cheveux, je levai la tête, et j’essayai de regarder hardiment tout autour de moi. À ce moment, une lumière glissa le long de la muraille ; je me demandai si ce n’était pas un rayon de la lune pénétrant à travers les jalousies. Non, la lune était immobile, et cette lumière vacillait. Pendant que je la regardais, elle glissa sur le plafond et vint se poser au-dessus de ma tête. Je suppose que ce devait être le reflet d’une lanterne portée par quelqu’un qui traversait la pelouse ; mais alors mon esprit était préparé à la crainte ; mes nerfs étaient ébranlés par une récente agitation, et je pris ce timide rayon pour le héraut d’une vision venant d’un autre monde ; mon cœur battait avec violence, ma tête était brûlante ; un son qui ressemblait à un bruissement d’ailes arriva jusqu’à mes oreilles ; j’étais oppressée, suffoquée ; je ne pus pas me contenir plus longtemps, je me précipitai vers la porte, et je secouai la serrure avec des efforts désespérés. J’entendis des pas se diriger de ce côté ; la clef tourna ; Bessie et Mlle Abbot entrèrent.

« Mademoiselle Eyre, êtes-vous malade ? demanda Bessie.

— Quel bruit épouvantable ! J’en ai été toute saisie, s’écria Mlle Abbot.

— Emmenez-moi, laissez-moi aller dans la chambre des enfants, répondis-je en criant.

— Pourquoi ? Êtes-vous malade ? avez-vous vu quelque chose ? demanda de nouveau Bessie.

— Oh ! j’ai vu une lumière et j’ai cru qu’un fantôme allait venir. »

Je m’étais emparée de la main de Bessie, et elle ne me la retira pas.

« Elle a crié sans nécessité, déclara Mlle Abbot avec une sorte de dégoût ; et quels cris ! On aurait pu l’excuser si elle avait beaucoup souffert, mais elle voulait seulement nous faire venir. Je connais sa méchanceté et sa malice.

— Que signifie tout ceci ? » demanda une voix impérieuse ; et Mme Reed arriva par le corridor.

Son bonnet était soulevé par le vent, et sa marche précipitée agitait violemment sa robe. 

« Bessie et Abbot, j’avais donné ordre de laisser Jane dans la chambre jusqu’au moment où je viendrais la chercher moi-même.

— Madame, Mlle Jane criait si fort ! hasarda Bessie.

— Laissez-la, répondit-on. Allons, enfant, lâchez la main de Bessie ; soyez certaine que vous ne réussirez pas par de tels moyens. Je déteste l’hypocrisie, particulièrement chez les enfants, et il est de mon devoir de vous prouver que vous n’obtiendrez pas de votre ruse ce que vous en attendiez ; vous resterez ici une heure de plus, et ce n’est qu’à condition d’une soumission et d’une tranquillité parfaites que vous recouvrerez votre liberté.

— Oh ! ma tante, ayez pitié de moi, pardonnez-moi ; je ne puis plus souffrir tout ceci ; punissez-moi d’une autre manière ; je vais mourir ici…

— Taisez-vous, votre violence me fait horreur ! »

Et sans doute elle le pensait ; à ses yeux j’étais une comédienne précoce ; elle me regardait sincèrement comme un être chez lequel se trouvaient mélangés des passions emportées, un esprit bas et une hypocrisie dangereuse.

Bessie et Abbot s’étaient retirées.

Mme Reed, impatientée de mes terreurs et de mes sanglots, me repoussa brusquement dans la chambre, et me renferma sans me dire un seul mot. Je l’entendis partir. Je suppose que j’eus alors une sorte d’évanouissement, car je n’ai pas conscience de ce qui suivit.

 

Chapitre 3  

Dès que la sensation se réveilla en moi, il me sembla que je sortais d’un effrayant cauchemar, et que je voyais devant mes yeux une lueur rougeâtre rayée de barres noires et épaisses. J’entendis des voix qui parlaient bas et que couvrait le murmure du vent ou de l’eau. L’agitation, l’incertitude, et par-dessus tout un sentiment de terreur, avaient jeté la confusion dans mes facultés. Au bout de peu de temps, je sentis quelqu’un s’approcher de moi, me soulever et me placer dans une position commode. Personne ne m’avait jamais traitée avec autant de sollicitude ; ma tête était appuyée contre un oreiller ou posée sur un bras. Je me trouvais à mon aise.

Cinq minutes après, le nuage était dissipé. Je m’aperçus que j’étais couchée dans mon lit et que la lueur rougeâtre venait du feu. La nuit était tombée, une chandelle brûlait sur la table ; Bessie, debout au pied du lit, tenait dans sa main un vase plein d’eau, et un monsieur, assis sur une chaise près de mon oreiller, se penchait vers moi.

J’éprouvai un inexprimable soulagement, une douce conviction que j’étais protégée, lorsque je m’aperçus qu’il y avait un inconnu dans la chambre, un étranger qui n’habitait pas le château de Gateshead et qui n’appartenait pas à la famille de Mme Reed. Détournant mon regard de Bessie (quoique sa présence fût pour moi bien moins gênante que ne l’aurait été par exemple celle de Mlle Abbot), j’examinai la figure de l’étranger ; je le reconnus : c’était M. Loyd, le pharmacien. Mme Reed l’appelait quelquefois quand les domestiques se trouvaient indisposés ; pour elle et pour ses enfants, elle avait recours à un médecin.

« Qui suis-je ? » me demanda M. Loyd.

Je prononçai son nom en lui tendant la main. Il la prit et me dit avec un sourire :

« Tout ira bien dans peu de temps. »

Puis il m’étendit soigneusement, recommandant à Bessie de veiller à ce que je ne fusse pas dérangée pendant la nuit. Après avoir donné quelques indications et déclaré qu’il reviendrait le jour suivant, il partit, à mon grand regret. Je me sentais si protégée, si soignée, pendant qu’il se tenait assis sur cette chaise au chevet de mon lit ! Quand il eut fermé la porte derrière lui, la chambre s’obscurcit pour moi, et mon cœur s’affaissa de nouveau. Une inexprimable tristesse pesait sur lui.

« Vous sentez-vous besoin de sommeil, mademoiselle ? demanda Bessie presque doucement.

— Pas beaucoup, hasardai-je, car je craignais de m’attirer une parole dure ; cependant j’essayerai de dormir.

— Désirez-vous boire, ou croyez-vous pouvoir manger un peu ?

— Non, Bessie, je vous remercie.

— Alors je vais aller me coucher, car il est minuit passé ; mais vous pourrez m’appeler si vous avez besoin de quelque chose pendant la nuit. »

Quelle merveilleuse politesse ! Aussi je m’enhardis jusqu’à faire une question.

« Bessie, demandai-je, qu’ai-je donc ? suis-je malade ?

— Je suppose qu’à force de pleurer vous vous serez évanouie dans la chambre rouge. » 

Bessie passa dans la pièce voisine, qui était destinée aux domestiques, et je l’entendis dire :

— Sarah, venez dormir avec moi dans la chambre des enfants, je ne voudrais pour rien au monde rester seule la nuit avec cette pauvre petite ; si elle allait mourir ! L’accès qu’elle a eu est si étrange ! Elle aura probablement vu quelque chose. Madame est aussi par trop dure. »

Sarah revint avec Bessie. Elles se mirent toutes les deux au lit. Je les entendis parler bas une demi-heure avant de s’endormir. Je saisis quelques mots de leur conversation, et j’en pus deviner le sujet.

« Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut… Un grand chien noir était derrière lui… Trois violents coups à la porte de la chambre… une lumière dans le cimetière, juste au-dessus de son tombeau… »

À la fin toutes les deux s’endormirent. Le feu et la chandelle continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille craintive ; mes oreilles, mes yeux, mon esprit, étaient tendus par la frayeur, une de ces frayeurs que les enfants seuls peuvent éprouver.

Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la chambre rouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont je me ressens encore aujourd’hui. Oui, madame Reed, grâce à vous j’ai supporté les douloureuses angoisses de plus d’une souffrance mentale ; mais je dois vous pardonner, car vous ne saviez pas ce que vous faisiez : vous croyiez seulement déraciner mes mauvais penchants, alors que vous brisiez les cordes de mon cœur.

Le jour suivant, vers midi, j’étais levée, habillée, et, après m’être enveloppée dans un châle, je m’étais assise près du foyer. Je me sentais faible et brisée ; mais ma plus grande souffrance provenait d’un inexprimable abattement qui m’arrachait des pleurs secrets ; à peine avais-je essuyé une larme de mes yeux qu’une autre la suivait, et pourtant j’aurais dû être heureuse, car personne de la famille Reed n’était là. Tous les enfants étaient sortis dans la voiture avec leur mère ; Abbot elle-même cousait dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour mettre des tiroirs en ordre, m’adressait de temps à autre une parole d’une douceur inaccoutumée. J’aurais dû me croire en paradis, habituée comme je l’étais à une vie d’incessants reproches, d’efforts méconnus ; mais mes nerfs avaient été tellement ébranlés que le calme n’avait plus pouvoir de les apaiser, et que le plaisir n’excitait plus en eux aucune sensation agréable. 

Bessie descendit dans la cuisine, et m’apporta une petite tarte sur une assiette de porcelaine de Chine, où l’on voyait des oiseaux de paradis posés sur une guirlande de boutons de roses. Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admiration enthousiaste ; j’avais souvent demandé qu’on me permît de la tenir dans mes mains et de l’examiner de plus près ; mais jusque-là j’avais été jugée indigne d’une telle faveur ; et maintenant cette précieuse porcelaine était placée sur mes genoux, et on m’engageait amicalement à manger la délicate pâtisserie qu’elle contenait, faveur inutile, venant trop tard, comme presque toutes les faveurs longtemps désirées et souvent refusées ! Je ne pus pas manger la tarte ; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs me semblèrent flétris.

Je mis de côté l’assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je voulais un livre ; ce mot vint me frapper comme un rapide aiguillon, Je lui demandai de m’apporter le Voyage de Gulliver. Ce volume, je l’avais lu et relu toujours avec un nouveau plaisir. Je prenais ces récits pour des faits véritables, et j’y trouvais un intérêt plus profond que dans les contes de fées ; car, après avoir vainement cherché les elfes parmi les feuilles, les clochettes, les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, mon esprit s’était enfin résigné à la triste pensée qu’elles avaient abandonné la terre d’Angleterre, pour se réfugier dans quelque pays où les bois étaient plus incultes, plus épais, et où les hommes avaient plus besoin d’elles ; tandis que le Lilliput et le Brobdignag étant placés par moi dans quelque coin de la terre, je ne doutais pas qu’un jour viendrait où, pouvant faire un long voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les petites maisons, les petits arbres de ce petit peuple ; les vaches, les brebis, les oiseaux de l’un des royaumes, ou les hautes forêts, les énormes chiens, les monstrueux chats, les hommes immenses de l’autre empire.

Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand je me mis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses merveilleuses gravures le charme que j’y avais toujours trouvé, tout m’apparut sombre et nu : les géants n’étaient plus que de grands spectres décharnés ; les pygmées, des lutins redoutables et malfaisants ; Gulliver, un voyageur désespéré, errant dans des régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n’osai plus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette tarte que je n’avais pas goûtée.

Bessie avait fini de nettoyer et d’arranger la chambre, et après s’être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes étoffes de soie, et commença un chapeau neuf pour la poupée de Georgiana. Elle chantait en cousant :

 

« Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à celle des bohémiens. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

 

Jadis, j’avais souvent entendu ce chant ; il me rendait toujours joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me semblait telle ; mais en ce moment, bien que sa voix fût toujours aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait le refrain très bas, et ces mots : « Il y a bien longtemps » arrivaient toujours comme la plus triste cadence d’un hymne funèbre. Elle passa à une autre ballade ; celle-ci était vraiment mélancolique.

 

« Mes pieds sont meurtris ; mes membres sont las. Le chemin est long ; la montagne est sauvage ; bientôt le triste crépuscule que la lune n’éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le sentier du pauvre orphelin.

 

« Pourquoi m’ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s’étendent les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers ? Le cœur de l’homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du pauvre orphelin.

 

« Cependant la brise du soir souffle doucement ; le ciel est sans nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au pauvre orphelin.

 

« Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des bénédictions, et presserait sur son cœur le pauvre orphelin.

 

« Cette pensée doit me donner courage, bien que je n’aie ni abri ni parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera pas. Dieu est l’ami du pauvre orphelin. »

 

« Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas, » s’écria Bessie lorsqu’elle eut fini. Autant valait dire au feu : « Ne brûle pas ; » mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles j’étais en proie ?

M. Loyd revint dans la matinée. 

« Eh quoi ! déjà debout ? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment est-elle ? »

Bessie répondit que j’allais très bien.

« Alors elle devrait être plus joyeuse… Venez ici, mademoiselle Jane ; vous vous appelez Jane, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, Jane Eyre.

— Eh bien ! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre ; pourriez-vous me dire pourquoi ? Avez-vous quelque tristesse ?

— Non, monsieur.

— Elle pleure sans doute parce qu’elle n’a pas pu aller avec madame dans la voiture, s’écria Bessie.

— Oh non ! elle est trop âgée pour un tel enfantillage. »

Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je répondis promptement :

« Jamais je n’ai pleuré pour si peu de chose ; je déteste de sortir dans la voiture ; je pleure parce que je suis malheureuse.

— Oh ! fi, mademoiselle, » s’écria Bessie.

Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J’étais devant lui. Il fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et manquaient d’éclat ; maintenant, cependant, je crois que je les trouverais perçants ; il était laid, mais sa figure exprimait la bonté. Après m’avoir regardée à loisir, il me dit :

« Qu’est-ce qui vous a rendue malade hier ?

— Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.

— Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à son âge ? Elle doit avoir huit ou neuf ans !

— On m’a frappée, et voilà ce qui m’a fait tomber, m’écriai-je vivement, par un nouvel élan d’orgueil blessé ; mais ce n’est pas là ce qui m’a rendue malade, » ajoutai-je pendant M. Loyd prenait une prise de tabac.

Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit, une cloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques.

« C’est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la bonne. Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à Mlle Jane jusqu’au moment où vous reviendrez. »

Bessie eût préféré rester ; mais elle fut obligée de sortir, parce qu’elle savait que l’exactitude était un devoir qu’on ne pouvait enfreindre au château de Gateshead.

« Si ce n’est pas la chute qui vous a rendue malade, qu’est-ce donc ? continua M. Loyd, quand Bessie fut partie.

— On m’a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la nuit, elle est hantée par un revenant. » 

Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil.

« Un revenant ? dit-il ; eh bien, après tout, vous n’êtes qu’une enfant, puisque vous avez peur des ombres.

— Oui, continuai-je ; je suis effrayée de l’ombre de M. Reed. Ni Bessie ni personne n’entre le soir dans cette chambre quand on peut faire autrement, et c’était cruel de m’enfermer seule, sans lumière ; si cruel, que je ne crois pas pouvoir l’oublier jamais.

— Quelle folie ! et c’est là ce qui vous a rendue si malheureuse ? Avez-vous peur maintenant, au milieu du jour ?

— Non, mais la nuit reviendra avant peu, et d’ailleurs je suis malheureuse pour d’autres raisons.

— Quelles autres raisons ? Dites-m’en quelques-unes. »

Combien j’aurais désiré pouvoir répondre entièrement à cette question ! mais combien c’était difficile pour moi ! Les enfants sentent, mais n’analysent pas leurs sensations, et, s’ils parviennent à faire cette analyse dans leur pensée, ils ne peuvent pas la traduire par des paroles. Craignant cependant de perdre cette première et peut-être unique occasion d’adoucir ma tristesse en l’épanchant, je fis, après un instant de trouble, cette réponse courte, mais vraie.

« D’abord, je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur.

— Mais vous avez une tante et des cousins qui sont bons pour vous. »

Je m’arrêtai encore un instant ; puis je répondis simplement :

« C’est John Reed qui m’a frappée, et c’est ma tante qui m’a enfermée dans la chambre rouge. »

M. Loyd prit sa tabatière une seconde fois.

« Ne trouvez-vous pas le château de Gateshead bien beau ? me demanda-t-il ; n’êtes-vous pas bien reconnaissante de pouvoir demeurer dans une telle habitation ?

— Ce n’est pas ma maison, monsieur, et Mlle Abbot dit que j’ai moins de droits ici qu’une servante.

— Bah ! vous n’êtes pas assez simple pour avoir envie de quitter une si belle demeure ?

— Si je pouvais aller ailleurs, je serais bien heureuse de la quitter ; mais je ne le puis pas tant que je serai une enfant.

— Peut-être, qui sait ? Avez-vous d’autres parents que Mme Reed ?

— Je ne pense pas, monsieur.

— Aucun, du côté de votre père ?

— Je ne sais pas ; je l’ai demandé une fois à ma tante Reed ; elle m’a dit que je pouvais avoir quelques pauvres parents du nom d’Eyre, mais qu’elle n’en savait rien. 

— Si vous en aviez, aimeriez-vous à aller avec eux ? »

Je réfléchis. La pauvreté semble douloureuse aux hommes, encore plus aux enfants. Ils ne se font pas idée de ce qu’est une pauvreté industrieuse, active et honorable ; le mot ne leur rappelle que des vêtements en lambeaux, le manque de nourriture, le foyer sans flammes, les rudes manières et les vices dégradants.

« Non, répondis-je, je ne voudrais pas appartenir à des pauvres.

— Pas même s’ils étaient bons pour vous ? »

Je secouai la tête ; je ne pouvais pas comprendre comment des pauvres auraient été bons ; et puis apprendre à parler comme eux, adopter leurs manières, ne point recevoir d’éducation, grandir comme ces malheureuses femmes que je voyais quelquefois nourrir leurs enfants ou laver leurs vêtements à la porte des fermes du village, non, je n’étais pas assez héroïque pour accepter l’abjection en échange de la liberté.

« Mais vos parents sont-ils donc si pauvres ? Sont-ce des ouvriers ?

— Je ne puis le dire ; ma tante prétend que, si j’en ai, ils doivent appartenir à la race des mendiants, et je ne voudrais pas aller mendier.

— Aimeriez-vous à aller en pension ? »

Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu’était une pension. Bessie m’en avait parlé comme d’une maison où les jeunes filles étaient assises sur des bancs de bois, devant une grande table, et où l’on exigeait d’elles de la douceur et de l’exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses maîtres ; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux miens. Si les détails que m’avait donnés Bessie, détails qui lui avaient été fournis par les jeunes filles d’une maison où elle avait servi avant de venir à Gateshead, étaient un peu effrayants, d’un autre côté, je trouvais bien de l’attrait dans les talents acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie me vantait les beaux paysages, les jolies fleurs exécutés par elles ; puis elles savaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des livres français. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé, et je sentais l’émulation s’éveiller en moi. D’ailleurs, la pension amènerait un complet changement de vie, remplirait une longue journée, m’éloignerait des habitants du château, serait enfin le commencement d’une nouvelle existence.

« Que j’aimerais à aller en pension ! répondis-je sans plus d’hésitation.

— Eh bien, eh bien ! qui sait ce qui peut arriver ? me dit M. Loyd en se levant. Il faudrait à cette enfant un changement d’air et d’entourage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs ne sont pas en bon état. »

Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed qui roulait dans la cour.

« Est-ce votre maîtresse, Bessie ? demanda M. Loyd. Je voudrais bien lui parler avant de partir. »

Bessie l’invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha devant lui pour lui montrer le chemin.

Dans l’entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose, d’après ce qui se passa plus tard, que le pharmacien l’engagea à m’envoyer en pension. Cet avis fut sans doute adopté tout de suite ; car le soir même Abbot et Bessie vinrent dans la chambre des enfants, et, me croyant endormie, se mirent à causer sur ce sujet.

« Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée de cette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller tout le monde ou méditer quelque complot. »

Je crois qu’Abbot me considérait comme un Guy Fawkes enfant.

Alors, pour la première fois, j’appris par la conversation d’Abbot et de Bessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère l’avait épousé malgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme au-dessous d’elle. Mon grand-père Reed, irrité de cette désobéissance, avait privé ma mère de sa dot.

Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La contagion l’avait atteint pendant qu’il visitait les pauvres d’une grande ville manufacturière, où l’épidémie faisait de rapides progrès. Ma mère tomba malade en le soignant, et tous deux moururent à un mois d’intervalle.

Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit :

« Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre !

— Oui, répondit Abbot ; si c’était un bel enfant, on pourrait avoir pitié de son abandon ; mais qui ferait attention à un semblable petit crapaud ?

— C’est vrai, dit Bessie en hésitant ; il est certain qu’une beauté comme MlleGeorgiana vous toucherait plus, si elle était dans la même position.

— Oui, s’écria l’ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana, petite chérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses couleurs si fines, qu’on les dirait peintes. Bessie, j’ai envie de prendre un peu de lapin pour le souper.

— Moi aussi, avec quelques oignons grillés ; venez, descendons. »

Et elles partirent.

 

Chapitre 4  

Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j’espérais un prochain changement dans ma position ; aussi combien étais-je impatiente d’une prompte guérison ! Je désirais et j’attendais en silence ; mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines s’écoulaient ; j’avais recouvré ma santé habituelle ; cependant, il n’était plus question du sujet qui m’intéressait tant. Mme Reed arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère ; mais elle m’adressait rarement la parole.

Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s’était faite entre ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petit cabinet ; je prenais mes repas seule ; je passais tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais de m’envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement qu’elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit qu’elle ; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.

Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimaces toutes les fois qu’il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre ; mais je me retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte désespérée qui une fois déjà s’était emparé de moi. Il crut prudent de renoncer à ses projets. Il s’éloigna de moi en me menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J’avais en effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la force de mon poing ; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes avantages ; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l’entendis raconter, d’un ton pleureur, que cette méchante Jane s’était précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère l’interrompit brusquement.

« Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle ; je vous ai défendu de l’approcher ; elle ne mérite pas qu’on prenne garde à ses actes ; je ne désire voir ni vous ni vos sœurs jouer avec elle. » 

J’étais appuyée sur la rampe de l’escalier, tout près de là. Je m’écriai subitement et sans penser à ce que je disais :

« C’est-à-dire qu’ils ne sont pas dignes de jouer avec moi. »

Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et audacieuse déclaration, elle monta rapidement l’escalier ; plus prompte qu’un vent impétueux, elle m’entraîna dans la chambre des enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du jour.

« Que dirait mon oncle Reed, s’il était là ? » demandai-je presque involontairement.

Je dis presque involontairement ; car ces paroles, ma langue les prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m’y opposer.

« Comment ! » s’écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris, ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une expression de terreur ; elle lâcha mon bras, semblant douter si j’étais une enfant ou un esprit.

J’avais commencé, je ne pouvais plus m’arrêter.

« Mon oncle Reed est dans le ciel, continuai-je ; il voit ce que vous faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi ; ils savent que vous m’enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort. »

Mme Reed se fut bientôt remise ; elle me secoua violemment, et, après m’avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot.

Bessie y suppléa par un sermon d’une heure ; elle me prouva clairement que j’étais l’enfant la plus méchante et la plus abandonnée qui eût habité sous un toit. J’étais tentée de le croire, car je ne sentais que de mauvaises inspirations s’élever dans mon cœur.

Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et le nouvel an s’étaient célébrés à Gateshead avec la pompe ordinaire : des présents avaient été échangés, des dîners, des soirées donnés et reçus. J’étais naturellement exclue de ces plaisirs ; toute ma part de joie était d’assister chaque jour à la toilette d’Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures roses, leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j’épiais le passage du sommelier et du cocher ; j’écoutais le son du piano et de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où l’on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelquefois même, lorsque la porte s’ouvrait, le murmure interrompu de la conversation arrivait jusqu’à moi.

Quand j’étais fatiguée de cette occupation, je quittais l’escalier pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants ; quoique cette pièce fût un peu triste, je n’y étais pas malheureuse ; je ne désirais pas descendre, car personne n’aurait fait attention à ma présence. Si Bessie s’était montrée bonne pour moi, j’aurais mieux aimé passer toutes mes soirées près d’elle que de rester des heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièce remplie de femmes élégantes.

Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées, avait l’habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la cuisine ou de l’office, et elle emportait ordinairement la lumière avec elle ; alors, jusqu’au moment où le feu s’éteignait, je m’asseyais près du foyer avec ma poupée sur mes genoux, jetant de temps en temps un long regard tout autour de moi, pour m’assurer qu’aucun fantôme n’avait pénétré dans cette chambre demi-obscure. Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me déshabillais promptement, tirant de mon mieux sur les nœuds et sur les cordons, et j’allais chercher dans mon petit lit un abri contre le froid et l’obscurité. J’emportais ma poupée avec moi. On a toujours besoin d’aimer quelque chose, et ne trouvant aucun objet digne de mon affection, je m’efforçais de mettre ma joie à chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu’un épouvantail.

C’est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle absurde sincérité j’aimais ce morceau de bois qui me paraissait vivant et capable de sentir ; je ne pouvais pas m’endormir sans avoir enveloppé ma poupée dans mon peignoir, et quand elle était bien chaudement, je me trouvais plus heureuse, parce que je la croyais heureuse elle-même.

Les heures me semblaient bien longues jusqu’au départ des convives. J’écoutais toujours si je n’entendrais point dans l’escalier les pas de Bessie ; elle venait quelquefois chercher son dé et ses ciseaux, ou m’apporter pour mon souper une talmouse ou quelque autre gâteau. Elle s’asseyait près de mon lit pendant que je mangeais, et, quand j’avais fini, elle ramenait mes couvertures sur moi, et me disait, en m’embrassant deux fois : « Bonne nuit, mademoiselle Jane. » Alors Bessie me semblait l’être le meilleur, le plus beau, le plus doux de la terre ; je souhaitais du fond de mon cœur la voir toujours aussi bonne et aussi aimable. Je désirais qu’elle ne me grondât plus, qu’elle cessât de m’imposer des tâches impossibles. 

Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement tout ce qu’elle entreprenait, et je crois qu’elle racontait d’une manière remarquable, car les histoires dont elle amusait mon enfance m’ont laissé une impression profonde. Elle était jolie, si mes souvenirs sont exacts ; c’était une jeune femme élancée, aux cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traits délicats, son teint blanc et transparent ; mais son caractère était vif et capricieux. Cependant, bien qu’elle fût indifférente aux grands principes de justice, je la préférais à tous les autres habitants de Gateshead.

On était au 15 du mois de janvier, l’horloge avait sonné neuf heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n’avaient pas encore été appelées par leur mère. Éliza mettait son chapeau et sa robe la plus chaude pour aller visiter son poulailler. C’était son occupation favorite ; mais ce qui lui plaisait plus encore, c’était de vendre ses œufs à la femme de charge et d’amasser l’argent qu’elle en recevait. Elle avait des dispositions pour le commerce et une tendance singulière à thésauriser ; car, non contente de trafiquer de ses œufs et de ses poulets, elle cherchait à tirer le plus d’argent possible de ses fleurs, de ses graines et de ses boutures. Le jardinier avait ordre d’acheter à la jeune fille tous les produits de son jardin qu’elle désirait vendre, et Éliza aurait vendu les cheveux de sa tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à son argent, elle l’avait d’abord caché dans des coins, après l’avoir enveloppé dans de vieux morceaux de papier ; mais quelques-unes de ces cachettes ayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle le touchait à chaque trimestre, et, pleine d’une anxieuse sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son argent.

Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes fanées qu’elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l’ordre exprès de le finir avant son retour ; car Bessie m’employait souvent comme une servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements de nuit, j’allai à la fenêtre ; quelques livres d’images et quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais Georgiana m’ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me trouvant inoccupée, j’approchai mes lèvres des fleurs de glace qui obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le sol avait été pétrifié par une rude gelée.

De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l’allée par laquelle entraient les voitures ; mon haleine avait, comme je l’ai dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui revêtait les vitres, quand je vis les portes s’ouvrir. Une voiture entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison. Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs qu’elles contenaient n’étaient jamais intéressants pour moi.

La calèche s’arrêta devant la porte ; la sonnette fut tirée, et on introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m’étaient indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge-gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées d’un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me restait encore du pain de mon déjeuner, j’en émiettai un morceau et je secouai l’espagnolette, voulant répandre les miettes sur le bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l’escalier et arriva dans la chambre en criant :

« Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là ? avez-vous lavé votre figure et vos mains ce matin ? »

Avant de répondre, je tirai une fois encore l’espagnolette, car je tenais à donner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda, je jetai une partie des miettes par terre et l’autre sur les branches de l’arbre ; puis, refermant la fenêtre, je répondis tranquillement :

« Non, Bessie, je finis d’épousseter.

— Quelle petite fille désagréable et sans soin ! Que faisiez-vous là ? Vous êtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous ouvert la croisée ? »

Je n’eus pas l’embarras de répondre, car Bessie semblait trop occupée pour écouter mes explications ; elle m’emmena vers la table de toilette, prit du savon et de l’eau, et m’en frotta sans pitié la figure et les mains. Heureusement pour moi elle y mit peu de temps ; ensuite elle lissa mes cheveux, me retira mon tablier, et me poussant sur l’escalier, m’ordonna de descendre bien vite dans la salle à manger, où j’étais attendue.

J’allais demander qui m’attendait et si ma tante se trouvait en bas ; mais Bessie avait déjà disparu en fermant la porte de la chambre derrière elle.

Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n’avais pas été appelée par Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la chambre du premier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une région imposante et dans laquelle il m’était pénible d’entrer. J’arrivai dans l’antichambre devant la porte de la salle à manger ; là je m’arrêtai intimidée et tremblante ; redoutant sans cesse des punitions injustes, j’étais devenue en peu de temps défiante et craintive. Je n’osais pas avancer ; pendant une dizaine de minutes je demeurai dans une hésitation agitée. Tout à coup la sonnette retentit violemment : force me fut d’entrer.

« Qui donc peut m’attendre ? me demandais-je intérieurement, pendant qu’avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista quelques secondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma tante ? »

Le loquet céda, la porte s’ouvrit ; je m’avançai en saluant bien bas, et je regardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de long, une sorte de colonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus enfin une triste figure habillée de noir qui se tenait debout devant moi. La partie supérieure de ce personnage étrange ressemblait à un masque taillé, qu’on aurait planté sur une longue flèche en guise de tête.

Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit signe d’approcher ; j’obéis, et regardant l’étranger immobile, elle me présenta à lui en disant :

« Voici la petite fille dont je vous ai parlé. »

Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m’avoir examinée d’un regard inquisiteur qui perçait à travers des cils noirs et épais, il demanda d’un ton solennel et d’une voix très basse quel âge j’avais.

« Dix ans, répondit ma tante.

— Tant que cela ? » reprit-il d’un air de doute.

Et il prolongea son examen quelques minutes encore ; puis, s’adressant à moi, il me dit :

« Quel est votre nom, enfant ?

— Jane Eyre, monsieur. »

En prononçant ces paroles, je le regardais : il me sembla grand, mais je me souviens qu’alors j’étais très petite ; ses traits me parurent grossièrement accentués, et je leur trouvais, ainsi qu’à toutes les autres lignes de sa personne, une expression dure et hypocrite.

« Eh bien ! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille ? »

Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m’entouraient pensaient le contraire ; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla pour moi, et secouant la tête d’une manière expressive, elle reprit rapidement :

« Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra, monsieur Brockelhurst. 

— En vérité, j’en suis fâché ; il faut que je m’entretienne quelques instants avec elle. »

Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s’installa dans un fauteuil vis-à-vis Mme Reed.

« Venez ici, » me dit-il.

Il frappa légèrement du pied le tapis et m’ordonna de me placer devant lui. Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me trouvant sur la même ligne que lui, je pus voir son grand nez et sa bouche garnie de dents énormes.

« Il n’y a rien de si triste que la vue d’un méchant enfant, reprit-il, surtout d’une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leur mort ? »

Ma réponse fut rapide et orthodoxe.

« En enfer, m’écriai-je.

— Et qu’est-ce que l’enfer ? pouvez-vous me le dire ?

— C’est un gouffre de flammes.

— Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendant l’éternité ?

— Non, monsieur.

— Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée ? »

Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m’attaquer sur ce que je répondis.

« Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir.

— Et que ferez-vous pour cela ? des enfants plus jeunes que vous périssent journellement. Il y a encore bien peu de temps, j’ai enterré un petit enfant de cinq ans ; mais il était bon, et son âme est allée au ciel ; on ne pourrait en dire autant de vous, si vous étiez appelée dans un autre monde. »

Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses deux grands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet interrogatoire.

« J’espère que ce soupir vient du cœur, reprit M. Brockelhurst, et que vous vous repentez d’avoir toujours été un sujet de tristesse pour votre excellente bienfaitrice. »

Bienfaitrice ! bienfaitrice ! ils appellent tous Mme Reed ma bienfaitrice ; s’il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque chose de bien désagréable.

« Dites-vous vos prières matin et soir ? continua mon interrogateur.

— Oui, monsieur.

— Lisez-vous la Bible ?

— Quelquefois. 

— Le faites-vous avec plaisir ? aimez-vous cette lecture ?

— J’aime les Révélations, le Livre de Daniel, la Genèse, Samuel, quelques passages de l’Exode, des Rois, des Chroniques, et j’aime aussi Job et Jonas.

— Et les Psaumes, j’espère que vous les aimez ?

— Non, monsieur.

— Oh ! quelle honte ! J’ai un petit garçon plus jeune que vous, qui sait déjà six psaumes par cœur ; et quand on lui demande ce qu’il préfère, manger un pain d’épice ou apprendre un verset, il vous répond : “J’aime mieux apprendre un verset, parce que les anges chantent les psaumes, et que je veux être un petit ange sur la terre ;” et alors on lui donne deux pains d’épice, en récompense de sa piété d’enfant.

— Les Psaumes ne sont point intéressants, observai-je.

— C’est une preuve que vous avez un mauvais cœur. Il faut demander à Dieu de le changer, de vous en accorder un autre plus pur, de vous retirer ce cœur de pierre pour vous donner un cœur de chair. »

J’essayais de comprendre par quelle opération pourrait s’accomplir ce changement, lorsque Mme Reed m’ordonna de m’asseoir, et prenant elle-même le fil de la conversation :

« Je crois, monsieur Brockelhurst, dit-elle, vous avoir mentionné dans ma lettre, il y a trois semaines environ, que cette petite fille n’a pas le caractère et les dispositions que j’eusse voulu voir en elle. Si donc vous l’admettez dans l’école de Lowood, je demanderai que les chefs et les maîtresses aient l’œil sur elle ; je les prierai surtout de se tenir en garde contre son plus grand défaut, je veux parler de sa tendance au mensonge. Je dis toutes ces choses devant vous, Jane, ajouta-t-elle, afin que vous n’essayiez pas de tromper M. Brockelhurst. »

J’étais tout naturellement portée à craindre et à détester Mme Reed, elle qui semblait sans cesse destinée à me blesser cruellement. Je n’étais jamais heureuse en sa présence ; quels que fussent mes soins pour lui obéir et lui plaire, mes efforts étaient toujours repoussés, et je ne recevais en échange que des reproches semblables à celui que je viens de rapporter. Cette accusation qui m’était infligée devant un étranger me fut profondément douloureuse. Je voyais vaguement qu’elle venait de briser toutes mes espérances dans cette nouvelle vie où je devais entrer ; je sentais confusément, et sans m’en rendre compte, qu’elle semait l’aversion et la malveillance sur le chemin que j’allais parcourir.

Je me voyais transformée aux yeux de M. Brockelhurst en petite fille dissimulée ; et que pouvais-je faire pour effacer cette injustice ?

« Rien, rien, » pensai-je en moi-même. Je m’efforçai de réprimer un sanglot et j’essuyai rapidement quelques larmes, preuves trop évidentes de mon angoisse.

« Le mensonge est un triste défaut chez un enfant, dit M. Brockelhurst, et celui qui aura trompé pendant sa vie trouvera la punition de ses fautes dans un gouffre de flammes et de soufre ; mais elle sera surveillée ; je parlerai d’elle à Mlle Temple et aux institutrices.

— Je voudrais, continua Mme Reed, que son éducation fût en rapport avec sa position, qu’on la rendît utile et humble. Quant aux vacances, je vous demanderai la permission de les lui laisser passer à Lowood.

— Vos projets sont pleins de sagesse, madame, reprit M. Brockelhurst ; l’humilité est une vertu chrétienne, et elle est nécessaire surtout aux élèves de Lowood. Je demande sans cesse qu’on apporte un soin tout particulier à la leur inspirer. J’ai longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifier en elles le sentiment mondain de l’orgueil, et l’autre jour j’ai eu une preuve de mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter l’école, et à son retour elle s’est écriée : “Ô mon père ! combien tous ces enfants de Lowood semblent tranquilles et simples, avec leurs cheveux relevés derrière l’oreille, leurs longs tabliers, leurs petites poches cousues à l’extérieur de leurs robes ! Elles sont vêtues presque comme les enfants des pauvres ; et, ajouta-t-elle, elles regardaient ma robe et celle de maman comme si elles n’eussent jamais vu de soie.”

— Voilà une discipline que j’approuve entièrement, continua Mme Reed ; j’aurais cherché dans toute l’Angleterre que je n’eusse rien trouvé de mieux pour le caractère de Jane. Mais, mon cher monsieur Brockelhurst, je demande de l’uniformité sur tous points.

— Certes, madame, c’est un des premiers devoirs chrétiens, et à Lowood nous l’avons observée dans tout : une nourriture et des vêtements simples, un bien-être que nous avons eu soin de ne pas exagérer, des habitudes dures et laborieuses : telle est la règle de cette maison.

— Très bien, monsieur : alors je puis compter que cette enfant sera reçue à Lowood, qu’elle y sera élevée comme il convient à sa position, et en vue de ses devoirs à venir.

— Vous le pouvez, madame ; elle sera placée dans cet asile de plantes choisies, et j’espère que l’inestimable privilège de son admission la rendra reconnaissante.

— Je l’enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst ; car j’ai bien hâte, je vous assure, d’être débarrassée d’une responsabilité qui devient aussi lourde.

— Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé de vous faire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans une semaine ou deux ; car mon bon ami, l’archidiacre, ne veut pas me permettre de le quitter avant ce temps-là ; mais je ferai dire à Mlle Temple qu’elle a une nouvelle élève à attendre, et ainsi la réception de Mlle Jane n’éprouvera aucune difficulté. Adieu, madame.

— Adieu, monsieur ; rappelez-moi au souvenir de Mme et de Mlle Brockelhurst.

— Je n’y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant vers moi, voici un livre intitulé le Guide de l’Enfance ; vous lirez les prières qui s’y trouvent ; mais lisez surtout cette partie ; vous y verrez racontée la mort soudaine et terrible de Martha G…, méchante petite fille qui, comme vous, avait pris l’habitude du mensonge. »

En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une brochure soigneusement recouverte d’un papier, et, après avoir fait demander sa voiture, il nous quitta.

Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en silence. Elle cousait et je l’examinais.

Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans : c’était une femme d’une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres vigoureux ; elle n’était point lourde, bien que petite et forte ; sa figure paraissait large, à cause du développement excessif de son menton. Elle avait le front bas, la bouche et le nez assez réguliers ; ses yeux, sans bonté, brillaient sous des cils pâles ; sa peau était noire et ses cheveux blonds. D’un tempérament fort et sain, elle ignorait la maladie ; c’était une ménagère soigneuse et habile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison ; ses enfants seuls se riaient quelquefois de son autorité ; elle s’habillait avec goût, et sa tenue faisait toujours ressortir sa toilette.

Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j’avais pu l’examiner et étudier tous les traits de son visage. Je tenais dans ma main ce livre qui racontait la mort subite d’une menteuse ; mon attention s’y reporta, et ce fut comme un avertissement pour moi.

Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à M. Brockelhurst, toute leur conversation enfin était encore récente et douloureuse dans mon esprit ; chaque mot m’avait frappée comme un dard, et j’étais là, agitée par un vif ressentiment.

Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses doigts s’arrêtèrent.

« Sortez d’ici, retournez dans votre chambre, » me dit-elle.

Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l’avait sans doute blessée ; car, bien qu’elle se contînt, son accent était très irrité. Je me levai et je me dirigeai vers la porte ; mais je revins sur mes pas, j’allai du côté de la fenêtre, puis au milieu de la chambre ; enfin je m’approchai d’elle.

Il fallait parler ; j’avais été impitoyablement foulée aux pieds, je sentais le besoin de me venger ; mais comment ? Quelles étaient mes forces pour lutter contre une telle adversaire ? Je fis appel à tout ce qu’il y avait d’énergie en moi, et je la concentrai dans ces seuls mots :

« Je ne suis pas dissimulée ; si je l’étais, j’aurais dit que je vous aimais ; mais je déclare que je ne vous aime pas ; je vous déteste plus que personne au monde, excepté toutefois John Reed. Cette histoire d’une menteuse, vous pouvez la donner à votre fille Georgiana, car c’est elle qui vous trompe, et non pas moi. »

Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de glace continuaient à me fixer froidement.

« Qu’avez-vous encore à me dire ? » me demanda-t-elle d’un ton qu’on aurait plutôt employé avec une femme qu’avec une enfant.

Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue, aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai :

« Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne vous appellerai plus jamais ma tante ; je ne viendrai jamais vous voir lorsque je serai grande, et quand quelqu’un me demandera si je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi.

— Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane ?

— Comment je l’oserai, madame Reed ? Je l’oserai, parce que c’est la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personne m’aime, sans qu’on soit bon pour moi ; mais non, et vous n’avez pas eu pitié de moi ; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m’avez repoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m’avez jeté, alors que j’étais à l’agonie. Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié : “Ma tante ayez pitié de moi !” Et cette punition, vous me l’aviez infligée parce que j’avais été frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l’exacte vérité à tous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne ; mais votre cœur est dur et vous êtes dissimulée. »

Quand j’eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j’aie jamais éprouvé s’était emparé de mon âme. Je crus qu’une chaîne invisible s’était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.

Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée ; son ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu’elle allait pleurer.

« Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu’avez-vous ? pourquoi tremblez-vous si fort ? Voulez-vous boire un peu d’eau ?

— Non, madame Reed.

— Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane ? Je vous assure que je désire être votre amie.

— Non ; vous prétendiez tout à l’heure, devant M. Brockelhurst, que j’avais un mauvais caractère et que j’étais une menteuse ; mais tout le monde saura votre conduite à Lowood.

— Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas ; il faut bien corriger les enfants de leurs défauts.

— Le mensonge n’est pas mon défaut, m’écriai-je d’une voix sauvage.

— Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.

— Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, car je déteste cette maison.

— Oh ! oui, je t’y enverrai aussitôt que possible, » murmura Mme Reed en ramassant son ouvrage ; puis elle quitta vivement la chambre.

On m’avait laissée seule, maîtresse du terrain ; c’était ma plus rude bataille, ma première victoire : je restai un moment à la place où s’était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D’abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être se dilater ; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les battements accélérés de mon pouls : un enfant ne peut pas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l’avais fait, il ne peut pas donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand j’avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères embrasées ; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse d’une position où j’étais haïe autant que je haïssais.

J’avais goûté la vengeance pour la première fois ; comme les vins épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante ; mais l’arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d’un empoisonnement. Alors je serais allée de bon cœur demander pardon à Mme Reed ; mais je savais par l’expérience et par l’instinct que je l’aurais ainsi rendue plus ennemie, et que j’aurais excité les violents entraînements de ma nature.

Le moins que je pusse montrer, c’était l’emportement dans mes paroles ; le moins que je pusse sentir, c’était une sombre indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m’efforçant de lire ; mais je ne compris rien : ma pensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j’avais trouvées jadis si séduisantes. J’ouvris la porte vitrée de la salle à manger : le bosquet était silencieux ; une gelée que n’avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j’allai me promener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l’automne dont le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidies par les glaces ; je m’appuyai contre la grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne paissaient plus, et où l’herbe avait été tondue par l’hiver et revêtue de blanc. C’était un jour bien sombre, un ciel bien obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J’étais triste et malheureuse, et je murmurais tout bas : « Que faire, que faire ? »

J’entendis tout à coup une voix claire me crier :

« Mademoiselle Jane, où êtes-vous ? venez déjeuner. »

C’était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien ; mais bientôt le bruit léger de ses pas arriva jusqu’à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeait de mon côté.

« Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand on vous appelle ? »

La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dont j’étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaise humeur. Le fait est qu’après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d’une servante me touchait peu, et j’étais prête à venir me réchauffer à la lumière de son jeune cœur.

Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant :

« Venez, Bessie, ne grondez plus. »

Je ne m’étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive ; cette manière d’être plut à Bessie.

« Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en me regardant ; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. Vous allez en pension, n’est-ce pas ? »

Je fis un signe affirmatif.

« Et n’êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie ?

— Que suis-je pour Bessie ? elle me gronde toujours.

— C’est qu’aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée. Si vous étiez un peu plus hardie…

— Oui, pour recevoir encore plus de coups.

— Sottise ! Mais du reste il est certain que vous n’êtes pas bien traitée ; ma mère, lorsqu’elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez, j’ai une bonne nouvelle pour vous.

— Je ne le pense pas, Bessie.

— Enfant, que voulez-vous dire ? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste ? Eh bien ! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs connaissances ; quant à vous, vous le prendrez avec moi ; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et ensuite vous m’aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu’il faudra bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gateshead dans un jour ou deux ; vous choisirez ceux de vos vêtements que vous voulez emporter.

— Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu’à mon départ.

— Eh bien, oui ; mais soyez une bonne fille et n’ayez pas peur de moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c’est là ce qui m’irrite le plus.

— Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, parce que je suis habituée à vos manières ; mais j’aurai bientôt de nouvelles personnes à craindre.

— Si vous les craignez, elles vous détesteront.

— Comme vous, Bessie ? 

— Je ne vous déteste pas, mademoiselle ; je crois vous aimer encore plus que les autres.

— Vous ne me le montrez pas.

— Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler ; qui donc vous a rendue si hardie ?

— Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d’ailleurs… »

J’allais parler de ce qui s’était passé entre moi et Mme Reed ; mais à la réflexion, je pensai qu’il valait mieux garder le silence sur ce sujet.

« Et alors vous êtes contente de me quitter ?

— Non, Bessie, non, en vérité ; et même dans ce moment je commence à en être un peu triste.

— Dans ce moment, et un peu ! comme vous dites cela froidement, ma petite demoiselle ! Je suis sûre que, si je vous demandais de m’embrasser, vous me refuseriez.

— Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi ; baissez un peu votre tête. »

Bessie s’inclina, et nous nous embrassâmes ; puis, étant tout à fait remise, je la suivis à la maison.

L’après-midi se passa dans la paix et l’harmonie. Le soir, Bessie me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de soleil.

 

Chapitre 5  

On était au matin du 19 janvier ; cinq heures venaient de sonner au moment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet. J’étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis une demi-heure, je m’étais lavé la figure, et j’avais mis mes vêtements à la pâle lumière de la lune, dont les rayons perçaient l’étroite fenêtre de mon réduit. Je devais quitter Gateshead ce jour même et prendre, à six heures, la voiture qui passait devant la loge du portier.

Bessie seule était levée ; après avoir allumé le feu, elle commença à faire chauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement lorsqu’ils sont excités par la pensée d’un voyage.

Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me pria d’avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu’elle avait préparée. Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra dans mon sac ; puis, après m’avoir attaché mon manteau et mon chapeau, elle s’enveloppa dans un châle, et nous quittâmes ensemble la chambre des enfants. Quand je fus arrivée devant la chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda si je voulais dire adieu à sa maîtresse.

« Non, Bessie, répondis-je ; hier soir, lorsque vous étiez descendue pour le souper, elle s’est approchée de mon lit, et m’a déclaré que le lendemain matin je n’aurais besoin de déranger ni elle ni mes cousines ; elle m’a aussi dit de ne point oublier qu’elle avait toujours été ma meilleure amie ; elle m’a priée de parler d’elle, et de lui être reconnaissante pour ce qu’elle avait fait en ma faveur.

— Et qu’avez-vous répondu, mademoiselle ?

— Rien ; j’ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis tournée du côté de la muraille.

— C’était mal, mademoiselle Jane.

— Non, Bessie, c’était parfaitement juste. Votre maîtresse n’a jamais été mon amie. Bien loin de là, elle m’a toujours traitée en ennemie.

— Oh ! mademoiselle Jane, ne dites pas cela.

— Adieu au château de Gateshead, » m’écriai-je en passant sous la grande porte.

La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait une lanterne, dont la lumière venait éclairer les marches humides du perron, ainsi que les allées sablées qu’un récent dégel avait détrempées. Cette matinée d’hiver était glaciale, mes dents claquaient. La loge du portier était éclairée ; en y arrivant, nous y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soir précédent, ma malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Il était six heures moins quelques minutes, et lorsque l’horloge eut sonné, un bruit de roues annonça l’arrivée de la voiture ; je me dirigeai vers la porte, et je vis la lumière de la lanterne avancer rapidement à travers des espaces ténébreux.

« Part-elle seule ? demanda la femme du portier.

— Oui.

— À quelle distance va-t-elle ?

— À cinquante milles.

— C’est bien loin ; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à elle-même pendant une route aussi longue. »

Une voiture traînée par deux chevaux et dont l’impériale était couverte de voyageurs venait d’arriver et de s’arrêter devant la porte. Le postillon et le conducteur demandèrent que tout se fît rapidement ; ma malle fut hissée ; on m’arracha des bras de Bessie, tandis que j’étais suspendue à son cou.

« Ayez bien soin de l’enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque celui-ci me plaça dans l’intérieur.

— Oui, » répondit-il. La portière fut fermée, et j’entendis une voix qui criait : « Enlevez ! » Alors la voiture continua sa route.

C’est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de Gateshead ; c’est ainsi que je fus emmenée vers des régions inconnues et que je croyais éloignées et mystérieuses.

Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage : le jour me parut d’une excessive longueur ; il me semblait que nous franchissions des centaines de lieues. On traversa plusieurs villes, et dans l’une d’elles la voiture s’arrêta. Les chevaux furent changés et les voyageurs descendirent pour dîner. On me mena dans une auberge où le conducteur voulut me faire manger quelque chose ; mais comme je n’avais pas faim, il me laissa dans une salle immense aux deux bouts de laquelle se trouvait une cheminée ; un lustre était suspendu au milieu, et on apercevait une grande quantité d’instruments de musique dans une galerie placée au haut de la pièce.

Je me promenai longtemps dans cette salle, accablée d’étranges pensées. Je craignais que quelqu’un ne vînt m’enlever ; car je croyais aux ravisseurs, leurs exploits ayant souvent figuré dans les chroniques de Bessie. Enfin mon protecteur revint et me replaça dans la voiture ; après être monté sur le siège, il souffla dans sa corne, et nous nous mîmes à rouler sur la route pierreuse qui conduit à Lowood.

Le soir arrivait humide et chargé de brouillards ; quand le jour eut cessé pour faire place au crépuscule, je compris que nous étions bien loin de Gateshead. Nous ne traversions plus de villes, le paysage était changé. De hautes montagnes grisâtres fermaient l’horizon ; l’obscurité augmentait à mesure que nous descendions dans la vallée ; tout autour de nous nous n’avions que des bois épais. Depuis longtemps la nuit avait entièrement voilé le paysage, et j’entendais encore dans les feuilles le murmure du vent.

Bercée par ces sons harmonieux, je m’endormis enfin. Je sommeillais depuis longtemps, lorsque la voiture s’arrêtant tout à coup, je m’éveillai. Devant moi se tenait une étrangère que je pris pour une domestique, car à la lueur de la lanterne je pus voir sa figure et ses vêtements.

« Y a-t-il ici une petite fille du nom de Jane Eyre ? demanda-t-elle.

— Oui. » répondis-je. 

Aussitôt on me fit descendre. Ma malle fut remise à la servante, et la diligence repartit. Le bruit et les secousses de la voiture avaient engourdi mes membres et m’avaient étourdie. Je rassemblai toutes mes facultés pour regarder autour de moi. Le vent, la pluie et l’obscurité remplissaient l’espace. Je pus néanmoins distinguer un mur dans lequel était pratiquée une porte, ouverte pour le moment ; mon nouveau guide me la fit traverser, puis, après l’avoir soigneusement fermée derrière elle, elle tira le verrou.

J’avais alors devant moi une maison, ou, pour mieux dire, une série de maisons qui occupaient un terrain assez considérable ; leurs façades étaient percées d’un grand nombre de fenêtres, dont quelques-unes seulement étaient éclairées. On me fit passer par un sentier large, sablonneux et humide, et au bout duquel se trouvait encore une porte. De là, nous entrâmes dans un corridor qui conduisait à une chambre à feu. La servante m’y laissa seule.

Je demeurai debout devant le foyer, m’efforçant de réchauffer mes doigts glacés ; puis je promenai mon regard autour de moi : il n’y avait pas de lumière, mais la flamme incertaine du foyer me montrait par intervalles un mur recouvert d’une tenture, des tapis, des rideaux et des meubles d’un acajou brillant.

J’étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de Gateshead, mais qui pourtant me parut très confortable. Je m’efforçais de comprendre le sujet d’une des peintures suspendues au mur, lorsque quelqu’un entra avec une lumière ; derrière, se tenait une seconde personne.

La première était une femme d’une taille élevée. Ses cheveux et ses yeux étaient noirs ; son front, élevé et pâle. Bien qu’à moitié cachée dans un châle, son port me sembla noble et sa contenance grave.

« Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule, » dit-elle, en posant la bougie sur la table.

Elle m’examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elle ajouta :

« Il faudra la coucher tout de suite ; elle a l’air fatiguée. Êtes-vous lasse, mon enfant ? me dit-elle en mettant sa main sur mon épaule.

— Un peu, madame.

— Et vous avez faim, sans doute ? Avant de l’envoyer au lit, faites-lui donner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la première fois que vous quittez vos parents pour venir en pension, mon enfant ? » 

Je lui répondis que je n’avais point de parents ; elle me demanda depuis quand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom, si je savais lire, écrire et coudre ; ensuite elle me caressa doucement la joue, en me disant : « J’espère que vous serez une bonne enfant ; » puis elle me remit entre les mains de Mlle Miller.

La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf ans ; celle qui m’accompagnait paraissait de quelques années plus jeune, la première m’avait frappée par son aspect, sa voix et son regard. Mlle Miller se faisait moins remarquer ; elle avait un teint couperosé et une figure fatiguée ; sa démarche et ses mouvements précipités annonçaient une personne qui doit faire face à beaucoup de devoirs ; elle avait l’air d’une sous-maîtresse, et j’appris qu’en effet c’était son rôle à Lowood. Elle me conduisit de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers une maison grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui m’effrayait un peu, régnait dans cette partie que nous venions de traverser. Un murmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes dans une salle immense. À chaque bout se dressaient deux tables éclairées chacune par deux chandelles. Autour étaient assises sur des bancs des jeunes filles dont l’âge variait depuis dix jusqu’à vingt ans. Elles me semblèrent innombrables, quoiqu’en réalité elles ne fussent pas plus de quatre-vingts. Elles portaient toutes le même costume : des robes en étoffe brune et d’une forme étrange ; et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C’était l’heure de l’étude ; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de là provenait le murmure que j’avais entendu. Mlle Miller me fit signe de m’asseoir sur un banc près de la porte ; puis, se dirigeant vers le bout de cette longue chambre, elle s’écria :

« Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les. »

Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent les livres et les mirent de côté.

Mlle Miller s’écria de nouveau :

« Monitrices, allez chercher le souper. »

Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de quelques instants, portant chacune un plateau sur lequel un gâteau, que je ne reconnus pas d’abord, avait été placé et coupé par morceaux. Au milieu, je vis un gobelet et un vase plein d’eau. Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient soif prirent un peu d’eau dans le gobelet qui servait à toutes. Quand arriva mon tour, je bus, car j’étais très altérée, mais je ne pus rien manger ; l’excitation et la fatigue du voyage m’avaient retiré l’appétit. Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir que le souper se composait d’un gâteau d’avoine coupé en tranches.

Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles montèrent l’escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis peu d’attention au dortoir ; cependant il me parut très long, comme la salle d’étude.

Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller ; elle m’aida à me déshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces interminables rangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par deux élèves. Au bout de dix minutes, l’unique lumière qui nous éclairait fut éteinte, et je m’endormis au milieu d’une obscurité et d’un silence complets.

La nuit se passa rapidement ; j’étais trop fatiguée même pour rêver ; je ne m’éveillai qu’une fois, et j’entendis le vent mugir en tourbillons furieux et la pluie tomber par torrents. Alors seulement je m’aperçus que Mlle Miller avait pris place à mes côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche ; toutes les jeunes filles étaient debout et s’habillaient. Le jour n’avait pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient dans la chambre. Je me levai à contre-cœur, car le froid était vif, et tout en grelottant je m’habillai de mon mieux. Aussitôt qu’un des bassins fut libre, je me lavai ; mais il fallut attendre longtemps, car chacun d’eux servait à six élèves. Une fois la toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutes les élèves se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l’escalier et entrèrent dans une salle d’étude à peine éclairée.

Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir achevées, s’écria :

« Formez les classes ! »

Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de répéter : « Ordre et silence. » Quand tout fut redevenu calme, je m’aperçus que les élèves s’étaient séparées en quatre groupes. Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée près d’une table. Toutes les élèves avaient un volume à la main, et un grand livre, que je pris pour une Bible, était placé devant le siège vacant. Il y eut une pause de quelques secondes, pendant lesquelles j’entendis le vague murmure qu’occasionne toujours la réunion d’un grand nombre de personnes. Mlle Miller alla de classe en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui se prolongeait indéfiniment.

Le son d’une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles, lorsque trois dames entrèrent dans la chambre. Chacune d’elles s’assit devant une des tables. Mlle Miller se plaça à la quatrième chaise, celle qui était le plus près de la porte, et autour de laquelle on n’apercevait que de très jeunes enfants. On m’ordonna de prendre place dans la petite classe, et on me relégua tout au bout du banc.

Le travail commença ; on récita les leçons du jour, ainsi que quelques textes de l’Écriture sainte. Vint ensuite une longue lecture dans la Bible ; cette lecture dura environ une heure. Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour. La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves se séparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J’étais bien aise de pouvoir manger un peu. J’avais pris si peu de chose la veille, que j’étais à demi évanouie d’inanition.

Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux longues tables fumaient des bassins qui n’étaient pas propres malheureusement à exciter l’appétit. Il y eut un mouvement général de mécontentement lorsque l’odeur de ce plat, destiné à leur déjeuner, arriva jusqu’aux jeunes filles. La grande classe, qui marchait en avant, murmura ces mots :

« C’est répugnant, le potage est encore brûlé.

— Silence ! » cria une voix ; ce n’était pas Mlle Miller qui avait parlé, mais la maîtresse d’une classe supérieure, petite femme bien vêtue, mais dont l’ensemble avait quelque chose de maussade.

Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu’une autre dame, dont l’extérieur était plus aimable, présidait à la seconde ; Mlle Miller surveillait la table à laquelle j’étais assise ; enfin une femme d’un certain âge, et qui avait l’air d’une étrangère, vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis de Mlle Miller. J’appris plus tard que c’était la maîtresse de français. On récita une longue prière et on chanta un cantique ; une bonne apporta du thé pour les maîtresses, et les préparatifs achevés, le repas commença.

J’avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût qu’il pouvait avoir ; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je m’aperçus que je mangeais une soupe détestable. Chacune remuait lentement sa cuiller, goûtait sa soupe, essayait de l’avaler, puis renonçait à des efforts reconnus inutiles. Le déjeuner finit sans que personne eût mangé ; on rendit grâce de ce qu’on n’avait pas reçu, et l’on chanta un second cantique. 

De la salle à manger on passa dans la salle d’étude ; je sortis parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon ; elle regarda les autres ; toutes semblaient mécontentes ; l’une d’elles murmura tout bas :

« L’abominable cuisine ! c’est honteux ! »

On ne se remit au travail qu’au bout d’un quart d’heure. Pendant ce temps il était permis de parler haut et librement ; toutes profitaient du privilège. La conversation roula sur le déjeuner, et chacune des élèves déclara qu’il n’était pas mangeable. Pauvres créatures ! c’était leur seule consolation. Il n’y avait d’autre maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandes jeunes filles l’entouraient et parlaient d’un air sérieux et triste. J’entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller secoua la tête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais elle ne parut pas faire de grands efforts pour calmer l’irritation générale ; elle la partageait sans doute.

L’horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la chambre, et s’écria :

« Silence ! à vos places ! »

L’ordre se rétablit ; au bout de dix minutes la confusion avait cessé, et toutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le silence. Les maîtresses avaient repris leur poste ; l’école entière semblait dans l’attente.

Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs tout autour de la chambre. Réunion curieuse à voir : toutes avaient les cheveux lissés sur le front et passés derrière l’oreille ; pas une boucle n’encadrait leurs visages ; leurs robes étaient brunes et montantes ; le seul ornement qui leur fût permis était une collerette. Sur le devant de leurs robes, on avait cousu une poche qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait un peu aux bourses des Highlanders ; elles portaient des bas de laine, de gros souliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une simple boucle de cuivre. Une vingtaine d’entre elles étaient des jeunes filles arrivées à tout leur développement, ou plutôt même de jeunes femmes ; ce costume leur allait mal et leur donnait un aspect bizarre, quelle que fût d’ailleurs leur beauté. Je les regardais et j’examinais aussi de temps en temps les maîtresses. Aucune d’elles ne me plaisait précisément : la grande avait l’air dur, la petite semblait irritable, la Française était brusque et grotesque. Quant à Mlle Miller, pauvre créature, elle était d’un rouge pourpre, et paraissait accablée de préoccupations ; pendant que mes yeux allaient de l’une à l’autre, toute l’école se leva simultanément et comme par une même impulsion.

De quoi s’agissait-il ? je n’avais entendu donner aucun ordre ; quelqu’un pourtant m’avait poussé le bras ; mais, avant que j’eusse eu le temps de comprendre, la classe s’était rassise.

Tous les yeux s’étant tournés vers un même point, les miens suivirent cette direction, et j’aperçus dans la salle la personne qui m’avait reçue la veille. Elle était au fond de la longue pièce, près du feu ; car il y avait un foyer à chaque bout de la chambre. Elle examina gravement et en silence la double rangée de jeunes filles. Mlle Miller s’approcha d’elle, lui fit une question, et après avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à sa place et dit à haute voix :

« Monitrice de la première classe, apportez les sphères. »

Pendant que l’ordre était exécuté, l’inconnue se promena lentement dans la chambre ; je ne sais si j’ai en moi un instinct de vénération, mais je me rappelle encore le respect admirateur avec lequel mes yeux suivaient ses pas. Vue en plein jour, elle m’apparut belle, grande et bien faite ; dans ses yeux bruns brillait une vive bienveillance ; ses sourcils longs et bien dessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d’une teinte foncée, s’étageaient en petites boucles sur chacune de ses tempes. On ne portait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa robe était d’après la mode de cette époque, couleur de pourpre et garnie d’un ornement espagnol en velours noir, et à sa ceinture brillait une montre d’or, bijou plus rare alors qu’aujourd’hui. Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des traits fins, un teint pâle, mais clair, un port noble, et il aura, aussi complètement que peuvent l’exprimer des mots, l’image de Mlle Temple, de Marie Temple, ainsi que je l’appris plus tard, en voyant son nom écrit sur un livre de prières qu’elle m’avait confié pour le porter à l’église.

La directrice de Lowood, car c’était elle, s’assit devant la table où avaient été placées les sphères ; elle réunit la première classe autour d’elle, et commença une leçon de géographie ; les classes inférieures furent appelées par les autres maîtresses, et pendant une heure on continua les répétitions de grammaire et d’histoire puis vinrent l’écriture et l’arithmétique.

Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des plus âgées. L’horloge avertissait lorsque l’heure fixée pour chaque leçon s’était écoulée. Au moment où elle sonna midi, la directrice se leva.

« J’ai un mot à adresser aux élèves de Lowood, » dit-elle. 

Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faire entendre ; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement. Elle continua :

« Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n’avez pu manger ; vous devez avoir faim, j’ai donné ordre de vous servir une collation de pain et de fromage. »

Les maîtresses se regardèrent avec surprise.

« Je prends sur moi la responsabilité de cet acte, » ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa conduite ; puis elle quitta la salle d’étude.

Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand contentement de toute l’école ; on donna ensuite ordre de se rendre au jardin. Chacune mit un grossier chapeau de paille, retenu par des brides de calicot teint, et s’enveloppa d’un manteau de drap gris ; je fus habillée comme les autres, et en suivant le flot j’arrivai en plein air.

Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour éloigner tout regard indiscret ; d’un des côtés se trouvait une galerie couverte. Le milieu, entouré de larges allées, était partagé en petits massifs. Toutes les élèves recevaient en entrant un de ces petits massifs pour le cultiver, de sorte que chaque carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre était couverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à voir ; mais à la fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste, je frissonnai et je regardai autour de moi.

Le jour n’était pas propice aux exercices du dehors ; non pas qu’il fût précisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard épais, qui commençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages de la veille avaient maintenu la terre humide. Les plus fortes des jeunes filles couraient de côté et d’autre et se livraient à des exercices violents ; quelques-unes, pâles et maigres, allaient chercher un abri et de la chaleur sous la galerie ; on entendait souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines.

Je n’avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire attention à moi ; j’étais seule, mais l’isolement ne me pesait pas ; j’y étais habituée. Je m’appuyai contre une des colonnes de la galerie, ramenant sur ma poitrine mon manteau de drap ; je tâchai d’oublier le froid qui m’assaillait au dehors et la faim qui me rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé à examiner et à penser ; mais mes réflexions étaient trop vagues et trop entrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où j’étais ; Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une distance qui me semblait incommensurable. Le présent était confus et étrange, et je ne pouvais former aucune conjecture sur l’avenir.

Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui d’un cloître ; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une partie était grise et vieille, tandis que l’autre paraissait entièrement neuve.

La nouvelle partie, qui contenait la salle d’étude et les dortoirs, était éclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce qui lui donnait l’aspect d’une église. Une large pierre, placée au-dessus de l’entrée, portait cette inscription :

Institution de Lowood : cette partie a été bâtie par Naomi Brockelhurst, du château de Brockelhurst, en ce comté.

Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu’ils puissent voir vos bonnes œuvres et glorifier votre Père qui est dans le ciel. (Saint Matth., v. 16.)

Après avoir lu et relu ces mots, je compris qu’ils demandaient une explication, et que seule je ne pourrais pas en saisir entièrement le sens. Je réfléchissais à ce que voulait dire institution, et je m’efforçais de trouver le rapport qu’il pouvait y avoir entre la première partie de l’inscription et le verset de la Bible, lorsque le son d’une toux creuse me fit tourner la tête.

J’aperçus une jeune fille assise près de moi sur un banc de pierre ; elle tenait un livre qui semblait l’absorber tout entière ; d’où j’étais, je pus lire le titre : c’était Rasselas ; ce nom me frappa par son étrangeté, et d’avance je supposai que le volume devait être intéressant. En retournant une page, la jeune fille leva les yeux, j’en profitai pour lui parler.

« Votre livre est-il amusant ? » demandai-je.

J’avais déjà formé le projet de le lui emprunter un jour à venir.

« Je l’aime, me répondit-elle après une courte pause qui lui permit de m’examiner.

— De quoi y parle-t-on ? » continuai-je.

Je ne pouvais comprendre comment j’avais la hardiesse de lier ainsi conversation avec une étrangère ; cette avance était contraire à ma nature et à mes habitudes. L’occupation dans laquelle je l’avais trouvée plongée avait sans doute touché dans mon cœur quelque corde sympathique ; moi aussi, j’aimais lire des choses frivoles et enfantines, il est vrai ; car je n’étais pas à même de comprendre les livres solides et sérieux.

« Vous pouvez le regarder, » me dit l’inconnue en m’offrant le livre. 

Je fus convaincue par un rapide examen que le contenu était moins intéressant que le titre. Rasselas me sembla un livre ennuyeux, à moi qui n’aimais que les enfantillages. Je n’y vis ni fées ni génies ; je le rendis donc à sa propriétaire. Elle le reçut tranquillement et sans me rien dire ; elle allait même recommencer son attentive lecture, lorsque je l’interrompis de nouveau.

« Pouvez-vous me dire, demandai-je, ce que signifie l’inscription gravée sur cette pierre ? Qu’est-ce que l’institution de Lowood ?

— C’est la maison où vous êtes venue demeurer.

— Pourquoi l’appelle-t-on institution ? Est-elle différente des autres écoles ?

— C’est en partie une école de charité ; vous et moi et toutes les autres élèves sommes des enfants de charité ; vous devez être orpheline ? Votre père et votre mère ne sont-ils pas morts ?

— Tous deux sont morts à une époque dont je ne puis me souvenir.

— Eh bien, toutes les enfants que vous verrez ici ont perdu au moins un de leurs parents, et voilà la raison qui a fait donner à cette école le nom d’institution pour l’éducation des orphelines.

— Payons-nous, ou bien nous élève-t-on gratuitement ?

— Nous ou nos amis payons 15 livres sterling par an.

— Alors pourquoi nous appelle-t-on des enfants de charité ?

— Parce que la somme de 15 livres sterling n’étant pas suffisante pour faire face aux dépenses de notre entretien et de notre éducation, ce qui manque est fourni par une souscription.

— Quels sont les souscripteurs ?

— Des personnes charitables demeurant dans les environs, ou bien même habitant Londres.

— Et quelle est cette Naomi Brockelhurst ?

— C’est la dame qui a bâti la nouvelle partie de cette maison, ainsi que l’indique l’inscription. Son fils a maintenant la direction générale de l’école.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est trésorier et chef de l’établissement.

— Alors la maison n’appartient pas à cette dame qui a une montre d’or, et qui nous a fait donner du pain et du fromage ?

— À Mlle Temple ? oh non ! Je souhaiterais bien qu’elle lui appartînt, mais elle doit compte à M. Brockelhurst de tous ses actes. C’est lui qui achète notre nourriture et nos vêtements.

— Demeure-t-il ici ?

— Non ; il habite au château qui est éloigné de Lowood d’une demi-lieue. 

— Est-il bon ?

— C’est un pasteur, et on prétend qu’il fait beaucoup de bien.

— N’avez-vous pas dit que cette grande dame s’appelait Mlle Temple ?

— Oui.

— Et comment s’appellent les autres maîtresses ?

— Celle que vous voyez là et dont le visage est rouge, c’est Mlle Smith. Elle taille et surveille notre couture ; car nous faisons nous-mêmes nos robes, nos manteaux et tous nos vêtements. La petite, qui a des cheveux noirs, c’est Mlle Scatcherd. Elle donne les leçons d’histoire, de grammaire, et fait les répétitions de la seconde classe. Enfin, celle qui est enveloppée dans un châle et porte son mouchoir attaché à son côté, avec un ruban jaune, c’est Mme Pierrot ; elle vient de Lille, et enseigne le français.

— Aimez-vous les maîtresses ?

— Assez.

— Aimez-vous la petite qui a des cheveux noirs, et madame… je ne puis pas prononcer son nom comme vous.

— Mlle Scatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne pas la blesser. Mme Pierrot est une assez bonne personne.

— Mais Mlle Temple est la meilleure, n’est-ce pas ?

— Oh ! Mlle Temple est très bonne ; elle sait beaucoup ; elle est supérieure aux autres maîtresses, parce qu’elle est plus instruite qu’elles toutes.

— Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood ?

— Deux ans.

— Êtes-vous orpheline ?

— Ma mère est morte.

— Êtes-vous heureuse ici ?

— Vous me faites trop de questions ; nous avons assez causé pour aujourd’hui, et je désirerais lire un peu. »

Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner, tout le monde rentra.

Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus appétissant que celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux grands plats d’étain, d’où sortait une épaisse fumée, répandant l’odeur de graisse rance. Le dîner se composait de pommes de terre sans goût et de viande qui en avait trop, le tout cuit ensemble. Chaque élève reçut une portion assez abondante ; je mangeai ce que je pus, tout en me demandant si je ferais tous les jours aussi maigre chère. 

Après le dîner, nous passâmes dans la salle d’étude ; les leçons recommencèrent et se prolongèrent jusqu’à cinq heures. Il n’y eut dans l’après-midi qu’un seul événement de quelque importance. La jeune fille avec laquelle j’avais causé sous la galerie fut renvoyée d’une leçon d’histoire par Mlle Scatcherd, sans que je pusse en savoir la cause. On lui ordonna d’aller se placer au milieu de la salle d’étude. Cette punition me sembla bien humiliante, surtout à son âge ; elle semblait avoir de treize à quatorze ans ; je m’attendais à lui voir donner des signes de souffrance et de honte ; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura ni ne rougit ; calme et grave, elle resta là, en butte à tous les regards. « Comment peut-elle supporter ceci avec tant de tranquillité et de fermeté ? pensai-je ; si j’étais à sa place, je souhaiterais de voir la terre m’engloutir. »

Mais elle semblait porter sa pensée au delà de son châtiment et de sa triste position. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui l’entourait. J’avais entendu parler de personnes qui rêvaient éveillées ; je me demandais s’il n’en était pas ainsi pour elle : ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils ne la voyaient pas ; son regard semblait plonger dans son propre cœur.

« Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n’est rien pour elle. »

Cette jeune fille était une énigme pour moi ; je ne savais si elle était bonne ou mauvaise.

Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau repas, consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir ; je bus mon café et je dévorai mon pain ; mais j’en aurais désiré davantage, j’avais encore faim. Vint ensuite une demi-heure de récréation, puis de nouveau l’étude ; enfin, le verre d’eau, le morceau de gâteau d’avoine, la prière, et tout le monde alla se coucher.

C’est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood.

 

 

Chapitre 6  

Le jour suivant commença de la même manière que le premier ; on se leva et on s’habilla à la lumière ; mais ce matin-là nous fûmes dispensés de la cérémonie du lavage, car l’eau était gelée dans les bassins. La veille au soir il y avait eu un changement de température ; un vent du nord-est, soufflant toute la nuit à travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait fait frissonner dans nos lits et avait glacé l’eau.

Avant que l’heure et demie destinée à la prière et à la lecture de la Bible fût écoulée, je me sentis presque morte de froid. Le déjeuner arriva enfin. Ma part me sembla bien petite, et j’en aurais volontiers accepté le double. Ce jour-là, je fus enrôlée dans la quatrième classe, et on me donna des devoirs à faire. Jusque-là je n’avais été que spectatrice à Lowood ; j’allais devenir actrice. Comme j’étais peu habituée à apprendre par cœur, les leçons me semblèrent d’abord longues et difficiles ; le passage continuel d’une étude à l’autre m’embrouillait : aussi ce fut une vraie joie pour moi lorsque, vers trois heures de l’après-midi, Mlle Smith me remit avec une bande de mousseline, longue de deux mètres, un dé et des aiguilles. Elle m’envoya dans un coin de la chambre, et m’ordonna d’ourler cette bande. Presque tout le monde cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de Mlle Scatcherd. La classe était silencieuse, de sorte qu’il était facile d’entendre le sujet de la leçon, de remarquer la manière dont chaque enfant s’en tirait, et d’écouter les reproches ou les louanges adressées par la maîtresse.

On lisait l’histoire d’Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait la jeune fille que j’avais rencontrée sous la galerie. Au commencement de la leçon, elle était sur les premiers rangs ; mais pour quelque erreur de prononciation, ou pour ne s’être point arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fond de la pièce.Mlle Scatcherd continua jusque dans cette place obscure à la rendre l’objet de ses incessantes observations ; elle se tournait continuellement vers elle pour lui dire :

« Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants par leur nom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de garçons), Burns, vous tenez votre pied de côté ; remettez-le droit immédiatement… Burns, vous plissez votre menton de la manière la plus déplaisante ; cessez tout de suite… Burns, je vous ai dit de tenir la tête droite ; je ne veux pas vous voir devant moi dans une telle attitude. »

Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les livres et l’interrogation commença.

La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier ; il y avait plusieurs questions sur le tonnage, l’impôt et le droit payé par les bateaux. La plupart des élèves étaient incapables de répondre ; mais toutes les difficultés étaient immédiatement résolues, dès qu’elles arrivaient à Mlle Burns ; elle semblait avoir retenu toute la leçon, et elle avait une réponse prête pour chaque question. Je m’attendais à voir Mlle Scatcherd louer son attention. Je l’entendis, au contraire, s’écrier tout à coup :

« Petite malpropre, vous n’avez pas nettoyé vos ongles ce matin. »

L’enfant ne répondit rien ; je m’étonnai de son silence.

« Pourquoi, pensai-je, n’explique-t-elle pas qu’elle n’a pu laver ni ses ongles ni sa figure, parce que l’eau était gelée ? »

Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par Mlle Smith, qui me pria de lui tenir un écheveau de fil. Pendant qu’elle le dévidait, elle me parlait de temps en temps, me demandant si j’avais déjà été en pension, si je savais marquer, coudre, tricoter ; jusqu’à ce qu’elle eût achevé, je ne pus donc pas continuer à examiner la conduite de Mlle Scatcherd. Quand je retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne saisis pas bien l’importance ; mais je vis Burns quitter immédiatement la salle, se diriger vers une petite chambre où l’on serrait les livres, et revenir au bout d’une minute, portant dans ses mains un paquet de verges liées ensemble.

Elle présenta avec respect ce fatal instrument à Mlle Scatcherd ; puis alors elle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir reçu l’ordre. La maîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas une larme ne s’échappa des yeux de la jeune fille. J’avais cessé de coudre, car à ce spectacle mes doigts s’étaient mis à trembler et une colère impuissante s’était emparée de moi. Quant à Burns, pas un trait de sa figure pensive ne s’altéra, son expression resta la même.

« Petite endurcie, s’écria Mlle Scatcherd, rien ne peut-il donc vous corriger de votre désordre ? Reportez ces verges ! »

Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit de la chambre : elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une larme brillait sur ses joues amaigries.

La récréation du soir était l’heure la plus agréable de toute la journée. Le pain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la faim, ranimaient pourtant la vitalité. La longue contrainte cessait ; la salle d’étude était plus chaude que le matin. On laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle, qui n’arrivait qu’un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le tumulte permis, le bruit confus de toutes les voix, tout enfin éveillait en nous une douce sensation de liberté.

Le soir de ce jour où j’avais vu Mlle Scatcherd battre son élève élève, je me promenais, comme d’ordinaire, au milieu des tables et des groupes joyeux, sans une seule compagne, et ne me trouvant pourtant point isolée. Quand je passais devant les fenêtres, je relevais de temps en temps les rideaux et je regardais au dehors. La neige tombait épaisse ; il s’en était déjà amoncelé contre le mur. Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer, malgré le bruit intérieur, le triste mugissement du vent. Il est probable que, si j’avais quitté une maison aimée, des parents bons pour moi, à cette heure j’aurais vivement regretté la séparation. Le vent aurait navré mon cœur ; cet obscur chaos aurait troublé mon âme : mais dans la situation où j’étais, je ne trouvais dans toutes ces choses qu’une étrange excitation. Insouciante et fiévreuse, je souhaitais que le vent mugît plus fort, que la faible lueur qui m’environnait se changeât en obscurité, que le bruit confus devint une immense clameur.

Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j’arrivai jusqu’au foyer et je m’agenouillai devant le garde-feu. Ici je trouvai Burns absorbée et silencieuse. Étrangère à ce qui se passait dans la salle, elle reportait toute son attention sur un livre qu’elle lisait à la clarté de la flamme.

« Est-ce encore Rasselas ? demandai-je en me plaçant derrière elle.

— Oui, me répondit-elle, je l’ai tout à l’heure fini. »

Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre ; j’en fus bien aise.

« Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu avec moi. »

Je m’assis près d’elle sur le plancher.

« Quel est votre autre nom que Burns ? demandai-je.

— Hélène.

— Venez-vous de loin ?

— Je viens d’un pays tout au nord, près de l’Écosse.

— Y retournerez-vous ?

— Je l’espère, mais personne n’est sûr de l’avenir.

— Vous devez désirer de quitter Lowood ?

— Non ; pourquoi le désirerais-je ? J’ai été envoyée à Lowood pour mon instruction ; à quoi me servirait de m’en aller avant de l’avoir achevée ?

— Mais Mlle Scatcherd est si cruelle pour vous !

— Cruelle, pas le moins du monde ; elle est sévère ; elle déteste mes défauts.

— Si j’étais à votre place, je la détesterais bien elle-même ; je lui résisterais ; si elle me frappait avec des verges, je les lui arracherais des mains ; je les lui briserais à la figure !

— Il est probable que non ; mais si vous le faisiez, M. Brockelhurst vous chasserait de l’école, et ce serait un grand chagrin pour vos parents. Il vaut bien mieux supporter patiemment une douleur dont vous souffrez seule que de commettre un acte irréfléchi, dont les fâcheuses conséquences pèseraient sur toute votre famille ; et d’ailleurs, la Bible nous ordonne de rendre le bien pour le mal.

— Mais il est dur d’être frappée, d’être envoyée au milieu d’une pièce remplie de monde, surtout à votre âge ; je suis beaucoup plus jeune que vous, et je ne pourrais jamais le supporter.

— Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si vous ne pouviez pas l’éviter ; ce serait mal et lâche à vous de dire : “Je ne puis pas,” lorsque vous sauriez que cela est dans votre destinée. »

Je l’écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette doctrine de résignation, et je pouvais encore moins accepter cette indulgence qu’elle montrait pour ceux qui la châtiaient. Je sentais qu’Hélène Burns considérait toute chose à la lumière d’une flamme invisible pour moi ; je pensais qu’elle pouvait bien avoir raison et moi tort ; mais je ne me sentais pas disposée à approfondir cette matière.

« Vous dites que vous avez des défauts, Hélène ; quels sont-ils ? Vous me semblez bonne.

— Alors apprenez de moi à ne pas juger d’après l’apparence. Comme le dit Mlle Scatcherd, je suis très négligente ; je mets rarement les choses en ordre et je ne les y laisse jamais ; j’oublie les règles établies ; je lis quand je devrais apprendre mes leçons ; je n’ai aucune méthode ; je dis quelquefois, comme vous, que je ne puis pas supporter d’être soumise à un règlement. Tout cela est très irritant pour Mlle Scatcherd, qui est naturellement propre et exacte.

— Et intraitable et cruelle, » ajoutai-je.

Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition ; elle demeura silencieuse.

« Mlle Temple est-elle aussi sévère que Mlle Scatcherd ? »

En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vint éclairer sa figure sérieuse.

« Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté ; il lui est douloureux d’être sévère, même pour les plus mauvaises élèves ; elle voit mes fautes et m’en avertit doucement ; si je fais quelque chose digne de louange, elle me récompense libéralement : et une preuve de ma nature défectueuse, c’est que ses reproches si doux, si raisonnables, n’ont pas le pouvoir de me corriger de mes fautes ; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, ne peuvent m’exciter au soin et à la persévérance.

— C’est étonnant, m’écriai-je ; il est si facile d’être soigneuse !

— Pour vous, je n’en doute pas. Le matin, pendant la classe, j’ai remarqué que vous étiez attentive ; votre pensée ne semblait jamais errer pendant que Mlle Miller expliquait la leçon et vous questionnait, tandis que la mienne s’égare continuellement. Alors que je devrais écouter Mlle Scatcherd et recueillir assidûment tout ce qu’elle dit, je n’entends souvent même plus le son de sa voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois que je suis dans le Northumberland ; je prends le bruit que j’entends autour de moi pour le murmure d’un petit ruisseau qui coulait près de notre maison. Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon rêve ; mais comme, pour mieux entendre le ruisseau de ma vision, je n’ai point écouté ce qu’on disait, je n’ai pas de réponse prête.

— Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin !

— C’est un pur hasard ; le sujet de la lecture m’intéressait. Au lieu de rêver à mon pays, je m’étonnais de ce qu’un homme qui aimait le bien pût agir aussi injustement, aussi follement que Charles Ier. Je pensais qu’il était triste, avec cette intégrité et cette conscience, de ne rien admettre en dehors de l’autorité. S’il eût seulement été capable de voir en avant, de comprendre où tendait l’esprit du siècle ! Et pourtant je l’aime, je le respecte, ce pauvre roi assassiné ; ses ennemis furent plus coupables que lui : ils versèrent un sang auquel ils n’avaient pas le droit de toucher. Comment osèrent-ils le frapper ? »

Hélène parlait pour elle ; elle avait oublié que je n’étais pas à même de la comprendre, que je ne savais rien, ou du moins presque rien à ce sujet ; je la ramenai sur mon terrain.

« Et quand Mlle Temple vous donne des leçons, votre pensée continue-t-elle à errer ?

— Non certainement ; c’est rare du moins. Mlle Temple a presque toujours à me dire quelque chose de plus nouveau que mes propres réflexions ; son langage me semble doux, et ce qu’elle m’apprend est justement ce que je désirais savoir.

— Alors avec Mlle Temple vous êtes bonne ?

— Oui, c’est-à-dire que je suis bonne passivement ; je ne fais point d’efforts ; je vais où me guide mon penchant ; il n’y a pas de mérite dans une telle bonté.

— Un grand, au contraire ; vous êtes bonne pour ceux qui sont bons envers vous ; c’est tout ce que j’ai jamais désiré. Si l’on obéissait à ceux qui sont cruels et injustes, les méchants auraient trop de facilité ; rien ne les effrayerait plus, et ils ne changeraient pas ; au contraire, ils deviendraient de plus en plus mauvais. Quand on nous frappe sans raison, nous devrions aussi frapper rudement, si rudement que la personne qui a été injuste ne fût jamais tentée de recommencer.

— Quand vous serez plus âgée, j’espère que vous changerez d’idées ; vous êtes encore une enfant, et vous ne savez pas.

— Mais je sens, Hélène, que je détesterai toujours ceux qui ne m’aimeront pas, quoi que je fasse pour leur plaire, et que je résisterai à ceux qui me puniront injustement ; c’est tout aussi naturel que de chérir ceux qui me montreront de l’affection, et d’accepter un châtiment si je le reconnais mérité.

— Les païens et les tribus sauvages proclament cette doctrine ; mais les chrétiens et les nations civilisées la désavouent.

— Comment ? Je ne comprends pas.

— Ce n’est pas la violence qui dompte la haine, ni la vengeance qui guérit l’injure.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Lisez le Nouveau Testament ; écoutez ce que dit le Christ, et voyez ce qu’il fait : que sa parole devienne votre règle, et sa conduite votre exemple.

— Et que dit-il ?

— Il dit : “Aimez vos ennemis ; bénissez ceux qui vous maudissent, et faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec mépris.”

— Alors il me faudrait aimer Mme Reed ? je ne le puis pas. Il faudrait bénir son fils John ? c’est impossible ! »

À son tour, Hélène me demanda de m’expliquer : je commençai à ma manière le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Quand j’étais excitée, je devenais sauvage et amère ; je parlais comme je sentais, sans réserve, sans pitié. Hélène m’écouta patiemment jusqu’à la fin ; je m’attendais à quelque remarque, mais elle resta muette.

« Eh bien ! m’écriai-je, Mme Reed n’est-elle pas une femme dure et sans cœur ?

— Sans doute ; elle a manqué de bonté envers vous, parce qu’elle n’aimait pas votre caractère, de même que Mlle Scatcherd n’aime pas le mien. Mais comme vous vous rappelez exactement toutes ses paroles, toutes ses actions ! Quelle profonde impression son injustice sembla avoir faite sur votre cœur ! Aucun mauvais traitement n’a laissé en moi une trace aussi profonde. Ne seriez-vous pas plus heureuse si vous essayiez d’oublier sa sévérité, ainsi que les émotions passionnées qu’elle a excitées en vous ? La vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire les torts des autres ; ne sommes-nous pas tous chargés de fautes en ce monde ? Le temps viendra, bientôt, je l’espère, où nous nous dépouillerons de nos enveloppes corruptibles ; alors l’avilissement et le péché nous quitteront en même temps que notre incommode prison de chair ; alors il ne restera plus que l’étincelle de l’esprit, le principe impalpable de la vie pure, comme lorsqu’il sortit des mains du Créateur pour animer la créature. Il retournera d’où il vient. Peut-être se communiquera-t-il à quelque esprit plus grand que l’homme ; peut-être traversera-t-il des degrés de gloire ; peut-être enfin le pâle rayon de l’âme humaine se transformera-t-il en la brillante lumière de l’âme des séraphins. Mais ce qui est certain, c’est que ce principe ne peut pas dégénérer et ne peut être allié à l’esprit du mal ; non, je ne puis le croire, ma foi est tout autre. Personne ne me l’a enseignée et j’en parle rarement, mais elle est ma joie et je m’y attache ; je ne fais pas de l’espérance le privilège de quelques-uns ; je l’étends sur tous ; je considère l’éternité comme un repos, comme une demeure lumineuse, non pas comme un abîme et un lieu de terreur ; avec cette foi, je ne puis confondre le criminel et son crime ; je pardonne sincèrement au premier, et j’abhorre le second ; le désir de la vengeance ne peut accabler mon cœur ; le vice ne me dégoûte pas assez pour m’éloigner du coupable, et l’injustice ne me fait pas perdre tout courage ; je vis calme, les yeux tournés vers la fin de mon existence. »

La tête d’Hélène s’affaissait de plus en plus, à mesure qu’elle parlait ; je vis par son regard qu’elle ne désirait plus causer avec moi, mais plutôt s’entretenir avec ses propres pensées.

Cependant on ne lui laissa pas beaucoup de temps pour la méditation ; une monitrice, arrivée presque au même moment où nous finissions notre entretien, s’écria avec un fort accent du Cumberland :

« Hélène Burns, si vous ne mettez pas vos tiroirs en ordre et si vous ne pliez pas votre ouvrage, je vais dire à Mlle Scatcherd de venir tout examiner. »

Hélène soupira en se voyant contrainte de renoncer à sa rêverie, elle se leva pourtant, et, sans rien répondre, elle obéit immédiatement.

 

Chapitre 7  

Les trois premiers mois passés à Lowood me semblèrent un siècle. Ce fut pour moi une lutte fatigante contre toutes sortes de difficultés. Il fallut s’accoutumer à un règlement nouveau, à des tâches dont je n’avais pas l’habitude. La crainte de manquer à quelqu’un de mes devoirs m’épuisait encore plus que les souffrances matérielles, bien que celles-ci ne fussent pas peu de chose. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, les neiges épaisses et les dégels avaient rendu les routes impraticables : aussi ne nous obligeait-on pas à sortir, si ce n’est pour aller à l’église ; cependant on nous forçait à passer chaque jour une heure en plein air. Nos vêtements étaient insuffisants pour nous protéger contre un froid aussi rude ; au lieu de brodequins, nous n’avions que des souliers dans lesquels la neige entrait facilement ; nos mains, n’étant pas protégées par des gants, se couvraient d’engelures, ainsi que nos pieds. Je me rappelle encore combien ceux-ci me faisaient souffrir chaque soir, lorsque la chaleur les gonflait, et chaque matin, lorsqu’il fallait me rechausser ; en outre, l’insuffisance de nourriture était un vrai supplice. Douées de ces grands appétits des enfants en croissance, nous avions à peine de quoi nous soutenir. Il en résultait un abus dont les plus jeunes avaient seules à se plaindre. Chaque fois qu’elles en trouvaient l’occasion, les grandes, toujours affamées, menaçaient les petites pour obtenir une partie de leur portion ; bien des fois j’ai partagé entre deux de ces quêteuses le précieux morceau de pain noir donné avec le café ; et, après avoir versé à une troisième la moitié de ma tasse, j’avalais le reste en pleurant de faim tout bas.

En hiver, les dimanches étaient de tristes jours. Nous avions deux milles à faire pour arriver à l’église de Brocklebridge, où officiait notre chef. Nous partions ayant froid ; en arrivant, nous avions plus froid encore ; et avant la fin de l’office du matin nos membres étaient paralysés. Trop loin pour retourner dîner, nous recevions entre les deux services du pain et de la viande froide, et des parts aussi insuffisantes que dans nos repas ordinaires.

Après l’office du soir, nous nous en retournions par une route escarpée. Le vent du nord soufflait si rudement sur le sommet des montagnes qu’il nous gerçait la peau. 

Je me rappellerai toujours Mlle Temple. Elle marchait légèrement et avec rapidité le long des rangs accablés, ramenant sur sa poitrine son manteau qu’écartait un vent glacial ; et, par ses préceptes et son exemple, elle encourageait tout le monde à demeurer ferme et à marcher en avant comme de vieux soldats. Quant aux autres maîtresses, pauvres créatures, elles étaient trop abattues elles-mêmes pour tenter d’égayer les élèves !

Combien toutes nous désirions la lumière et la chaleur d’un feu pétillant, lorsque nous arrivions à Lowood ! Mais cette douceur était refusée aux petites. Chacun des foyers était immédiatement occupé par un double rang de grandes élèves ; et les plus jeunes, se pressant les unes contre les autres, cachaient sous leurs tabliers leurs bras transis.

Une petite jouissance nous était pourtant réservée : à cinq heures, on nous distribuait une double ration de pain et un peu de beurre ; c’était le festin hebdomadaire auquel nous pensions d’un dimanche à l’autre. J’essayais, en général, de me réserver la moitié de ce délicieux repas ; quant au reste, je me voyais invariablement obligée de le partager.

Le dimanche soir se passait à répéter par cœur le catéchisme, les cinquième, sixième et septième chapitres de saint Matthieu, et à écouter un long sermon que nous lisait Mlle Miller, dont les bâillements impossibles à réprimer attestaient assez la fatigue. Cette lecture était souvent interrompue par une douzaine de petites filles qui, gagnées par le sommeil, se mettaient à jouer le rôle d’Eutychus et tombaient, non pas d’un troisième grenier, mais d’un quatrième banc. On les ramassait à demi mortes, et, pour tout remède, on les forçait à se tenir debout au milieu de la salle, jusqu’à la fin du sermon ; quelquefois pourtant leurs jambes fléchissaient, et toutes ensemble elles tombaient à terre ; leurs corps étaient alors soutenus par les grandes chaises des monitrices.

Je n’ai pas encore parlé des visites de M. Brockelhurst : il fut absent une partie du premier mois ; il avait peut-être prolongé son séjour chez son ami l’archidiacre. Cette absence était un soulagement pour moi ; je n’ai pas besoin de dire que j’avais des raisons pour craindre son arrivée. Il revint pourtant.

J’habitais Lowood depuis trois semaines environ. Une après-midi, comme j’étais assise, une ardoise sur mes genoux et très en peine d’achever une longue addition, mes yeux se levèrent avec distraction et se dirigèrent du côté de la fenêtre.

Il me sembla voir passer une figure ; je la reconnus presque instinctivement, et lorsque, deux minutes après, toute l’école, les professeurs y compris, se leva en masse, je n’eus pas besoin de regarder pour savoir qui l’on venait de saluer ainsi : un long pas retentit en effet dans la salle, et le grand fantôme noir qui avait si désagréablement froncé le sourcil en m’examinant à Gateshead apparut à côté de Mlle Temple ; elle aussi s’était levée. Je regardai de côté cette espèce de spectre ; je ne m’étais pas trompée, c’était M. Brockelhurst, avec son pardessus boutonné, et l’air plus sombre, plus maigre et plus sévère que jamais.

J’avais mes raisons pour craindre cette apparition ; je ne me rappelais que trop bien les dénonciations perfides de Mme Reed, la promesse faite par M. Brockelhurst d’instruire Mlle Temple et les autres maîtresses de ma nature corrompue. Depuis trois semaines je craignais l’accomplissement de cette promesse ; chaque jour je regardais si cet homme n’arrivait pas, car ce qu’il allait dire de ma conversation avec lui et de ma vie passée allait me flétrir par avance ; et il était là, à côté de Mlle Temple, il lui parlait bas. J’étais convaincue qu’il révélait mes fautes, et j’examinais avec une douloureuse anxiété les yeux de la directrice, m’attendant sans cesse à voir leur noire orbite me lancer un regard d’aversion et de mépris. Je prêtai l’oreille, j’étais assez près d’eux pour entendre presque tout ce qu’ils disaient. Le sujet de leur conversation me délivra momentanément de mes craintes.

« Je suppose, mademoiselle Temple, disait M. Brockelhurst, que le fil acheté à Lowood fera l’affaire. Il me paraît d’une bonne grosseur pour les chemises de calicot. Je me suis aussi procuré des aiguilles qui me semblent convenir très bien au fil. Vous direz à Mlle Smith que j’ai oublié les aiguilles à repriser, mais la semaine prochaine elle en recevra quelques paquets, et, sous aucun prétexte, elle ne doit en donner plus d’une à chaque élève ; elles pourraient les perdre, et ce serait une occasion de désordre. Et à propos, madame, je voudrais que les bas de laine fussent mieux entretenus. Lorsque je vins ici la dernière fois, j’examinai, en passant dans le jardin de la cuisine, les vêtements qui séchaient sur les cordes, et je vis une très grande quantité de bas noirs en très mauvais état ; la grandeur des trous attestait qu’ils n’avaient point été raccommodés à temps. »

Il s’arrêta.

« Vos ordres seront exécutés, monsieur, reprit Mlle Temple.

— Et puis, madame, continua-t-il, la blanchisseuse m’a dit que quelques-unes des petites filles avaient eu deux collerettes dans une semaine ; c’est trop, la règle n’en permet qu’une. 

— Je crois pouvoir expliquer ceci, monsieur. Agnès et Catherine Johnstone avaient été invitées à prendre le thé avec quelques amies à Lowton, et je leur ai permis, pour cette occasion, de mettre des collerettes blanches.

M. Brockelhurst secoua la tête.

« Eh bien ! pour une fois, cela passera ; mais que de semblables faits ne se renouvellent pas trop souvent. Il y a encore une chose qui m’a surpris. En réglant avec la femme de charge, j’ai vu qu’un goûter de pain et de fromage avait été deux fois servi à ces enfants pendant la dernière quinzaine ; d’où cela vient-il ? J’ai regardé sur le règlement, et je n’ai pas vu que le goûter y fût indiqué. Qui a introduit cette innovation, et de quel droit ?

— Je suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple ; le déjeuner était si mal préparé que les élèves n’ont pas pu le manger, et je n’ai pas voulu leur permettre de rester à jeun jusqu’à l’heure du dîner.

— Un instant, madame ! Vous savez qu’en élevant ces jeunes filles, mon but n’est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre patientes et dures à la souffrance, de leur apprendre à se refuser tout à elles-mêmes. S’il leur arrive par hasard un petit accident, tel qu’un repas gâté, on ne doit pas rendre cette leçon inutile en remplaçant un bien-être perdu par un autre plus grand ; pour choyer le corps, vous oubliez le but de cette institution. De tels événements devraient être une cause d’édification pour les élèves ; ce serait là le moment de leur prêcher la force d’âme dans les privations de la vie ; un petit discours serait bon dans de semblables occasions ; là, un maître sage trouverait moyen de rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des martyrs, les exhortations de notre divin Maître lui-même, qui ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de le suivre. On pourrait leur répéter ces mots du Christ : “L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu”. Puis aussi cette consolante sentence : “Heureux ceux qui souffrent la faim et la soif pour l’amour de moi !” Ô madame ! vous mettez dans la bouche de ces enfants du pain et du fromage au lieu d’une soupe brûlée ; je vous le dis, en vérité, vous nourrissez ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuez leur âme immortelle. »

M. Brockelhurst s’arrêta de nouveau, comme s’il eût été suffoqué par ses pensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu’il avait commencé à parler, mais alors elle regardait droit devant elle, et sa figure naturellement pâle comme le marbre en avait aussi pris la froideur et la fixité ; sa bouche était si bien fermée que l’oiseau du sculpteur eût semblé seul capable de l’ouvrir ; peu à peu, son front avait contracté une expression de sévérité immobile.

M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière le dos, il surveillait majestueusement toute l’école. Tout à coup il fit un mouvement comme si son regard eût rencontré quelque objet choquant ; il se retourna, et s’écria plus vivement qu’il ne l’avait encore fait :

« Mademoiselle Temple ! mademoiselle Temple ! quelle est cette enfant avec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout autour de la tête ? »

Il étendit sa canne vers l’objet de son horreur ; sa main tremblait.

« C’est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement.

— Julia Severn, madame ; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les principes de cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du monde ? Ici, dans un établissement évangélique, porter une telle masse de boucles !

— Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit Mlle Temple avec plus de calme encore.

— Naturellement, oui ; mais nous ne nous conformons pas à la nature ; je veux que ces jeunes filles soient les enfants de la grâce ! Et pourquoi cette abondance ? j’ai dit bien des fois que je désirais voir les cheveux modestement aplatis. Mademoiselle Temple, il faut que les cheveux de cette petite soient entièrement coupés. J’enverrai le perruquier demain ; mais j’en vois d’autres qui ont une chevelure beaucoup trop longue et beaucoup trop abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi, ou plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du côté de la muraille. »

Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer un sourire involontaire ; néanmoins elle donna l’ordre, et, quand la première classe eut compris ce qu’on exigeait d’elle, elle obéit. En me penchant sur mon banc, je pus apercevoir les regards et les grimaces avec lesquels elles exécutaient leur manœuvre. Je regrettais que M. Brockelhurst ne pût pas les voir aussi. Il eût peut-être compris alors que, quelques soins qu’il prît pour l’extérieur, l’intérieur échappait toujours à son influence.

Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles vivantes, puis il prononça la sentence. Elle retentit à mes oreilles comme le glas d’un arrêt mortel. 

« Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés »

Mlle Temple voulut faire une observation.

« Madame, dit-il, j’ai à servir un maître dont le royaume n’est pas de ce monde ; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles les désirs de la chair, de leur apprendre à s’habiller modestement et simplement, et non pas à tresser leurs cheveux et à se parer de vêtements somptueux. Eh bien ! chacune des enfants placées devant nous a arrangé ses longs cheveux en nattes que la vanité elle-même semble avoir tressées. Oui, je le répète, tout ceci doit être coupé ; pensez au temps que nous avons déjà perdu. »

Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la chambre. Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre le sermon sur la parure, car elles étaient splendidement vêtues de velours, de soie et de fourrure ; deux d’entre elles, belles jeunes filles de seize à dix-sept ans, portaient des chapeaux de castor ornés de plumes d’autruche, ce qui, à cette époque, était la grande mode. Une quantité de boucles légères et soigneusement peignées sortaient de ces gracieuses coiffures. La plus âgée de ces dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordé d’hermine ; elle portait un faux tour de boucles à la française.

Ces dames, qui n’étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst, furent reçues avec respect par Mlle Temple ; on les conduisit au bout de la chambre à des places d’honneur.

Il paraît qu’elles étaient venues dans la voiture avec M. Brockelhurst, et qu’elles avaient scrupuleusement examiné les chambres de l’étage supérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait ses comptes avec la femme de charge, questionnait la blanchisseuse et forçait la directrice à écouter ses sermons.

Pour le moment, elles adressaient quelques observations et quelques reproches à Mme Smith, qui était chargée de l’entretien du linge et de l’inspection des dortoirs ; mais je n’eus pas le temps de les écouter, mon attention ayant été bientôt détournée par autre chose.

Jusque-là, tout en prêtant l’oreille à la conversation de M. Brockelhurst et de Mlle Temple, je n’avais pas négligé les précautions nécessaires à ma sûreté personnelle. Je pensais que tout irait bien si je pouvais éviter d’être aperçue ; dans ce but, je m’étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisant semblant d’être très occupée de mon addition, je m’étais arrangée de manière à cacher ma figure derrière mon ardoise ; j’aurais sûrement échappé aux regards, si elle n’eût glissé de mes mains et ne fût tombée à terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.

Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces contre ce qui allait arriver.

L’orage ne se fit pas attendre.

« Une enfant sans soin, » dit M. Brockelhurst ; puis il ajouta immédiatement : « Il me semble que c’est la nouvelle élève ; il ne faut pas que j’oublie ce que j’ai à dire sur son compte ; » et il s’écria, il me sembla du moins qu’il parlait très haut : « Faites venir l’enfant qui a brisé son ardoise. »

Seule, je n’aurais pu bouger, j’étais paralysée ; mais deux grandes filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m’aida doucement à venir jusqu’à lui, et murmura à mon oreille :

« Ne soyez pas effrayée, Jeanne ; j’ai vu que c’était un accident, et vous ne serez pas punie. »

Ces bonnes paroles me frappèrent au cœur comme un aiguillon.

« Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite, » pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et M. Brockelhurst alluma mon sang : je n’étais pas une Hélène Burns.

« Avancez cette chaise, » dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège très élevé d’où venait de descendre une monitrice.

On l’apporta.

« Placez-y l’enfant, » continua-t-il.

J’y fus placée, par qui ? c’est ce que je ne puis dire. Je m’aperçus seulement qu’on m’avait hissée à la hauteur du nez de M. Brockelhurst. Des pelisses en soie pourpre, un nuage de plumes argentées s’étendaient et se balançaient au-dessous de mes pieds.

« Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille, mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette petite fille. »

Sans doute elles me voyaient toutes ; leurs regards étaient pour moi comme des miroirs ardents sur ma figure brûlante.

« Vous voyez qu’elle est jeune encore ; son extérieur est celui de l’enfance. Dieu lui a libéralement départi l’enveloppe qu’il accorde à tous. Aucune difformité n’indique en elle un être à part. Qui croirait que l’esprit du mal a déjà trouvé en elle un serviteur et un agent ? Et pourtant, chose triste à dire, c’est la vérité. »

Il s’arrêta ; j’eus le temps de raffermir mes nerfs et de sentir ma rougeur disparaître. L’épreuve ne pouvait plus être évitée ; j’étais décidée à la supporter avec courage.

« Mes chères enfants, continua le ministre, c’est une bien malheureuse et bien triste chose, et il est de mon devoir de vous en avertir : cette petite fille, qui aurait dû être un des agneaux de Dieu, est une réprouvée ; loin de demeurer membre du troupeau fidèle, ce n’est plus qu’une étrangère ; soyez sur vos gardes, défiez-vous de son exemple ; s’il est nécessaire, évitez sa compagnie, éloignez-la de vos jeux, ne l’introduisez pas dans vos conversations. Et vous, maîtresses, ayez les yeux sur tous ses mouvements, pesez ses paroles, examinez ses actes, châtiez son corps afin de sauver son âme, si toutefois la chose est possible ; car cette enfant, ma langue hésite à le dire, cette enfant, née dans un pays chrétien, est pire que les idolâtres qui adressent leurs prières à Brama ou s’agenouillent devant Jagernau ; cette enfant est une menteuse ! »

Il s’arrêta encore une dizaine de minutes, pendant lesquelles, étant en parfaite possession de moi-même, je pus voir sa femme et ses filles tirer des mouchoirs de leurs poches et les porter à leurs yeux. La plus âgée de ces dames inclinait sa tête à droite et à gauche ; quant aux plus jeunes, elles murmuraient sans cesse : « Quelle honte ! »

M. Brockelhurst s’écria pour finir :

« Toutes ces choses, je les ai apprises de sa bienfaitrice, de cette pieuse et charitable dame qui l’a adoptée alors qu’elle était une orpheline, qui l’a élevée avec ses propres filles ; et cette malheureuse enfant a payé sa bonté et sa générosité par une ingratitude si grande, que l’excellente Mme Reed a été forcée de séparer Jeanne de ses enfants, dans la crainte de voir son exemple entacher leur pureté. Elle l’a envoyée ici pour la guérir, comme les Juifs envoyaient leurs malades au lac de Bethséda. Directrice, maîtresses, je vous le demande encore, ne laissez pas les eaux croupir autour d’elle ! »

Après cette sublime conclusion, M. Brockelhurst attacha le dernier bouton de son pardessus et dit quelque chose tout bas à sa famille. Celle-ci se leva, salua Mlle Temple et quitta cérémonieusement la salle d’étude. Arrivé à la porte, mon juge se retourna et dit :

« Laissez-la encore une demi-heure sur cette chaise, et que personne ne lui parle pendant le reste du jour. »

J’étais donc assise là-haut. Moi qui avais déclaré ne jamais pouvoir supporter la honte d’être debout au milieu de la salle, je me trouvais maintenant exposée à tous les regards sur ce piédestal de honte. Aucun langage ne peut exprimer mes sensations ; mais au moment où elles gonflaient ma poitrine, une jeune fille passa à mes côtés ; elle leva les yeux sur moi. Quelle flamme étrange y brillait ! quelle impression extraordinaire me produisit leur lumineux regard ! Je me sentis plus forte ; c’était un héros, un martyr, qui, passant devant une victime ou une esclave, lui communiquait sa force. Je me rendis maîtresse de la haine qui me montait au cœur, je levai la tête et je me tins ferme sur ma chaise.

Hélène Burns fit à Mlle Smith une question sur son travail. Elle fut grondée pour avoir demandé une chose aussi simple, et, en s’en retournant à sa place, elle me sourit de nouveau. Quel sourire ! Je me le rappelle maintenant ; c’était la marque d’une belle intelligence et d’un vrai courage ; il éclaira ses traits accentués, sa figure amaigrie, ses yeux abattus, comme l’aurait fait le regard d’un ange ; et pourtant Hélène Burns portait au bras un écriteau où on lisait ces mots :

 

Enfant désordonnée

 

Une heure auparavant, j’avais entendu Mlle Scatcherd la condamner au pain et à l’eau pour avoir taché un exemple d’écriture en le copiant.

 

Chapitre 8  

Avant que ma demi-heure de pénitence fût écoulée, j’entendis sonner cinq heures. On cessa le travail, et tout le monde se rendit au réfectoire pour prendre le café. Je me hasardai à descendre ; il faisait nuit close ; je me glissai dans un coin et je m’assis sur le parquet. Le charme qui m’avait soutenue jusqu’alors était sur le point de se rompre. La réaction commença, et le chagrin qui s’empara de moi était si accablant que je m’affaissai sans force, la figure tournée vers la terre. Je me mis à pleurer. Hélène Burns n’était pas là. Rien ne venait à mon secours. Laissée seule, je m’abandonnai moi-même, et je versai des larmes abondantes. En arrivant à Lowood, j’étais décidée à être si bonne, à faire tant d’efforts, à me concilier tant d’amis, à obtenir le respect et à mériter l’affection. J’avais déjà fait des progrès visibles ; le matin même on m’avait placée à la tête de ma classe ; Mlle Miller m’avait chaudement complimentée ; Mlle Temple m’avait accordé un sourire approbateur, et s’était engagée à m’enseigner le dessin et à me faire apprendre le français, si mes progrès continuaient pendant deux mois. J’étais aimée de mes compagnes ; celles de mon âge me traitaient en égale ; les grandes ne me tracassaient pas : et maintenant j’allais être jetée à terre de nouveau, être foulée aux pieds sans savoir si je pourrais jamais me relever.

« Non, je ne le pourrai pas, » pensai-je en moi-même, et je me mis à désirer sincèrement la mort.

Comme je murmurais ce souhait au milieu de mes sanglots, quelqu’un s’approcha, je tressaillis ; Hélène Burns était près de moi, la flamme du foyer me l’avait montrée traversant la longue chambre déserte. Elle m’apportait mon pain et mon café.

« Mangez quelque chose, » me dit-elle.

Mais je repoussai ce qu’elle m’avait offert, sentant que, dans la situation où je me trouvais, une goutte de café ou une miette de pain me ferait mal. Hélène me regarda probablement avec surprise ; quels que fussent mes efforts, je ne pouvais pas faire cesser mon agitation, je continuais à pleurer tout haut. Elle s’assit près de moi, tenant ses genoux entre ses bras et y appuyant sa tête ; mais elle demeurait silencieuse comme une Indienne. Je fus la première à parler.

« Hélène, dis-je, pourquoi restez-vous avec une enfant que tout le monde considère comme une menteuse ?

— Tout le monde, Jane ? À peine quatre-vingts personnes vous ont entendu donner ce titre, et le monde en contient des centaines de millions.

— Que m’importent ces millions ? Les quatre-vingts que je connais me méprisent.

— Jane, vous vous trompez ; il est probable que pas une des élèves ne vous méprise ni ne vous hait, et beaucoup vous plaignent, j’en suis sûre.

— Comment peuvent-elles me plaindre, après ce qu’a dit M. Brockelhurst ?

— M. Brockelhurst n’est pas un Dieu ; ce n’est pas un homme en qui l’on ait confiance. Personne ne l’aime ici, car il n’a jamais rien fait pour gagner notre affection. S’il vous eût accordé des faveurs spéciales, vous auriez sans doute trouvé tout autour de vous des ennemies, soit déclarées, soit secrètes. Mais, après tout ce qui s’est passé, presque toutes voudraient vous témoigner de la sympathie, si elles l’osaient. Maîtresses et élèves pourront vous regarder froidement pendant un jour ou deux ; mais des sentiments amis sont cachés dans leurs cœurs et paraîtront bientôt, d’autant qu’ils auront été comprimés pendant quelque temps. Et d’ailleurs, Jane… »

Elle s’arrêta.

« Eh bien, Hélène ? » dis-je en mettant mes mains dans les siennes.

Elle prit doucement mes doigts pour les réchauffer et continua : « Si le monde entier vous haïssait et vous croyait coupable, mais que votre conscience vous approuvât, et qu’en interrogeant votre cœur il vous parût pur de toute faute, Jeanne, vous ne seriez pas sans amie.

— Je le sais, mais ce n’est point assez pour moi. Si les autres ne m’aiment pas, je préfère mourir plutôt que de vivre ainsi ; je ne puis pas accepter d’être seule et détestée. Hélène, voyez, pour obtenir une véritable affection de vous, de Mlle Temple et de tous ceux que j’aime sincèrement, je consentirais à avoir le bras brisé, à être roulée à terre par un taureau, ou à me tenir debout derrière un cheval furieux qui m’enverrait son sabot dans la poitrine.

— Silence, Jane ! Vous placez trop haut l’amour des hommes ; vous êtes trop impressionnable, trop ardente. La main souveraine qui a créé votre corps et y a envoyé le souffle de vie, a placé pour vous des ressources en dehors de vous-même et des créatures faibles comme vous. Au delà de cette terre il y a un royaume invisible ; au-dessus de ce monde, habité par les hommes, il y en a un habité par les esprits, et ce monde rayonne autour de nous, il est partout ; et ces esprits veillent sur nous, car ils ont mission de nous garder ; et si nous mourons dans la souffrance et dans la honte, si nous avons été accablés par le mépris, abattus par la haine, les anges voient notre torture et nous reconnaissent innocents, si toutefois nous le sommes ; et je sais que vous êtes innocente de ces fautes dont M. Brockelhurst vous a lâchement accusée, d’après ce qui lui avait été dit par Mme Reed ; car j’ai reconnu une nature sincère dans vos yeux ardents et sur votre front pur. Dieu, qui attend la séparation de notre chair et de notre esprit, nous couronnera après la mort ; il nous accordera une pleine récompense. Pourquoi nous laisserions-nous abattre par le malheur, puisque la vie est si courte, et que la mort est le commencement certain de la gloire et du bonheur ? »

J’étais silencieuse, Hélène m’avait calmée ; mais dans cette tranquillité qu’elle m’avait communiquée, il y avait un mélange d’inexprimable tristesse ; j’éprouvais une impression douloureuse à mesure qu’elle parlait, mais je ne pouvais dire d’où cela venait. Quand elle eut fini de parler, sa respiration devint plus rapide, et une petite toux sèche sortit de sa poitrine. J’oubliai alors pour un moment mes chagrins, et je me laissai aller à une vague inquiétude. Inclinant ma tête sur l’épaule d’Hélène, je passai mon bras autour de sa taille ; elle m’approcha d’elle, et nous restâmes ainsi en silence.

Une autre personne entra dans la salle ; le vent, qui avait écarté quelques nuages épais, avait laissé la lune à découvert, et ses rayons, en frappant directement sur une fenêtre voisine, nous éclairèrent en plein, ainsi que la personne qui s’avançait. C’était Mlle Temple.

« Je venais vous chercher, Jane, dit-elle ; j’ai à vous parler dans ma chambre, et, puisque Hélène est avec vous, elle peut venir aussi. »

Nous nous levâmes pour suivre la directrice ; il nous fallut traverser plusieurs passages et monter un escalier avant d’arriver à son appartement.

Il me parut gai ; il était éclairé par un bon feu. Mlle Temple dit à Hélène de s’asseoir dans un petit fauteuil d’un côté du foyer, et en ayant pris un autre elle-même, elle m’engagea à me placer à ses côtés.

« Êtes-vous consolée ? me demanda-t-elle, en me regardant en face ; avez-vous assez pleuré vos chagrins ?

— Je crains de ne jamais pouvoir me consoler.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai été accusée injustement ; parce que tout le monde, et vous-même, madame, vous me croyez bien coupable.

— Nous croirons ce que nous verrons, et nous formerons notre opinion d’après vos actes, mon enfant. Continuez à être bonne, et vous me contenterez.

— Est-ce bien vrai, mademoiselle Temple ?

— Oui, me répondit-elle en passant son bras autour de moi Et maintenant dites-moi quelle est cette dame que M. Brockelhurst appelle votre bienfaitrice.

— C’est Mme Reed, la femme de mon oncle ; mon oncle est mort et m’a laissée à ses soins.

— Elle ne vous a donc pas librement adoptée ?

— Non, Mme Reed en était fâchée ; mais mon oncle, à ce que m’ont souvent répété les domestiques, lui avait fait promettre en mourant de me garder toujours près d’elle.

— Eh bien, Jane, vous savez, ou, si vous ne le savez pas, je vous apprendrai que lorsqu’un criminel est accusé, on lui permet toujours de prendre la parole pour sa défense. Vous avez été chargée d’une faute qui n’est pas la vôtre ; défendez-vous aussi bien que vous le pourrez ; dites tout ce que vous offrira votre mémoire ; mais n’ajoutez rien, n’exagérez rien. »

Je résolus, au fond de mon cœur, d’être modérée et exacte : et, après avoir réfléchi quelques minutes pour mettre de l’ordre dans ce que j’avais à dire, je me mis à raconter toute l’histoire de ma triste enfance.

J’étais épuisée par l’émotion ; aussi mes paroles furent-elles plus douces qu’elles ne l’étaient d’ordinaire lorsque j’abordais ce sujet douloureux. Me rappelant ce qu’Hélène m’avait dit sur l’indulgence, je mis dans mon récit bien moins de fiel que je n’en mettais d’habitude ; raconté ainsi, il était plus vraisemblable, et, à mesure que j’avançais, je sentais que Mlle Temple me croyait entièrement.

Dans le courant de mon récit, j’avais parlé de M. Loyd comme étant venu me voir après mon accès, car je n’avais point oublié le terrible épisode de la chambre rouge. J’avais même craint qu’en le racontant, mon irritation ne me fît dépasser en quelque sorte les justes limites. Rien ne pouvait, en effet, adoucir en moi le souvenir de cette douloureuse agonie qui s’était alors emparée de mon cœur, et je me rappelais toujours comment Mme Reed avait dédaigné mes instantes supplications, et m’avait enfermée pour la seconde fois dans cette sombre chambre, que je croyais hantée par un esprit.

J’avais achevé ; Mlle Temple me regarda en silence pendant quelques minutes ; puis elle me dit :

« Je connais M. Loyd, je lui écrirai ; si sa réponse s’accorde avec ce que vous avez dit, vous serez publiquement déchargée de toute accusation ; pour moi, Jane, dès à présent je vous considère comme innocente. »

Elle m’embrassa et me garda près d’elle. J’en fus heureuse, car je prenais un plaisir d’enfant à contempler sa figure, ses vêtements, ses bijoux, son front pur, ses cheveux brillants, ses yeux noirs qui rayonnaient. Se tournant alors vers Hélène, elle lui dit :

« Comment êtes-vous ce soir, Hélène ? avez-vous beaucoup toussé aujourd’hui ?

— Pas tout à fait autant que de coutume, je crois, madame.

— Et comment vont vos douleurs de poitrine ?

— Un peu mieux. »

Mlle Temple se leva, prit la main d’Hélène, et tâta son pouls ; puis elle retourna à sa place, et je l’entendis soupirer. Elle demeura pensive pendant quelques minutes ; mais, sortant tout à coup de sa réflexion, elle nous dit gaiement :

« Vous êtes mes hôtes ce soir, et je veux vous traiter comme tels. »

En disant ces mots, elle sonna.

« Barbara, dit-elle à la servante qui entra, je n’ai pas encore eu mon thé ; apportez le plateau et donnez des tasses pour ces deux jeunes filles. »

Le plateau fut apporté. Combien mes yeux furent charmés par ces tasses de porcelaine, et cette théière, placée sur une petite table ronde près du feu ! Combien me semblèrent délicieux le parfum du thé et l’odeur des tartines, dont à mon grand désappointement, car la faim commençait à se faire sentir, je n’aperçus qu’une très petite quantité. Mlle Temple en fit aussi la remarque.

« Barbara, dit-elle, ne pourriez-vous pas nous apporter un peu plus de pain et de beurre ? il n’y en pas assez pour trois. »

La servante sortit et revint bientôt.

« Mademoiselle, dit-elle. Mme Harden dit qu’elle a envoyé la quantité ordinaire. »

Mme Harden était la femme de charge ; elle était taillée sur le même modèle que M. Brockelhurst ; elle semblait faite de la même chair et des mêmes os.

« Oh ! très bien, répondit Mlle Temple ; nous nous en passerons alors. »

Au moment où la servante s’en allait, elle ajouta en souriant :

« Heureusement que, pour cette fois, j’ai de quoi suppléer à ce qui manque. »

Ella invita Hélène et moi à nous approcher de la table, et plaça devant chacune de nous une tasse de thé et une délicieuse mais petite tartine de beurre ; puis elle se leva, ouvrit un tiroir et en tira un paquet enveloppé de papier : un pain d’épice d’une majestueuse grandeur s’offrit à nos regards.

« J’aurais voulu vous en donner à chacune un morceau pour l’emporter, dit-elle ; mais, puisque nous n’avons pas assez de pain et de beurre, il faudra bien le manger maintenant. »

Et sa main généreuse nous en coupa de grosses tranches.

Ce soir-là, il nous sembla que nous étions nourries de nectar et d’ambroisie. Le sourire de satisfaction avec lequel Mlle Temple nous regardait pendant que nous apaisions nos appétits voraces sur le mets délicat qu’elle nous avait libéralement réparti, ne fut pas la moindre de nos joies.

Le thé achevé et le plateau enlevé, elle nous rappela près du feu ; chacune de nous fut placée à ses côtés, et une conversation s’engagea entre elle et Hélène. Ce n’était pas un petit privilège que d’être admise à l’entendre.

Mlle Temple avait toujours quelque chose de serein dans son apparence, de noble dans son maintien. On trouvait dans son langage cette exactitude épurée qui prévient l’exagération ou la passion. Ceux qui la regardaient ou l’écoutaient, éprouvaient non seulement un vif plaisir, mais aussi un profond respect.

Ce fut ce qui m’arriva. Quant à Hélène, elle me frappa d’admiration.

Le repas confortable, le foyer réjouissant, la présence et la bonté de son institutrice aimée, ou plutôt quelque chose qui se passa dans cette âme privilégiée, réveilla toutes les puissances de son être ; elles s’allumèrent et commencèrent par animer d’une teinte brillante ses joues, qui jusque-là avaient toujours été pâles et privées de sang ; puis elles vinrent éclairer ses yeux, leur donner un doux rayonnement, et ils acquirent tout à coup une beauté plus originale que celle de Mlle Temple, une beauté qui n’était produite ni par une riche couleur ni par de longs cils ou des sourcils bien dessinés, mais par la force de la pensée et la splendeur de l’âme. Cette âme était là sur ses lèvres, et les paroles coulaient de je ne sais quelle source mystérieuse.

Une jeune fille de quatorze ans a-t-elle un cœur assez grand, assez vigoureux pour renfermer la source sans cesse agitée d’une éloquence pure, pleine et fervente ? tel fut le sujet de la conversation d’Hélène pendant toute cette soirée, dont je ne perdrai jamais le souvenir ; son esprit semblait vouloir vivre autant dans un court espace que les autres durant une longue existence.

Mlle Temple et Hélène parlèrent de choses qui m’étaient étrangères, des peuples et des temps passés, des contrées éloignées, des secrets de la nature découverts ou devinés. Elles parlèrent de différents livres ; combien elles en avaient lu ! que de connaissances elles possédaient ! les noms des auteurs français leur semblaient familiers. Mais mon étonnement fut au comble, quand Mlle Temple demanda à Hélène si elle trouvait quelquefois un moment pour repasser le latin que son père lui avait enseigné, et, prenant un livre dans sa bibliothèque, elle lui dit de lire et de traduire une page de Virgile.

Hélène obéit, et mon admiration croissait à chaque ligne. Au moment où elle finissait, la cloche annonça qu’il était temps de se coucher. Nous ne pouvions donc plus rester. Mlle Temple nous embrassa, et nous pressant sur son cœur, elle nous dit :

« Dieu vous bénisse, mes enfants ! » 

Elle retint Hélène pressée contre elle un peu plus longtemps que moi. Elle la laissa partir plus difficilement ; ce fut Hélène que son œil suivit ; ce fut pour elle qu’elle soupira tristement une seconde fois, et qu’elle essuya une larme.

En atteignant le dortoir, nous entendîmes la voix de Mlle Scatcherd ; elle examinait les tiroirs, elle était justement à celui d’Hélène Burns, et, en entrant, celle-ci fut vivement réprimandée. On lui déclara que le lendemain on lui attacherait à l’épaule une demi-douzaine d’objets dépliés.

« Il est bien vrai que mes tiroirs étaient dans un désordre honteux, me dit tout bas Hélène ; j’avais l’intention de les ranger, et je l’ai oublié. »

Le lendemain, Mlle Scatcherd écrivit en gros caractères, sur un morceau de carton, ce mot :

 

Désordonnée

 

puis elle l’attacha sur le front d’Hélène, sur ce front bon, élevé, doux, intelligent.

Jusqu’au soir, la jeune fille supporta son châtiment avec patience et sans avoir un seul instant conçu de ressentiment ; car elle le considérait comme une punition méritée.

Au moment où Mlle Scatcherd s’en alla, après la classe du soir, je courus à Hélène. Je lui arrachai du front ce papier, et je le jetai au feu.

Cette rage, dont Hélène était incapable, avait dévoré mon âme pendant tout le jour, et des larmes brûlantes avaient coulé le long de mes joues. La vue de cette triste résignation m’avait mis au cœur une souffrance intolérable.

Une semaine environ après ce que je viens de raconter, Mlle Temple, qui avait écrit à M. Loyd, recevait une réponse ; il paraît que son récit s’accordait avec le mien. Mlle Temple ayant donc rassemblé toute l’école, déclara qu’elle avait pris des informations sur les fautes dont Jane Eyre avait été accusée par M. Brockelhurst, et qu’elle se trouvait heureuse de la déclarer innocente ; les maîtresses me donnèrent des poignées de main et m’embrassèrent ; un murmure de plaisir se fit entendre parmi mes compagnes.

Délivrée d’un poids aussi accablant, je pris dès lors la résolution de me mettre à l’œuvre, et de me frayer un chemin au milieu de toutes les difficultés.

Je travaillai courageusement, et mes succès furent proportionnés à mes efforts : ma mémoire, qui n’était pas naturellement très bonne, s’améliora par la pratique ; l’exercice aiguisa mon esprit ; au bout de quelques semaines, je fus placée dans une classe supérieure, et je n’étais pas à Lowood depuis deux mois, lorsqu’on me permit de commencer le français et le dessin. Le même jour, j’appris les deux premiers temps du verbe Être, et je dessinai ma première ferme, dont, par parenthèse, les murs étaient encore plus inclinés que ceux de la fameuse tour penchée à Pise.

Ce soir-là, en allant me coucher, j’oubliai de me servir en imagination le souper de pommes de terre toutes chaudes, de pain blanc et de lait nouvellement tiré, comme j’avais l’habitude de le faire pour apaiser mon estomac affamé. Je me contentai, pour tout repas, de regarder mille gravures idéales qui se présentaient à mes yeux dans l’obscurité. Je me figurais qu’elles étaient toutes mon ouvrage. Je voyais des maisons, des arbres, des rochers et des ruines pittoresques, des groupes de châteaux, de belles peintures représentant des papillons qui voltigeaient sur des roses en boutons, des oiseaux becquetant les cerises mûres, ou bien un nid de petits rouges-gorges, recouvert par des branches de lierre. Je pensais aussi au jour où je serais capable de traduire couramment un certain petit livre français que Mme Pierrot m’avait montré. Je m’endormis avant d’avoir résolu ce problème d’une manière satisfaisante.

Salomon a bien raison de dire : « Mieux vaut un dîner d’herbe et l’amour, qu’un bœuf à l’écurie et la haine. »

Je n’aurais pas changé Lowood et toutes ses privations pour Gateshead et son luxe.

 

 

Chapitre 9  

Les privations, ou plutôt les souffrances que nous avions endurées jusque-là, diminuaient ; le printemps allait revenir, il était presque arrivé ; les gelées avaient cessé ; les neiges étaient fondues ; les vents froids soufflaient moins fort ; mes pauvres pieds, que l’air glacial de janvier avait meurtris et enflés au point de gêner ma marche, commençaient à guérir sous l’influence des brises d’avril. Les nuits et les matinées, renonçant à une température digne du Canada, ne glaçaient plus le sang dans nos veines. Les récréations passées dans le jardin devenaient supportables ; quelquefois même, lorsque le soleil brillait, elles étaient douces et agréables. La verdure perçait sur ces massifs sombres qui, s’égayant chaque jour, faisaient croire que l’espérance les traversait la nuit et laissait chaque matin des traces plus brillantes de son passage. Les fleurs commençaient à se mélanger aux feuilles ; on voyait boutonner les violiers d’hiver, les crocus, les oreilles d’ours couleur de pourpre, et les pensées aux yeux dorés. Les jeudis, comme nous avions demi-congé, nous allions nous promener, et nous trouvions des fleurs encore plus belles, écloses sous les haies vives.

Je m’aperçus aussi, à mon grand contentement, que le hasard nous avait réservé une jouissance qui n’était limitée que par l’horizon.

Au delà de ces hautes murailles surmontées de pointes de fer qui gardaient notre demeure, s’étendait un plateau riche en verdure et en ombrages, et qu’encadrait une chaîne de sommets élevés ; au milieu coulait un ruisseau où se disputaient les pierres noires et les remous étincelants. Combien cet aspect m’avait paru différent sous un ciel d’hiver, alors que tout était roidi par la gelée ou enseveli sous la neige, alors que des brouillards aussi froids que la mort et poussés par des vents d’est venaient errer au-dessus de ces sommets empourprés, puis se glissaient le long des chênes verts pour se réunir enfin aux brumes glacées qui se balançaient au-dessus du ruisseau !

Ce ruisseau lui-même était dans cette saison un torrent bourbeux et sans frein ; il séparait le bois en deux parties, et faisait entendre un grondement furieux à travers l’atmosphère souvent épaissie par une pluie violente ou par des tourbillons de grêle ; quant à la forêt, pendant l’hiver son contour n’offrait aux regards qu’une rangée de squelettes.

Le mois d’avril touchait à sa fin, et mai approchait brillant et serein. Chaque jour c’était un ciel bleu, de doux rayons de soleil, des brises légères qu’envoyaient l’occident et le nord. La végétation poussait avec force ; tout verdissait, tout était couvert de fleurs. La nature rendait la vie et la majesté aux chênes, aux hêtres, aux ormeaux ; les arbres et les plantes venaient envahir chaque recoin ; les fossés étaient remplis de mousses variées, et une pluie de primevères, égayait le sol ; je voyais leur pâle éclat répandre une douce lueur sur les lieux ombragés.

Je sentais pleinement toutes ces choses ; j’en jouissais souvent et librement, mais presque toujours seule. J’avais donc enfin une raison pour désirer cette liberté toute nouvelle pour moi, et que je devais obtenir par mes efforts. 

N’ai-je pas fait de Lowood une belle habitation, quand je l’ai dépeinte entourée de bois et de montagnes et placée sur le bord d’une rivière ? Sans doute le site était beau ; mais était-il sain ? C’est là une autre question.

La vallée boisée où était situé Lowood était le berceau de ces brouillards qui engendrent les épidémies ; avec le printemps les brumes revinrent, s’introduisirent dans l’asile des orphelines, et leur haleine répandit le typhus dans les dortoirs et dans les salles d’étude. Aussi avant le commencement de mai l’école fut-elle transformée en hôpital.

Une mauvaise nourriture et des refroidissements négligés avaient disposé une partie des élèves à subir la contagion. Quarante-cinq sur quatre-vingts furent frappées en même temps. On interrompit les classes ; la discipline cessa d’être observée. Celles des élèves qui continuaient à se bien porter obtinrent une liberté entière, parce que le médecin insistait sur la nécessité d’un exercice fréquent, et que d’ailleurs personne n’avait le temps de nous surveiller. Mlle Temple était entièrement absorbée par les malades ; elle passait ses jours à l’infirmerie et ne la quittait que pour prendre quelques heures de repos ; les maîtresses employaient tout leur temps à emballer et à faire les préparatifs de départ pour les élèves privilégiées qui avaient des parents ou des amis disposés à leur faire quitter ce centre de contagion. Plusieurs déjà atteintes n’étaient arrivées chez elles que pour mourir ; d’autres rendirent le dernier soupir à Lowood, et furent enterrées rapidement et en silence, la nature de l’épidémie rendant tout délai dangereux.

La maladie semblait avoir établi sa demeure à Lowood, et la mort y répétait ses visites assidues. Des chambres et des couloirs sortaient des émanations semblables à celles d’un hôpital. On s’efforçait en vain de combattre la contagion par des remèdes.

Cependant le joyeux mois de mai brillait sans nuages au-dessus de ces montagnes à l’aspect pittoresque et de ce beau pays tout couvert de bois. Les jardins étaient resplendissants de fleurs, les buissons de houx avaient atteint la hauteur des arbres, les lis étaient éclos, et les roses venaient de s’épanouir ; les plates-bandes de nos petits massifs étaient égayées par le trèfle rose et la marguerite double ; matin et soir l’églantier odoriférant répandait son parfum semblable à celui des épices et de la pomme.

Mais tous ces trésors s’étalaient en vain pour la plupart des jeunes filles de Lowood ; quelquefois seulement on venait cueillir un petit bouquet d’herbes et de fleurs destinées à orner un cercueil.

Quant à moi et à toutes celles dont la santé s’était maintenue, nous jouissions pleinement des beautés du lieu et de la saison. Depuis le matin jusqu’au soir on nous laissait courir dans les bois comme des bohémiennes ; nous agissions à notre fantaisie, nous allions où nous poussait le caprice ; puis notre régime était meilleur que jadis. M. Brockelhurst et sa famille n’approchaient plus de Lowood, toute inspection avait cessé ; effrayée de l’épidémie, l’avare femme de charge était partie. Celle qui la remplaçait avait été employée au Dispensaire de Lowton, et, ne connaissant pas les habitudes de sa nouvelle place, elle distribuait les aliments avec plus de libéralité. Il y avait d’ailleurs moins de monde à nourrir ; les malades mangeaient peu, de sorte que nos plats se trouvaient plus copieux.

Lorsqu’on n’avait pas le temps de préparer le dîner, ce qui arrivait souvent, on nous donnait un gros morceau de pâté froid ou une épaisse tartine de pain et de fromage ; nous emportions alors notre repas dans les bois, où nous choisissions l’endroit qui nous plaisait le mieux, et nous dînions somptueusement sur l’herbe.

Ma place favorite était une pierre large et unie qui dominait le ruisseau ; on ne pouvait y arriver qu’en traversant l’eau, trajet que je faisais toujours nu-pieds. Cette pierre était juste assez large pour qu’on pût commodément s’y asseoir à deux ; je m’y rendais avec une autre enfant.

À cette époque, ma compagne favorite était Marianne Wilson, petite personne fine et observatrice, dont la compagnie me plaisait, tant à cause de son esprit et de son originalité, qu’à cause de ses manières qui me mettaient à l’aise. Plus âgée que moi de quelques années, elle connaissait mieux le monde, et pouvait me raconter les choses que j’aimais à entendre. Près d’elle ma curiosité était satisfaite ; elle était indulgente pour tous mes défauts, et ne cherchait jamais à mettre un frein à mes paroles. Elle avait un penchant pour le récit, moi pour l’analyse ; elle aimait à donner des détails, moi à en demander ; nous nous convenions donc très bien, et nous tirions de nos conversations mutuelles sinon beaucoup d’utilité, du moins beaucoup de plaisir.

Mais, pendant ce temps, que devenait Hélène Burns ? Pourquoi ne pouvais-je pas passer avec elle ces douces journées de liberté ? L’avais-je oubliée ? ou étais-je assez indigne d’elle pour m’être fatiguée de sa noble intimité ? Certes Marianne Wilson était inférieure à ma première amie : elle pouvait me raconter des histoires amusantes, contenter ma curiosité par des commérages piquants que je désirais savoir ; mais le propre d’Hélène était de donner à ceux qui avaient le bonheur de causer avec elle l’aspiration vers les choses élevées.

Lecteurs, je savais et je sentais tout cela, et, quoique j’aie bien des défauts et peu de qualités pour les racheter, je ne me suis pourtant jamais fatiguée d’Hélène ; je n’ai jamais cessé d’avoir pour elle un attachement fort, tendre et respectueux, autant que le pouvait mon cœur.

Et comment en eût-il été autrement, quand Hélène en tout temps, dans toutes circonstances, m’avait montré une amitié calme et fidèle, que la mauvaise humeur n’avait jamais ternie, que l’irritation n’avait jamais troublée ? Mais Hélène était malade ; depuis quelques semaines on l’avait séparée de nous, et je ne savais point dans quelle chambre elle avait été transportée.

Elle n’habitait pas dans l’infirmerie avec les élèves malades de l’épidémie ; car elle n’était point attaquée du typhus, mais d’une maladie de poitrine, et dans mon ignorance je regardais cette maladie comme une souffrance douce et lente que le temps et les soins devaient sûrement faire disparaître.

Je fus confirmée dans cette idée en la voyant descendre deux ou trois fois par des journées très chaudes. Elle était conduite au jardin par Mlle Temple, mais on ne me permettait pas d’aller lui parler ; je ne pouvais la voir qu’à travers la fenêtre de la salle d’étude, et encore très vaguement, car elle était enveloppée d’un châle, et elle allait se placer à distance sous la galerie.

Un soir, au commencement de juin, j’étais restée très tard dans les bois avec Marianne ; comme de coutume, après nous être séparées des autres, nous nous étions mises à errer au loin, mais si loin, cette fois, que nous nous étions perdues, et que nous avions été obligées de demander notre chemin à un homme et à une femme qui faisaient paître dans la forêt un troupeau de porcs à demi sauvages.

Lorsque nous arrivâmes, la lune était levée ; un cheval que nous reconnûmes pour être celui du médecin était attaché à la porte du jardin ; Marianne me fit observer qu’il devait y avoir quelqu’un de très malade pour qu’on fût allé chercher M. Bates à une pareille heure, et elle retourna à la maison.

Moi, je restai encore quelques minutes pour planter dans mon jardin une poignée de racines que je rapportais de la forêt et que je craignais de voir se faner en les laissant hors de terre jusqu’au lendemain.

Ce travail achevé, je ne rentrai pas encore ; la rosée donnait un doux parfum aux fleurs, la soirée était sereine et chaude ; l’orient empourpré promettait un beau lendemain ; à l’occident la lune se levait majestueuse ; je remarquais toutes ces choses, et j’en jouissais comme un enfant peut en jouir. Mon esprit s’arrêta sur une pensée qui jusqu’alors ne l’avait jamais préoccupé.

« Combien il est pénible, me dis-je, d’être étendue maintenant sur un lit de douleur, et de se trouver en danger de mort ! Ce monde est beau, et il est triste d’en être arraché pour aller… qui sait où ? »

Alors mon intelligence fit son premier effort sérieux pour comprendre ce qui lui avait été enseigné sur le ciel et sur l’enfer, et pour la première fois elle recula effrayée ; et pour la première fois, regardant en avant et en arrière, elle se vit entourée d’un abîme sans fond : elle ne sentait et ne comprenait qu’une chose, le présent ; le reste n’était qu’un nuage informe, un gouffre vide, et elle tressaillait à l’idée de se trouver plongée au milieu de ce chaos.

J’étais abîmée dans ces réflexions, lorsque j’entendis ouvrir la grande porte ; M. Bates sortit avec la garde-malade.

Lorsque celle-ci se fut assurée que le médecin était monté sur son cheval et reparti, elle se prépara à fermer la porte, mais je courus vers elle.

« Comment va Hélène Burns ? demandai-je.

— Très mal, répondit-elle.

— Est-ce elle que M. Bates est venu voir ?

— Oui.

— Et que dit-il ?

— Il dit qu’elle ne restera plus longtemps ici. »

Si j’avais entendu cette même phrase la veille, j’aurais cru qu’Hélène allait retourner dans le Northumberland, chez son père, et je n’aurais pas supposé une mort prochaine ; mais ce jour-là je compris tout de suite. Je vis clairement qu’Hélène comptait ses derniers jours, qu’elle allait quitter ce monde pour être transportée dans la région des esprits, si toutefois cette région existe. Mon premier sentiment fut l’effroi ; ensuite mon cœur fut serré par une violente douleur ; enfin j’éprouvai le désir, le besoin de la voir ; je demandai dans quelle chambre elle était.

« Elle est dans la chambre de Mlle Temple, me dit la garde. 

— Puis-je monter lui parler ?

— Oh non, enfant, cela n’est pas probable ; et puis il est temps de rentrer. Vous prendrez la fièvre si vous restez dehors quand la rosée tombe. »

La garde ferma, et je rentrai par une porte latérale qui conduisait à la salle d’étude. Il était juste temps. Neuf heures venaient de sonner, et Mlle Miller appelait les élèves pour se coucher.

Deux heures se passèrent ; il devait être à peu près onze heures ; je n’avais pu m’endormir. Jugeant d’après le silence complet du dortoir que toutes mes compagnes étaient plongées dans un profond sommeil, je me levai, je passai ma robe et je sortis nu-pieds de l’appartement. Je me mis à chercher la chambre de Mlle Temple ; elle était à l’autre bout de la maison ; je connaissais le chemin, et la lumière de la lune entrant par les fenêtres me le fit trouver sans peine.

Une odeur de camphre et de vinaigre brûlé m’avertit que je me trouvais près de l’infirmerie ; je passai rapidement, dans la crainte d’être entendue par la garde qui veillait toute la nuit : j’avais peur d’être aperçue et renvoyée dans mon lit, car il fallait que je visse Hélène ; j’étais décidée à la serrer dans mes bras avant sa mort, à lui donner un dernier baiser, à échanger avec elle une dernière parole.

Après avoir descendu un escalier, traversé une portion de la maison et réussi à ouvrir deux portes sans être entendue, j’atteignis un autre escalier ; je le montai. Juste en face de moi se trouvait la chambre de Mlle Temple.

On voyait briller la lumière par le trou de la serrure et sous la porte ; tout y était silencieux. En m’approchant je m’aperçus que la porte était entr’ouverte, probablement pour permettre à l’air du dehors d’entrer dans ce refuge de la maladie.

Impatiente et peu disposée à l’hésitation, car une douloureuse angoisse s’était emparée de mon âme et de mes sens, je poussai la porte et je regardai dans la chambre ; mes yeux cherchaient Hélène, et craignaient de trouver la mort.

Près de la couche de Mlle Temple et à moitié recouvert par ses rideaux blancs se trouvait un petit lit ; je vis la forme d’un corps se dessiner sous les couvertures ; mais la figure était cachée par les rideaux. La garde à laquelle j’avais parlé dans le jardin s’était endormie sur un fauteuil ; une chandelle qu’on avait oubliée de moucher brûlait sur la table.

Mlle Temple n’y était pas ; je sus plus tard qu’elle avait été appelée près d’une jeune fille à l’agonie.

Je fis quelques pas et je m’arrêtai devant le lit : ma main était posée sur le rideau ; mais je préférais parler avant de le tirer, car j’avais peur de ne trouver qu’un cadavre.

« Hélène, murmurai-je doucement, êtes-vous éveillée ? »

Elle se souleva, écarta le rideau, et je vis sa figure pâle, amaigrie, mais parfaitement calme. Elle me parut si peu changée que mes craintes cessèrent immédiatement.

« Est-ce bien vous, Jane ? me demanda-t-elle de sa douce voix.

— Oh ! pensai-je, elle ne va pas mourir ; ils se trompent : car, s’il en était ainsi, sa parole et son regard ne seraient pas aussi calmes. »

Je m’avançai vers son petit lit, et l’embrassai. Son front, ses joues, ses mains, tout son corps enfin était froid ; mais elle souriait comme jadis.

« Pourquoi êtes-vous venue ici, Jane ? il est onze heures passées ; je les ai entendues sonner il y a quelques instants.

— J’étais venue vous voir, Hélène ; on m’avait dit que vous étiez très malade, je n’ai pas pu m’endormir avant de vous avoir parlé.

— Vous venez alors pour me dire adieu ; vous arrivez bien à temps.

— Allez-vous quelque part, Hélène ? retournez-vous dans votre demeure ?

— Oui, dans ma dernière, dans mon éternelle demeure.

— Oh non, Hélène ! »

Je m’arrêtai émue. Pendant que je cherchais à dévorer mes larmes, Hélène fut prise d’un accès de toux, et pourtant la garde ne s’éveilla pas. L’accès fini, Hélène resta quelques minutes épuisée ; puis elle murmura :

« Jane, vos petits pieds sont nus ; venez coucher avec moi, et cachez-vous sous ma couverture. »

J’obéis ; elle passa son bras autour de moi et m’attira tout près d’elle. Après un long silence elle me dit, toujours très bas :

« Je suis très heureuse, Jane. Quand on vous dira que je suis morte, croyez-le et ne vous affligez pas ; il n’y a là rien de triste : nous devons tous mourir un jour, et la maladie qui m’enlève à la terre n’est point douloureuse, elle est douce et lente ; mon esprit est en repos ; personne ici-bas ne me regrettera beaucoup. Je n’ai que mon père ; il s’est remarié dernièrement, et ma mort ne sera pas un grand vide pour lui. En mourant jeune, j’échappe à de grandes souffrances ; je n’ai pas les qualités et les talents nécessaires pour me frayer aisément une route dans le monde, et j’aurais failli sans cesse. 

— Mais où allez-vous, Hélène ? Pouvez-vous le voir ? le savez-vous ?

— J’ai la foi, et je crois que je vais vers Dieu.

— Où est Dieu ? Qu’est-ce que Dieu ?

— Mon créateur et le vôtre ; il ne détruira jamais son œuvre ; j’ai foi en son pouvoir et je me confie en sa bonté ; je compte les heures jusqu’au moment solennel qui me rendra à lui et qui le révélera à moi.

— Alors, Hélène, vous êtes sûre que le ciel existe réellement, et que nos âmes peuvent y arriver après la mort ?

— Oui, Jane, je suis sûre qu’il y a une vie à venir ; je crois que Dieu est bon et que je puis en toute confiance m’abandonner à lui pour ma part d’immortalité. Dieu est mon père, Dieu est mon ami ; je l’aime et je crois qu’il m’aime.

— Hélène, vous reverrai-je de nouveau après ma mort ?

— Oui, vous viendrez vers cette même région de bonheur ; vous serez reçue par cette même famille toute-puissante et universelle, n’en doutez pas, chère Jane ! »

Je me demandai quelle était cette région, si elle existait ; mais je ne fis pas part de mes doutes à Hélène. Je pressai mon bras plus fortement contre elle ; elle m’était plus chère que jamais ; il me semblait que je ne pouvais pas la laisser partir, et je cachai ma figure contre son cou. Alors elle me dit de l’accent le plus doux :

« Je me sens mieux ; mais ce dernier accès de toux m’a un peu fatiguée et j’ai besoin de dormir. Ne m’abandonnez pas, Jane, j’aime à vous sentir près de moi.

— Je resterai avec vous, chère Hélène, et personne ne pourra m’arracher d’ici.

— Avez-vous chaud, ma chère ?

— Oui.

— Bonsoir, Jane.

— Bonsoir, Hélène. »

Elle m’embrassa, je l’embrassai, et toutes deux nous nous endormîmes.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Je fus tirée de mon sommeil par un mouvement inaccoutumé ; je regardai autour de moi, j’étais dans les bras de quelqu’un, la garde me portait ; elle traversa le passage pour me ramener au dortoir. Je ne fus pas réprimandée pour avoir quitté mon lit, on était occupé de bien autre chose ; on me refusa les détails que je demandais ; quelques jours après j’appris que Mlle Temple, en rentrant dans la chambre, m’avait trouvée couchée dans le petit lit, ma figure appuyée sur l’épaule d’Hélène, mon bras passé autour de son cou. J’étais endormie ; Hélène Burns était morte.

Son corps fut déposé dans le cimetière de Brocklebridge. Pendant quinze ans, il ne fut recouvert que d’un monticule de gazon ; mais maintenant un marbre gris indique la place où elle repose.

On y lit son nom et ce seul mot :

resurgam.

 

 

Chapitre 10  

Jusqu’ici j’ai raconté avec détail les événements de mon existence peu variée ; pour les premiers jours de ma vie il m’a fallu presque autant de chapitres que d’années ; mais je n’ai pas l’intention de faire une biographie exacte, et je ne me suis engagée à interroger ma mémoire que sur les points où ses réponses peuvent être intéressantes ; je passerai donc huit années sous silence ; quelques lignes seulement seront nécessaires pour comprendre ce qui va avoir lieu.

Quand le typhus eut achevé sa tâche de destruction, il quitta petit à petit Lowood ; mais sa violence et le nombre des victimes avaient attiré l’attention publique sur l’école ; on fit des recherches pour connaître l’origine du fléau ; les détails qui furent découverts excitèrent l’indignation au plus haut point. La position malsaine de l’établissement, la quantité et la qualité de la nourriture, l’eau saumâtre et fétide employée pour la préparation des aliments, l’insuffisance des vêtements, tout enfin fut dévoilé. Cette découverte, mortifiante pour M. Brockelhurst, fut très utile pour l’institution.

Plusieurs personnes riches et bienfaisantes réunirent une somme qui permit de rebâtir Lowood d’une manière plus convenable et dans une meilleure position ; de nouveaux règlements remplacèrent les anciens. La nourriture et les vêtements subirent plusieurs améliorations : les fonds de l’école furent confiés à un comité.

M. Brockelhurst ne pouvait être chassé à cause de sa richesse et de la célébrité de sa famille ; il resta donc trésorier, mais on lui associa des hommes d’un esprit plus large et plus sympathique. Il fut aidé dans sa charge d’examinateur par des personnes habiles à faire marcher de front la raison et la sévérité, le confort et l’économie, la bonté et la justice. L’école, ainsi améliorée, devint une institution vraiment noble et utile.

Après cette régénération, j’habitai encore huit années les murs de Lowood ; six à titre d’élève, et deux à titre de maîtresse. Dans l’une et l’autre de ces positions, je pus rendre justice à la valeur et à l’importance de cet établissement.

Pendant ces huit années ma vie fut uniforme ; mais, comme elle était laborieuse, elle ne me parut pas triste. J’étais à même d’acquérir une excellente éducation. Je me sentais excitée au travail, tant par mon amour pour certaines études et mon désir d’exceller en tout, que par un besoin de plaire à mes maîtresses, surtout à celles que j’aimais. Je ne perdis donc aucun des avantages qui m’étaient offerts. J’arrivai à être l’élève la plus forte de la première classe ; alors je passai maîtresse.

Je m’acquittai de ma tâche avec zèle pendant deux années ; mais au bout de ce temps mes idées prirent un autre cours.

Au milieu de tous les changements dont je viens de parler, Mlle Temple était demeurée directrice de l’école, et c’était à elle que je devais la plupart de mes connaissances ; j’avais toujours mis ma joie dans sa présence et dans son affection. Elle m’avait tenu lieu de mère, d’institutrice, et, dans les derniers temps, de compagne. Mais alors elle se maria avec un ministre, excellent homme et presque digne d’une telle femme. Elle partit avec son mari pour un pays éloigné, en sorte qu’elle fut perdue pour moi.

Du jour où elle me quitta, je ne fus plus la même ; avec elle s’envolèrent les doux sentiments, les associations d’idées qui m’avaient rendu Lowood si cher. J’avais emprunté quelque chose à sa nature ; j’avais beaucoup pris de ses habitudes. Mes pensées étaient plus harmonieuses, des sensations mieux réglées avaient pris place dans mon esprit ; j’étais fidèle au devoir et à l’ordre ; je me sentais calme et je me croyais heureuse ; aux yeux des autres et même aux miens, je semblais disciplinée et soumise.

Mais la destinée, en la personne du révérend M. Nasmyth, vint se placer entre Mlle Temple et moi.

Peu de temps après son union, je la vis monter en toilette de voyage dans une chaise de poste. Je vis la voiture disparaître derrière la colline, après l’avoir lentement gravie ; puis je rentrai dans ma chambre, où je passai seule la plus grande partie du jour de congé accordé pour cette occasion.

Je m’y promenai pendant presque tout le temps. Il me semblait que je venais simplement de faire une perte douloureuse, et que je devais chercher les moyens de la réparer. Mais quand mes réflexions furent achevées, après l’écoulement de l’après-midi et d’une partie de la soirée, je découvris autre chose. Je m’aperçus qu’une transformation venait de s’opérer chez moi. Mon esprit s’était dépouillé de tout ce qu’il avait emprunté à Mlle Temple, ou plutôt elle avait emporté avec elle cette atmosphère qui m’environnait alors qu’elle était près de moi. Maintenant que j’étais abandonnée à moi-même, je commençais à ressentir de nouveau l’aiguillon de mes émotions passées. Ce n’était pas le soutien qui m’était arraché, mais plutôt la cause de mes efforts qui m’était enlevée. Ce n’était pas la force nécessaire pour être calme qui me faisait défaut, mais celle qui avait amené ce calme n’était plus près de moi. Jusque-là, le monde, pour moi, avait été renfermé dans les murs de Lowood. Mon expérience se bornait à la connaissance de ses règles et de ses systèmes ; mais maintenant je venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des champs d’espoir, de crainte, d’émotion et d’excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.

Je m’avançai vers ma fenêtre ; je l’ouvris et je regardai devant moi : ici étaient les deux ailes du bâtiment ; là le jardin, puis les limites de Lowood ; enfin, l’horizon de montagnes.

Je jetai un rapide coup d’œil sur tous ces objets, et mes yeux s’arrêtèrent enfin sur les pics bleuâtres les plus éloignés. C’était ceux-là que j’avais le désir de franchir. Ce vaste plateau qu’entouraient les bruyères et les rochers me semblait une prison, une terre d’exil. Mon regard parcourait cette grande route qui tournait au pied de la montagne et disparaissait dans une gorge entre deux collines. J’aurais désiré la suivre des yeux plus loin encore ; je me mis à penser au temps où j’avais voyagé sur cette même route, où j’avais descendu ces mêmes montagnes à la faible lueur d’un crépuscule. Un siècle semblait s’être écoulé depuis le jour où j’étais arrivée à Lowood, et pourtant depuis je ne l’avais jamais quitté ; j’y avais passé mes vacances. Mme Reed ne m’avait jamais fait demander à Gateshead ; ni elle ni aucun membre de sa famille n’étaient jamais venus me visiter. Je n’avais jamais eu de communications, soit par lettre, soit par messager, avec le monde extérieur. Les règles, les devoirs, les habitudes, les voix, les figures, les phrases, les coutumes, les préférences et les antipathies de la pension, voilà tout ce que je savais de l’existence, et je sentais maintenant que ce n’était point assez. En une seule après-midi, cette routine de huit années était devenue pesante pour moi ; je désirais la liberté ; je soupirais vers elle et je lui adressai une prière. Mais il me sembla qu’une brise fugitive emportait avec elle chacune de mes paroles. Je renonçai donc à cette espérance, et je fis une plus humble demande ; j’implorai un changement de position ; cette demande aussi sembla se perdre dans l’espace.

Alors, à moitié désespérée, je m’écriai : « Accordez-moi au moins une autre servitude ! »

Ici la cloche du souper se fit entendre, et je descendis. Jusqu’au moment où les élèves furent couchées, je ne pus reprendre le fil de mes réflexions, et alors même une maîtresse avec laquelle j’occupais une chambre commune me détourna, par un débordement de paroles, de mes pensées et de mes aspirations.

Je souhaitais que le sommeil vînt lui imposer silence ; il me semblait que, si seulement je pouvais réfléchir un peu à ce qui me préoccupait pendant que j’étais accoudée à la fenêtre, je trouverais une solution à ce problème.

Mlle Gryee se décida enfin à ronfler ; c’était une lourde femme du pays de Galles, et jusque-là cette musique habituelle ne m’avait semblé qu’une gêne. Ce jour-là, j’en saluai les premières notes avec satisfaction ; j’étais désormais à l’abri de toute interruption, et mes pensées à demi effacées se ranimèrent promptement.

« Une autre servitude, disais-je tout bas. Ce mot doit avoir un sens pour moi, parce qu’il ne résonne pas trop doucement à mon oreille. Ce n’est pas comme les mots de liberté, de bonheur, sons délicieux, mais pour moi vains, fugitifs et sans signification. Vouloir les écouter, c’est perdre mon temps ; mais la servitude vaut la peine qu’on y pense. Tout le monde peut servir ; je l’ai fait huit années ici : tout ce que je demande, c’est de servir ailleurs ; ne puis-je arriver par ma seule volonté ? Oh non ! ce but ne doit pas être difficile à atteindre ; si j’avais seulement un cerveau assez actif pour en trouver les moyens ! »

Je m’assis sur mon lit, espérant ainsi exciter ce pauvre cerveau. La nuit était froide ; je jetai un châle sur mes épaules et je me remis à penser de toutes mes forces.

« Qu’est-ce que je veux ? me demandais-je. Un nouveau pays, une nouvelle maison, des visages, des événements nouveaux. Je ne veux que cela, parce qu’il serait inutile de rien vouloir de mieux. Mais comment doit-on faire pour obtenir une nouvelle place ? Avoir recours à ses amis ? Je n’en ai pas. Mais il y en a bien d’autres qui n’ont pas d’amis, qui doivent se tirer d’affaire elles-mêmes et être leur propre soutien : quelle est donc leur ressource ? » 

Je ne pouvais le dire ; personne ne répondait à ma question. Alors j’ordonnai à mon imagination de trouver promptement une solution.

Elle travailla de plus en plus rapidement ; je sentais de violentes pulsations dans mes tempes : mais pendant près d’une heure elle s’épuisa dans le vide, et aucun résultat ne suivit ses efforts.

Rendue fiévreuse par ce labeur inutile, je me levai et je me mis à marcher dans ma chambre. J’écartai le rideau pour regarder quelques étoiles ; puis, saisie par le froid, je retournai à mon lit.

Pendant mon absence une bonne fée avait sans doute déposé sur mon oreiller, la réponse tant cherchée ; car, au moment où je me recouchai, elle me vint à l’esprit naturellement et sans efforts. Ceux qui veulent une place, pensai-je, n’ont qu’à en donner avis au journal le Héraut du comté.

Mais comment ? C’est ce que j’ignorais.

La réponse arriva d’elle-même.

Vous n’avez qu’à écrire ce que vous désirez et à mettre la lettre sous enveloppe ainsi que l’argent nécessaire à l’insertion demandée ; puis vous adresserez le tout au directeur du Héraut. Par la première occasion qui s’offrira vous enverrez la lettre à la poste de Lowton. Vous indiquerez dans votre billet que la réponse doit être adressée à J. E., poste restante ; vous pourrez retourner la chercher huit jours après votre envoi, et s’il y a une réponse, vous agirez selon ce qu’elle contiendra.

Je me mis à passer et repasser ce projet dans ma tête ; j’y pensai jusqu’au moment où il devint clair et praticable dans mon esprit ; alors, satisfaite de ce que j’avais fait, je m’endormis.

Je me levai à la pointe du jour, et avant l’heure où sonna la cloche qui devait éveiller toute l’école, ma lettre était écrite, fermée, et l’adresse mise. Voici comment elle était conçue :

« Une jeune fille habituée à l’enseignement (j’avais été maîtresse pendant deux années) désire se placer dans une famille où les enfants seraient au-dessous de quatorze ans (je pensais qu’ayant à peine dix-huit ans je ne pouvais pas prendre la direction d’élèves plus près de mon âge). Elle peut enseigner les éléments ordinaires d’une bonne éducation anglaise, montrer le français, le dessin et la musique (à cette époque, lecteur, ce catalogue restreint était regardé comme assez étendu.) Adresser à J. E., poste restante, Lowton, comté de… »

Cette missive resta enfermée dans mon tiroir pendant tout le jour. Après le thé, je demandai à la nouvelle directrice la permission d’aller à Lowton faire quelques emplettes, tant pour moi que pour les autres maîtresses. Elle me fut promptement accordée, et je partis.

J’avais deux milles à parcourir par une soirée humide, mais les jours étaient encore assez longs. J’allai dans une ou deux boutiques, et, après avoir jeté ma lettre à la poste, je revins par une pluie battante. Mes vêtements furent inondés, mais je sentais mon cœur plus léger.

La semaine suivante me sembla longue ; elle eut pourtant une fin comme toute chose terrestre ; et, par un beau soir d’automne, je suivais de nouveau la route qui conduit à la ville.

Le chemin était pittoresque : il longeait les bords du ruisseau et serpentait à travers les courbes de la vallée ; mais, ce jour-là, la verdure et l’eau m’intéressaient peu, et je songeais plutôt à la lettre que j’allais trouver ou ne pas trouver, dans cette petite ville vers laquelle je dirigeais mes pas.

Le prétexte de ma course ce jour-là était de me commander une paire de souliers ; ce fut donc la première chose que je fis. Puis, quittant la petite rue propre et tranquille du cordonnier, je me dirigeai vers le bureau de poste.

Il était tenu par une vieille dame qui portait des lunettes de corne et des mitaines noires.

« Y a-t-il des lettres pour J. E. ? » demandai-je.

Elle me regarda par-dessus ses lunettes, ouvrit son tiroir et y chercha pendant longtemps, si longtemps que je commençais à perdre tout espoir ; enfin elle prit un papier qu’elle tint devant ses yeux cinq minutes environ, puis elle me le présenta en fixant sur moi un regard scrutateur et où perçait le doute : la lettre portait pour adresse : J. E.

« N’y en a-t-il qu’une ? demandai-je.

— C’est tout, » me répondit-elle.

Je la mis dans ma poche et je retournai à Lowood Je ne pouvais pas l’ouvrir tout de suite : le règlement m’obligeait à être de retour à huit heures, et il en était presque sept et demie.

Différents devoirs m’attendaient à mon arrivée : il fallait rester avec les enfants pendant l’heure de l’étude ; c’était à moi de lire les prières, d’assister au coucher des élèves ; ensuite vint le souper avec les maîtresses ; enfin, lorsque nous nous retirâmes, l’inévitable Mlle Gryee partagea encore ma chambre.

Nous n’avions plus qu’un petit bout de chandelle, et je tremblais à l’idée de le voir finir avant le bavardage de ma compagne. Heureusement son souper produisit un effet soporifique ; je n’avais pas achevé de me déshabiller, que déjà elle ronflait. La chandelle n’était pas encore entièrement consumée ; je pris ma lettre, dont le cachet portait l’initiale F. ; je l’ouvris.

Elle était courte et ainsi conçue :

« Si J. E., qui s’est fait annoncer dans le Héraut de mardi, possède les connaissances indiquées, si elle est en position de donner des renseignements satisfaisants sur son caractère et sur son instruction, une place lui est offerte ; Il n’y a qu’une élève, une petite fille au-dessous de dix ans. Les appointements sont de 30 livres, J. E. devra envoyer son nom, son adresse, et tous les renseignements demandés, chez Mme Fairfax, à Thornfield, près Millcote, comté de Millcote. »

J’examinai longtemps la lettre : l’écriture, ancienne et tremblée, trahissait la main d’une dame âgée. Je me réjouis de cette circonstance. J’avais été prise d’une secrète terreur. Je craignais, en agissant ainsi moi-même et d’après ma propre inspiration, de tomber dans quelque piège, et, par-dessus tout, je voulais que le résultat de mes efforts fût honorable. Je sentais qu’une vieille dame serait une garantie pour mon entreprise.

Je me la représentais vêtue d’une robe noire et d’un bonnet de veuve, froide peut-être, mais non pas impertinente ; enfin je la taillais sur le modèle des vieilles nobles anglaises. Thornfield ! c’était sans doute le nom de la maison ; je me la figurais jolie et arrangée avec ordre. Millcote ! Je me mis à repasser dans ma mémoire la carte de l’Angleterre. Le comté de Millcote était de soixante lieues plus près de Londres que le pays où je demeurais. Je considérais cela comme un avantage ; je désirais aller vers la vie et le mouvement. Millcote était une grande ville manufacturière sur les bords de l’A… Ce devait être sans doute un lieu bruyant ; eh bien ! tant mieux ! le changement serait complet ; non pas que mon imagination fût très captivée par les longues cheminées et les nuages de fumée ; « mais, me disais-je, Thornfield sera sans doute à une bonne distance de la ville. »

Ici la bobèche tomba et la mèche s’éteignit. Le jour suivant, de nouvelles démarches étaient nécessaires. Je ne pouvais plus garder mes projets pour moi seule ; pour les accomplir, il fallait en parler à d’autres.

Ayant obtenu une audience de la directrice pendant la récréation de l’après-midi, je lui appris que je cherchais une place où le salaire serait double de ce que je gagnais à Lowood, car, à cette époque, je ne recevais que 15 livres par an. Je la priai de parler pour moi à M. Brockelhurst ou à quelque autre membre du Comité, et de lui demander de vouloir bien répondre de moi si l’on venait à lui pour des renseignements. 

Elle consentit obligeamment à se charger de cette affaire, et, le jour suivant, elle parla à M. Brockelhurst. Celui-ci déclara qu’il fallait écrire à Mme Reed, puisqu’elle était ma tutrice naturelle. Une lettre fut donc envoyée à ma tante ; elle répondit que je pouvais agir comme bon me semblait, et que depuis longtemps elle avait renoncé à se mêler de ce qui me regardait. Le billet passa entre les mains de tous les membres du Comité, et, après un délai qui me parut insupportable, j’obtins la permission formelle d’améliorer ma condition si je le pouvais. Un certificat constatant que je m’étais toujours bien conduite à Lowood, tant comme maîtresse que comme élève, témoignant en faveur de mon caractère et de mes capacités, et signé des inspecteurs, devait m’être accordé prochainement.

Ce certificat, je l’obtins en effet au bout d’une semaine. J’en envoyai une copie à Mme Fairfax, et je reçus une réponse. Elle était satisfaite des détails que je lui avais donnés, et elle m’accordait un délai de quinze jours avant de prendre chez elle ma place d’institutrice. Je m’occupai de faire mes préparatifs ; la quinzaine passa rapidement ; je n’avais pas un grand trousseau, bien qu’il fût proportionné à mes besoins, et le dernier jour me suffit pour faire ma malle.

C’était la même que j’avais apportée huit ans auparavant en arrivant de Gateshead.

La malle était ficelée, l’adresse mise ; le voiturier devait venir dans une demi-heure la chercher pour la porter à Lowton, où moi-même je devais me rendre le lendemain de bonne heure pour prendre la voiture. J’avais brossé mon costume de drap noir qui devait me servir pour le voyage ; j’avais préparé mon chapeau, mes gants, mon manchon ; j’avais visité tous mes tiroirs pour m’assurer que je n’oubliais rien. Ayant achevé mes préparatifs, je m’assis et j’essayai de me reposer.

Mais je ne le pus pas, bien que je fusse demeurée debout toute la journée ; j’étais trop excitée. Une des phases de ma vie finissait le soir, une autre allait commencer le lendemain. Impossible de dormir entre ces deux crises ; et, fiévreuse, je me voyais obligée de veiller pendant que s’accomplissait le changement.

« Mademoiselle, me dit la servante en me rencontrant dans le vestibule, où j’errais comme un esprit inquiet, il y a en bas une personne qui désire vous parler.

— Le roulier sans doute, » pensai-je en moi-même ; et je descendis rapidement l’escalier sans en demander plus long.

Pour arriver à la cuisine, je fus obligée de passer devant le parloir, dont la porte était à demi ouverte ; quelqu’un en sortit et se précipita vers moi.

« C’est elle ! j’en suis sûre ; je l’aurais reconnue partout, » s’écria en me prenant la main la personne qui avait arrêté ma marche.

Je regardai, et je vis une femme habillée comme le serait une bonne élégante ; jeune encore et jolie, elle avait les yeux et les cheveux noirs, le teint plein d’animation.

« En bien ! qui suis-je ? me demanda-t-elle avec une voix et un sourire que je reconnus à demi. Je pense que vous ne m’avez point oubliée, mademoiselle Jane ? »

Une seconde après j’étais dans ses bras, la couvrant de baisers et m’écriant : « Bessie ! Bessie ! » C’était tout ce que je pouvais dire pendant qu’elle restait là, riante à travers ses larmes. Nous rentrâmes toutes deux dans le parloir ; près du feu était un petit enfant vêtu d’une blouse et d’un pantalon à carreaux.

« C’est mon petit garçon, me dit Bessie.

— Alors vous êtes mariée ?

— Oui, il y a à peu près cinq ans, à Robert Leaven, le cocher ; et Bobby a une petite sœur que j’ai appelée Jane.

— Et vous n’êtes plus à Gateshead ?

— Je suis à la loge maintenant ; les vieux portiers l’ont quittée.

— Et comment va-t-on ? dites-moi tout ce qui concerne la famille, Bessie… D’abord, asseyez-vous ; Bobby, venez vous mettre sur mes genoux. »

Mais Bobby préféra aller vers sa mère.

« Vous n’êtes pas très grande, mademoiselle Jane, ni très forte, continua Mme Leaven ; ils n’ont pas pris bien soin de vous ici. Mlle Éliza a la tête de plus que vous, et Mlle Georgiana est deux fois plus forte.

— Georgiana doit être belle, Bessie ?

— Oh ! très belle. L’hiver dernier elle a été à Londres avec sa mère, et tout le monde l’admirait. Un jeune lord est tombé amoureux d’elle ; mais comme les parents ne voulaient pas de ce mariage, savez-vous ce qu’ils ont fait ? Lui et Mlle Georgiana se sont sauvés ! Mais ils ont été retrouvés et arrêtés. C’est Mlle Éliza qui les a découverts ; je crois qu’elle était jalouse ; et maintenant les deux sœurs vivent comme chien et chat ; elles se disputent toujours.

— Et que devient John Reed ?

— Il ne tourne pas aussi bien que sa mère le désirerait ; il est allé au collége, et il est sorti ce qu’ils appellent fruit sec. Ses oncles voulaient le voir avocat et lui ont fait étudier les lois : mais c’est un jeune homme dissipé, je ne pense pas qu’ils en fassent grand-chose de bon.

— Quel extérieur a-t-il ?

— Il est très grand ; quelques personnes le trouvent beau garçon, mais il a des lèvres si épaisses !

— Et Mme Reed ?

— Madame a l’air assez bien ; mais je crois que son esprit est troublé. La conduite de M. John ne lui plaît pas du tout ; il dépense tant d’argent !

— Est-ce elle qui vous a envoyée ici, Bessie !

— Non, en vérité ; mais il y a longtemps que j’avais envie de vous voir ; et quand j’ai entendu dire que vous aviez écrit et que vous alliez quitter le pays, je me suis décidée à partir pour vous embrasser encore une fois avant que vous soyez tout à fait loin de moi.

— Je crains, Bessie, dis-je en riant, que ma vue ne vous ait désappointée. »

En effet, le regard de Bessie, bien qu’il fût respectueux, n’exprimait en rien l’admiration.

« Non, mademoiselle Jane, vous êtes assez gentille ; vous avez l’air d’une dame, et c’est tout ce que j’ai jamais attendu de vous. Vous n’étiez pas une beauté dans votre enfance. »

Je souris à la franche réponse de Bessie ; je la sentais juste, mais je confesse qu’elle ne me fut pas tout à fait indifférente. À dix-huit ans, presque tout le monde désire plaire, et quand on nous apprend qu’il faut y renoncer, nous éprouvons tout autre chose que de la reconnaissance.

« Mais je crois que vous êtes savante, continua Bessie comme pour me consoler ; que savez-vous faire ? pouvez-vous jouer du piano ?

— Un peu. »

Il y en avait un dans la chambre. Bessie l’ouvrit et me demanda de lui jouer quelques notes. J’exécutai une valse ou deux ; elle fut charmée.

« Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s’écria-t-elle avec enthousiasme ; j’ai toujours dit que vous les surpasseriez en science. Et savez-vous dessiner ?

— Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée. »

C’était une aquarelle dont j’avais fait présent à la directrice pour la remercier de son intercession en ma faveur auprès du Comité ; elle l’avait fait encadrer et recouvrir d’un verre.

« C’est magnifique, mademoiselle Jane : c’est aussi beau que ce que fait le maître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles-mêmes, elles ne pourraient approcher de cela ; et avez-vous appris le français ?

— Oui, Bessie, je peux le lire et le parler.

— Savez-vous broder et faire de la tapisserie ?

— Oui, Bessie.

— Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane ; je savais bien que cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en dépit de vos parents. Ah ! je voulais aussi vous demander quelque chose : avez-vous jamais entendu parler de la famille de votre père ?

— Jamais.

— Eh bien ! vous savez que madame disait toujours qu’ils étaient pauvres et misérables. Il est possible qu’ils soient pauvres, mais je certifie qu’ils sont mieux élevés que les Reed. Il y a sept ans environ, un M. Eyre est venu à Gateshead ; il a demandé à vous voir ; madame a répondu que vous étiez dans une pension éloignée de cinquante milles. Il a eu l’air très contrarié, car, disait-il, il n’avait pas le temps de s’y rendre ; il partait pour un pays très éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux jours. Il avait tout à fait l’air d’un gentleman ; je crois qu’il était frère de votre père.

— Et vers quel pays allait-il, Bessie ?

— Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues d’ici et où l’on fait du vin, à ce que m’a dit le sommelier.

— Madère ? demandai-je.

— Oui, c’est cela ; c’est juste ce nom-là.

— Et alors, il partit ?

— Oui, il n’est pas resté longtemps dans la maison ; madame lui a parlé très impérieusement, et derrière son dos, elle l’a traité de vil commerçant. Mon mari pense que c’est un marchand de vins.

— Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque compagnie pour les vins. »

Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure encore. Puis elle fut obligée de me quitter.

Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant que j’attendais la voiture ; nous nous séparâmes devant la maison de M. Brockelhurst.

Chacune de nous se dirigea de son côté ; elle alla rejoindre la diligence qui devait la mener à Gateshead, tandis que je montais dans celle qui allait me conduire vers une nouvelle vie et des devoirs nouveaux, dans les environs inconnus de Millcote.

 

Chapitre 11  

Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vous avez devant les yeux une des chambres de l’auberge de George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d’un papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes les auberges ; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d’une lampe suspendue au plafond et d’un excellent feu, près duquel je me suis assise en manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l’humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d’octobre. J’avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l’horloge de Millcote venait de sonner huit heures.

Lecteurs, quoique j’aie l’air fort bien installée, je n’ai pas l’esprit très tranquille ; je pensais que quelqu’un serait là pour m’attendre à l’arrivée de la diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la personne chargée de m’attendre. J’espérais entendre prononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à Thornfield ; mais je n’aperçus rien de semblable, et quand je demandai au garçon si l’on n’était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre et d’attendre, malgré mes craintes et mes doutes.

Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine d’atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons de retourner au lieu qu’elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l’orgueil ranime son courage. Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je me décidai à sonner.

« Y a-t-il près d’ici un endroit appelé Thornfield ? demandai-je au garçon qui répondit à mon appel. 

— Thornfield ? je ne sais pas, madame, mais je vais m’en informer. »

Il sortit, mais rentra bientôt après.

« Êtes-vous mademoiselle Eyre ? dit-il.

— Oui.

— Eh bien, il y a quelqu’un ici qui vous attend. »

Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de l’auberge, et à la lueur d’un réverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.

« C’est là votre bagage ? dit brusquement l’homme qui m’attendait, en indiquant ma malle.

— Oui. »

Il la plaça dans l’espèce de charrette qui devait nous conduire ; je montai ensuite, et, avant qu’il refermât la portière, je lui demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.

« À six milles environ.

— Combien mettrons-nous de temps pour y arriver ?

— À peu près une heure et demie. »

Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, et j’eus le temps de réfléchir. J’étais heureuse d’être enfin si près d’atteindre mon but, et, m’adossant dans la voiture, confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.

« Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n’est pas une personne aimant à briller ; tant mieux. Une seule fois dans ma vie j’ai vécu chez des gens riches, et j’y ai été malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m’entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse ! En entrant à Lowood j’avais pris cette résolution, et elle m’a porté bonheur ; mais, chez Mme Reed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin ? »

J’ouvris la fenêtre et je regardai : Millcote était derrière nous. À en juger d’après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plus importante que Lowton ; il me sembla que nous étions dans une espèce de commune ; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout le district. Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais moins pittoresque ; plus animé, mais moins romantique.

Le chemin était difficile et la nuit obscure ; le cocher laissait son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.

Enfin il se tourna sur son siège et me dit :

« Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant. »

Je regardai de nouveau ; nous passions devant une église ; j’aperçus ses petites tours courtes et larges, et j’entendis l’horloge sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d’une colline une file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait briller des lumières derrière les rideaux d’une fenêtre cintrée ; tout le reste était dans l’obscurité. La voiture s’arrêta devant la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante ; je descendis et j’entrai dans la maison.

« Par ici, madame, » me dit la bonne ; et elle me fit traverser une pièce carrée, tout entourée de portes d’une grande élévation. Elle m’introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée par le feu et par les bougies, m’éblouit un moment à cause de l’obscurité où j’étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je fus à même de voir ce qui m’entourait, un agréable tableau se présenta à mes yeux.

J’étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table ronde ; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu’on puisse imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe de soie noire et un tablier de mousseline blanche : c’était bien ainsi que je m’étais figuré Mme Fairfax ; seulement je lui avais donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le beau idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice. Il n’y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe qui vous embarrasse. Au moment où j’entrai, la vieille dame se leva et vint avec empressement au-devant de moi.

« Comment vous portez-vous, ma chère ? me dit-elle ; j’ai peur que vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route ; John conduit si lentement ! Mais vous devez avoir froid ? approchez-vous donc du feu. 

— Madame Fairfax, je suppose ? dis-je.

— Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie. »

Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon chapeau ; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras.

« Oh ! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle ; mais vos mains sont presque gelées par le froid. Leah, ajouta-t-elle, faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs : voilà les clefs de l’office. »

Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna à la servante.

« Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez apporté votre malle avec vous, n’est-ce pas, ma chère ?

— Oui, madame.

— Je vais la faire porter dans votre chambre, » dit-elle.

Et elle sortit.

« Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m’attendais bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens froids et roides ; mais ne nous félicitons pas trop vite. »

Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres qui s’y trouvaient, et m’offrit de quoi me rafraîchir. J’étais confuse en me voyant l’objet des soins les plus attentifs que j’eusse jamais reçus, et ces soins m’étaient donnés par un supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu’elle fît rien d’extraordinaire, je pensai qu’il valait mieux recevoir tranquillement ses politesses.

« Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir ? demandai-je, lorsque j’eus pris ce qu’elle m’offrait.

— Que dites-vous, ma chère ? je suis un peu sourde, » répondit la bonne dame en approchant son oreille de ma bouche.

Je répétai ma question plus distinctement.

« Mlle Fairfax ? Oh ! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom de votre future élève.

— En vérité ? Elle n’est donc point votre fille ?

— Non, je n’ai pas de famille. »

J’allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens ; mais je me rappelai qu’il n’était pas poli de faire trop de questions, et d’ailleurs, j’étais sûre de l’apprendre tôt ou tard.

« Je suis si contente, me dit-elle en s’asseyant vis-à-vis de moi et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que vous soyez arrivée ! Ce sera charmant d’avoir une compagne. Certainement on est toujours bien ici ; Thornfield est un vieux château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans le plus beau quartier d’une ville, quand on est seule. Je dis seule ; Leah est sans doute une gentille petite fille ; John et sa femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, et on ne peut pas les traiter en égaux ; il faut les tenir à une certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L’hiver dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent ; l’hiver dernier, il n’est venu personne ici, excepté le boucher et le facteur, depuis le mois de novembre jusqu’au mois de février. J’étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne l’amusait pas beaucoup ; elle trouvait cette tâche trop assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil et les longs jours apportent tant de changement ; puis, au commencement de l’automne, la petite Adèle Varens est venue avec sa nourrice ; un enfant met de la vie dans une maison, et maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie. »

Mon cœur se réchauffa en entendant parler ainsi l’excellente dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne ; puis je lui exprimai mon désir d’être pour elle une compagne aussi agréable qu’elle l’avait espéré.

« Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle : il est tout à l’heure minuit ; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être fatiguée ; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer votre chambre. J’ai fait préparer pour vous la chambre qui se trouve à côté de la mienne ; elle est petite, mais j’ai pensé que vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles sont si tristes et si isolées ! moi-même je n’y couche jamais. »

Je la remerciai de son choix, et, comme j’étais vraiment fatiguée de mon voyage, je me montrai très-empressée de me retirer. Elle prit la bougie et m’emmena. Elle alla d’abord voir si la porte de la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se dirigea vers l’escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne, la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor qui conduisait aux chambres, avait plutôt l’air d’appartenir à une église qu’à une maison. L’escalier et le corridor étaient froids comme une cave, on s’y sentait seul et abandonné ; de sorte qu’en entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et meublée en style moderne. 

Lorsque Mme Fairfax m’eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma porte et je regardai tout autour de moi. Bientôt l’impression produite par cette grande salle vide, ce spacieux escalier et ce long et froid corridor, fut effacée devant l’aspect plus vivant de ma petite chambre. Je me rappelai qu’après une journée de fatigues pour mon corps et d’anxiétés pour mon esprit, j’étais enfin en sûreté. Le cœur gonflé de reconnaissance, je m’agenouillai devant mon lit et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait donné, puis je lui demandai de me rendre digne de la bonté qu’on me témoignait si généreusement avant même que je l’eusse méritée. Enfin je le suppliai de m’accorder son aide pour la tâche que j’allais avoir à accomplir. Cette nuit-là, ma couche n’eut point d’épines et ma chambre n’éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, je m’endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il faisait grand jour.

Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant à travers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un tapis étendu sur le parquet et un mur recouvert d’un joli papier ! Je ne pus m’empêcher de comparer cette chambre à celle de Lowood avec ses simples planches et ses murs noircis. Les choses extérieures impressionnent vivement dans la jeunesse. Aussi me figurai-je qu’une nouvelle vie allait commencer pour moi ; une vie qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussi ses joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce changement de scène et ce champ nouveau ouvert à l’espérance : je ne puis pas au juste dire ce que j’attendais ; mais c’était quelque chose d’heureux qui ne devait peut-être pas arriver tout de suite ni dans un mois, mais dans un temps à venir que je ne pouvais indiquer.

Je me levai et je m’habillai avec soin ; obligée d’être simple, car je ne possédais rien de luxueux, j’étais portée par ma nature à aimer une extrême propreté. Je n’avais pas l’habitude de dédaigner l’apparence et de ne pas songer à l’impression que je ferais ; au contraire, j’avais toujours désiré paraître aussi bien que possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de beauté. Quelquefois j’avais regretté de ne pas être plus jolie ; quelquefois j’avais souhaité des joues roses, un nez droit, une petite bouche bien fraîche ; j’avais souhaité d’être grande, bien faite. Je sentais qu’il était triste d’être si petite, si pâle, d’avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces aspirations et ces regrets ? Il serait difficile de le dire ; je ne pouvais pas moi-même m’en rendre bien compte et pourtant j’avais une raison, une raison positive et naturelle. 

Cependant, lorsque j’eus bien lissé mes cheveux, pris un col propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au moins le mérite d’être bien faite, je pensai que j’étais digne de paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne s’éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de toilette, je sortis de ma chambre.

Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis le glissant escalier de chêne. J’arrivai à la grande salle, où je m’arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui ornaient les murs (l’un d’eux représentait un affreux vieillard en cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et l’horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d’un noir d’ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais il faut dire que je n’étais pas accoutumée à la grandeur. La porte vitrée était ouverte, j’en profitai pour sortir. C’était une belle matinée d’automne ; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets jaunis et sur les champs encore verts. J’avançai de quelques pas vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages. Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse ; elle ressemblait plutôt au manoir d’un gentleman qu’au château d’un noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de vieux arbres noueux d’une taille gigantesque ; de là venait probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires pour faire de Thornfield une espèce d’ermitage dont on n’aurait pas soupçonné l’existence si près d’une ville telle que Millcote. Sur le versant d’une des collines était étagé un petit hameau dont les toits se mêlaient aux arbres. L’église du district était plus près de Thornfield que le hameau ; le haut de sa vieille tour perçait entre la maison et les portes, au-dessus d’un monticule.

Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais ; j’écoutais le croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la salle et je pensais combien cette maison était grande pour une seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut à la porte.

« Quoi ! déjà dehors ? dit-elle ; je vois que vous êtes matinale. »

Je m’avançai vers elle ; elle m’embrassa et me tendit la main.

« Thornfield vous plaît-il ? » me demanda-t-elle.

Je lui répondis qu’il me plaisait infiniment.

« Oui, dit-elle, c’est un joli endroit ; mais il perdra beaucoup si M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons exigent la présence du propriétaire.

— M. Rochester ! m’écriai-je ; qui est-ce ?

— Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement ; ne saviez-vous pas qu’il s’appelait Rochester ?

— Certes, non, je ne le savais pas ; je n’avais jamais entendu parler de lui. »

Mais la bonne dame semblait croire que l’existence de M. Rochester était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir conscience.

« Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.

— À moi ! Dieu vous bénisse, mon enfant ; quelle idée ! à moi ! je ne suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au second degré de mon mari ; mais je n’ai jamais cherché à tirer parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux ; je me considère comme une simple femme de charge ; mon maître est toujours très poli pour moi ; je ne demande rien de plus.

— Et la petite fille, mon élève ?

— Est la pupille de M. Rochester. Il m’a chargée de lui trouver une gouvernante. Il a l’intention, je crois, de la faire élever dans le comté de… La voilà qui vient avec sa bonne, car c’est le nom qu’elle donne à sa nourrice. »

Ainsi l’énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et bonne n’était pas une grande dame, mais une personne dépendante comme moi. Je ne l’en aimais pas moins ; au contraire, j’étais plus contente que jamais. L’égalité entre elle et moi était réelle, et non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma position ne devait s’en trouver que plus libre.

Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. Je regardai mon élève, qui d’abord ne sembla pas me remarquer : c’était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son cou.

« Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous quelque jour une femme bien savante. »

Elle approcha.

« C’est là ma gouvernante ? » dit-elle en français à sa nourrice, qui lui répondit : « Mais oui, certainement.

— Sont-elles étrangères ? demandai-je, étonnée de les entendre parler français.

— La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent ; elle ne l’avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y a six mois environ. Lorsqu’elle est arrivée, elle ne savait pas un mot d’anglais ; maintenant elle commence à le parler un peu ; mais je ne la comprends pas, parce qu’elle confond les deux langues. Quant à vous, je suis persuadée que vous l’entendrez très bien. »

Heureusement que j’avais eu une maîtresse française, et comme j’avais toujours cherché à parler le plus possible avec Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j’avais appris tous les jours un peu de français par cœur, en m’efforçant d’imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse, j’étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour être sûre de me tirer d’affaire avec Mlle Adèle. Elle s’avança vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu’on lui eut dit que j’étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d’abord brièvement ; mais lorsque nous fûmes à table, et qu’elle eut fixé pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle commença tout à coup son bavardage.

« Ah ! s’écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et Sophie aussi le pourra ; elle va être bien contente, personne ne la comprend ici ; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice ; elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait une cheminée qui fumait, qui fumait ! J’étais malade, et Sophie et M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une jolie pièce qu’on appelait le salon. Sophie et moi nous avions deux petits lits dans une autre chambre ; je suis presque tombée du mien ; il était comme un banc. Ah ! mademoiselle, comment vous appelez-vous ?

— Eyre, Jane Eyre. 

— Aire ! Bah ! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s’arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et toutes couvertes de fumée ; elle ne ressemblait pas du tout à la jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre ; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu’on appelle un hôtel ; nous y sommes restés près d’une semaine. Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplie d’arbres qu’on appelait le Parc. Il y avait beaucoup d’autres enfants et un grand étang couvert d’oiseaux que je nourrissais avec des miettes de pain.

— Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite ? » demanda Mme Fairfax.

Je la comprenais parfaitement, car j’avais été habituée au bavardage de Mme Pierrot.

« Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelques questions sur ses parents ; je désirerais savoir si elle se les rappelle.

— Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cette jolie ville dont vous m’avez parlé ?

— J’ai longtemps demeuré avec maman ; mais elle est partie pour la Virginie. Maman m’apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers ; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisait chanter. J’aimais cela. Voulez-vous m’entendre chanter ? »

Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux ; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d’opéra. Il s’agissait d’une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l’orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches ; car elle a pris la résolution d’aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.

Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant ; mais je supposai que l’originalité consistait justement à faire entendre des accents d’amour et de jalousie sortis des lèvres d’un enfant. C’était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.

Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit :

« Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers. »

Choisissant une attitude, elle commença : « La ligue des rats, fable de La Fontaine. » Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu’elle avait été enseignée avec soin.

« Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable ? demandai-je.

— Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit : “Qu’avez-vous donc ? lui dit un de ces rats, parlez !” elle me faisait lever la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je danse devant vous ?

— Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la Virginie, avec qui êtes-vous donc restée ?

— Avec Mme Frédéric et son mari ; elle a pris soin de moi, mais elle ne m’est pas parente. Je crois qu’elle est pauvre, car, elle n’a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n’y suis pas restée longtemps. M. Rochester m’a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre avec lui, et j’ai répondu que oui, parce que j’avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu’il avait toujours été bon pour moi, m’avait donné de belles robes et de beaux joujoux ; mais il n’a pas tenu sa promesse, car, après m’avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais. »

Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la bibliothèque, qui, d’après les ordres de M. Rochester, devait servir de salle d’étude. La plupart des livres étaient sous clef ; une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et des voyages. Il avait supposé que c’était là tout ce que pourrait désirer une gouvernante pour son usage particulier ; du reste, je me trouvais amplement satisfaite pour le présent ; et, en comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j’avais là une riche moisson d’amusement et d’instruction. J’aperçus en outre un piano tout neuf et d’une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.

Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendre attentive. Elle n’avait pas été habituée à des occupations régulières, et je pensai qu’il serait irréfléchi de l’enfermer trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu’il était midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu’à l’heure du dîner.

Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons, Mme Fairfax m’appela.

« Votre classe du matin est achevée, je suppose, » me dit-elle.

La voix venait d’une chambre dont la porte était ouverte. J’entrai en l’entendant s’adresser à moi. J’aperçus alors une pièce magnifique, ornée d’un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges ; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d’une aristocratique demeure ; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.

« Quelle belle pièce ! m’écriai-je en regardant autour de moi ; je n’en ai jamais vu de moitié si imposante.

— C’est la salle à manger ; je viens d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d’air et de soleil ; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités ! le salon là-bas a l’odeur d’une cave. »

Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d’un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l’arche, et je regardai devant moi. J’aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c’était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir ; l’un et l’autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d’un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges ; d’étincelants vases de Bohême, d’un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.

« Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax ! m’écriai-je ; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.

— Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues ; quand il arrive, il n’aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d’une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.

— M. Rochester est-il exigeant et tyrannique ?

— Pas précisément ; mais il a les goûts et les habitudes d’un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.

— L’aimez-vous ? est-il généralement aimé ?

— Oh ! oui ; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.

— Mais vous personnellement, l’aimez-vous ? Est-il aimé pour lui-même ?

— Je n’ai aucune raison pour ne pas l’aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral ; mais il n’est jamais resté longtemps au milieu d’eux.

— N’a-t-il rien de remarquable ? En un mot, quel est son caractère ?

— Oh ! son caractère est irréprochable, à ce qu’il me semble ; il est peut-être un peu étrange ; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu’il est fort savant ; mais je n’ai jamais causé longtemps avec lui.

— En quoi est-il étrange ?

— Je ne sais pas ; ce n’est pas facile à expliquer ; rien de bien frappant ; mais on le sent dans ce qu’il dit ; on ne peut jamais être sûr s’il parle sérieusement ou en riant, s’il est content ou non ; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins ; mais n’importe, c’est un très bon maître. »

Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu’on puisse étudier un caractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à cette classe ; mes questions l’embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus ; elle ne cherchait pas plus avant, et s’étonnait certainement de mon désir de le connaître davantage.

Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j’admirai l’élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et belles ; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres et basses, étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles des premiers étages n’avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, et la lumière imparfaite d’une petite fenêtre permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez à l’arche des Hébreux ; des chaises vénérables à dossiers sombres et élevés, d’autres sièges plus vieux encore et où l’on retrouvait cependant les traces à demi effacées d’une broderie faite par des mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l’aspect d’une demeure du passé, d’un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour, j’aimais le silence et l’obscurité de ces retraites ; mais je n’enviais pas pour le repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés d’immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons de la lune !

« Les domestiques dorment-ils dans ces chambres ? demandai-je.

— Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de la maison ; personne ne dort ici. S’il y avait des revenants à Thornfield, il semble qu’ils choisiraient ces chambres pour les hanter.

— Je le crois. Vous n’avez donc pas de revenants ?

— Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.

— Même dans vos traditions ?

— Je ne crois pas ; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôt violents que tranquilles ; c’est peut-être pour cela que maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.

— Oui ; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je. Mais où donc allez-vous, madame Fairfax ? demandai-je.

— Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu’on a d’en haut ? »

Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J’étais de niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alors j’aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison ; le champ aussi grand qu’un parc ; le bois triste et épais séparé en deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu’il était plus vert que les arbres avec leur feuillage ; l’église, les portes, la route, les tranquilles collines ; toute la nature semblait se reposer sous le soleil d’un jour d’automne. À l’horizon, un beau ciel d’azur marbré de taches blanches comme des perles. Rien dans cette scène n’était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j’eus peine à descendre l’échelle. Les mansardes me semblaient si sombres, comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces vertes collines dont le château était le centre, à toute cette scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de contempler avec bonheur !

Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et je me mis à descendre le sombre petit escalier. J’errai quelque temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et obscur, n’ayant qu’une seule fenêtre pour l’éclairer. En voyant ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.

Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes oreilles ; c’était un rire étrange, clair, et n’indiquant nullement la joie. Je m’arrêtai ; le bruit cessa quelques instants, puis recommença plus fort : car le premier éclat, bien que distinct, avait été très faible ; cette fois c’était un accès bruyant qui semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires, quoiqu’il ne partît certainement que d’une seule, dont j’aurais pu montrer la porte sans me tromper.

« Madame Fairfax, m’écriai-je, car à ce moment elle descendait l’escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire ? d’où peut-il venir ?

— C’est probablement une des servantes, répondit-elle ; peut-être Grace Poole.

— L’avez-vous entendue ? demandai-je de nouveau.

— Oui ; et je l’entends bien souvent ; elle coud dans l’une de ces chambres. Quelquefois Leah est avec elle ; quand elles sont ensemble, elles font souvent du bruit. »

Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.

« Grace ! » s’écria Mme Fairfax.

Je ne m’attendais pas à voir apparaître quelqu’un, car ce rire était tragique et surnaturel ; jamais je n’en ai entendu de semblable. Heureusement qu’il était midi, qu’aucune des circonstances indispensables à l’apparition des revenants n’avait accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l’heure ne pouvaient exciter la crainte ; sans cela une terreur superstitieuse se serait emparée de moi. Cependant l’événement me prouva que j’étais folle d’avoir été même étonnée.

Je vis s’ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en sortit. C’était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et dure.

« Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax ; rappelez-vous les ordres que vous avez reçus. »

Grace salua silencieusement et rentra.

« C’est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, continua la veuve. Elle n’est certes pas irréprochable, mais enfin elle fait bien son ouvrage. À propos, qu’avez-vous fait de votre jeune élève, ce matin ? »

La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d’en bas. Adèle vint au-devant de nous en nous criant :

« Mesdames, vous êtes servies. » Puis elle ajouta : « J’ai bien faim, moi ! »

Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de Mme Fairfax.

 

 

Chapitre 12  

La manière calme et douce dont j’avais été reçue à Thornfield semblait m’annoncer une existence facile, et cette espérance fut loin d’être déçue lorsque je connus mieux le château et ses habitants : Mme Fairfax était en effet ce qu’elle m’avait paru tout d’abord, une femme douce, complaisante, suffisamment instruite, et d’une intelligence ordinaire. Mon élève était une enfant pleine de vivacité. Comme on l’avait beaucoup gâtée, elle était quelquefois capricieuse. Heureusement elle était entièrement confiée à mes soins, et personne ne s’opposait à mes plans d’éducation, de sorte qu’elle renonça bientôt à ses petits accès d’entêtement, et devint docile. Elle n’avait aucune aptitude particulière, aucun trait de caractère, aucun développement de sentiment ou de goût qui pût l’élever d’un pouce au-dessus des autres enfants ; mais elle n’avait aucun défaut qui pût la rendre inférieure à la plupart d’entre eux ; elle faisait des progrès raisonnables et avait pour moi une affection vive, sinon très profonde. Ses efforts pour me plaire, sa simplicité, son gai babillage, m’inspirèrent un attachement suffisant pour nous contenter l’une et l’autre.

Ce langage sera sans doute trouvé bien froid par les personnes qui affichent de solennelles doctrines sur la nature évangélique des enfants et sur la dévotion idolâtre que devraient toujours leur vouer ceux qui sont chargés de leur éducation. Mais je n’écris pas pour flatter l’égoïsme des parents ou pour servir d’écho à l’hypocrisie ; je dis simplement la vérité. J’éprouvais une consciencieuse sollicitude pour les progrès et la conduite d’Adèle, pour sa personne une tranquille affection, de même que j’aimais Mme Fairfax en raison de ses bontés, et que je trouvais dans sa compagnie un plaisir proportionné à la nature de son esprit et de son caractère.

Me blâmera qui voudra, lorsque j’ajouterai que de temps en temps, quand je me promenais seule, quand je regardais à travers les grilles de la porte la route se déroulant devant moi, ou quand, voyant Adèle jouer avec sa nourrice et Mme Fairfax occupée dans l’office, je montais les trois étages et j’ouvrais la trappe pour arriver à la terrasse, quand enfin mes yeux pouvaient suivre les champs, les montagnes, la ligne sombre du ciel, je désirais ardemment un pouvoir qui me fît connaître ce qu’il y avait derrière ces limites, qui me fît apercevoir ce monde actif, ces villes animées dont j’avais entendu parler, mais que je n’avais jamais vues. Alors je souhaitais plus d’expérience, des rapports plus fréquents avec les autres hommes et la possibilité d’étudier un plus grand nombre de caractères que je ne pouvais le faire à Thornfield. J’appréciais ce qu’il y avait de bon dans Mme Fairfax et dans Adèle, mais je croyais à l’existence d’autres bontés différentes et plus vives. Ce que je pressentais, j’aurais voulu le connaître.

Beaucoup me blâmeront sans doute ; on m’appellera nature mécontente ; mais je ne pouvais faire autrement ; il me fallait du mouvement. Quelquefois j’étais agitée jusqu’à la souffrance ; alors mon seul soulagement était de me promener dans le corridor du troisième, et, au milieu de ce silence et de cette solitude, les yeux de mon esprit erraient sur toutes les brillantes visions qui se présentaient devant eux : et certes elles étaient belles et nombreuses. Ces pensées gonflaient mon cœur ; mais le trouble qui le soulevait lui donnait en même temps la vie. Cependant je préférais encore écouter un conte qui ne finissait jamais, un conte qu’avait créé mon imagination, et qu’elle me redisait sans cesse en la remplissant de vie, de flamme et de sentiment ; toutes choses que j’avais tant désirées, mais que ne me donnait pas mon existence actuelle.

Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le repos : il leur faut de l’action, et, s’il n’y en a pas autour d’eux, ils en créeront ; des millions sont condamnés à une vie plus tranquille que la mienne, et des millions sont dans une silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans la masse d’êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les femmes généralement calmes : mais les femmes sentent comme les hommes ; elles ont besoin d’exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d’une contrainte trop sévère, d’une immobilité trop absolue. C’est de l’aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu’elles doivent se borner à faire des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des sacs.

Quand j’étais ainsi seule, il m’arrivait souvent d’entendre le rire de Grace Poole ; toujours le même rire lent et bas qui la première fois m’avait fait tressaillir. J’entendais aussi son étrange murmure, plus étrange encore que son rire. Il y avait des jours où elle était silencieuse, et d’autres où elle faisait entendre des sons inexplicables. Quelquefois je la voyais sortir de sa chambre tenant à la main une assiette ou un plateau, descendre à la cuisine et revenir (oh ! romanesque lecteur, permettez-moi de vous dire la vérité entière), portant un pot de porter. Son apparence aurait glacé la curiosité la plus excitée par ses cris bizarres ; elle avait les traits durs, et rien en elle ne pouvait vous attirer. Je tâchai plusieurs fois d’entrer en conversation avec elle ; mais elle n’était pas causante. Généralement une réponse monosyllabique coupait court à tout entretien.

Les autres domestiques, John et sa femme Leah, chargée de l’entretien de la maison, et Sophie, la nourrice française, étaient bien, sans pourtant avoir rien de remarquable. Je parlais souvent français avec Sophie, et quelquefois je lui faisais des questions sur son pays natal ; mais elle n’était propre ni à raconter ni à décrire : d’après ses réponses vagues et confuses, on eût dit qu’elle désirait plutôt vous voir cesser que continuer l’interrogatoire.

Octobre, novembre et décembre se passèrent ainsi. Une après-midi de janvier, Mme Fairfax me demanda un jour de congé pour Adèle, parce qu’elle était enrhumée ; Adèle appuya cette demande avec une ardeur qui me rappela combien les jours de congé m’étaient précieux lorsque j’étais enfant. Je le lui accordai donc, pensant que je ferais bien de ne pas me montrer exigeante sur ce point. C’était une belle journée, calme, bien que très froide ; j’étais fatiguée d’être restée assise tranquillement dans la bibliothèque pendant une toute longue matinée ; Mme Fairfax venait d’écrire une lettre ; je mis mon chapeau et mon manteau, et je proposai de la porter à la poste de Hay, distante de deux milles : ce devait être une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée dans un papier d’argent, et un livre d’histoire pour varier ses plaisirs.

« Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jeannette, » me dit-elle. Je l’embrassai et je partis.

Le sol était dur, l’air tranquille et ma route solitaire ; j’allai vite jusqu’à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma jouissance. Trois heures avaient sonné à l’église au moment où je passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand charme pour moi, parce que l’obscurité commençait déjà et que les pâles rayons du soleil descendaient lentement à l’horizon. J’étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de l’aubépine ; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait à s’élever, on ne l’entendait pas ; car il n’y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours vert et fait siffler le vent ; l’aubépine flétrie et les buissons de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l’œil ne découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s’agitant dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui avait oublié de tomber.

Le sentier allait en montant jusqu’à Hay. Arrivée au milieu, je m’assis sur les degrés d’un petit escalier conduisant dans un champ ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu’il fût très vif, ainsi que l’attestait la couche de glace recouvrant la chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide dégel. De l’endroit où j’étais assise, j’apercevais Thornfield ; le château gris et surmonté de créneaux était l’objet le plus frappant de la vallée. À l’est, on voyait s’élever les bois de Thornfield et les arbres où nichaient les corneilles ; je regardai ce spectacle jusqu’à ce que le soleil descendît dans les arbres et disparût entouré de rayons rouges ; alors je me tournai vers l’ouest.

La lune se levait sur le sommet d’une colline, pâle encore et semblable à un nuage, mais devenant de moment en moment plus brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J’en étais encore éloignée d’un mille, et pourtant, au milieu de ce silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu’à moi ; j’entendais aussi des murmures de ruisseaux ; dans quelle vallée, à quelle profondeur ? Je ne pouvais le dire ; mais il y avait bien des collines au delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les courants les plus proches et les plus éloignés.

Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs bien qu’éloignés ; un piétinement, un son métallique effaça le doux bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide d’un rocher ou le rude tronc d’un gros chêne profondément enraciné au premier plan empêche d’apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.

Le bruit était causé par l’arrivée d’un cheval le long de la chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais je l’entendais approcher. J’allais quitter ma place ; mais, comme le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer. J’étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d’autres ruines. Cependant, lorsqu’ils venaient à sortir de leurs décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune fille qu’ils n’en avaient eu chez l’enfant.

Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l’obscurité, je me rappelai une certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du nord de l’Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait sous la forme d’un cheval, d’un mulet ou d’un gros chien, hantait les routes solitaires et s’avançait quelquefois vers les voyageurs attardés.

Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, outre le piétinement, j’entendis du bruit sortir de la haie, et je vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les arbres. C’était justement une des formes que prenait le Gytrash de Bessie ; j’avais bien, en effet, devant les yeux un animal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme. Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder avec des yeux étranges, comme je m’y attendais presque. Le cheval suivait ; il était grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme, car jamais être humain n’avait monté Gytrash ; il était toujours seul, et, d’après mes idées, les lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais ne devaient jamais prendre la forme vulgaire d’un être humain. Ce n’était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route ; mais au bout de quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par le bruit d’une chute, et par cette exclamation : « Que diable faire maintenant ? » Monture et cavalier étaient tombés. Le cheval avait glissé sur la glace de la chaussée. Le chien revint sur ses pas ; en voyant son maître à terre et en entendant le cheval souffler, il poussa un aboiement dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l’écho des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi. C’était tout ce qu’il pouvait faire ; il n’avait pas moyen d’appeler d’autre aide.

Je le suivis, et je trouvai le voyageur s’efforçant de se débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que je pensai qu’il ne devait pas s’être fait beaucoup de mal ; néanmoins, m’approchant de lui :

« Êtes-vous blessé, monsieur ? » demandai-je.

Il me sembla l’entendre jurer ; pourtant je n’en suis pas bien certaine ; toujours est-il qu’il grommela quelque chose, ce qui l’empêcha de me répondre tout de suite.

« Que puis-je faire pour vous ? demandai-je de nouveau.

— Tenez-vous de côté, » me répondit-il en se plaçant d’abord sur ses genoux, puis sur ses pieds.

Alors commença une opération difficile, bruyante, accompagnée de tels aboiements, que je fus obligée de m’écarter un peu ; mais je ne voulus pas partir sans avoir vu la fin de l’aventure. Elle se termina heureusement. Le chien fut apaisé par un : « À bas, Pilote ! » Le voyageur voulut marcher pour voir si sa jambe et son pied étaient en bon état ; mais cet essai lui fit probablement mal, car, après avoir tenté de se lever, il se rassit promptement sur une des marches de l’escalier. 

Il paraît que ce jour-là j’étais d’humeur à être utile, ou du moins complaisante, car je m’approchai de nouveau, et je dis :

« Si vous êtes blessé, monsieur, je puis aller chercher quelqu’un à Thornfield où à Hay.

— Merci, cela ira ; je n’ai pas d’os brisé, c’est seulement une foulure. »

Il voulut de nouveau essayer de marcher ; mais il poussa involontairement un cri.

Le jour n’était pas complètement fini, et la lune devenait brillante. Je pus voir l’étranger. Il était enveloppé d’une redingote à collet de fourrure et à boutons d’acier ; je ne pus pas remarquer les détails, mais je vis l’ensemble. Il était de taille moyenne, et avait la poitrine très large, la figure sombre, les traits durs, le front soucieux. Ses yeux et ses sourcils contractés indiquaient une nature généralement emportée, et mécontente pour le moment. Il n’était plus jeune, et n’avait pourtant pas encore atteint l’âge mûr. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; sa présence ne m’effraya nullement, et m’intimida à peine. Si l’étranger avait été un beau jeune homme, un héros de roman, je n’aurais pas osé le questionner encore malgré lui, et lui offrir des services qu’il ne me demandait pas. Je n’avais jamais parlé à un beau jeune homme ; je ne sais si j’en avais vu. Je rendais un hommage théorique à la beauté, à l’élégance, à la galanterie et aux charmes fascinants ; mais si jamais j’eusse rencontré toutes ces qualités réunies chez un homme, un instinct m’aurait avertie que je ne pouvais pas sympathiser avec lui, et que lui ne pouvait pas sympathiser avec moi. Je me serais éloignée de lui comme on s’éloigne du feu, des éclairs, enfin de tout ce qui est antipathique quoique brillant.

Si même cet étranger m’eût souri, s’il se fût montré aimable à mon égard, s’il m’eût gaiement remerciée pour mes offres de service, j’aurais continué mon chemin sans être le moins du monde tentée de renouveler mes questions. Mais la rudesse du voyageur me mit à mon aise, et, lorsqu’il me fit signe de partir, je restai, en lui disant :

« Mais, monsieur, je ne puis pas vous abandonner à cette heure, dans ce sentier solitaire, avant de vous avoir vu en état de remonter sur votre cheval. »

Il me regarda, et reprit aussitôt :

« Il me semble qu’à cette heure, vous-même devriez être chez vous, si vous demeurez dans le voisinage. D’où venez-vous ?

— De la vallée, et je n’ai nullement peur d’être tard dehors quand il y a clair de lune. Je courrais avec plaisir jusqu’à Hay si vous le souhaitiez ; du reste, je vais y jeter une lettre à la poste.

— Vous dites que vous venez de la vallée. Demeurez-vous dans cette maison surmontée de créneaux ? me demanda-t-il, en indiquant Thornfield, que la lune éclairait de ses pâles rayons. Le château ressortait en blanc sur la forêt, qui, par sa masse sombre, formait un contraste avec le ciel de l’ouest.

— Oui, monsieur.

— À qui appartient cette maison ?

— À M. Rochester.

— Connaissez-vous M. Rochester ?

— Non, je ne l’ai jamais vu.

— Il ne demeure donc pas là ?

— Non.

— Pourriez-vous me dire où il est ?

— Non, monsieur.

— Vous n’êtes certainement pas une des servantes du château : vous êtes… »

Il s’arrêta et jeta les yeux sur ma toilette, qui, comme toujours, était très simple : un manteau de mérinos noir et un chapeau de castor que n’aurait pas voulu porter la femme de chambre d’une lady ; il semblait embarrassé de savoir qui j’étais ; je vins à son secours.

« Je suis la gouvernante.

— Ah ! la gouvernante, répéta-t-il. Le diable m’emporte si je ne l’avais pas oubliée, la gouvernante ! »

Et je fus de nouveau obligée de soutenir son examen. Au bout de deux minutes, il se leva ; mais, quand il essaya de marcher, sa figure exprima la souffrance.

« Je ne puis pas vous charger d’aller chercher du secours, me dit-il ; mais si vous voulez avoir la bonté de m’aider, vous le pourrez.

— Je ne demande pas mieux, monsieur.

— Avez-vous un parapluie dont je puisse me servir en place de bâton ?

— Non.

— Alors, tâchez de prendre la bride du cheval et de me l’amener. Vous n’avez pas peur, je pense. »

Si j’avais été seule, j’aurais été effrayée de toucher à un cheval ; cependant, comme on me le commandait, j’étais toute disposée à obéir. Je laissai mon manchon sur l’escalier, et je m’avançai vers le cheval ; mais c’était un fougueux animal, et il ne voulut pas me laisser approcher de sa tête. Je fis effort sureffort, mais en vain, j’avais même très peur en le voyant frapper la terre de ses pieds de devant. Le voyageur, après nous avoir regardés quelque temps, se mit enfin à rire.

« Je vois, dit-il, que la montagne ne viendra pas à Mahomet ; ainsi, tout ce que vous pouvez faire, c’est d’aider Mahomet à aller à la montagne. Venez ici, je vous prie. »

Je m’approchai.

« Excusez-moi, continua-t-il ; la nécessité me force à me servir de vous. »

Il posa une lourde main sur mon épaule, et, s’appuyant fortement, il arriva jusqu’à son cheval, dont il se rendit bientôt maître ; puis il sauta sur sa selle, en faisant une affreuse grimace, car cet effort avait ravivé sa douleur.

« Maintenant, dit-il en soulageant sa lèvre inférieure de la rude morsure qu’il lui infligeait, maintenant donnez-moi ma cravache qui est là sous la haie. »

Je la cherchai et la trouvai.

« Je vous remercie. À présent, portez vite votre lettre à Hay, et revenez aussi promptement que possible. »

Il donna un coup d’éperon au cheval, qui rua, puis partit au galop ; le chien le suivit, et tous trois disparurent, comme la bruyère sauvage que le vent des forêts emporte en tourbillons. Je repris mon manchon, et je continuai ma route. L’aventure était terminée ; ce n’était pas un roman, elle n’avait même rien de bien intéressant ; mais elle avait changé une des heures de ma vie monotone : on avait eu besoin de moi, on m’avait demandé un secours que j’avais accordé.

J’étais contente, j’avais fait quelque chose ; bien que cet acte puisse paraître trivial et indifférent, j’avais pourtant agi, et avant tout j’étais fatiguée d’une existence passive. Et puis une nouvelle figure était comme un nouveau portrait dans ma galerie ; elle différait de toutes les autres, d’abord parce que c’était celle d’un homme, ensuite parce qu’elle était sombre et forte. Je l’avais devant les yeux lorsque j’entrai à Hay et que je jetai ma lettre à la poste, et je la voyais encore en descendant la colline qui devait me ramener à Thornfield. Arrivée devant l’escalier, je m’arrêtai ; je regardai tout autour de moi et j’écoutai, me figurant que j’allais entendre le pas d’un cheval sur la chaussée, et voir un cavalier enveloppé d’un manteau, suivi d’un chien de Terre-Neuve semblable à un Gytrash : je ne vis qu’une haie et un saule émondé par le haut, qui se tenait droit comme pour recevoir les rayons de la lune ; je n’entendis qu’un vent qui sifflait au loin dans les arbres de Thornfield, et, jetant un regard vers l’endroit d’où partait le murmure, j’aperçus une lumière à l’une des fenêtres du château. Je me rappelai alors qu’il était tard, et je hâtai le pas.

Je n’aimais pas le moment où il fallait rentrer à Thornfield. Franchir les portes du château, c’était reprendre mon immobilité ; traverser la salle silencieuse, monter le sombre escalier, entrer dans ma petite chambre isolée, et passer une longue soirée d’hiver avec la tranquille Mme Fairfax, avec elle seule, n’y avait-il pas là de quoi détruire la faible excitation causée par ma promenade ? n’était-ce pas jeter sur mes facultés les chaînes invisibles d’une existence trop monotone, d’une existence dont je ne pouvais même pas apprécier les avantages ? Il m’aurait fallu les orages d’une vie incertaine et pleine de luttes, une expérience rude et amère, pour me faire aimer le milieu paisible dans lequel je vivais. Je désirais le combat, comme l’homme fatigué d’être resté trop longtemps assis sur un siège commode, désire une longue promenade, et mon besoin d’agir était tout aussi naturel que le sien.

Je flânai devant la porte ; je flânai devant la prairie ; je me promenai sur le pavé. Les contrevents de la porte vitrée étaient fermés ; je ne pouvais pas voir l’intérieur de la maison ; mes yeux et mon esprit semblaient, du reste, vouloir s’éloigner de cette caverne grise aux sombres voûtes, pour se tourner vers le beau ciel sans nuages qui planait au-dessus de ma tête. La lune montait majestueusement à l’horizon ; laissant bien loin derrière elle le sommet des collines qu’elle avait d’abord éclairées, elle semblait aspirer au sombre zénith, perdu dans les distances infinies. Les tremblantes étoiles qui suivaient sa course agitaient mon cœur et brûlaient mes veines ; mais il ne faut pas beaucoup pour nous ramener à la réalité ; l’horloge sonna, cela suffit. Je détournai mes regards de la lune et des étoiles, j’ouvris une porte de côté et j’entrai.

La grande salle n’était pas sombre, bien que la lampe de bronze ne fût pas encore allumée ; elle était éclairée, ainsi que les premières marches de l’escalier, par une lueur provenant de la salle à manger, dont la porte ouverte à deux battants laissait voir une grille où brûlait un bon feu. La lumière du feu permettait d’apercevoir des tentures rouges, des meubles bien brillants, et un groupe réuni autour de la cheminée. À peine l’avais-je entrevu, et à peine avais-je entendu un mélange de voix, parmi lesquelles je distinguais celle d’Adèle, que la porte se referma.

Je me dirigeai promptement vers la chambre de Mme Fairfax. Il y avait du feu, mais ni lumière ni dame Fairfax. À sa place, un gros chien noir et blanc, tout semblable au Gytrash, était assis sur le tapis, et regardait le feu avec gravité. Je fus tellement frappée de cette ressemblance, que je m’avançai vers lui en disant : « Pilote ! » L’animal se leva et vint me flairer ; je le caressai, il remua sa grande queue ; il avait l’air d’un chien abandonné, et je me demandai d’où il pouvait venir ; je sonnai, car j’avais besoin de lumière, et je désirais savoir également quel était ce visiteur. Leah entra.

« Quel est ce chien ? demandai-je.

— Il est venu avec le maître.

— Avec qui ?

— Avec le maître, M. Rochester, qui vient d’arriver.

— En vérité, et Mme Fairfax est avec lui ?

— Oui, ainsi que Mlle Adèle ; et John est allé chercher un médecin, car il est arrivé un accident à notre maître ; son cheval est tombé, et M. Rochester a eu le pied foulé.

— Est-ce que son cheval n’est pas tombé dans le sentier de Hay ?

— Oui, il a glissé en descendant la colline.

— Ah ! Apportez-moi une lumière, Leah. »

Leah revint bientôt, suivie de Mme Fairfax, qui me répéta la nouvelle, ajoutant que M. Carter, le médecin, était arrivé, et qu’il était avec M. Rochester ; puis elle alla donner des ordres pour le thé, et moi, je montai dans ma chambre pour me déshabiller.

 

Chapitre 13  

D’après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne heure et se leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses affaires ; son agent et quelques-uns de ses fermiers étaient arrivés et attendaient le moment de lui parler.

Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce qu’elle devait servir pour les réceptions d’affaires. On fit du feu dans une autre chambre ; j’y portai nos livres et je l’arrangeai en salle d’étude. À partir de ce jour, le château changea d’aspect : il ne fut plus silencieux comme une église ; toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la sonnette ou traverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au-dessous de nous ; depuis que Thornfield avait un maître, il n’était plus si étranger au monde extérieur. Quant à moi, j’en étais contente.

Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle ; elle ne pouvait pas s’appliquer. Elle sortait continuellement de la chambre pour regarder par-dessus la rampe si elle ne pouvait pas apercevoir M. Rochester. Elle trouvait toujours des prétextes pour descendre ; elle désirait probablement entrer dans la bibliothèque, où l’on n’avait nul besoin d’elle ; lorsque je me fâchais et que je la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler de son ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu’elle l’appelait (c’était la première fois que j’entendais tous ses prénoms) ; elle se demandait quel cadeau il pouvait lui avoir apporté. Il paraît que, le soir précédent, M. Rochester lui avait annoncé une petite boîte dont le contenu l’intéresserait beaucoup et qui devait arriver de Millcote en même temps que les bagages.

« Et cela doit signifier, dit-elle, qu’il y aura dedans un cadeau pour moi, et peut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester m’a parlé de vous ; il m’a demandé le nom de ma gouvernante et si elle n’était pas une personne assez mince et un peu pâle. J’ai dit que oui, car c’est vrai ; n’est-ce pas, mademoiselle ? »

Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de Mme Fairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l’après-midi dans la salle d’étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres et son ouvrage et de descendre ; car, d’après le silence qui régnait en bas, et n’entendant plus sonner à la porte, je jugeai que M. Rochester devait être libre. Restée seule, je me dirigeai vers la fenêtre ; mais il n’y avait rien à voir. Le crépuscule et les flocons de neige obscurcissaient l’air et cachaient même les arbustes de la pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au coin du feu.

Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de semblable à un tableau que j’avais vu autrefois, et qui représentait le château de Heidelberg, sur les bords du Rhin. Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque enflammée, et empêcha mon esprit de se laisser aller aux accablantes pensées qui commençaient déjà à s’emparer de lui dans la solitude.

« M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève voulussiez bien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si occupé tout le jour, qu’il n’a pas encore pu demander à vous voir.

— À quelle heure prend-il le thé ? demandai-je.

— Oh !… à six heures. Il avance l’heure de ses repas à la campagne ; mais vous feriez mieux de changer de robe maintenant ; je vais aller vous aider. Tenez, prenez cette lumière.

— Est-il nécessaire de changer de robe ?

— Oui, cela vaut mieux ; je m’habille toujours le soir quand M. Rochester est là. »

Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse ; néanmoins je regagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma robe de laine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma plus belle, et du reste la seule de rechange que j’eusse, excepté une robe gris clair, que, dans mes idées de toilette prises à Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce n’est dans les grandes occasions.

« Il vous faut une broche, » me dit Mme Fairfax.

Je n’avais pour tout ornement qu’une petite perle, dernier souvenir de Mlle Temple. Je la mis et nous descendîmes.

Avec le peu d’habitude que j’avais de voir des étrangers, c’était une épreuve pour moi que d’être ainsi appelée en présence de M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s’avancer la première, et je marchai dans son ombre, lorsque nous traversâmes la salle à manger. Après avoir passé devant l’arche, dont le rideau était baissé pour le moment, nous arrivâmes dans un élégant boudoir.

Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la cheminée. Pilote se chauffait, à demi étendu, à la flamme d’un feu superbe ; Adèle était agenouillée à côté de lui. Sur un lit de repos, et le pied appuyé sur un coussin, paraissait M. Rochester ; il regardait Adèle et le chien ; le feu lui arrivait en plein visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais, son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale de ses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau ; ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer une nature emportée ; sa bouche et son menton étaient durs. Maintenant qu’il n’était plus enveloppé d’un manteau, je pus voir que la carrure de son corps s’harmonisait avec celle de son visage. C’était un beau corps d’athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, mais dépourvu de grandeur et de grâce.

M. Rochester devait s’être aperçu de mon entrée et de celle de Mme Fairfax ; mais il paraît qu’il n’était pas d’humeur à la remarquer, car notre approche ne lui fit même pas lever la tête.

« Voilà Mlle Eyre, » dit tranquillement Mme Fairfax.

Il s’inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l’enfant.

« Que Mlle Eyre s’asseye, » dit-il. Son salut roide et contraint, son ton impatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter : « Que diable cela me fait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs ? pour le moment, je ne suis pas disposé à causer avec elle. »

Je m’assis sans embarras. Une réception d’une exquise politesse m’aurait sans doute rendue très confuse. Je n’aurais pas pu y répondre avec la moindre élégance ou la moindre grâce, mais cette brutalité fantasque ne m’imposait aucune obligation, au contraire, en acceptant cette boutade, j’avais l’avantage. D’ailleurs, l’excentricité du procédé était piquante, et je désirais en connaître la suite.

M. Rochester continua de ressembler à une statue, c’est-à-dire qu’il ne parla ni ne bougea. Mme Fairfax pensa qu’il fallait au moins que quelqu’un fût aimable ; elle commença à parler avec douceur comme toujours, mais comme toujours aussi avec vulgarité : elle le plaignit de la masse d’affaires qu’il avait eues tout le jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnée sa foulure ; puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tant que le mal durerait.

« Madame, je voudrais avoir du thé, » fut la seule réponse qu’elle obtint.

Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à arranger les tasses et les cuillers avec une attentive célérité. Adèle et moi, nous nous approchâmes de la table, mais le maître ne quitta pas son lit de repos.

« Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester ? me dit Mme Fairfax. Adèle pourrait la renverser. »

Je fis ce qu’elle me demandait. Lorsqu’il prit la tasse de mes mains, Adèle, pensant le moment favorable pour faire une demande en ma faveur, s’écria :

« N’est-ce pas, monsieur, qu’il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans votre petit coffre ?

— Qui parle de cadeau ? dit-il d’un air refrogné ; vous attendiez-vous à un présent, mademoiselle Eyre ? Aimez-vous les présents ? »

Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres, irrités et perçants.

« Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience ; un cadeau passe généralement pour une chose agréable.

— Généralement ; mais vous, qu’en pensez-vous ?

— Je serais obligée d’y réfléchir quelque temps, monsieur, avant de vous donner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des aspects, et il faut les considérer tous avant d’avoir une opinion.

— Mademoiselle Eyre, vous n’êtes pas aussi naïve qu’Adèle ; dès qu’elle me voit, elle demande un cadeau à grands cris ; vous, vous battez les buissons.

— C’est que j’ai moins confiance qu’Adèle dans mes droits ; elle peut invoquer le privilège d’une vieille connaissance et de l’habitude, car elle m’a dit que de tout temps vous lui aviez donné des jouets ; quant à moi, je serais bien embarrassée de me trouver un titre, puisque je suis étrangère et que je n’ai rien fait qui mérite une marque de reconnaissance.

— Oh ! ne faites pas la modeste ; j’ai examiné Adèle, et j’ai vu que vous vous êtes donné beaucoup de peine avec elle ; elle n’a pas de grandes dispositions, et en peu de temps vous l’avez singulièrement améliorée.

— Monsieur, vous m’avez donné mon cadeau, et je vous en remercie. La récompense la plus enviée de l’instituteur, c’est de voir louer les progrès de son élève.

— Oh ! oh ! » fit M. Rochester ; et il but son thé en silence, « Venez près du feu, » dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que Mme Fairfax se fut assise dans un coin avec son tricot.

Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me montrer les beaux livres et les ornements placés sur les consoles et les chiffonnières ; dès que nous entendîmes la voix de M. Rochester, nous nous hâtâmes d’obéir. Adèle voulut s’asseoir sur mes genoux, mais il lui ordonna de jouer avec Pilote.

« Il y a trois mois que vous êtes ici ? me demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— D’où veniez-vous ?

— De Lowood, dans le comté de…

— Ah ! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée ?

— Huit ans.

— Huit ans ! alors vous avez la vie dure ; je croyais que la moitié de ce temps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je ne m’étonne plus que vous ayez l’air de venir de l’autre monde ; je me suis déjà demandé où vous aviez pu attraper cette espèce de figure. Hier, lorsque vous êtes venue au-devant de moi dans le sentier de Hay, j’ai pensé aux contes de fées, et j’ai été sur le point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval ; je n’en suis pas encore bien sûr. Quels sont vos parents ?

— Je n’en ai pas.

— Et vous n’en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez-vous ? 

— Non.

— Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise sur cet escalier, vous attendiez votre peuple.

— De qui parlez-vous, monsieur ?

— Eh ! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui devait leur être propice ; ai-je brisé un de vos cercles, pour que vous ayez jeté sur mon passage ce maudit morceau de glace ? »

Je secouai la tête.

« Il y a plus d’un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que tous les hommes verts ont abandonné l’Angleterre. Ni dans le sentier de Hay, ni dans les champs environnants, vous ne trouverez des traces de leur passage. Désormais le soleil de l’été n’éclairera pas plus leurs bacchanales que la lune de l’hiver. »

Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien comprendre à notre conversation.

« Eh bien ! dit M. Rochester, si vous n’avez ni père ni mère, vous devez au moins avoir des oncles ou des tantes ?

— Non, aucun que je connaisse.

— Quelle est votre demeure ?

— Je n’en ai pas.

— Où demeurent vos frères et vos sœurs ?

— Je n’ai ni frères ni sœurs.

— Qui vous a fait venir ici ?

— J’ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m’a écrit.

— Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain elle était ; et chaque jour je remercie la Providence du choix qu’elle m’a fait faire. Mlle Eyre a été une compagne parfaite pour moi, et une institutrice douce et attentive pour Adèle.

— Ne vous donnez pas la peine d’analyser son caractère, répondit M. Rochester. Les éloges n’influent en rien sur mon opinion ; je jugerai par moi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval.

— Monsieur ! dit Mme Fairfax.

— C’est à elle que je dois cette foulure. »

La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre.

« Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville ? reprit M. Rochester.

— Non, monsieur.

— Avez-vous vu beaucoup de monde ?

— Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants de Thornfield. 

— Avez-vous beaucoup lu ?

— Je n’ai jamais eu qu’un très petit nombre de livres à ma disposition, et encore ce n’étaient pas des ouvrages bien remarquables.

— Vous avez mené la vie d’une nonne, et sans doute vous avez été élevée dans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois, dirige Lowood, est un ministre.

— Oui, monsieur.

— Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le vénériez comme un couvent de religieuses vénère son directeur.

— Oh non !

— Vous êtes bien froide ; comment ! Une novice qui ne vénère pas un prêtre ! Voilà quelque chose de scandaleux.

— Je détestais M. Brockelhurst, et je n’étais pas la seule ; c’est un homme dur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et, par économie, il nous achetait des aiguilles et du fil tels que nous pouvions à peine coudre.

— C’était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de nouveau put prendre part à la conversation.

— Et était-ce son plus grand crime ? demanda M. Rochester.

— Avant l’établissement du Comité, et tant qu’il fut seul maître dans l’école, il ne nous donnait même pas une nourriture suffisante. Une fois chaque semaine il nous ennuyait par ses longues lectures, et tous les soirs il exigeait que nous lussions des livres qu’il avait faits sur la mort subite et le jugement. Ces livres nous effrayaient tellement que nous n’osions plus aller nous coucher.

— À quel âge êtes-vous entrée à Lowood ?

— À dix ans.

— Et vous y êtes restée huit ans : alors vous avez dix-huit ans ! »

Je répondis affirmativement.

« Vous voyez que l’arithmétique est utile ; sans elle je n’aurais jamais pu deviner votre âge ; car ce n’est pas facile à trouver, quand les traits et l’air sont si peu en rapport avec l’âge. Qu’avez-vous appris à Lowood ? jouez-vous du piano ?

— Un peu.

— C’est juste, c’est la réponse convenue. Entrez dans la bibliothèque !… s’il vous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de commandement, je suis habitué à dire : “Faites cela,” et on le fait. Je ne puis changer cette habitude pour une nouvelle venue. Entrez donc dans la bibliothèque ; prenez une lumière, laissez la porte ouverte, asseyez-vous au piano, et jouez un air. » 

Je partis et je suivis ses indications.

« Assez ! me cria-t-il au bout de quelques minutes ; je vois que vous jouez un peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu mieux que quelques-unes, mais pas bien. »

Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua :

« Ce matin, Adèle m’a montré quelques esquisses qu’elle dit être de vous ; je ne sais si elles sont entièrement faites par vous : un maître vous a probablement aidée ?

— Non, en vérité ! m’écriai-je.

— Oh ! ceci pique votre orgueil ; eh bien, allez chercher votre portefeuille, si vous pouvez affirmer que tout ce qu’il contient est de vous ; mais n’assurez rien sans être certaine, car je m’y connais.

— Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même. »

J’apportai mon portefeuille.

« Approchez la table, » dit-il.

Je la roulai jusqu’à lui. Adèle et Mme Fairfax s’avancèrent pour voir les dessins.

« Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester ; vous prendrez les dessins à mesure que j’aurai fini de les regarder ; mais ne placez pas vos figures si près de la mienne. »

Il examina les peintures et les esquisses ; il en mit trois de côté ; après avoir regardé les autres, il les jeta loin de lui.

« Emportez-les sur l’autre table, madame Fairfax, dit-il, et regardez-les avec Adèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me regardant, asseyez-vous et répondez à mes questions. Je vois bien que ces trois peintures ont été faites par la même main ; cette main est-elle la vôtre ?

— Oui.

— Quand avez-vous trouvé le temps de les faire ? car elles ont dû demander beaucoup de temps et un peu de réflexion.

— Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j’ai passées à Lowood, quand je n’avais pas autre chose à faire.

— Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies ?

— Dans ma tête.

— Dans cette tête que je vois sur vos épaules ?

— Oui, monsieur.

— A-t-elle encore d’autres sujets du même genre ?

— J’espère que oui, et j’espère même qu’ils seraient meilleurs. »

Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau.

Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j’ai le temps de vous les décrire. D’abord, je dois vous avertir qu’elles n’ont rien de merveilleux. Les sujets s’étaient présentés avec force à mon esprit ; ils étaient frappants, tels que je les avais conçus avant d’essayer de les reproduire ; mais ma main ne put pas obéir à mon imagination, ou du moins ne reproduisit qu’une pâle copie de ce que voyait mon esprit.

C’étaient des aquarelles. La première représentait des nuages livides sur une mer agitée. L’horizon et même les vagues du premier plan étaient dans l’ombre ; un rayon de lumière faisait ressortir un mât à moitié submergé, et au-dessus duquel un noir cormoran étendait ses ailes tachetées d’écume ; il portait à son bec un bracelet d’or orné de pierres précieuses, auxquelles je m’étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus brillantes. Au-dessous du mât et de l’oiseau de mer flottait un cadavre qu’on n’apercevait que confusément à travers les vagues vertes. Le seul membre qu’on pût voir distinctement était le bras qui venait d’être dépouillé de son ornement.

Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte de gazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus s’étendait le ciel bleu foncé d’un crépuscule. Une femme, dont on ne voyait que le buste, apparaissait dans ce ciel ; j’avais combiné, pour la représenter, les teintes les plus sombres et les plus douces. Son front était surmonté d’une étoile ; le bas de sa figure était voilé par des brouillards ; ses yeux étaient sauvages et sombres ; ses cheveux flottaient autour d’elle comme des nuages obscurs déchirés par l’électricité ou l’orage ; sur son cou brillait une pâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette lueur se répandait aussi sur les nuages légers qui entouraient cet emblème de l’Étoile du soir.

Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d’un glacier s’élançant vers un ciel d’hiver. Les rayons du nord envoyaient à l’horizon leurs légions de dards. Sur le premier plan, on apercevait une tête colossale appuyée sur le glacier. Deux mains délicates croisées au-dessous du front couvraient d’un voile noir le bas de la figure. On ne voyait qu’un front pâle, des yeux fixes, creux et désespérés. Au-dessus des tempes, au milieu d’un turban déchiré et de draperies noires vaguement indiquées, brillait un cercle de flammes blanches parsemées de pierres précieuses d’une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette pâle auréole était l’emblème d’un diadème royal, et elle couronnait un être qui n’avait pas de corps.

« Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins ? me demanda M. Rochester. 

— J’étais absorbée, monsieur ; oui, j’étais heureuse ; peindre est une des jouissances les plus vives que j’aie connues !

— Ce n’est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos plaisirs n’étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une sorte de rêve d’artiste, quand vous avez mélangé ces teintes étranges. Y passiez-vous longtemps chaque jour ?

— C’était pendant les vacances ; je n’avais rien à faire ; je m’y mettais le matin et j’y restais jusqu’à la nuit ; la longueur des jours d’été favorisait mon inclination.

— Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux ?

— Loin de là, je souffrais du contraste qu’il y avait entre mon idéal et mon œuvre ; je me sentais complètement impuissante à réaliser ce que j’avais imaginé.

— Pas tout à fait ; vous avez fixé l’ombre de vos pensées, mais pas plus, probablement. Vous n’aviez pas assez de science et d’habileté technique pour les rendre complètement ; cependant ces esquisses sont remarquables pour une écolière. La pensée qu’elles veulent représenter est fantastique ; ces yeux de l’Étoile du soir, vous avez dû les voir dans un de vos rêves. Comment avez-vous pu les faire si clairs et pourtant si peu brillants ? Que vouliez-vous dire en les faisant si profonds et si solennels ? Qui vous a appris à peindre le vent ? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette hauteur. Où avez-vous vu Latmos ? car c’est Latmos. Retirez ces dessins. »

J’avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant sa montre, il dit brusquement :

« Il est neuf heures ; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de laisser Adèle veiller si tard ? Allez la coucher. »

Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre ; il accepta ses caresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l’aurait fait Pilote, moins peut-être.

« Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous, » dit-il en montrant la porte ; ce qui signifiait qu’il était fatigué de notre compagnie et qu’il désirait nous renvoyer.

Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille ; nous lui fîmes un salut auquel il répondit froidement, et nous nous retirâmes.

« Vous prétendiez que M. Rochester n’était pas très original, madame Fairfax ? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je la rejoignis dans sa chambre.

— Vous le trouvez donc bizarre ?

— Je le trouve très mobile et très brusque.

— C’est vrai ; il peut bien faire cet effet-là à un étranger, mais moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n’y pense jamais : et puis, si son caractère est singulier, il faut se montrer indulgent.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que c’est sa nature, et que personne ne peut changer sa nature ; ensuite, parce qu’il est sans doute accablé de douloureuses pensées, et que c’est là ce qui lui donne un caractère inégal.

— Quelles pensées donc ?

— Des luttes de famille.

— Il n’a pas de famille.

— Mais il en a eu ; il a perdu son frère aîné, il y a quelques années.

— Son frère aîné ?

— Oui, il n’y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède cette propriété.

— Neuf ans, c’est déjà passable ; aimait-il donc son frère au point d’être resté inconsolable tout ce temps ?

— Oh non ! je crois qu’il y a eu des disputes entre eux. M. Rowland Rochester n’était pas très juste à l’égard de M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l’honneur du nom ; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux M. Rochester et M. Rowland s’entendirent, et, afin d’enrichir M. Édouard, ils l’entraînèrent dans une position douloureuse. Je ne sais pas au juste ce qu’ils firent ; mais toujours est-il que M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu’il eut à souffrir. Il n’est pas indulgent ; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu’il soit resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère l’a laissé maître du château. Du reste, je ne m’étonne pas qu’il évite ce lieu.

— Et pourquoi ?

— Il le trouve triste peut-être. »

La réponse était vague. J’aurais désiré quelque chose de plus clair ; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des détails plus circonstanciés sur l’origine et la nature des épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c’était un mystère pour elle et qu’elle ne pouvait que faire des conjectures ; il était évident qu’elle ne désirait plus parler de cela : je le compris et j’agis en conséquence. 

 

 

Chapitre 14  

Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il était occupé par ses affaires, et dans l’après-midi, des messieurs de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour lui permettre l’exercice du cheval, il resta dehors une partie de la journée, probablement pour rendre les visites qu’on lui avait faites, et il ne revenait généralement que fort tard.

Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle ; quant à moi, je ne le vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un regard froid ; d’autres fois, au contraire, il s’inclinait et me souriait avec affabilité. Ce changement d’humeur ne m’offensait nullement, parce que je voyais que je n’y étais pour rien ; le flux et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma volonté.

Un jour qu’il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à Millcote ; comme le temps était humide, M. Rochester ne les accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m’avertir que j’eusse à descendre avec Adèle. J’habillai Adèle, et, après m’être assurée que j’étais bien moi-même dans mon costume de quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait si son petit coffre était enfin arrivé ; car grâce à quelque erreur, on ne l’avait point encore reçu. Elle ne s’était pas trompée ; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la table un petit carton qu’elle sembla reconnaître instinctivement.

« Ma boîte ! ma boîte ! s’écria-t-elle.

— Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde et railleuse de M. Rochester, qui était assis dans un fauteuil au coin du feu ; mais surtout ne m’ennuyez pas avec les détails de votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence. Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu ? »

Adèle semblait ne point avoir besoin de l’avertissement ; elle se retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et retiré un certain papier d’argent, elle s’écria :

« Oh ! ciel, que c’est beau ! et elle demeura absorbée dans sa contemplation.

— Mademoiselle Eyre est-elle ici ? demanda le maître en se levant à demi et en regardant de mon côté. Ah ! bon ; venez et asseyez-vous ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne ; je n’aime pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut rien rappeler d’agréable à un vieux célibataire comme moi ; ce serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une soirée en tête-à-tête avec un marmot. N’éloignez pas votre chaise, mademoiselle Eyre ; asseyez-vous juste où je l’ai placée, comme cela, s’il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses ; moi je les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles dames dont l’intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je fasse venir la mienne ; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé un Fairfax ; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est plus épais que l’eau. »

Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son tricot.

« Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un service. J’ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai fait ; je vois qu’elle en a bien envie : ayez la bonté de lui servir d’interlocutrice ; vous n’aurez jamais accompli un acte de bienveillance plus réel. »

En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu’elle l’appela, et jeta sur elle la porcelaine, l’ivoire et tout ce que contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des phrases entrecoupées, car elle ne possédait l’anglais que très imparfaitement.

« Maintenant, dit M. Rochester, j’ai accompli mes devoirs de maître de maison ; j’ai mis mes invités à même de s’amuser réciproquement, et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez un peu votre chaise ; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas vous voir sans me déranger, ce que je n’ai nullement l’intention de faire. »

Je fis ce qu’il me disait, bien que j’eusse infiniment préféré rester un peu en arrière ; mais M. Rochester avait une manière si directe de donner un ordre, qu’il semblait impossible de ne pas lui obéir promptement.

Nous étions dans la salle à manger, comme je l’ai déjà dit ; le lustre qu’on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. Le feu était rouge et brillant ; les rideaux pourpres retombaient avec ampleur devant la grande fenêtre et l’arche plus grande encore ; tout était tranquille ; on n’entendait que le babillage voilé d’Adèle, car elle n’osait pas parler haut, et la pluie d’hiver qui battait les vitres.

M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla différent de ce que je l’avais vu auparavant. Il n’avait pas l’air tout à fait aussi sombre et aussi triste. J’aperçus un sourire sur ses lèvres ; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté relative, mais je ne puis pourtant pas l’affirmer ; son caractère de l’après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant il avait encore quelque chose d’effrayant lorsqu’il appuyait sa tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, éclairait ses grands yeux noirs ; car il avait de fort beaux yeux noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère, exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s’en rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le feu, et, lorsqu’il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur lui.

« Vous m’examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il ; me trouveriez-vous beau ? »

Si j’avais eu le temps de réfléchir, j’aurais fait une de ces réponses conventionnelles, vagues et polies ; mais les paroles sortirent de mes lèvres presque à mon insu.

« Non, monsieur, répondis-je.

— Savez-vous qu’il y a quelque chose d’étrange en vous ? me dit-il. Vous avez l’air d’une petite nonne, avec vos manières tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés, excepté lorsqu’ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par exemple ; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon impertinente, du moins brusque.

— Pardon, monsieur, j’ai été trop franche ; j’aurais dû vous dire qu’il n’était pas facile d’improviser une réponse sur les apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu d’importance, ou quelque chose de semblable.

— Non, vous n’auriez pas dû répondre cela. Comment ! La beauté de peu d’importance ! Ainsi, sous prétexte d’adoucir le coup, vous enfoncez la lame plus avant ! Continuez ; quel défaut me trouvez-vous, je vous prie ? Il me semble que mes membres et mes traits sont faits comme ceux des autres hommes.

— Veuillez oublier, monsieur, ma réponse ; je n’ai nullement eu l’intention de vous blesser, c’est pure étourderie de ma part.

— Justement, c’est ce que je pense aussi ; mais vous êtes responsable de cette étourderie ; critiquez-moi. Mon front vous déplaît-il ? »

Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et laissa voir un front large et intelligent, mais où rien n’indiquait la bienveillance.

« Eh bien ! madame, suis-je un idiot ? me demanda-t-il.

— Loin de là, monsieur ; mais vous me trouverez peut-être trop brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.

— Encore une pointe, et cela parce que j’ai déclaré ne pas aimer la société des enfants et des vieilles femmes… Ça, parlons plus bas… Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un philanthrope ; mais j’ai une conscience, ajouta-t-il en posant son doigt sur la bosse qui, à ce qu’on prétend, indique cette faculté, et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande largeur à la partie supérieure de la tête ; même autrefois j’ai eu une sorte de tendresse dans le cœur. À votre âge, je sentais, j’avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent ; mais la fortune m’a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis me flatter d’être aussi dur qu’une balle de caoutchouc, pénétrable peut-être par deux ou trois endroits, mais n’ayant plus qu’un seul point sensible. Croyez-vous qu’on puisse encore espérer pour moi ?

— Espérer quoi, monsieur ?

— Mais que le caoutchouc redeviendra chair.

— Décidément, il a bu trop de vin, » pensai-je, et je ne savais quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s’il était capable d’être transformé ?

« Vous avez l’air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé vous va bien : d’ailleurs cela me convient, c’est un moyen d’éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous embarrasser, jeune fille ; je suis disposé à être communicatif aujourd’hui. »

En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de la cheminée. Je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa poitrine, dont le développement n’était pas en proportion avec la longueur de ses membres. Presque tout le monde l’aurait trouvé laid ; mais il avait dans son port tant d’orgueil involontaire, tant d’aisance dans ses manières ; il semblait s’inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer un charme extérieur, qu’en le regardant on partageait son indifférence, et qu’on était presque tenté de partager aussi sa confiance en lui-même.

« Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c’est pourquoi je vous ai envoyé chercher ; le feu et le chandelier n’étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas ; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n’était pas encore là ce qu’il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais ; vous m’avez intrigué le premier soir où je vous ai vue ; depuis, je vous avais presque oubliée ; d’autres idées vous avaient chassée de mon souvenir ; mais, aujourd’hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît et prendre ce qui m’amuse. Eh bien, cela m’amuse d’en savoir plus long sur votre compte ; ainsi donc, parlez. »

Au lieu de parler, je souris ; et mon sourire n’était ni aimable ni soumis.

« Parlez, répéta-t-il.

— Sur quoi, monsieur ?

— Sur ce que vous voudrez ; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrez même le traiter comme il vous plaira. »

En conséquence de ses ordres, je m’assis et ne dis rien. « Il s’imagine que je vais parler pour le plaisir de parler ; mais je lui prouverai que ce n’est pas à moi qu’il devait s’adresser pour cela. » pensai-je.

« Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre ? »

Je persistai dans mon silence ; il pencha sa tête vers moi et plongea un regard rapide dans mes yeux.

« Opiniâtre et ennuyée, dit-il ; elle persiste ; mais aussi j’ai fait ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon ; sachez, une fois pour toutes, que mon intention n’est pas de vous traiter en inférieure, c’est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d’un siècle. Celle-là est légitime et j’y tiens, comme dirait Adèle, et c’est en vertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d’avoir la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé. »

Il avait daigné me donner une explication, presque faire des excuses ; je n’y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver.

« Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse ? Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux.

— D’abord acceptez-vous que j’aie le droit d’être un peu le maître ? Acceptez-vous que j’aie le droit d’être quelquefois brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données : d’abord parce que je suis assez âgé pour être votre père ; ensuite parce que j’ai l’expérience que donne la lutte ; que j’ai vu de près bien des hommes et bien des nations ; qu’enfin, j’ai parcouru la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison ?

— Faites comme il vous plaira, monsieur.

— Ce n’est pas une réponse, ou du moins c’en est une très irritante, parce qu’elle est évasive ; répondez clairement.

— Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et que vous connaissez mieux le monde que moi ; votre supériorité dépend de l’usage que vous avez fait de votre temps et de votre expérience.

— Voilà qui est promptement répondu. Mais je n’admets pas votre principe ; il me serait trop défavorable, car j’ai fait un usage nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de côté toute supériorité ; je vous demande simplement d’accepter de temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de commandement : dites, le voulez-vous ? »

Je souris. « M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même ; il semble oublier qu’il me paye trente livres sterling par an pour recevoir ses ordres.

— Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas ; parlez.

— Je pensais tout à l’heure, monsieur, répondis-je, que bien peu de maîtres s’inquiètent de savoir si les gens qu’ils payent sont ou non contents de recevoir leurs ordres.

— Les gens qu’ils payent ! est-ce que je vous paye ? Ah ! oui, je l’avais oublié ; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, voulez-vous me permettre d’être un peu le maître ?

— Pour cette raison, non, monsieur ; mais parce que vous avez oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du cœur à ce que vous me demandez, parce que vous cherchez à savoir si le serviteur est heureux dans sa servitude.

— Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles, sans prendre cette omission pour une impertinence ?

— Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de forme avec l’impertinence : j’aime la première de ces choses ; quant à l’autre, aucune créature libre ne peut la supporter, même pour de l’argent.

— Erreur ! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de l’argent. Je vous conseille donc de ne pas proclamer des généralités dont vous êtes incapable de juger l’exactitude. Néanmoins, je vous sais gré de votre réponse, tant pour elle-même que pour la manière dont vous l’avez faite : car vous avez parlé avec sincérité, ce qui n’est pas commun ; l’affectation, la froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà ce qui, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous-maîtresses, pas une peut-être ne m’eût répondu comme vous. Mais ne croyez pas que je veuille vous flatter. Si vous avez été faite dans un moule différent des autres, vous n’en êtes nullement cause ; c’est l’œuvre de la nature. Et, d’ailleurs, je ne puis pas conclure encore ; peut-être n’êtes-vous pas meilleure que les autres ; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer vos quelques bonnes qualités.

— Peut-être en avez-vous vous-même, » pensai-je. Et à ce moment mon regard rencontra le sien ; il lut ma pensée, et y répondit comme si je l’avais exprimée par des paroles.

« Oui, oui, vous avez raison, dit-il ; j’ai bon nombre de défauts moi-même, je le sais, et je ne cherche pas à m’excuser. Je n’ai pas le droit d’être trop sévère pour les autres ; mes actes et la nature de ma vie passée devraient arrêter le sourire sur mes lèvres ; je devrais ne pas critiquer trop sévèrement mon voisin, et reporter mes regards sur mon propre cœur. J’entrai, ou plutôt, car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune ou les circonstances, je fus précipité à l’âge de vingt ans dans une route dangereuse, et depuis je n’ai jamais repris le droit chemin ; mais j’aurais pu être différent de ce que je suis ; j’aurais pu être aussi bon que vous, plus expérimenté, peut-être presque aussi pur ; j’envie la paix de votre esprit, la pureté de votre conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sans tache doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur, n’est-ce pas ?

— Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur ?

— Il était beau et limpide ; aucune eau impure ne l’avait transformé en mare fétide ! J’étais votre égal à dix-huit ans ; la nature m’avait fait pour être bon, mademoiselle Eyre, et vous voyez que je ne le suis pas ; vos yeux me disent que vous ne le voyez pas (car, à propos, prenez garde à l’expression de votre regard ; je suis rapide à l’interpréter). Croyez ce que je vais vous dire : je ne suis pas méchant ; n’allez pas voir en moi un de ces princes du mal. Non ; grâce aux circonstances plutôt qu’à ma nature, je suis un pécheur vulgaire, plongé dans toutes les misérables dissipations que recherchent les riches pour égayer leur vie. Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses ; sachez que, dans le cours de notre vie à venir, vous vous trouverez souvent choisie pour être la confidente involontaire de bien des secrets. Beaucoup sentiront instinctivement comme moi que vous n’êtes pas faite pour parler de vous, mais pour écouter les autres parler d’eux ; ils comprendront aussi que vous ne les écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathie naturelle qui console et encourage, bien qu’elle ne se manifeste pas très vivement.

— Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout cela, monsieur ?

— Je le sais, et c’est pourquoi je continue aussi librement que si j’écrivais mes pensées sur mon journal. Vous me direz que j’aurais dû dominer les circonstances, c’est vrai, mais, vous le voyez, je ne l’ai pas pu ; quand la fortune m’a frappé, j’aurais dû demeurer froid, et je suis tombé dans le désespoir. Alors a commencé mon abaissement ; et maintenant, quand un imbécile vicieux excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je ne puis pas me vanter d’être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser que lui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté ferme ! Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous serez tentée de succomber, mademoiselle Eyre ; le remords est le poison de la vie.

— On dit que le repentir en est le remède, monsieur.

— Non ; le seul remède possible, c’est une conduite meilleure, et je pourrais y arriver ; j’ai encore assez de force si… Mais pourquoi y penser, accablé et maudit comme je le suis ? et d’ailleurs, puisque le bonheur m’est refusé, j’ai droit de chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n’importe quel prix.

— Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas.

— C’est possible ; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais et doux ; et j’en trouverai un aussi frais et aussi doux que le miel sauvage recueilli par l’abeille sur les marais.

— Prenez garde, monsieur, qu’il ne vous semble bien amer. 

— Qu’en savez-vous ? vous ne l’avez jamais goûté. Comme votre regard est sérieux et solennel ! et vous êtes aussi ignorante de tout ceci que cette tête de porcelaine, dit-il en en prenant une sur la cheminée. Vous n’avez pas le droit de me prêcher, néophyte qui n’avez pas passé le seuil de la vie, et qui ne connaissez aucun de ses mystères.

— Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur ; vous avez dit que la faute conduisait au remords, et que le remords était le poison de la vie.

— Eh ! qui parle de faute ? je ne pense pas que l’idée que je viens de concevoir soit une faute ; c’est plutôt une inspiration qu’une tentation ; oh ! elle était douce et calmante ! la voilà qui revient encore. Ce n’est pas l’esprit du mal qui me l’a inspirée, ou bien alors il a revêtu la robe d’un ange ; il me semble que je dois admettre un tel hôte lorsqu’il me demande l’entrée de mon cœur.

— Défiez-vous de lui, monsieur, ce n’est pas un ange véritable.

— Encore une fois, qu’en savez-vous ? Par quel instinct prétendez-vous distinguer le séraphin déchu du messager de l’Éternel ; le guide, du séducteur ?

— J’ai jugé d’après votre apparence, qui était troublée au moment où vous avez dit que la même pensée vous revenait, et je suis persuadée que, si vous agissez selon votre désir, vous deviendrez plus malheureux encore.

— Pas du tout ; cet ange m’a apporté le plus gracieux message du monde. Du reste, vous n’êtes pas chargée de ma conscience, ainsi donc ne vous troublez pas. Entre, joyeux voyageur ! »

Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul ; puis il croisa ses bras sur sa poitrine comme pour embrasser l’être invisible.

« Maintenant, continua-t-il en s’adressant à moi, j’ai reçu le pèlerin ; je crois que c’est une divinité déguisée ; il m’a déjà fait du bien : mon cœur était tout charnel, le voilà devenu un reliquaire.

— À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout ; je ne puis pas continuer cette conversation, elle n’est plus à ma portée. Je ne sais qu’une chose : c’est que vous n’êtes pas aussi bon que vous le désirez et que vous regrettez votre imperfection ; je n’ai compris qu’une chose : c’est que les souillures de votre passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, si vous le vouliez, vous seriez bientôt digne d’être approuvé par vous-même et que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de modifier vos actes et vos pensées, au bout de quelques années vous auriez un passé pur et que vous pourriez contempler avec joie. 

— Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je pave l’enfer de bonnes intentions.

— Monsieur ?

— Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi durables que le bronze. Mes actes seront différents de ce qu’ils ont été jusqu’ici.

— Et meilleurs ?

— Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je ne doute pas ; je connais mon but et mes motifs ; et, dès ce moment, je fais une loi inaltérable comme celle des Mèdes et des Perses, pour déclarer que l’un et les autres sont droits.

— Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux de lois nouvelles.

— Vous vous trompez, mademoiselle Eyre ; des combinaisons et des circonstances inouïes demandent des lois inouïes.

— C’est une maxime dangereuse, monsieur ; car il est facile d’en abuser.

— Vous avez raison, philosophe sentencieux ; mais je jure sur tout ce qui m’appartient que je n’en abuserai pas.

— Vous êtes homme et faillible.

— Oui, de même que vous ; eh bien ! après ?

— Les hommes faillibles ne devraient pas s’arroger un pouvoir qui ne peut être sûrement confié qu’aux êtres parfaits et divins.

— Quel pouvoir ?

— Celui de dire de toute action, quelque étrange qu’elle soit : Ce sera bien.

— Oui, repartit M. Rochester, vous l’avez dit, je déclare que ce sera bien.

— Dieu fasse que ce soit bien ! » répondis-je en me levant, car je trouvais inutile de continuer une conversation si obscure pour moi.

Je comprenais d’ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le caractère de mon interlocuteur, du moins pour le moment, et je sentais enfin cette incertitude, ce vague sentiment de malaise qu’entraîne toujours la conviction de son ignorance.

« Où allez-vous ? me demanda M. Rochester.

— Coucher Adèle, répondis-je ; il est plus que temps.

— Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à celles du Sphinx.

— Vous parlez en effet par énigmes ; mais, bien que je sois étonnée, je n’ai pas peur.

— Si, vous avez peur ; votre amour-propre craint une méprise.

— Dans ce sens-là, oui, j’ai peur ; je désire ne pas dire de sottises. 

— Si vous en disiez, ce serait d’une manière si tranquille et si grave, que je ne m’en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez jamais, mademoiselle Eyre ? Ne vous donnez pas la peine de répondre ; je vois que vous riez rarement, mais que néanmoins vous pouvez le faire, et même avec beaucoup de gaieté. Croyez-moi, la nature ne vous a pas plus faite austère qu’elle ne m’a fait vicieux ; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood, vous composez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez vos membres contre vous, et vous craignez devant un homme qui est votre frère, votre père, votre maître, ou ce que vous voudrez enfin, vous craignez que votre sourire ne soit trop joyeux, votre parole trop libre, vos mouvements trop prompts. Mais bientôt, je l’espère, vous apprendrez à être naturelle avec moi, parce qu’il m’est impossible de ne pas l’être avec vous ; alors vos mouvements et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois, vous jetez autour de vous un coup d’œil curieux comme celui de l’oiseau qui regarde à travers les barreaux de sa cage ; vous ressemblez à un captif remuant, résolu, qui, s’il était libre, volerait jusqu’aux nuages ; mais vous êtes encore courbée sur votre route.

— Monsieur, neuf heures ont sonné.

— N’importe, attendez une minute. Adèle n’est pas prête à aller se coucher. Je viens d’examiner ce qui se passait ici ; pendant que je vous parlais, j’ai regardé Adèle de temps en temps (j’ai mes raisons pour la croire curieuse à étudier, et ces raisons je vous les dirai un jour). Il y a dix minutes environ, elle a tiré de sa boîte une petite robe de soie rose ; aussitôt ses traits se sont illuminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau et nourrit la moelle de ses os. “Il faut que je l’essaye,” s’est-elle écriée, et, à l’instant même, elle est sortie de la chambre pour aller se faire habiller par Sophie ; dans quelques minutes elle rentrera. Je le sais, je vais voir une miniature de Céline Varens dans le costume qu’elle portait sur le théâtre au commencement de… Mais n’y pensons plus, et pourtant ce qu’il y a de plus tendre en moi va recevoir un choc, je le pressens ; restez ici pour voir si j’ai raison. »

Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d’Adèle dans la grande salle. Elle entra transformée comme me l’avait annoncé son tuteur : une robe de satin rose très courte et très ornée dans le bas avait remplacé sa robe brune ; une couronne de boutons de roses entourait son front ; elle était chaussée de bas de soie et de souliers de satin blanc.

« Est-ce que ma robe va bien ? s’écria-t-elle en bondissant, et mes souliers, et mes bas ? tenez, je crois que je vais danser. »

Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée près de M. Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des pieds, puis se mit à genoux devant lui.

« Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté, » s’écria-t-elle ; puis, se relevant, elle ajouta : « C’est comme cela que maman faisait, n’est-ce pas, monsieur ?

— Ex-ac-te-ment ! répondit-il, et c’est ainsi qu’elle a charmé mes guinées et les a fait sortir de mes culottes britanniques. J’ai été jeune, mademoiselle Eyre ; certes mon visage a eu autant de fraîcheur que le vôtre. Mon printemps n’est plus, mais il m’a laissé cette petite fleur française. Il y a des jours où je voudrais en être débarrassé ; car je n’attache plus aucune valeur au tronc qui l’a produite, parce que j’ai vu qu’une poussière d’or pouvait seule lui servir d’engrais. Non, je n’aime pas cette enfant, surtout quand elle est aussi prétentieuse que maintenant. Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques, qui croient expier par une seule bonne œuvre de nombreux péchés ; mais je vous expliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir. »

 

Chapitre 15  

M. Rochester me l’expliqua en effet.

Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je le rencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres qui était devant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote et ses volants.

Il me raconta alors qu’Adèle était la fille d’une danseuse de l’Opéra français, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce qu’il appelait une grande passion. Céline avait feint d’y répondre par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré, quelque laid qu’il fût ; il se figurait, me dit-il, qu’elle préférait sa taille d’athlète à l’élégance de l’Apollon du Belvédère.

« Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la sylphide française pour son gnome anglais, que je l’installai dans un hôtel et lui donnai un établissement complet, domestiques, voiture, cachemires, diamants, dentelles, etc. En un mot, j’étais en train de me ruiner, dans le style adopté, comme le premier venu. Je n’avais même pas l’originalité de chercher une route nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine ; mais je suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne m’écartais pas d’un pouce du sentier battu. J’eus, comme je le méritais, le sort de tous les dissipateurs ; je vins un soir où Céline ne m’attendait pas ; elle était sortie. La nuit était chaude ; fatigué d’avoir couru dans tout Paris, je m’assis dans son boudoir, heureux de respirer l’air consacré par sa présence. J’exagère ; je n’ai jamais cru qu’il y eût autour de sa personne quelque vertu sanctifiante ; non, elle n’avait laissé derrière elle que l’odeur du musc et de l’ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux émanations des essences, commençait à me monter à la tête, lorsque j’eus l’idée d’ouvrir la fenêtre et de m’avancer sur le balcon. Il faisait clair de lune, et le gaz était allumé ; la nuit était calme et sereine ; quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je m’assis et je pris un cigare. Je vais en prendre un, si vous voulez bien me le permettre. »

Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l’alluma, le plaça entre ses lèvres, jeta une bouffée d’encens havanais dans l’air glacé, et reprit :

« J’aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre ; je croquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement, regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode, voisine de l’Opéra, lorsque j’aperçus une élégante voiture fermée, traînée par deux beaux chevaux anglais, et qu’éclairaient en plein les brillantes lumières de la ville. Je reconnus la voiture que j’avais donnée à Céline. Elle rentrait ; mon cœur bondit naturellement d’impatience sur la rampe de fer où je m’appuyais. La voiture s’arrêta à la porte de l’hôtel ; ma flamme (c’est le mot propre pour une inamorata d’Opéra) s’alluma. Quoique Céline fût enveloppée d’un manteau, embarras bien inutile pour une si chaude soirée de juin, je reconnus immédiatement son petit pied, qui sortit de dessous sa robe au moment où elle sauta de voiture ; penché sur le balcon, j’allais murmurer : “Mon ange,” mais d’une voix que l’amour seul eût pu entendre, lorsqu’une autre personne enveloppée également d’un manteau sortit après elle ; mais cette fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un chapeau d’homme qui passa sous la porte cochère de l’hôtel.

« Vous n’avez jamais senti la jalousie, n’est-ce-pas, mademoiselle Eyre ? Belle demande ! puisque vous ne connaissez pas l’amour. Vous avez à éprouver ces deux sentiments ; votre âme dort, vous n’avez pas encore reçu le choc qui doit la réveiller. Vous croyez que toute l’existence coule sur un flot aussi paisible que celui où a glissé jusqu’ici votre jeunesse ; les yeux fermés, les oreilles bouchées, vous vous laissez bercer au courant sans voir les rochers qui montent sous l’eau et les brisants qui bouillonnent. Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous arriverez aux écueils, un jour votre vie se brisera dans un tourbillon tumultueux en une bruyante écume ; alors vous volerez sur les pics des rochers comme une poussière liquide, ou bien, soulevée par une vague puissante, vous serez jetée dans un courant plus calme.

« J’aime cette journée, j’aime ce ciel d’acier, j’aime l’immobilité et la dureté de ce paysage sous cette gelée ; j’aime Thornfield, son antiquité, son isolement, ses vieux arbres, ses buissons épineux, sa façade grise et les lignes de ses fenêtres sombres qui réfléchissent ce ciel métallique ; et cependant j’en ai longtemps abhorré la seule pensée, je l’ai évité comme une maison maudite et que je déteste encore !… »

Il serra les dents et se tut ; il s’arrêta et frappa du pied le sol durci ; une pensée fatale semblait l’étreindre si fortement qu’il ne pouvait faire un pas.

Nous montions l’avenue lorsqu’il s’arrêta ainsi. Le château était devant nous ; il jeta sur les créneaux un regard comme je n’en ai jamais vu de ma vie : la douleur, la honte, la colère, l’impatience, le dégoût, la haine, semblèrent lutter un moment dans sa large prunelle dilatée sous son sourcil d’ébène. Le combat fut terrible ; mais un autre sentiment s’éleva et triompha : c’était quelque chose de dur, de cynique, de résolu et d’inflexible. Il dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit :

« Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais un compte avec ma destinée ; elle était là, près de ce tronc de hêtre, comme une des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la bruyère des Forres. « Vous aimez Thornfield, » me disait-elle, en levant le doigt ; et elle écrivait dans l’air un souvenir qui courait s’imprimer en hiéroglyphes lugubres sur la façade du château ; « aimez-le si vous le pouvez ! aimez-le si vous l’osez ! — Oui, je l’aimerai, répondis-je, j’ose l’aimer ! »

Et il ajouta avec emportement : « Je tiendrai ma parole, je briserai les obstacles qui m’empêchent d’être heureux et bon ; oui, bon ; je voudrais être meilleur que je n’ai été jusqu’ici, que je ne suis. De même que la baleine de Job brisa la lance et le dard, de même ce que les autres regarderaient comme des barrières de fer tombera sous ma main comme de la paille ou du bois pourri. » 

À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant.

« Éloigne-toi d’ici, enfant, s’écria-t-il durement, ou va jouer avec Sophie ! »

Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler au sujet dont il s’était écarté.

« Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra ? » lui demandai-je.

Je m’attendais presque à une rebuffade pour cette question intempestive ; mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna les yeux vers moi, et son front sembla s’éclaircir.

« Oh ! j’avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis ma magicienne escortée d’un cavalier, le vieux serpent de la jalousie se glissa en sifflant sous mon gilet et en un instant m’eut percé le cœur. Il est étrange, s’écria-t-il en s’interrompant de nouveau, il est étrange que je vous choisisse pour confidente de tout ceci, jeune fille ; il est plus étrange encore que vous m’écoutiez tranquillement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde qu’un homme tel que moi racontât l’histoire de ses maîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme vous ; mais cette dernière singularité explique la première : avec cet air grave, prudent et sage, vous avez bien la tournure d’une confidente ; d’ailleurs je sais avec quel esprit mon esprit est entré en communion ; c’est un esprit à part et sur lequel la contagion du mal ne peut rien. Heureusement je ne veux pas lui nuire, car, si je le voulais, je ne le pourrais pas ; nos conversations sont bonnes ; je ne puis pas vous souiller, et vous me purifiez. »

Après cette digression, il continua :

« Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le boudoir, pensai-je ; préparons une embuscade. Passant ma main à travers la fenêtre ouverte, je tirai le rideau ; je laissai seulement une petite ouverture pour faire mes observations, je refermai aussi la persienne en ménageant une fente par laquelle pouvaient m’arriver les paroles étouffées des amoureux, puis je me rassis au moment où le couple entrait. Mon œil était fixé sur l’ouverture ; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se retira ; je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux ; Céline m’apparut brillante de satin et de bijoux, mes dons sans doute ; son compagnon portait l’uniforme d’officier, je le reconnus : c’était le vicomte ***, jeune homme vicieux et sans cervelle que j’avais quelquefois rencontré dans le monde ; je n’avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable. En le reconnaissant, ma jalousie cessa ; mais aussi mon amour pour Céline s’éteignit ; une femme qui pouvait me trahir pour un tel rival n’était pas digne de moi, elle ne méritait que le dédain, moins que moi pourtant qui avais été sa dupe.

“Ils commencèrent à causer ; leur conversation me mit complètement à mon aise : frivole, mercenaire, sans cœur et sans esprit, elle semblait faite plutôt pour ennuyer que pour irriter. Ma carte était sur la table ; dès qu’ils la virent, ils se mirent à parler de moi, mais ni l’un ni l’autre ne possédait assez d’énergie ou d’esprit pour me travailler d’importance ; ils m’outrageaient de toutes leurs forces. Céline surtout brillait sur le chapitre de mes défauts et de mes laideurs, elle qui avait témoigné une si fervente admiration pour ce qu’elle appelait ma beauté mâle, en quoi elle différait bien de vous, qui m’avez dit à bout portant, dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau ; ce contraste m’a frappé alors, et… »

À ce moment, Adèle accourut encore vers nous : « Monsieur, dit-elle, John vient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande.

— Ah ! dans ce cas, il faut que j’abrège. J’ouvris la fenêtre et je m’avançai vers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la priai de quitter l’hôtel et lui offris ma bourse pour faire face aux exigences du moment, sans me soucier de ses cris, de ses protestations, de ses convulsions, de ses prières. Je pris un rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte.

« J’eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain ; je logeai une balle dans l’un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme l’aile d’un poulet étique, et alors je crus en avoir fini avec toute la clique ; mais malheureusement, six mois avant, Céline m’avait donné cette fillette qu’elle affirmait être ma fille : c’est possible, bien que je ne retrouve chez elle aucune preuve de ma laide paternité ; Pilote me ressemble davantage. Quelques années après notre rupture, sa mère l’abandonna et s’enfuit en Italie avec un musicien ou un chanteur. Je n’admets pas que je doive rien à Adèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père ; mais, ayant appris son abandon, j’enlevai ce pauvre petit être aux boues de Paris et je le transportai ici, pour l’élever sainement sur le sol salubre de la campagne anglaise. Mme Fairfax a eu recours à vous pour son éducation ; mais maintenant que vous savez qu’Adèle est la fille illégitime d’une danseuse de l’Opéra, vous n’envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et votre élève ; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me disant que vous avez trouvé une place, et que vous me priez de chercher une autre gouvernante.

— Non, monsieur ; Adèle n’est pas responsable des fautes de sa mère et des vôtres ; puisqu’elle n’a pas de parents, que sa mère l’a abandonnée, et que vous, monsieur, vous la reniez, eh bien ! je m’attacherai à elle plus que jamais. Comment pourrais-je préférer l’héritier gâté d’une famille riche, qui détesterait sa gouvernante, à la pauvre orpheline qui cherche une amie dans son institutrice ?

— Oh ! si c’est là votre manière de voir… Mais il faut que je rentre maintenant, et vous aussi, car voici la nuit. »

Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote ; je courus un peu avec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous fûmes rentrées et que je lui eus retiré son chapeau et son manteau, je la pris sur mes genoux et je la laissai babiller une heure environ ; je lui permis même quelques petites libertés qu’elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer ; car là se trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère, et qui est si différent de l’esprit anglais. Cependant elle avait ses qualités, et j’étais disposée à apprécier au plus haut point tout ce qu’il y avait de bon en elle. Je cherchai dans ses traits et son maintien une ressemblance avec M. Rochester, mais je ne pus pas en trouver ; rien en elle n’annonçait cette parenté : j’en étais fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, il aurait eu meilleure opinion d’elle.

Ce ne fut qu’au moment de me coucher que je me mis à repasser dans ma mémoire l’histoire de M. Rochester. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans le récit lui-même : la passion d’un riche gentleman pour une danseuse française, la trahison de celle-ci, étaient des faits qui devaient arriver chaque jour ; mais il y avait quelque chose d’étrange dans son émotion au moment où il s’était dit heureux d’être revenu dans son vieux château. Je réfléchis sur cet incident, mais j’y renonçai bientôt, le trouvant inexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de M. Rochester. Le secret qu’il avait jugé à propos de me révéler semblait un dépôt confié à ma discrétion ; du moins je le regardais comme tel et je l’acceptai. Depuis quelques semaines, sa conduite envers moi était plus égale qu’autrefois, je ne paraissais plus le gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un mot agréable à me dire ; quand il m’invitait à paraître devant lui, il me recevait cordialement, ce qui me prouvait que j’avais vraiment le pouvoir de l’amuser, et qu’il recherchait ces conversations du soir autant pour son plaisir que pour le mien.

Je parlais peu, mais j’avais plaisir à l’entendre ; il était communicatif ; il aimait à montrer quelques scènes du monde à un esprit qui ne connaissait rien de la vie, il ne me mettait pas sous les yeux des actes mauvais et corrompus ; mais il me parlait de choses pleines d’intérêt pour moi, parce qu’elles avaient lieu sur une échelle immense et qu’elles étaient racontées avec une singulière originalité. J’étais heureuse lorsqu’il m’initiait à tant d’idées neuves, qu’il faisait voir de nouvelles peintures à mon imagination, et qu’il révélait à mon esprit des régions inconnues ; il ne me troublait plus jamais par de désagréables allusions.

Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espèce de contrainte ; je fus attirée à lui par la franchise amicale avec laquelle il me traita. Il y avait des moments où je le considérais plutôt comme un ami que comme un maître ; cependant quelquefois encore il était impérieux, mais je voyais bien que c’était sans intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me rendit si heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille ; ma destinée sembla s’élargir ; les vides de mon existence se remplirent ; ma santé s’en ressentit, mes forces augmentèrent.

Et M. Rochester était-il encore laid à mes yeux ? Non. La reconnaissance et de douces et agréables associations d’idées faisaient que je n’aimais rien tant que de voir sa figure. Sa présence dans une chambre était plus réjouissante pour moi que le feu le plus brillant ; cependant je n’avais pas oublié ses défauts ; je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse : il était orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d’infériorité. Dans le fond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi était balancée par une injuste sévérité pour les autres ; il était capricieux, bizarre. Plus d’une fois, lorsqu’on m’envoya pour lui faire la lecture, je le trouvai assis seul dans la bibliothèque, la tête inclinée sur ses bras croisés, et, lorsqu’il levait les yeux, j’apercevais sur ses traits une expression morose et presque méchante ; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie et ses fautes passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé), provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui avait donné des tendances meilleures, des principes plus élevés, des goûts plus purs que ceux qui furent développés chez lui par les circonstances et que la destinée encouragea. Je crois qu’il y avait de bons matériaux en lui, quoiqu’ils fussent souillés pour le moment ; je dois dire que j’étais affligée de son chagrin, et que j’aurais beaucoup donné pour l’adoucir.

J’avais éteint ma chandelle et je m’étais couchée ; néanmoins, je ne pouvais pas dormir, et je pensais toujours à l’expression de sa figure au moment où il s’était arrêté dans l’avenue et où, disait-il, sa destinée l’avait défié d’être heureux à Thornfield.

« Et pourquoi ne le serait-il pas ? me demandai-je. Qu’est-ce qui l’éloigne de cette maison ? La quittera-t-il encore bientôt, Mme Fairfax m’a dit qu’il y restait rarement plus de quinze jours ; et voilà huit semaines qu’il demeure ici. S’il part, quel triste changement ! S’il s’absente pendant le printemps, l’été et l’automne, le soleil et les beaux jours ne pourront apporter aucune gaieté au château. »

Je ne sais si je m’endormis ou non ; mais tout à coup j’entendis au-dessus de ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me fit tressaillir. J’aurais désiré une lumière, car la nuit était obscure, et je me sentais oppressée ; je me levai, je m’assis sur mon lit et j’écoutai ; le bruit avait cessé.

J’essayai de me rendormir ; mais mon cœur battait violemment : ma tranquillité intérieure était brisée. L’horloge de la grande salle sonna deux heures. À ce moment, il me sembla qu’une main glissait sur ma porte comme pour tâter son chemin le long du sombre corridor, « Qui est là ? » demandai-je. Personne ne répondit ; j’étais glacée de peur.

Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine se trouvait ouverte, venait souvent se coucher à la porte de M. Rochester. Moi-même je l’y avais quelquefois trouvé le matin en me levant. Cette pensée me tranquillisa un peu ; je me recouchai. Le silence calme les nerfs, et, comme je n’entendis plus aucun bruit dans la maison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil ; mais il était écrit que je ne dormirais pas cette nuit. Au moment où un rêve allait s’approcher de moi, il s’enfuit épouvanté par un bruit assez effrayant en effet.

Je veux parler d’un rire diabolique et profond qui semblait avoir éclaté à la porte même de ma chambre. La tête de mon lit était près de la porte, et je crus un instant que le démon qui venait de manifester sa présence était couché sur mon traversin ; je me levai, je regardai autour de moi ; mais je ne pus rien voir. Le son étrange retentit de nouveau, et je compris qu’il venait du corridor. Mon premier mouvement fut d’aller fermer le verrou ; mon second, de crier : « Qui est là ? »

Quelque chose grogna ; au bout d’un instant j’entendis des pas se diriger du corridor vers l’escalier du troisième, dont la porte fut bientôt ouverte et refermée ; puis tout rentra dans le silence.

« Est-ce Grace Poole ? Est-elle possédée ? me demandai-je. Impossible de rester seule plus longtemps, il faut que j’aille trouver Mme Fairfax. »

Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j’ouvris la porte en tremblant.

Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée, mais ma surprise augmenta bien davantage lorsque je m’aperçus que l’air était lourd et rempli de fumée ; je regardais autour de moi pour comprendre d’où cela pouvait venir, quand je sentis une odeur de brûlé.

J’entendis craquer une porte ; c’était celle de M. Rochester, et c’était de là que sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à Mme Fairfax, ni à Grace Poole, ni au rire étrange. En un instant je fus dans la chambre de M. Rochester ; les rideaux étaient en feu, et M. Rochester profondément endormi au milieu de la flamme et de la fumée.

« Réveillez-vous ! » lui criai-je en le secouant.

Il marmotta quelque chose et se retourna ; la fumée l’avait à moitié suffoqué, il n’y avait pas un moment à perdre ; le feu venait de se communiquer aux draps. Je courus à son pot à l’eau et à son aiguière ; heureusement que l’une était large, l’autre profond, et que tous deux étaient pleins d’eau ; j’inondai le lit et celui qui l’occupait, puis j’allai dans ma chambre chercher d’autre eau ; enfin je parvins à éteindre le feu.

Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à l’eau en s’échappant de mes mains et en tombant à terre, et surtout la fraîcheur de l’eau que j’avais si libéralement répandue, finirent par réveiller M. Rochester ; bien qu’il fît très sombre, je m’en aperçus en l’entendant fulminer de terribles anathèmes lorsqu’il se trouva couché dans une mare.

« Y a-t-il une inondation ? s’écria-t-il.

— Non, monsieur, répondis-je ; mais il y a eu un incendie. Levez-vous ; vous êtes sauvé ; maintenant je vais aller vous chercher une lumière.

— Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane Eyre ? demanda-t-il ; que m’avez-vous donc fait, petite sorcière ? qui est venu dans cette chambre avec vous ? avez-vous juré de me noyer ?

— Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur ; mais, au nom du ciel, levez-vous ; quelqu’un en veut à votre vie, vous ne pouvez pas trop vous hâter de découvrir qui.

— Me voilà levé ; attendez une minute que je trouve des vêtements secs, si toutefois il y en a encore. Ah ! voilà ma robe de chambre ; maintenant courez chercher une lumière. » 

Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le corridor ; il me la prit des mains et examina le lit noirci par la flamme, ainsi que les draps et le tapis couvert d’eau.

« Qui a fait cela ? » demanda-t-il.

Je lui racontai brièvement ce que je savais ; je lui parlai du rire étrange, des pas que j’avais entendus se diriger vers le troisième, de la fumée et de l’odeur qui m’avaient conduite à sa chambre, de l’état dans lequel je l’avais trouvé ; enfin, je lui dis que pour éteindre le feu j’avais jeté sur lui toute l’eau que j’avais pu trouver.

Il m’écouta sérieusement ; sa figure exprimait plus de tristesse que d’étonnement ; il resta quelque temps sans parler.

« Voulez-vous que j’avertisse Mme Fairfax ? demandai-je.

— Mme Fairfax ? Non, pourquoi diable l’appeler ? Que ferait-elle ? Laissez-la dormir tranquille.

— Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme.

— Non, restez ici ; vous avez un châle. Si vous n’avez pas assez chaud, enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce fauteuil ; maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne pas les mouiller ; je vais prendre la chandelle et vous laisser quelques instants. Restez ici jusqu’à mon retour ; soyez aussi tranquille qu’une souris ; il faut que j’aille visiter le troisième ; mais surtout ne bougez pas et n’appelez personne. »

Il partit, et je suivis quelque temps la lumière ; il traversa le corridor, ouvrit la porte de l’escalier aussi doucement que possible, la referma, et tout rentra dans l’obscurité. J’écoutai, mais je n’entendis rien. Il y avait déjà longtemps qu’il était parti ; j’étais fatiguée et j’avais froid, malgré le manteau qui me couvrait ; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu’il était inutile d’aller réveiller personne. J’allais risquer d’encourir le mécontentement de M. Rochester en désobéissant à ses ordres, lorsque j’aperçus la lumière et que j’entendis ses pas le long du corridor. « J’espère que c’est lui, » pensai-je.

Il entra pâle et sombre.

« J’ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de toilette ; c’était bien ce que je pensais.

— Comment, monsieur ? »

Il ne répondit pas ; mais, croisant les bras, il regarda quelque temps à terre ; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d’un ton étrange :

« Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte de votre chambre ?

— Non, monsieur, rien que le chandelier. 

— Mais vous avez entendu un rire singulier ; ne l’aviez-vous pas déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble ?

— Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui rit de cette manière ; c’est une étrange créature.

— Oui, Grace Poole ; vous avez deviné ; elle est étrange, comme vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer ; en attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à connaître les détails de cette affaire. N’en parlez jamais ; j’expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit. Retournez dans votre chambre ; quant à moi, le divan de la bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre heures ; dans deux heures les domestiques seront levés.

— Alors, bonsoir, monsieur, » dis-je en me levant.

Il sembla surpris, bien que lui-même m’eût dit de partir.

« Quoi ! s’écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière ?

— Vous m’avez dit que je le pouvais, monsieur.

— Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, et de cette manière sèche et brève. Vous m’avez sauvé la vie ; vous m’avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si nous étions étrangers l’un à l’autre ; donnez-moi au moins une poignée de main. »

Il me tendit sa main ; je lui donnai la mienne, qu’il prit d’abord dans une de ses mains, puis dans toutes les deux.

« Vous m’avez sauvé la vie, et je suis heureux d’avoir contracté envers vous cette dette immense ; je ne puis rien dire de plus. J’aurais souffert d’avoir une telle obligation envers toute autre créature vivante ; mais envers vous, c’est différent. Ce que vous avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane. »

Il s’arrêta et me regarda ; les paroles tremblaient sur ses lèvres, et sa voix était émue.

« Encore une fois, bonsoir, monsieur ; mais il n’y a ici ni dette, ni obligation, ni fardeau.

— Je savais, continua-t-il, qu’un jour ou l’autre vous me feriez du bien ; je l’ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai regardée. Ce n’est pas sans cause que leur expression et leur sourire… » Il s’arrêta, puis continua rapidement : « me firent du bien jusqu’au plus profond de mon cœur. Le peuple parle de sympathies naturelles et de bons génies ; il y a du vrai dans les fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir ! »

Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d’une flamme singulière.

« Je suis heureuse de m’être trouvée éveillée, dis-je en me retirant. 

— Comment ! vous partez !

— J’ai froid, monsieur.

— C’est vrai, et vous êtes là dans l’eau ; allez, Jane, allez ! »

Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris un expédient.

« Il me semble, monsieur, dis-je, que j’entends remuer Mme Fairfax.

— Alors, quittez-moi. » Il lâcha ma main et je partis.

Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au moment où je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les vagues troublées se mélangeaient aux ondes joyeuses ; il me semblait voir au delà de ces eaux furieuses un rivage doux comme les montagnes de Beulah. De temps en temps une brise rafraîchissante éveillée par l’espoir me soutenait et me menait triomphalement au but ; mais je ne pouvais pas l’atteindre, même en imagination. Un vent contraire m’écartait de la terre et me repoussait au milieu des vagues. En vain mon bon sens voulait résister à mon délire, ma sagesse à ma passion ; trop fiévreuse pour m’endormir, je me levai aussitôt que je vis poindre le jour.

 

 

Chapitre 16  

Le jour qui suivit cette terrible nuit, j’avais à la fois crainte et désir de voir M. Rochester ; j’avais besoin d’entendre sa voix, et je craignais son regard. Au commencement de la matinée, j’attendais de moment en moment son arrivée. Il n’entrait pas souvent dans la salle d’étude, mais il y venait pourtant quelquefois, et je pressentais qu’il y ferait une visite ce jour-là.

Mais la matinée se passa comme de coutume ; rien ne vint interrompre les tranquilles études d’Adèle. Après le déjeuner, j’entendis du bruit du côté de la chambre de M. Rochester ; on distinguait les voix de Mme Fairfax, de Leah, de la cuisinière, et l’accent brusque de John. « Quelle bénédiction, criait-on, que notre maître n’ait pas été brûlé dans son lit ! C’est toujours dangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit. Quel bonheur qu’il ait pensé à son pot à l’eau ! Pourquoi n’a-t-il éveillé personne ? Pourvu qu’il n’ait pas pris froid en dormant dans la bibliothèque ! » 

Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je descendis pour dîner, la porte de la chambre était ouverte et je vis que le dégât avait été réparé ; le lit seul restait encore dépouillé de ses rideaux ; Leah était occupée à laver le bord des fenêtres noirci par la fumée ; je m’avançai pour lui parler, car je désirais connaître l’explication donnée par M. Rochester ; mais en approchant j’aperçus une seconde personne : elle était assise près du lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus Grace Poole.

Elle était là taciturne comme toujours, habillée d’une robe de stoff brun, d’un tablier à cordons, d’un mouchoir blanc et d’un bonnet. Elle semblait complètement absorbée par son ouvrage ; ses traits durs et communs n’étaient nullement empreints de cette pâleur désespérée qu’on se serait attendu à trouver chez une femme qui avait tenté un meurtre, et dont la victime avait été sauvée et lui avait déclaré connaître le crime qu’elle croyait caché à tous ; j’étais étonnée, confondue. Elle leva les yeux pendant que je la regardais : ni tressaillement, ni pâleur, rien, en un mot, ne vint annoncer l’émotion, la conscience d’une faute ou la crainte d’être trahie. Elle me dit : « Bonjour, mademoiselle, » d’un ton bref et flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle continua son travail.

« Je vais la mettre à l’épreuve, pensai-je, car je ne puis comprendre comment elle est aussi impénétrable… Bonjour, Grace, dis-je. Est-il arrivé quelque chose ici ? il me semble que je viens d’entendre les domestiques parler tous à la fois.

— C’est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit dernière. Il s’est endormi avec sa bougie allumée, et le feu a pris aux rideaux. Heureusement il s’est réveillé avant que les draps et les couvertures fussent enflammés, et il a pu éteindre le feu.

— C’est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement. Mais M. Rochester n’a-t-il éveillé personne ? personne ne l’a-t-il entendu remuer ? »

Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut plus la même ; elle m’examina attentivement, puis répondit :

« Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n’ont pas pu entendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les plus voisines ; Mme Fairfax dit qu’elle n’a rien entendu ; quand on vieillit, on a le sommeil dur. »

Elle s’arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un ton tout particulier :

« Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil léger ; peut-être avez-vous entendu du bruit ? 

— Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être entendue de Leah, qui lavait toujours les carreaux : j’ai d’abord cru que c’était Pilote ; mais Pilote ne rit pas, et je suis certaine d’avoir entendu un rire fort bizarre. »

Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau de cire, enfila son aiguille d’une main assurée, et m’examina avec un calme parfait.

« Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit mis à rire dans un tel danger ; vous l’aurez rêvé.

— Non ! » repris-je vivement ; car j’étais indignée par la froideur de cette femme.

Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. « Avez-vous dit à notre maître que vous aviez entendu rire ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin.

— Vous n’avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans le corridor ? »

Elle semblait me questionner pour m’arracher des détails malgré moi. Je pensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je connaissais ou que je soupçonnais son crime, elle chercherait à se venger ; je crus prudent de me tenir sur mes gardes.

« Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou.

— Vous n’avez donc pas l’habitude de mettre le verrou avant de vous coucher ?

— Démon ! pensai-je ; elle veut connaître mes habitudes, afin de tracer son plan. »

L’indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je répondis avec aigreur :

« Jusqu’ici j’ai souvent oublié cette précaution, parce que je la croyais inutile. Je ne pensais pas qu’à Thornfield on pût craindre aucun danger. Mais à l’avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque mot, je veillerai à ma sûreté.

— Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi tranquilles que possible, et je n’ai jamais entendu parler de voleurs depuis que le château est bâti ; et pourtant on sait qu’il y a ici pour des sommes énormes de vaisselle d’argent ; et pour une aussi grande maison vous voyez qu’il y a bien peu de domestiques, parce que notre maître y demeure rarement et qu’il n’est point marié. Mais je crois qu’il vaut toujours mieux être prudent ; une porte est bien vite fermée, et il est bon d’avoir un verrou entre soi et un crime possible. Beaucoup de gens pensent qu’il faut se fier entièrement à la Providence ; mais moi je crois que c’est à nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux qui agissent avec sagesse. »

Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec la lenteur d’une quakeresse.

J’étais muette d’étonnement devant ce qui me semblait une merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable hypocrisie, lorsque la cuisinière entra.

« Madame Poole, dit-elle en s’adressant à Grace, le repas des domestiques sera bientôt prêt : voulez-vous descendre ?

— Non ; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau de pouding sur un plateau et montez-le.

— Voulez-vous un peu de viande ?

— Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.

— Et le sagou ?

— Je n’en ai pas besoin maintenant ; je descendrai avant l’heure du thé et je le ferai moi-même. »

La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax m’attendait. Je sortis alors de la chambre.

J’étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que ce fut à peine si j’entendis le récit que me fit Mme Fairfax pendant le déjeuner de l’événement de la nuit dernière ; je tâchais de comprendre ce que pouvait être Grace dans le château, et je me demandais pourquoi M. Rochester ne l’avait pas fait emprisonner, ou du moins chasser loin de lui. La nuit précédente, il m’avait presque dit qu’elle était coupable de l’incendie : quelle cause mystérieuse pouvait l’empêcher de le déclarer ? Pourquoi m’avait-il recommandé le secret ? N’était-ce pas singulier ? Un gentleman hautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière de ses servantes ! et lorsqu’elle attentait à sa vie, il n’osait pas l’accuser publiquement et lui infliger un châtiment ! Si Grace avait été jeune et belle, j’aurais pu croire que M. Rochester était poussé par des sentiments plus tendres que la prudence ou la crainte. Mais cette supposition devenait impossible dès qu’on regardait Grace. Et pourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été jeune, et sa jeunesse avait dû correspondre à celle de M. Rochester ; Mme Farfaix disait qu’elle demeurait depuis longtemps dans le château ; elle n’avait jamais dû être jolie, mais peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original. M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement Grace était excentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une nature aussi prompte que la sienne était bien capable) l’avait livré entre les mains de cette femme ; peut-être à cause de son imprudence exerçait-elle maintenant sur ses actions une influence secrète dont il ne pouvait pas se débarrasser et qu’il n’osait pas dédaigner. Mais à ce moment la figure carrée, grosse, laide et dure de Grace se présenta à mes yeux, et je me dis : « Non, ma supposition est impossible ! Et pourtant, ajoutait en moi une voix secrète, toi non plus tu n’es pas belle, et pourtant tu plais peut-être à M. Rochester ; du moins tu l’as souvent cru ; la dernière nuit encore, rappelle-toi ses paroles, ses regards, sa voix. »

Je me rappelais tout ; le langage, le regard, l’accent me revinrent à la mémoire. Nous étions dans la salle d’étude ; Adèle dessinait ; je me penchai vers elle pour diriger son crayon ; elle leva tout à coup les yeux sur moi.

« Qu’avez-vous, mademoiselle ? dit-elle ; vos doigts tremblent comme la feuille et vos joues sont rouges, mais rouges comme des cerises.

— J’ai chaud, Adèle, parce que je viens de me baisser. »

Elle continua à travailler et moi à méditer.

Je me hâtai de chasser de mon esprit la pensée que j’avais conçue sur Grace Poole ; elle me dégoûtait. Je me comparai à elle et je vis que nous étions différentes. Bessie m’avait dit que j’avais tout à fait l’air d’une lady, et c’était vrai. J’étais mieux que lorsque Bessie m’avait vue ; j’étais plus grasse, plus fraîche, plus animée, parce que mes espérances étaient plus grandes et mes jouissances plus vives.

« Voici la nuit qui vient, me dis-je en regardant du côté de la fenêtre ; je n’ai entendu ni les pas ni la voix de M. Rochester aujourd’hui ; mais certainement je le verrai ce soir. »

Le matin je craignais cette entrevue, mais maintenant je la désirais. Mon attente avait été vaine pendant si longtemps que j’étais arrivée à l’impatience.

Lorsqu’il fit nuit close et qu’Adèle m’eut quittée pour aller jouer avec Sophie, mon désir était au comble ; j’espérais toujours entendre la sonnette retentir et voir Leah entrer pour me dire de descendre. Plusieurs fois je crus entendre les pas de M. Rochester et mes yeux se tournèrent vers la porte ; je me figurais qu’elle allait s’ouvrir pour livrer passage à M. Rochester ; mais la porte resta fermée. Il n’était pas encore bien tard ; souvent il m’envoyait chercher à sept ou huit heures, et l’aiguille n’était pas encore sur six ; serais-je donc désappointée justement ce jour-là où j’avais tant de choses à lui dire ? Je voulais parler de Grace Poole, afin de voir ce qu’il me répondrait. Je voulais lui demander s’il la croyait véritablement coupable de cet odieux attentat, et pourquoi il désirait que le crime demeurât secret. Je m’inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l’irriterait ; je savais le contrarier et l’adoucir tour à tour ; c’était un vrai plaisir pour moi, et un instinct sûr m’empêchait toujours d’aller trop loin ; je ne me hasardais jamais jusqu’à la provocation, mais je poussais aussi loin que me le permettait mon adresse. Conservant toujours les formes respectueuses qu’exigeait ma position, je pouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens sans crainte ni réserve ; cette manière d’agir nous plaisait à tous deux.

Un craquement se fit entendre dans l’escalier, et Leah parut enfin, mais c’était seulement pour m’avertir que le thé était servi dans la chambre de Mme Fairfax ; je m’y rendis, contente de descendre, car il me semblait que j’étais ainsi plus près de M. Rochester.

« Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne dame au moment où j’entrai ; vous avez si peu mangé à dîner ! J’ai peur, continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd’hui : vous avez l’air fiévreux.

— Oh si ! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée.

— Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit ; voulez-vous remplir la théière pendant que j’achève ces mailles ? »

Lorsqu’elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets, qu’elle avait probablement laissés ouverts pour jouir le plus longtemps possible du jour, quoique l’obscurité fût déjà presque complète.

« Bien qu’il n’y ait pas d’étoiles, il fait beau, dit-elle en regardant à travers les carreaux ; M. Rochester n’aura pas eu à se plaindre de son voyage.

— M. Rochester est donc parti ? Je n’en savais rien !

— Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au château de M. Eshton, à dix milles de l’autre côté de Millcote. Je crois que lord Ingram, sir George Lynn, le colonel Dent et plusieurs autres encore doivent s’y trouver réunis.

— L’attendez-vous aujourd’hui ?

— Oh non ! ni même demain ; je pense qu’il y restera au moins une semaine. Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant de gaieté, d’élégance et de sujets de plaisir, qu’ils ne sont nullement pressés de se séparer ; on recherche surtout les messieurs dans ces réunions, et M. Rochester est si charmant dans le monde qu’il y est généralement fort aimé. Il est le favori des dames, bien qu’il n’ait pas l’air fait pour leur plaire ; mais je crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son extérieur. 

— Et y a-t-il des dames au château ?

— Oui, il y a Mme Eshton avec ses trois filles, des jeunes filles vraiment charmantes, Mlles Blanche et Mary Ingram, qui, je crois, sont bien belles. J’ai vu Mlle Blanche il y a six ou sept ans ; elle avait dix-huit ans, et était venue à un bal de Noël donné par M. Rochester. Ah ! ce jour-là, la salle à manger était richement décorée et illuminée. Je crois qu’il y avait cinquante ladies et gentlemen des premières familles ; Mlle Ingram était la reine de la fête.

— Vous dites que vous l’avez vue, madame Fairfax. Comment était-elle ?

— Oui, je l’ai vue ; les portes de la salle à manger étaient ouvertes, et, comme c’était le jour de Noël, les domestiques avaient le droit de se réunir dans la grande salle pour entendre chanter les dames. M. Rochester me fit entrer, je m’assis tranquillement dans un coin et je regardai autour de moi ; je n’ai jamais vu un spectacle plus splendide ! Les dames étaient en grande toilette. La plupart d’entre elles, ou du moins les plus jeunes, me semblèrent fort belles ; mais Mlle Ingram était certainement la reine de la fête.

— Et comment était-elle ?

— Grande, une taille fine, des épaules tombantes, un cou long et gracieux, un teint mat, des traits nobles, des yeux un peu semblables à ceux de M. Rochester, grands, noirs et brillants comme ses diamants. Ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec art ; par derrière, une couronne de nattes épaisses, et par devant, les boucles les plus longues et les plus lisses que j’aie jamais vues. Elle portait une robe blanche ; une écharpe couleur d’ambre, jetée sur une de ses épaules et sur sa poitrine, venait se rattacher sur le côté et prolongeait ses longues franges jusqu’au dessous du genou. Ses cheveux étaient ornés de fleurs également couleur d’ambre, et qui contrastaient bien avec sa chevelure d’ébène.

— Elle devait être bien admirée ?

— Oh oui ! et non seulement pour sa beauté, mais encore pour ses talents, car elle chanta un duo avec M. Rochester.

— M. Rochester ! Je ne savais pas qu’il chantât.

— Ah ! il a une très belle voix de basse et beaucoup de goût pour la musique.

— Et quelle espèce de voix a Mlle Ingram ?

— Une voix très pleine et très puissante ; elle chantait admirablement, et c’était un plaisir de l’entendre. Ensuite elle joua du piano ; je ne m’y connais pas, mais j’ai entendu dire à M. Rochester qu’elle exécutait d’une manière très remarquable.

— Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n’est pas encore mariée ?

— Il paraît que non ; je crois que ni elle ni sa sœur n’ont beaucoup de fortune ; le fils aîné a hérité de la plus grande partie des biens de son père.

— Mais je m’étonne qu’aucun noble ne soit tombé amoureux d’elle, M. Rochester, par exemple ; il est riche, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ; mais vous voyez qu’il y a une énorme différence d’âge. M. Rochester a près de quarante ans, et elle n’en a que vingt-cinq.

— Qu’importe ? il se fait tous les jours des mariages où l’on voit une différence d’âge plus grande encore entre les deux époux.

— C’est vrai ; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait jamais eu une semblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez à peine goûté à votre tartine depuis que vous avez commencé votre thé.

— J’ai trop soif pour manger ; voulez-vous, s’il vous plaît, me donner une autre tasse de thé ? »

J’allais recommencer à parler de la probabilité d’un mariage entre M. Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous força à changer le sujet de notre conversation.

Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que m’avait dit Mme Fairfax ; je regardai dans mon cœur, j’examinai mes pensées et mes sentiments, et d’une main ferme, je m’efforçai de ramener dans le sentier du bon sens ceux que mon imagination avait laissés s’égarer dans des routes impraticables.

Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui avaient éveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations depuis la nuit dernière ; il expliqua la raison de l’état général de l’esprit depuis une quinzaine environ ; mais le bon sens vint tranquillement me présenter les choses telles qu’elles étaient et me montrer que j’avais rejeté la vérité pour me nourrir de l’idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai :

Que jamais plus grande folle que Jane Eyre n’avait marché sur la terre, que jamais idiote plus fantasque ne s’était bercée de doux mensonges et n’avait mieux avalé un poison comme si c’eût été du nectar.

« Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le pouvoir de lui plaire, être de quelque importance pour lui ? Va, ta folie me fait mal ! Tu as été joyeuse de quelques marques d’attention, marques équivoques accordées par un noble, un homme du monde, à une servante, à une enfant ; pauvre dupe ! Comment as-tu osé… Ton propre intérêt n’aurait-il pas dû te rendre plus sage ? Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit dernière ; voile ta face et rougis de honte ! Il a brièvement loué tes yeux, n’est-ce pas ? Poupée aveugle ! ouvre tes paupières troublées et regarde ta démence. Il est fâcheux pour une femme d’être flattée par un supérieur qui ne peut pas avoir l’intention de l’épouser. C’est folie chez une femme de laisser s’allumer en elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s’il n’est ni connu ni partagé, et qui, s’il est connu et partagé, doit la lancer dans de misérables difficultés dont il lui sera impossible de sortir.

« Jane Eyre, écoute donc ta sentence : demain tu prendras une glace et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule irrégularité déplaisante ; tu écriras en dessous : “Portrait d’une gouvernante laide, pauvre et sans famille.”

« Ensuite tu prendras une feuille d’ivoire, tu en as une toute prête dans ta boîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les couleurs les plus fraîches et les plus fines, tu dessineras la plus charmante figure que pourra te retracer ton imagination ; tu la coloreras des teintes les plus douces, d’après ce que t’a dit Mme Fairfax sur Blanche Ingram ; n’oublie pas les boucles noires et l’œil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pour modèle ! non, pas de désespoir, pas de sentiment ; je demande du bon sens et de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et harmonieux, le cou et la taille grecs ; laisse voir un beau bras rond et une main délicate ; n’oublie ni l’anneau de diamant ni le bracelet d’or ; copie exactement les dentelles et le satin, l’écharpe gracieuse et les roses d’or ; puis au-dessous tu écriras : “Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d’un haut rang.”

« Et si jamais, à l’avenir, tu t’imaginais que M. Rochester pense à toi, prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi : “Il est probable que M. Rochester pourrait gagner l’amour de cette jeune fille noble, s’il voulait s’en donner la peine ; est-il possible qu’il songe sérieusement à cette pauvre et insignifiante institutrice ?”

« Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits. »

Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je m’endormis. 

Je tins ma parole ; une heure ou deux me suffirent pour esquisser mon portrait au crayon, et en moins de quinze jours j’eus achevé une miniature d’une Blanche Ingram imaginaire : c’était une assez jolie figure, et, lorsque je la comparais à la mienne, le contraste était aussi frappant que je pouvais le désirer. Ce travail me fit du bien : d’abord il occupa pendant quelque temps ma tête et mes mains ; puis il donna de la force et de la fixité à l’impression que je désirais maintenir dans mon cœur.

Je fus bientôt récompensée de cette discipline que j’avais imposée à mes sentiments. Grâce à elle, je pus supporter avec calme les événements qui vont suivre ; et si je n’y avais pas été préparée, je n’aurais probablement pas pu conserver une tranquillité même apparente.

 

 

Chapitre 17  

Une semaine se passa sans qu’on reçût aucune nouvelle de M. Rochester ; au bout de dix jours il n’était pas encore revenu. Mme Fairfax me dit qu’elle ne serait pas étonnée qu’en quittant le château de M. Eshton il se rendît à Londres, puis que de là il passât sur le continent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute l’année ; bien souvent, disait-elle, il avait quitté le château d’une manière aussi prompte et aussi inattendue. En l’entendant parler ainsi, j’éprouvai un étrange frisson et je sentis mon cœur défaillir. Je venais de subir un douloureux désappointement.

Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je m’efforçai de remettre de l’ordre dans mes sensations. Bientôt je me rendis maîtresse de mon erreur passagère, et je chassai l’idée que les actes de M. Rochester pussent avoir tant d’intérêt pour moi. Et pourtant je ne cherchais pas à m’humilier en me persuadant que je lui étais trop inférieure ; mais je me disais que je n’avais rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n’est à recevoir les gages qu’il me devait pour les leçons que je donnais à sa protégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect qu’il me témoignait ; bonté et respect auxquels j’avais droit du reste, si j’accomplissais mon devoir. Je m’efforçais de me convaincre que M. Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi que ce seul lien ; ainsi donc c’était folie à moi de vouloir en faire l’objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu’il n’était pas dans la même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à sortir de ma classe ; je devais me respecter et ne pas nourrir avec toute la force de mon cœur et de mon âme un amour qu’on ne me demandait pas, et qu’on mépriserait même.

Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps d’excellentes raisons s’offraient à mon esprit pour m’engager à quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux moyens de changer de place ; je crus inutile de chasser ces pensées. « Eh bien ! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le peuvent, qu’elles portent des fruits ! »

Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent, lorsque Mme Fairfax reçut une lettre.

« C’est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre ; nous allons savoir s’il doit ou non revenir parmi nous. »

Pendant qu’elle brisait le cachet et qu’elle lisait le contenu, je continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner) ; il était très chaud, et ce fut un moyen pour moi d’expliquer la rougeur qui couvrit ma figure à la réception de la lettre ; mais je ne me donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe.

« Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses lunettes ; mais maintenant nous allons être passablement occupées, pour quelque temps au moins. »

Ici je me permis de demander une explication ; après avoir rattaché le cordon du tablier d’Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je dis nonchalamment :

« M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt ?

— Au contraire, il sera ici dans trois jours, c’est-à-dire jeudi prochain ; et il ne vient pas seul : il amène avec lui toute une société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château ; la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me dit également d’envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine, soit à Millcote, soit dans tout autre endroit ; les dames amèneront leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets ; la maison sera pleine. »

Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour donner ses ordres.

Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours suivants. Toutes les chambres de Thornfield m’avaient semblé très propres et très bien arrangées ; mais il paraît que je m’étais trompée. Trois servantes nouvelles arrivèrent pour aider les autres ; tout fut frotté et brossé ; les peintures furent lavées, les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feux allumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l’air, les draps séchés devant le foyer ; jamais je n’ai rien vu de semblable. Adèle courait au milieu de ce désordre ; les préparatifs de réception et la pensée de tous les gens qu’elle allait voir la rendaient folle de joie. Elle voulut que Sophie vérifiât ses toilettes, ainsi qu’elle appelait ses robes, afin de rafraîchir celles qui étaient passées et d’arranger les autres ; quant à elle, elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits, se coucher sur les matelas, entasser les oreillers et les traversins devant d’énormes feux. Elle était libérée de ses leçons ; Mme Fairfax m’avait demandé mes services, et je passais toute ma journée dans l’office à l’aider tant bien que mal, elle et la cuisinière. J’apprenais à faire du flan, des talmouses, de la pâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les desserts.

On attendait toute la compagnie le jeudi à l’heure du dîner, c’est-à-dire à six heures ; je n’eus pas le temps d’entretenir mes chimères, et je fus aussi active et aussi gaie que qui que ce fût, excepté Adèle. Cependant quelquefois ma gaieté se refroidissait, et, en dépit de moi-même, je me laissais de nouveau aller au doute et aux sombres conjectures, et cela surtout lorsque je voyais la porte de l’escalier du troisième, qui depuis quelque temps était toujours restée fermée, s’ouvrir lentement et donner passage à Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridor pour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l’une des servantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille, de nettoyer un marbre de cheminée ou d’enlever les taches d’une tenture ; elle descendait à la cuisine une fois par jour pour dîner, fumait un instant près du foyer, et retournait dans sa chambre, triste, sombre et solitaire, emportant avec elle un pot de porter. Sur vingt-quatre heures elle n’en passait qu’une avec les autres domestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans une chambre basse du second étage, où elle cousait et riait probablement de son rire terrible. Elle était aussi seule qu’un prisonnier dans son cachot.

Mais ce qui m’étonna, c’est que personne dans la maison, excepté moi, ne semblait s’inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne se demandait ce qu’elle faisait là ; personne ne la plaignait de son isolement.

Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une femme de journée ; elles s’entretenaient de Grace. Leah dit quelque chose que je n’entendis pas, et la femme de journée répondit :

« Elle a sans doute de bons gages ?

— Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi forts ; non pas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield ; mais Mme Poole reçoit cinq fois autant que moi et elle met de côté ; tous les trimestres elle va porter de l’argent à la banque de Millcote ; je ne serais pas étonnée qu’elle eût assez pour mener une vie indépendante. Mais je crois qu’elle est habituée à Thornfield ; et puis elle n’a pas encore quarante ans ; elle est forte et capable de faire bien des choses : il est trop tôt pour cesser de travailler.

— C’est une bonne domestique ? reprit la femme de journée.

— Oh ! elle comprend mieux que personne ce qu’elle a à faire, répondit Leah d’un ton significatif ; tout le monde ne pourrait pas chausser ses souliers, même pour de l’argent.

— Oh ! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m’étonne que le maître… »

Elle allait continuer, mais Leah m’aperçut et fit un signe à sa compagne. Alors celle-ci ajouta tout bas :

« Est-ce qu’elle ne sait pas ? »

Leah secoua la tête et la conversation cessa ; tout ce que je venais d’apprendre, c’est qu’il y avait un mystère à Thornfield, mystère que je ne devais pas connaître.

Le jeudi arriva : les préparatifs avaient été achevés le soir précédent ; on avait tout mis en place : tapis, rideaux festonnés, couvre-pieds blancs ; les tables de jeu avaient été disposées, les meubles frottés, les vases remplis de fleurs. Tout était frais et brillant ; la grande salle avait été nettoyée. La vieille horloge, l’escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre ; dans la salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes porcelaines ; des fleurs exotiques répandaient leur parfum dans le salon et le boudoir.

L’après-midi arriva ; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin noir, ses gants et sa montre d’or : car c’était elle qui devait recevoir la société, conduire les dames dans leur chambre, etc. Adèle aussi voulut s’habiller, bien que je ne crusse pas qu’on la demanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, ne désirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une robe de mousseline blanche ; quant à moi, je ne changeai rien à ma toilette : j’étais bien persuadée qu’on ne me ferait pas sortir de la salle d’étude, vrai sanctuaire pour moi et agréable refuge dans les temps de trouble. 

Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées de fin de mars ou de commencement d’avril, qui semblent annoncer l’été ; je dessinais, et, comme la soirée même était chaude, j’avais ouvert les fenêtres de la salle d’étude.

« Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment ; je suis bien aise d’avoir commandé le dîner pour une heure plus tard que ne l’avait demandé M. Rochester, car il est déjà six heures passées. J’ai envoyé John regarder s’il n’apercevrait rien sur la route ; des portes du parc on voit une partie du chemin de Millcote. »

Elle s’avança vers la fenêtre :

« Le voilà qui vient, » dit-elle. Puis elle s’écria : « Eh bien, John, quelles nouvelles ?

— Ils viennent, madame ; ils seront ici dans dix minutes ! » répondit John.

Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à être cachée par le rideau et à voir sans être vue.

Les dix minutes de John me semblèrent très longues ; mais enfin on entendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant ; derrière eux venaient deux voitures découvertes où j’aperçus des voiles flottants et des plumes ondoyantes. Deux des cavaliers étaient jeunes et beaux ; dans le troisième je reconnus M. Rochester, monté sur son cheval noir Mesrour et accompagné de Pilote, qui bondissait devant lui ; à côté de lui j’aperçus une jeune femme ; tous deux marchaient en avant de la troupe ; son habit de cheval, d’un rouge pourpre, touchait presque à terre ; son long voile soulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à travers on pouvait voir de riches boucles d’un noir d’ébène.

« Mlle Ingram ! » s’écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement.

La cavalcade tourna bientôt l’angle de la maison, et je la perdis de vue. Adèle demanda à descendre ; mais je la pris sur mes genoux et je lui fis comprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne devrait aller voir les dames à moins que son tuteur ne la fît demander, et que, si M. Rochester la voyait prendre une semblable liberté, il serait certainement fort mécontent. Elle pleura un peu ; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit par essuyer ses yeux.

On entendait un joyeux murmure dans la grande salle ; les voix graves des messieurs et les accents argentins des dames se mêlaient harmonieusement. Mais, bien qu’il ne parlât pas haut, la voix sonore du maître de Thornfield souhaitant la bienvenue à ses aimables hôtes retentissait au-dessus de toutes les autres, puis des pas légers montèrent l’escalier ; on entendit dans le corridor des rires doux et joyeux ; les portes s’ouvrirent et se refermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le silence.

« Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement et qui suivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman, reprit-elle, quand il y avait du monde, j’allais partout, au salon, dans les chambres ; souvent je regardais les femmes de chambre coiffer et habiller les dames, et c’était si amusant ! Comme cela, au moins, on apprend.

— Avez-vous faim, Adèle ?

— Mais oui, mademoiselle ; voilà cinq ou six heures que nous n’avons pas mangé.

— Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je vais me hasarder à descendre, et je tâcherai d’avoir quelque chose. »

Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l’escalier de service qui conduisait directement à la cuisine. Tout y était en émoi ; la soupe et le poisson étaient arrivés à leur dernier degré de cuisson, et le cuisinier se penchait sur les casseroles, qui toutes menaçaient de prendre feu d’un moment à l’autre ; dans la salle des domestiques, deux cochers et trois valets se tenaient autour du feu ; les femmes de chambre étaient sans doute occupées avec leurs maîtresses ; les gens qu’on avait fait venir de Millcote étaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et j’arrivai au garde-manger, où je pris un poulet froid, quelques tartes, un pain, plusieurs assiettes, des fourchettes et des couteaux : je me dirigeai alors promptement vers ma retraite. J’avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l’escalier, quand un murmure général m’apprit que les dames allaient sortir de leurs chambres ; je ne pouvais pas arriver à la salle d’étude sans passer devant quelques-unes de leurs chambres, et je courais le risque d’être surprise avec mes provisions ; alors je restai tranquillement à l’un des bouts du corridor, comptant sur l’obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil.

Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes ; toutes sortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans l’obscurité ; elles restèrent un moment groupées à une des extrémités du corridor pendant que moi je me tenais à l’autre ; elles parlèrent avec une douce vivacité ; elles descendirent l’escalier presque aussi silencieuses qu’un brouillard qui glisse le long d’une colline : cette apparition m’avait frappée par son élégance distinguée.

Adèle avait entr’ouvert la porte de la salle d’étude et s’était mise à regarder :

« Oh ! les belles dames ! s’écria-t-elle en anglais ; comme je serais contente d’aller avec elles ! Pensez-vous, me dit-elle, que M. Rochester nous envoie chercher après dîner ?

— Non, en vérité ; M. Rochester a bien autre chose à faire ; ne pensez plus aux dames aujourd’hui ; peut-être les verrez-vous demain. En attendant, voilà votre dîner. »

Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le poulet et les tartes. J’avais été bien inspirée d’aller chercher ces quelques provisions à l’office ; car sans cela Adèle, moi et Sophie, que j’invitai à partager notre repas, nous aurions couru risque de ne pas dîner du tout. En bas, on était trop occupé pour penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu’on retira le dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques emporter les plateaux et les tasses où l’on avait pris le café. Je permis à Adèle de rester debout beaucoup plus tard qu’ordinairement, parce qu’elle prétendit qu’elle ne pourrait dormir tant qu’on ne cesserait pas d’ouvrir et de fermer les portes en bas. « Et puis, ajoutait-elle, M. Rochester pourrait nous envoyer chercher lorsque je serais déshabillée ; et alors quel dommage ! »

Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu’elle voulut ; ensuite, pour la distraire, je l’emmenai dans le corridor : la lampe de la grande salle était allumée, et, en se penchant sur la rampe, elle pouvait voir passer et repasser les domestiques. Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords retentir dans le salon ; on y avait transporté le piano ; nous nous assîmes toutes deux sur les marches de l’escalier pour écouter. Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de l’instrument. C’était une femme qui chantait, et sa voix était pleine de douceur. Le solo fut suivi d’un duo et d’un chœur ; dans les intervalles, le murmure d’une joyeuse conversation arrivait jusqu’à nous. J’écoutai longtemps, étudiant toutes les voix et cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents de M. Rochester, ce qui me fut facile ; puis je m’efforçai de comprendre ces sons que la distance rendait vagues.

Onze heures sonnèrent ; je regardai Adèle qui appuyait sa tête contre mon épaule ; ses yeux s’appesantissaient. Je la pris dans mes bras et je la couchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs chambres, il était près d’une heure. 

Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une excursion dans le voisinage ; on partit de bonne heure, quelques-uns à cheval, d’autres en voiture. Je vis le départ et le retour.

De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme le jour précédent, M. Rochester galopait à ses côtés ; tous deux étaient séparés du reste de la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance à Mme Fairfax, qui était à la fenêtre avec moi.

« Vous prétendiez l’autre jour, dis-je, qu’il n’y avait aucune probabilité de les voir mariés ; mais regardez vous-même si M. Rochester ne la préfère pas à toutes les autres.

— Oui, il l’admire sans doute.

— Et elle l’admire aussi, ajoutai-je ; voyez, elle se penche comme pour lui parler confidentiellement ; je voudrais voir sa figure, je ne l’ai pas pu encore jusqu’ici.

— Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J’ai dit à M. Rochester combien Adèle désirait voir les dames ; il m’a répondu : “Eh bien, qu’elle vienne dans le salon après dîner, et demandez à Mlle Eyre de l’accompagner.”

— Oui, il a dit cela par pure politesse ; mais je n’irai certainement pas, répondis-je.

— Je lui ai dit que vous n’étiez pas habituée au monde, et qu’il vous serait probablement pénible de paraître devant tous ces étrangers ; mais il m’a répondu de son ton bref : “Niaiseries ! Si elle fait des objections, dites-lui que je le désire vivement, et si elle résiste encore, ajoutez que j’irai moi-même la chercher.”

— Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je ; j’irai puisque je ne puis pas faire autrement ; mais j’en suis fâchée. Serez-vous là, madame Fairfax ?

— Non. J’ai plaidé et j’ai gagné mon procès. Voici comment il faut faire pour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus désagréable de tout. Vous irez dans le salon pendant qu’il est vide, avant que les dames aient quitté la table ; vous vous assoirez tranquillement dans un petit coin ; vous n’aurez pas besoin de rester longtemps après l’arrivée des messieurs, à moins que vous ne vous amusiez. Il suffit que M. Rochester vous ait vue ; après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à vous.

— Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château ?

— Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le départ des invités, sir John Lynn, qui vient d’être nommé membre de Millcote, se rendra à la ville. Je pense que M.  Rochester l’accompagnera, car je suis étonnée qu’il ait fait un si long séjour à Thornfield. »

C’est avec crainte que je vis s’approcher le moment où je devais entrer dans le salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le jour dans une perpétuelle extase, à partir du moment où on lui avait appris qu’elle allait être présentée aux dames, et elle ne se calma un peu que lorsque Sophie commença à l’habiller.

Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien brillantes, quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines de dentelle noire, et qu’elle eut attaché autour d’elle sa longue ceinture, elle demeura grave comme un juge. Il n’y eut pas besoin de lui recommander de ne rien déranger dans sa toilette, lorsqu’elle fut habillée, elle s’assit soigneusement dans sa petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin de peur d’en salir le bas ; elle promit de ne pas remuer jusqu’au moment où je serais prête. Ce ne fut pas long ; j’eus bientôt mis ma robe de soie grise achetée à l’occasion du mariage de MlleTemple et que je n’avais jamais portée depuis ; je lissai mes cheveux ; je mis mon épingle de perle et nous descendîmes.

Heureusement il n’était pas nécessaire de passer par la salle à manger pour entrer dans le salon, que nous trouvâmes vide ; un beau feu brûlait silencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies brillaient au milieu des fleurs exquises qui ornaient les tables. L’arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée par un rideau rouge ; quelque mince que fût cette séparation, les invités parlaient si bas qu’on ne pouvait rien entendre de leur conversation.

Adèle semblait toujours sous l’influence d’une impression solennelle. Elle s’assit sans dire un mot sur le petit tabouret que je lui indiquai. Je me retirai près de la fenêtre, et prenant un livre sur une des tables, je m’efforçai de lire. Adèle apporta son tabouret à mes pieds ; au bout de quelque temps elle me toucha le genou.

« Qu’est-ce, Adèle ? demandai-je.

— Est-ce que je ne puis pas prendre une de ces belles fleurs, mademoiselle ? seulement pour compléter ma toilette.

— Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle ! » dis-je en prenant une rose que j’attachai à sa ceinture.

Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis le comble à son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire que je ne pus réprimer ; il y avait quelque chose de comique et de triste dans la dévotion innée et sérieuse de cette petite Parisienne pour tout ce qui se rapportait à la toilette. 

Tout à coup j’entendis plusieurs personnes se lever dans la chambre voisine. Le rideau de l’arche fut tiré et j’aperçus la salle à manger, dont le lustre répandait une vive lumière sur le service de cristal et d’argent qui couvrait une longue table. Un groupe de dames était sous l’arche ; elles entrèrent, et le rideau retomba derrière elles.

Elles étaient huit ; mais quand elles entrèrent elles me parurent beaucoup plus nombreuses. Quelques-unes étaient grandes, plusieurs d’entre elles habillées de blanc et toutes couvertes de vêtements amples et ondoyants qui les rendaient plus imposantes, comme les nuages qui entourent la lune l’agrandissent à nos yeux. Je me levai et les saluai. Une ou deux me répondirent par un mouvement de tête ; les autres se contentèrent de me regarder.

Elles se dispersèrent dans la chambre ; la légèreté de leurs mouvements les faisait ressembler à un troupeau d’oiseaux blancs ; quelques-unes s’étendirent à demi sur le sofa et les ottomanes, d’autres se penchèrent sur les tables pour regarder les fleurs et les livres ; plusieurs, enfin, formèrent un groupe autour du feu et se mirent à parler d’une voix basse, mais claire, qui semblait leur être habituelle. J’appris plus tard comment elles se nommaient, et je puis dès à présent les désigner par leurs noms. Je vis d’abord Mme Eshton et ses deux filles. Elle avait dû être jolie et était encore bien conservée. Amy, l’aînée de ses filles, était petite ; sa figure et ses manières étaient piquantes, bien que naïves et enfantines ; sa robe de mousseline blanche et sa ceinture bleue s’harmonisaient bien avec sa personne. Sa sœur Louisa, plus grande et plus élégante, était fort jolie. Elle avait une de ces figures que les Français appellent minois chiffonné. Du reste, les deux sœurs étaient belles comme des lis.

Lady Lynn était une femme de quarante ans, grande et forte, à la taille droite, au regard hautain. Elle était richement drapée dans une robe de satin changeant ; une plume bleu azur et un bandeau de pierres précieuses faisaient ressortir le brillant de ses cheveux noirs.

Mme Dent était moins splendide, mais elle était plus femme. Elle avait la taille mince, la figure douce et pâle, et les cheveux blonds. Je préférais sa robe de satin noir, son écharpe en dentelle et ses quelques ornements de perles au splendide éclat de la noble lady.

Mais trois personnes surtout se faisaient remarquer, en partie à cause de leur haute taille. C’étaient la douairière lady Ingram, et ses deux filles Blanche et Marie ; toutes trois étaient prodigieusement grandes. La douairière avait de quarante à cinquante ans ; sa taille était encore belle et ses cheveux encore noirs, du moins aux lumières. Ses dents me semblèrent avoir conservé toute leur blancheur. Eu égard à son âge, elle devait passer aux yeux de presque tout le monde pour très belle, et elle l’était en effet ; mais il y avait dans toute sa tenue et dans toute son expression une insupportable fierté. Elle avait des traits romains et un double menton qui se fondait dans son énorme cou. Ses traits me parurent gonflés, assombris et même sillonnés par l’orgueil, orgueil qui lui faisait tenir la tête tellement droite qu’on eût facilement cru la position surnaturelle ; ses yeux étaient sauvages et durs : ils me rappelaient ceux de Mme Reed. Elle mâchait chacune de ses paroles. Sa voix était profonde, pompeuse, dogmatique, insupportable en un mot. Grâce à une robe en velours cramoisi et à un châle des Indes, qu’elle portait en turban, elle croyait avoir la dignité d’une impératrice.

Blanche et Marie étaient de sa taille, droites et grandes comme des peupliers ; Marie était trop mince, mais Blanche était faite comme une Diane. Je la regardai avec un intérêt tout particulier : d’abord je désirais savoir si son extérieur s’accordait avec ce que m’en avait dit Mme Fairfax ; ensuite si elle ressemblait à la miniature que j’en avais faite ; enfin, il faut bien le dire, s’il y avait en elle de quoi plaire à M. Rochester.

Elle était bien telle que me l’avait dépeinte Mme Fairfax et telle que je l’avais reproduite ; je reconnaissais cette taille noble, ces épaules tombantes, ces yeux et ces boucles noires dont m’avait parlé Mme Fairfax ; mais sa figure était semblable à celle de sa mère : c’était lady Ingram, plus jeune et moins sillonnée ; toujours le même front bas, les mêmes traits hautains, le même orgueil, moins sombre pourtant ; elle riait continuellement ; son rire était satirique, de même que l’expression habituelle de sa lèvre arquée.

On dit que le génie apprécie sa valeur ; je ne sais si Mlle Ingram avait du génie, mais bien certainement elle appréciait sa valeur. Aussi commença-t-elle à parler botanique avec la douce Mme Dent, qui, à ce qu’il paraît, n’avait pas étudié cette science, bien qu’elle aimât beaucoup les fleurs, surtout les fleurs sauvages, disait-elle ; Mlle Ingram l’avait étudiée, et elle débita tout son vocabulaire avec emphase.

Je m’aperçus qu’elle se riait de l’ignorance de Mme Dent : sa raillerie pouvait être habile ; en tout cas, elle n’indiquait pas une bonne nature. Elle joua du piano ; son exécution était brillante ; elle chanta, sa voix était belle ; elle parla français avec sa mère, et je pus m’apercevoir qu’elle s’exprimait facilement et que sa prononciation était bonne.

Marie avait une figure plus ouverte que Blanche, des traits plus doux et un teint plus clair. Mlle Ingram avait un vrai teint d’Espagnole, mais Marie n’était pas assez animée. Sa figure manquait d’expression, ses yeux de lumière. Elle ne parlait pas, et, après avoir choisi une place, elle y resta immobile comme une statue. Les deux sœurs étaient vêtues de blanc.

Mlle Ingram me semblait-elle propre à plaire à M. Rochester ? Je ne sais. Je ne connaissais pas son goût. S’il aimait les beautés majestueuses, Blanche était l’idéal ; elle devait être généralement admirée, et j’avais déjà eu une preuve presque certaine qu’elle plaisait à M. Rochester ; pour effacer mon dernier doute, il ne me restait qu’à les voir ensemble.

Vous ne supposez pas, lecteur, qu’Adèle était restée tout ce temps immobile à mes pieds ; au moment où les dames entrèrent, elle se leva, s’avança vers elles, les salua cérémonieusement et leur dit avec gravité :

« Bonjour, mesdames. »

Mlle Ingram la regarda d’un air moqueur et s’écria :

« Oh ! quelle petite poupée !

— Je crois, dit lady Lynn, que c’est la pupille de M. Rochester, la petite fille française dont il nous a parlé. »

Mme Dent la prit doucement par la main et l’embrassa. Amy et Louisa Eshton s’écrièrent ensemble :

« Oh ! l’amour d’enfant ! »

Elles l’emmenèrent sur le sofa, et elle se mit à parler soit en français, soit en mauvais anglais, accaparant non seulement les deux jeunes filles, mais encore Mme Eshton et lady Lynn ; elle fut gâtée autant qu’elle pouvait le désirer.

Enfin, on apporta le café et on appela les messieurs. J’étais assise dans l’ombre, si toutefois il y avait un seul coin obscur dans un salon si bien éclairé ; le rideau de la fenêtre me cachait à moitié. Le reste de la société arriva. L’apparition des messieurs me parut imposante comme celle des dames. Ils étaient tous habillés de noir ; la plupart grands, et quelques-uns jeunes. Henry et Frédéric Lynn étaient ce qu’on appelle de brillants jeunes gens. Le colonel Dent me parut un beau militaire. M. Eshton, magistrat du district, avait des manières de gentilhomme ; ses cheveux parfaitement blancs, ses sourcils et ses moustaches noires, lui donnaient l’air d’un père noble. De même que ses sœurs, lord Ingram était très grand, et comme elles il était beau ; mais il partageait l’apathie de Marie. Il semblait avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité dans le sang et de vigueur dans le cerveau.

Où était M. Rochester ?

Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et pourtant je le vis entrer. Je m’efforçai de concentrer toute mon attention sur les mailles de la bourse à laquelle je travaillais ; j’aurais voulu ne penser qu’à l’ouvrage que j’avais dans les mains, aux perles d’argent et aux fils de soie posés sur mes genoux : et pourtant je ne pus m’empêcher de regarder sa figure et de me rappeler le jour où je l’avais vu pour la dernière fois, le moment où, après lui avoir rendu ce qu’il appelait un immense service, il prit mes mains et me regarda avec des yeux qui révélaient un cœur plein et prêt à déborder. Et j’avais été pour quelque chose dans cette émotion ; j’avais été bien près de lui à cette époque ! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positions relatives ? car désormais nous étions étrangers l’un pour l’autre, si étrangers que je ne comptais même pas l’entendre m’adresser quelques mots ; et je ne fus pas étonnée lorsque, sans m’avoir même regardée, il alla s’asseoir de l’autre côté de la chambre pour causer avec l’une des dames.

Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus convaincue que je pouvais examiner sans être observée moi-même, je ne tentai plus de me contenir ; je détournai mes yeux de mon ouvrage et je les fixai sur M. Rochester ; je trouvais dans cette contemplation un plaisir à la fois vif et poignant ; aiguillon de l’or le plus pur, mais aiguillon de souffrance ; ma joie ressemblait à l’ardente jouissance de l’homme qui, mourant de soif, se traîne vers une fontaine qu’il sait empoisonnée, et en boit l’eau néanmoins comme un divin breuvage.

Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à d’autres. La figure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son front carré et massif, ses sourcils de jais, ses yeux profonds, ses traits fermes, sa bouche dure, en un mot, l’expression énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en rien dans les règles de la beauté ; mais pour moi son visage était plus que beau, Il m’intéressait et me dominait. M. Rochester s’était emparé de mes sentiments et les avait liés aux siens. Je n’avais pas voulu l’aimer ; j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour repousser de mon âme ces premières atteintes de l’amour, et, dès que je le revoyais, toutes ces impressions se réveillaient en moi avec une force nouvelle. Il me contraignait à l’aimer sans même faire attention à moi. 

Je le comparais à ses hôtes. Qu’étaient la grâce galante des MM. Lynn, l’élégance langoureuse de lord Ingram, et même la distinction militaire du colonel Dent, devant son regard plein d’une force native et d’une puissance naturelle ? Leur extérieur, leur expression, n’éveillaient aucune sympathie en moi ; et pourtant tout le monde les déclarait beaux et attrayants, tandis qu’on trouvait les traits de M. Rochester durs et son regard triste. Je les entendis rire. La bougie avait autant d’âme dans sa lumière qu’eux dans leur sourire. Je vis aussi M. Rochester sourire ; ses traits s’adoucirent ; ses yeux devinrent aimables, brillants et chercheurs. Il parlait dans ce moment à Louise et à Amy Eshton : je m’étonnai de les voir rester calmes devant ce regard qui m’avait semblé si pénétrant ; je croyais que leurs yeux allaient se baisser, leurs joues se colorer, et je fus heureuse de ce qu’elles n’étaient nullement émues. « Il n’est pas pour elles ce qu’il est pour moi, pensai-je. Il n’est pas de leur nature et je crois qu’il est de la mienne ; j’en suis même sûre : je sens comme lui ; je comprends le langage de ses mouvements et de sa tenue ; quoique le rang et la fortune nous séparent, j’ai quelque chose dans ma tête, dans mon cœur, dans mon sang et dans mes nerfs, qui forme entre nous une union spirituelle. Si, il y a quelques jours, j’ai dit que je n’avais rien à faire avec lui, si ce n’est à recevoir mon salaire ; si je me suis défendue de penser à lui autrement que comme à un maître qui me paye, j’ai proféré un blasphème contre la nature. Tout ce qu’il y a en moi de bon, de fort, de sincère, va vers lui. Je sais qu’il faut cacher mes sentiments, étouffer toute espérance, me rappeler qu’il ne peut pas faire grande attention à moi ; car, lorsque je prétends que je suis de la même nature que lui, je ne veux pas dire que j’ai sa force et son attrait, mais simplement que j’ai certains goûts et certaines sensations en commun avec lui. Il faut donc me répéter sans cesse que nous sommes séparés pour toujours, et que néanmoins je dois l’aimer tant que je vivrai. »

On passa le café. Depuis l’arrivée des messieurs, les dames sont devenues vives comme des alouettes. La conversation commence, joyeuse et animée. Le colonel Dent et M. Eshton parlent politique ; leurs femmes écoutent. Les deux orgueilleuses douairières lady Lynn et lady Ingram causent ensemble. Sir George, gentilhomme de campagne, gras et frais, se tient debout devant le sofa, sa tasse de café à la main, et place de temps en temps son mot. M. Frédéric Lynn est assis à côté de Marie Ingram et lui montre les gravures d’un beau livre ; elle regarde et sourit de temps en temps, mais parle peu. Le grand et flegmatique lord Ingram se penche sur le dos de la chaise de la vivante petite Amy Eshton ; elle lui jette par moments un coup d’œil, et gazouille comme un roitelet, car elle préfère lord Ingram à M. Rochester. Henry prend possession d’une ottomane aux pieds de Louise ; Adèle est assise à côté de lui ; il tâche de parler français avec elle, et Louise rit de ses fautes. Avec qui ira Blanche Ingram ? Elle est seule devant une table, gracieusement penchée sur un album ; elle semble attendre qu’on vienne la chercher ; mais, comme l’attente la fatigue, elle se décide à choisir elle-même son interlocuteur.

M. Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place devant le feu aussi solitairement que Blanche l’est devant la table ; mais Mlle Ingram va s’asseoir de l’autre côté de la cheminée, vis-à-vis de lui.

« Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n’aimiez pas les enfants ?

— Et vous aviez raison.

— Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette petite poupée-là ? reprit-elle en montrant Adèle ; où avez-vous été la chercher ?

— Je n’ai pas été la chercher ; on me l’a laissée sur les bras.

— Vous auriez dû l’envoyer en pension.

— Je ne le pouvais pas ; les pensions sont si chères !

— Mais il me semble que vous avez une gouvernante ; j’ai tout à l’heure vu quelqu’un avec votre pupille ; serait-elle partie ? Oh non, elle est là derrière le rideau. Vous la payez sans doute. Je crois que c’est aussi cher que de la mettre en pension, et même plus, car vous avez à les entretenir toutes les deux. »

Je craignais, ou, pour mieux dire, j’espérais que cette allusion à ma présence forcerait M. Rochester à regarder de mon côté, et involontairement je m’enfonçai encore davantage dans l’ombre ; mais il ne tourna pas les yeux.

« Je n’y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit devant lui.

— Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d’économie ou de bon sens. Si vous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi nous en avons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les autres ridicules, toutes insupportables ; n’est-ce pas, maman ?

— Avez-vous parlé, ma chérie ? »

La jeune fille réitéra sa question.

« Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes ; ce mot me fait mal. J’ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs expressions. Je remercie le ciel de ne plus avoir affaire à elles. »

Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque chose tout bas. Je suppose, d’après la réponse, que Mme Dent lui faisait remarquer la présence d’un des membres de cette race sur laquelle elle venait de lancer un anathème.

« Tant pis, reprit la noble dame, j’espère que cela lui profitera ! » Puis elle ajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les sons arrivassent jusqu’à moi : « Je l’ai déjà examinée ; je suis bon juge des physionomies, et dans la sienne je lis tous les défauts qui caractérisent sa classe.

— Et quels sont-ils ? madame, demanda tout haut M. Rochester.

— Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant trois fois son turban d’une manière significative.

— Mais ma curiosité sera passée alors, et c’est maintenant qu’elle voudrait être satisfaite.

— Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi.

— Oh ! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n’ai du reste qu’un mot à dire sur toute cette espèce, c’est qu’elle ne peut que nuire. Non pas que les institutrices m’aient jamais fait beaucoup souffrir : Théodore et moi, nous n’avons épargné aucune taquinerie à nos gouvernantes ; Marie était trop endormie pour prendre une part active à nos complots. C’est surtout à Mme Joubert que nous avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvre créature triste et malade ; elle ne valait même pas la peine qu’on se serait donnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible ; rien n’avait effet sur elle ; mais Mme Joubert ! je vois encore sa colère lorsque nous la poussions à bout ; quand, après avoir renversé notre thé, émietté nos tartines, jeté nos livres au plafond, nous nous mettions à faire un charivari général avec les pupitres, les règles, le cendrier et le feu. Théodore, vous rappelez-vous ces jours de gaieté ?

— Oui certainement, répondit lentement lord Ingram ; et la pauvre vieille avait l’habitude de nous appeler méchants enfants ; alors nous lui faisions des sermons où nous lui prouvions que c’était de la présomption à elle, ignorante comme elle l’était, de vouloir instruire des jeunes gens aussi habiles que nous.

— Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter votre précepteur, ce M. Vinning, à la figure couleur de petit-lait ; nous l’avions surnommé le ministre malade de la pépie. Lui et Mlle Wilson prirent la liberté de tomber amoureux l’un de l’autre, ou du moins Théodore et moi nous le supposâmes ; nous avions surpris de tendres regards, des soupirs que nous avions interprétés comme des marques certaines de cette belle passion ; et je vous assure que bientôt le public fut au courant de notre découverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que nous traînions à nos pieds ; dès que maman sut ce qui se passait, elle déclara que c’était immoral ; n’est-ce pas, maman ?

— Oui, ma chérie, et ce n’était pas à tort. Il y a mille raisons qui font que, dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais laisser naître d’affection entre une gouvernante et un précepteur. D’abord…

— Oh ! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération ; au reste, nous la connaissons tous : mauvais exemple pour l’innocence des enfants ; négligence continuelle dans les devoirs de la gouvernante et du précepteur ; alliance et confiance mutuelles ; confidences qui en résultent ; insolence inévitable à l’égard des maîtres ; révolte et insurrection générale. Ai-je raison, baronne Ingram de Ingram-Park ?

— Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours.

— Alors, il est inutile d’en parler plus longtemps ; changeons de conversation. »

Amy Eshton n’entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire attention, car elle s’écria de sa voix douce et enfantine :

« Louisa et moi, nous avions aussi l’habitude de tourmenter notre gouvernante ; mais elle était si bonne qu’elle supportait tout ; rien ne l’irritait ; jamais elle ne se fâchait, n’est-ce pas, Louisa ?

— Oh ! non ! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à ouvrage, mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait jamais ; elle était si bonne qu’elle nous donnait tout ce que nous lui demandions.

— Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre ironique, nous allons être obligés d’entendre le résumé de toutes les vertus des gouvernantes ? Pour éviter cet ennui, je demande de nouveau qu’on change de conversation. Monsieur Rochester, approuvez-vous ma pétition ?

— Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points.

— Alors, c’est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes-vous en voix aujourd’hui ?

— Oui, si vous me le commandez, donna Bianca.

— Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos poumons, car on va vous les demander pour mon royal service.

— Qui ne voudrait être le Rizzio d’une semblable Marie ?

— Je me soucie bien de Rizzio, s’écria-t-elle en secouant ses boucles abondantes et en se dirigeant vers le piano ; à mon avis, le ménétrier David était un imbécile ; je préfère le noir Bothwell ; je trouve qu’un homme doit avoir en lui quelque chose de satanique, et, malgré tout ce que raconte l’histoire sur James Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un de ces héros fiers et sauvages que j’aurais aimé à prendre pour époux.

— Messieurs, vous l’entendez ; eh bien, quel est celui d’entre vous qui ressemble le plus à Bothwell ?

— C’est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel Dent.

— Sur mon honneur, je vous en remercie, » reprit M. Rochester.

Mlle Ingram s’était assise devant le piano avec une grâce orgueilleuse. Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle exécuta un prélude brillant, sans cesser néanmoins de parler. Ce soir-là, elle était enivrée ; ses paroles et son attitude semblaient vouloir exciter non seulement l’admiration, mais aussi l’étonnement de ses auditeurs : elle désirait les frapper par son éclat. Quant à moi, elle me sembla très hardie.

« Oh ! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur l’instrument sonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos jours, pauvres misérables créatures, qui craindraient de dépasser la grille du parc de leur père, et même d’y aller sans la permission de leur mère ou de leur gouverneur ; qui ne songent qu’à leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petits pieds : comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté ! comme si le charme extérieur n’était pas l’héritage légitime et le privilège exclusif de la femme ! Je vous accorde qu’une femme laide est une tache dans la création, où tout est beau ; mais, quant aux hommes, ils ne doivent chercher que la force et le courage ; leur occupation, c’est la chasse et le combat ; le reste ne vaut pas qu’on y pense. Voilà quelle serait ma devise, si j’étais homme !

« Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que personne n’interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon mari ; je ne veux voir aucun prétendant près de mon trône. J’exigerai de lui un hommage complet ; je ne veux pas que son admiration soit partagée entre moi et la figure qu’il verra dans sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester, et je vais vous accompagner. 

— Je ne demande qu’à vous obéir, répondit-il.

— Tenez, voilà un chant de corsaire ; sachez que j’aime les corsaires ; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito.

— Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.

— Eh bien, alors, prenez garde ; car si la manière dont vous allez chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai moi-même comment cette romance doit être comprise.

— C’est offrir une prime à l’incapacité, et désormais je vais faire mes efforts pour me tromper.

— Gardez-vous-en bien ; si vous vous trompez volontairement, la punition sera proportionnée à la faute.

— Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile d’infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un homme.

— Oh ! expliquez-vous ! s’écria la jeune fille.

— Pardon, madame ; toute explication serait inutile ; votre instinct a dû vous apprendre qu’un regard sévère lancé par vos yeux est une peine capitale.

— Chantez, dit-elle en recommençant l’accompagnement.

— Voilà le moment de m’échapper, » pensai-je ; mais les notes qui frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.

Mme Fairfax m’avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix ; elle était puissante en effet et révélait la force de son âme ; elle était pénétrante et éveillait en vous d’étranges sensations. J’écoutai jusqu’à la dernière vibration de ces notes pleines et sonores ; j’attendis que le mouvement causé par les compliments d’usage se fût un peu calmé : alors je quittai mon coin, et je sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle : je m’aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué ; je m’agenouillai sur le paillasson de l’escalier pour le rattacher ; j’entendis tout à coup la porte de la salle à manger s’ouvrir et des pas d’homme se diriger de mon côté ; je me relevai précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester.

« Comment vous portez-vous ? me demanda-t-il.

— Très bien, monsieur.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue me parler dans le salon ? »

Je pensai que j’aurais bien pu lui retourner sa question ; mais n’osant pas prendre cette liberté, je lui répondis :

« Vous aviez l’air occupé, et je n’aurais pas osé vous déranger, monsieur. 

— Et qu’avez-vous fait pendant mon absence ?

— Rien de particulier ; j’ai continué à donner des leçons à Adèle.

— Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n’étiez. Je l’ai remarqué tout de suite ; dites-moi ce que vous avez.

— Je n’ai rien, monsieur.

— Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m’avez à moitié noyé ?

— Pas le moins du monde.

— Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt.

— Je suis fatiguée, monsieur. »

Il me regarda un instant.

« Et un peu triste, ajouta-t-il ; qu’avez-vous ? dites-le-moi, je vous en prie.

— Rien, rien, monsieur ; je ne suis pas triste.

— Je suis bien sûr du contraire ; vous êtes si triste que le moindre mot amènerait des larmes dans vos yeux ; tenez, en voilà une qui brille et se balance sur vos cils. Si j’avais le temps et si je ne craignais pas de voir apparaître quelque servante curieuse, je saurais ce que signifie tout cela ; allons, pour ce soir je vous excuse ; mais sachez qu’aussi longtemps que mes hôtes seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon ; je le désire vivement ; faites-le, je vous en prie. Maintenant partez, et envoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma… »

Il s’arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement.

 

 

Chapitre 18  

Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l’activité régnait désormais dans le château ; quelle différence entre cette quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de solitude que j’avais passés dans ces murs ! On avait chassé les sombres pensées et oublié les tristes souvenirs ; partout et toujours il y avait de la vie et du mouvement ; on ne pouvait pas traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet. 

La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, étaient également animées ; et le salon ne restait silencieux et vide que lorsqu’un ciel bleu et un beau soleil de printemps invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur les terres de M. Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut remplacé par des pluies continuelles ; mais rien ne put détruire la gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu’offrait le château devinrent plus animés et plus variés.

Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu’il fallait chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu’ils pourraient inventer. On avait parlé de charades ; mais, dans mon ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à manger ; les lumières furent disposées différemment, et les chaises placées en cercle vis-à-vis de l’arche. Pendant que M. Rochester et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu’il y avait dans le château en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce ; les jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par les femmes de chambre ; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.

M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir celles qui feraient partie de sa charade.

« Mlle Ingram est certainement pour moi, » dit-il, après avoir nommé les deux demoiselles Eshton et Mme Dent.

Il se tourna vers moi ; je me trouvais près de lui au moment où il rattachait le bracelet de Mme Dent. « Voulez-vous jouer ? » me demanda-t-il. Je secouai la tête ; je craignais qu’il n’insistât, mais il n’en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à ma place ordinaire.

Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de la même charade que lui ; le reste de la compagnie, présidé par le colonel Dent, s’assit sur les chaises devant l’arche. M. Eshton m’ayant remarquée, demanda tout bas si l’on ne pourrait pas me faire une place ; mais lady Ingram répondit aussitôt :

« Non, elle a l’air trop stupide pour comprendre ce jeu. »

Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut tiré. Sous l’arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d’un long vêtement blanc ; un livre était ouvert sur une table placée devant lui ; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans le manteau de M. Rochester, et tenait un livre à la main. Quelqu’un d’invisible fit retentir joyeusement la cloche ; Adèle, qui avait demandé à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et répandit autour d’elle le contenu d’une corbeille de fleurs qu’elle portait dans ses bras ; alors apparut la belle Mlle Ingram, vêtue de blanc, enveloppée d’un long voile et le front orné d’une couronne de roses. M. Rochester marchait à côté d’elle, et tous deux s’approchèrent de la table ; ils s’agenouillèrent ; Mme Dent et Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de reconnaître la pantomime d’un mariage. Lorsque tout fut fini, le colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins, s’écria :

« Bride (mariée) ! »

M. Rochester s’inclina, et le rideau tomba.

Un temps assez long s’écoula avant qu’on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de nouveau, je m’aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus de soin que précédemment. Le salon, comme je l’ai déjà dit, était de deux marches plus élevé que la salle à manger ; on avait placé sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je reconnus pour l’avoir vu dans la serre, où il était ordinairement entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges ; vu sa taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portant un turban sur la tête, était assis à côté du bassin ; ses yeux noirs et son teint basané s’harmonisaient bien avec son costume ; on eût dit un émir de l’Orient ; puis je vis s’avancer Mlle Ingram ; elle aussi portait un costume oriental : une écharpe rouge était nouée autour de sa taille ; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes ; ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement posé sur sa tête ; son attitude, son teint, ses traits, toute sa personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du temps des patriarches ; et c’était bien là en effet ce qu’elle voulait représenter.

Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu’elle portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque l’homme couché se leva et s’approcha d’elle ; il sembla lui faire une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à boire ; alors l’étranger prit une cassette cachée sous ses vêtements, l’ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et des boucles d’oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son étonnement et son admiration ; l’étranger s’agenouilla près d’elle et mit la cassette à ses pieds ; mais les regards et les gestes de la belle israélite exprimèrent l’incrédulité et le ravissement ; cependant l’inconnu, s’avançant vers elle, attacha les bracelets à ses bras et les boucles à ses oreilles : C’étaient Eliézer et Rébecca ; les chameaux seuls manquaient au tableau.

M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau ; mais il paraît qu’ils ne purent pas s’entendre sur le mot, car le colonel demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa de nouveau le rideau.

Lorsqu’il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu’une partie du salon ; le reste était caché par des tentures sombres et grossières ; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on apercevait une table et une chaise de cuisine ; ces objets étaient éclairés par une faible lueur provenant d’une lanterne ; toutes les bougies avaient été éteintes.

Au milieu de cette triste scène était assis un homme ; ses mains jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à terre ; je reconnus M. Rochester, malgré sa figure grimée, ses vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait, séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés ; il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient enchaînées.

« Bridewell ! s’écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi le signal que la charade était finie.

Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils rentrèrent dans la salle à manger ; M. Rochester conduisait Mlle Ingram ; elle le complimentait sur la manière dont il avait joué.

« Savez-vous, dit-elle, que c’est dans votre dernier rôle que je vous préfère ? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous auriez fait un galant bandit.

— Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage ? demanda-t-il en se tournant vers elle.

— Oui, malheureusement, car il vous allait bien.

— Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins ?

— Oui, c’est ce que je préférerais après un bandit italien ; et ce dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d’Orient.

— Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme ; nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces témoins. »

Elle rougit et se mit à rire.

« Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c’est à votre tour. »

Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses compagnons s’assirent sur les sièges vides ; Mlle Ingram se mit à sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux acteurs ; désormais le lever du rideau n’avait plus aucun intérêt pour moi ; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes yeux, fixés de temps en temps sur l’arène, étaient toujours attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière dont les acteurs s’acquittèrent de leurs rôles ; mais j’entends encore la conversation qui suivait chaque tableau ; je vois M. Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram ; je la vois incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher son épaule et se balancer près de ses joues ; j’entends encore leurs murmures ; je me rappelle les regards qu’ils échangeaient, et je me souviens même de l’impression que produisit sur moi ce spectacle.

J’ai dit que j’aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas faire taire ce sentiment, uniquement parce que M. Rochester ne prenait plus garde à moi, parce qu’il pouvait passer des heures près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté, parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m’effleurer en passant, qui, lorsque son œil noir et impérieux s’arrêtait par hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d’un objet si indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l’aimer parce que je sentais qu’il épouserait bientôt cette jeune fille, parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son orgueilleuse sécurité, parce qu’enfin, à chaque heure, je découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui, bien qu’elle se fît rechercher plutôt qu’elle ne recherchait elle-même, était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans son orgueil.

Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir l’amour ; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme dans ma position et une jeune fille dans la position de Mlle Ingram. Non, je n’étais pas jalouse, ou du moins c’était très rare ; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance : Mlle Ingram était au-dessous de ma jalousie ; elle était trop inférieure pour l’exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité ; je veux dire ce que je dis : elle était brillante, mais non pas remarquable ; elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit était pauvre et son cœur sec. Aucune fleur sauvage ne s’était épanouie sur ce sol ; aucun fruit naturel n’y avait mûri ; elle n’était ni bonne ni originale ; elle répétait de belles phrases apprises dans des livres, mais elle n’avait jamais une opinion personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la sympathie ni la pitié ; il n’y avait en elle ni tendresse ni franchise ; sa nature se manifestait quelquefois par la manière dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle. Lorsque l’enfant s’approchait d’elle, elle la repoussait en lui donnant quelque nom injurieux ; d’autres fois, elle lui ordonnait de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et dureté. Je n’étais pas seule à étudier ces manifestations de son caractère : M. Rochester, l’époux futur, exerçait une incessante surveillance ; cette conscience claire et parfaite des défauts de sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard, étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.

Je voyais qu’il allait l’épouser pour des raisons de famille, ou peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses relations lui convenaient. Je sentais qu’il ne lui avait pas donné son amour, et qu’elle n’était pas propre à gagner jamais ce précieux trésor ; là était ma plus vive souffrance ; c’était là ce qui nourrissait constamment ma fièvre : elle ne pouvait pas lui plaire.

Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement épris d’elle, j’aurais voilé mon visage ; je me serais tournée du côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré s’entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée de force, de ferveur et d’amour, j’aurais eu à un moment une lutte douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un instant, mais victorieuse enfin, je l’aurais admirée ; j’aurais reconnu sa perfection et j’aurais été calme pour le reste de ma vie ; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner M. Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s’en douter, puisqu’elle croyait au contraire que chaque coup portait ; m’apercevoir qu’elle s’enorgueillissait de son succès, alors que cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui qu’elle voulait séduire ; être témoin de toutes ces choses, incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà ce que je ne pouvais supporter.

Chaque fois qu’elle manquait son but, je voyais si bien par quel moyen elle aurait pu réussir ! Chacune de ces flèches lancées contre M. Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds, je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu percer jusqu’au plus profond de ce cœur orgueilleux ; elles auraient pu amener l’amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette figure sardonique ; et, même sans aucune arme, Mlle Ingram eût pu remporter une silencieuse victoire. 

« Pourquoi n’a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peut l’approcher sans cesse ? Non, elle ne l’aime pas d’une véritable affection ; sans cela elle n’aurait pas besoin de ces continuels sourires, de ces incessants coups d’œil, de ces manières étudiées, de ces grâces multipliées : il me semble qu’il lui suffirait de s’asseoir tranquillement près de lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus directement à son cœur. J’ai vu sur les traits de M. Rochester une expression bien plus douce que celle qu’excitent chez lui les avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n’était pas provoquée par des manœuvres calculées : il suffisait d’accepter ses questions, d’y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace : alors il devenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre chaleur ; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu’ils seront mariés ? Je ne crois pas qu’elle le puisse ; et pourtant ce ne serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse avec lui. »

Rien de ce que j’ai dit jusqu’ici ne peut faire supposer que je blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention ; je ne croyais pas qu’il pût être influencé par de tels motifs dans le choix d’une femme : mais plus je considérais l’éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les blâmer d’agir d’après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dès leur enfance ; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et je comprenais qu’ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu’à sa place je n’aurais voulu prendre pour femme qu’une jeune fille aimée. « Mais les avantages d’une telle union, pensais-je, sont si évidents que tout le monde les verrait comme moi, s’il n’y avait pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre. »

Là, comme toujours, j’étais indulgente pour M. Rochester ; j’oubliais ses défauts que j’avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m’étais efforcée de voir tous les côtés de son caractère, d’examiner ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable ; mais je n’apercevais plus que le bon.

Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m’avait repoussée, la dureté qui m’avait révoltée, m’impressionnaient tout différemment : j’y trouvais une sorte d’âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblait préférable à la fadeur ; cette expression sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu’un observateur attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais qui disparaissait avant qu’on eût pu en mesurer l’étrange profondeur ; cette vague expression qui me faisait trembler comme si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à coup frémi sous mes pas ; cette expression que je contemplais quelquefois tranquille et le cœur gonflé, mais sans jamais sentir mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j’aspirais à la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me disais qu’un jour elle pourrait regarder dans l’abîme, en explorer les secrets, en analyser la nature.

Pendant que je ne pensais qu’à mon maître et à sa future épouse, que je ne voyais qu’eux, que je n’entendais que leurs discours, que je ne faisais attention qu’à leurs mouvements, les autres invités de M. Rochester étaient également occupés de leur intérêt et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l’un vers l’autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou horreur, selon le sujet de leur commérage ; la douce Mme Dent causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de temps en temps, ou m’adressaient une parole aimable. Sir George Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, la justice ou les affaires du comté ; lord Ingram babillait avec Amy Eshton ; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn, et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de l’autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel, suspendaient leur conversation pour observer les principaux acteurs : car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram, puisqu’elle était intimement liée à lui, étaient la vie et l’âme de toute la société ; si M. Rochester s’absentait une heure seulement, l’engourdissement s’emparait aussitôt de ses hôtes ; et lorsqu’il rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui reprenait sa vivacité.

Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où il fut appelé à Millcote pour ses affaires ; il ne devait revenir que tard.

Le temps était humide ; on s’était proposé d’aller voir un camp de Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay ; mais la pluie força d’abandonner ce projet ; plusieurs messieurs partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent tranquillement aux cartes ; Blanche Ingram, après avoir fatigué par son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient l’associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance sentimentale en s’accompagnant du piano ; puis elle alla chercher un roman, se jeta d’un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmer par une amusante fiction les heures de l’absence. Toute la maison était silencieuse ; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.

La nuit approchait ; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l’heure de s’habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s’écria :

« Voilà M. Rochester qui revient. »

Je me retournai ; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit de roues dans l’allée du château ; on vit avancer une chaise de poste.

« Pourquoi revient-il en voiture ? dit Mlle Ingram ; il est parti sur son cheval Mesrour, et Pilote l’accompagnait ; qu’a-t-il pu faire du chien ? »

En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière : dans son empressement, elle ne m’avait pas remarquée ; mais lorsqu’elle me vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de poste s’arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j’aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.

« Mon Dieu, que c’est irritant ! s’écria Mlle Ingram ; et vous, insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s’adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux renseignements ? »

Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j’étais cause de cette méprise.

On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit ; il salua lady Ingram, parce qu’elle lui parut la dame la plus âgée de la société.

« Il paraît que j’ai mal choisi mon moment, madame, dit-il ; mon ami M. Rochester est absent ; mais je viens d’un long voyage, et je compte assez sur notre ancienne amitié pour m’installer ici jusqu’à son retour. »

Ses manières étaient polies ; son accent avait quelque chose de tout particulier ; il ne me semblait ni étranger ni Anglais ; il pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n’avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coup d’œil ; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait ; ou plutôt il lui manquait ce qu’il faut pour plaire ; ses traits étaient réguliers, mais mous ; ses yeux grands et bien fendus, mais inanimés. Telle fut du moins l’impression qu’il me produisit.

La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu’après le dîner que je revis l’étranger ; ses manières n’étaient plus gênées, mais sa figure me plut moins encore qu’avant ; ses traits étaient à la fois immobiles et désordonnés ; ses yeux erraient sur tous les objets, sans même en avoir conscience ; son regard était étrange. Bien que sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait ; ce visage ovale manquait de puissance ; cette petite bouche vermeille, de fermeté ; il n’y avait rien de pensif dans ce front bas ; ces yeux bruns et troubles n’exprimaient jamais le commandement.

Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée ; il s’était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s’avançait de plus en plus vers la flamme, comme s’il avait froid. Je le comparai à M. Rochester ; il me semble qu’entre un jars bien lisse et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le dogue à la peau rude et à l’œil aiguisé, la différence ne doit pas être beaucoup plus grande.

Il avait parlé de M. Rochester comme d’un ancien ami ; curieuse amitié ! Preuve évidente de la vérité de l’ancien dicton : les extrêmes se touchent.

Deux ou trois messieurs l’entouraient, et j’entendais de temps en temps des fragments de leur conversation ; d’abord je ne pus pas bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises près de moi, m’empêchaient de tout entendre ; elles aussi parlaient de l’étranger ; toutes les deux le trouvaient très beau ; Louisa prétendait que c’était une charmante créature et qu’elle l’adorait ; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite bouche, qui lui semblaient d’une beauté idéale.

« Comme son front est doux ! s’écria Louisa ; son visage n’a aucune de ces irrégularités que je déteste tant ; quelle tranquillité dans son œil et dans son sourire ! »

À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l’autre bout de la chambre pour leur parler de l’excursion projetée à la commune de Hay.

Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé près du feu ; j’appris que le nouveau venu s’appelait M. Mason, qu’il venait de débarquer en Angleterre, et qu’il arrivait d’un pays chaud ; je m’expliquai alors la couleur de sa figure, son empressement à s’approcher du feu, et je compris pourquoi il portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston, villes espagnoles, m’indiquèrent qu’il avait résidé aux Indes Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j’appris que c’était là qu’il avait vu M. Rochester pour la première fois, et il dit que son ami n’aimait pas les brûlantes chaleurs, les ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par Mme Fairfax que M. Rochester avait voyagé, mais je croyais qu’il s’était borné à visiter l’Europe. Jusque-là, pas un mot n’avait pu me faire supposer qu’il eût erré sur des rives éloignées.

Je réfléchissais, lorsqu’un incident tout à fait inattendu vint rompre ma rêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu’on ouvrait une porte, demanda d’autre charbon pour mettre dans le feu, qui avait cessé de flamber, bien qu’un amas de cendres rouges répandît encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir apporté le charbon, s’arrêta près de Mme Eshton, et lui dit quelque chose à voix basse ; je n’entendis que ces mots : « Une vieille femme très ennuyeuse. »

« Dites-lui qu’on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, répondit le magistrat.

— Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, Eshton ; nous pouvons nous en servir ; consultons d’abord les dames. » Et il continua à haute voix : « Mesdames, vous vouliez aller visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay ; Sam vient de nous dire qu’une de ces vieilles sorcières est dans la salle des domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la bonne aventure ; désirez-vous la voir ?

— Certainement, colonel, s’écria lady Ingram, vous n’encouragerez pas une si grossière imposture ; renvoyez cette femme d’une façon ou d’une autre.

— Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres domestiques non plus ; dans ce moment-ci Mme Fairfax l’engage à se retirer, mais elle s’est assise au coin de la cheminée, et dit que rien ne l’en fera sortir jusqu’au moment où on l’aura présentée ici.

— Et que veut-elle ? demanda Mme Eshton.

— Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu’elle y réussirait.

— Comment est-elle ? demandèrent les demoiselles Eshton.

— Oh ! horriblement laide, mesdemoiselles ; presque aussi noire que la suie.

— C’est une vraie sorcière alors, s’écria Frédéric Lynn ; qu’on la fasse entrer ! 

— Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre ce plaisir.

— Mes chers enfants, y pensez-vous ? s’écria lady Lynn.

— Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.

— En vérité, ma mère ? et pourtant il le faudra, s’écria la voix impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la musique ; je suis curieuse d’entendre ma bonne aventure. Sam, faites entrer cette femme.

— Ma Blanche chérie ! songez…

— Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu’on m’obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam.

— Oui, oui, oui, s’écrièrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ; faites-la entrer, cela nous amusera. »

Le domestique hésita encore un instant.

« Elle a l’air d’une femme si grossière ! dit-il.

— Allez, » s’écria Mlle Ingram ; et Sam partit.

Aussitôt l’animation se répandit dans le salon ; un feu roulant de railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam rentra.

« Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il ; elle prétend que ce n’est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l’un après l’autre.

— Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus exigeante ; soyez raisonnable, mon bel ange.

— Menez-la dans la bibliothèque, s’écria impérieusement le bel ange. Ce n’est pas ma mission non plus de l’entendre devant un vil troupeau. Je veux l’avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la bibliothèque ?

— Oui, madame ; mais elle a l’air si intraitable !

— Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi. »

Sam sortit, et le mystère, l’animation, l’attente, s’emparèrent de nouveau des esprits.

« Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et désire savoir quelle est la première personne qu’elle va voir.

— Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d’œil sur cette sorcière avant de laisser les dames s’entretenir avec elle, s’écria le colonel Dent ; dites-lui, Sam, que c’est un monsieur qui va venir. » 

Sam sortit et rentra bientôt.

« Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs ; ils n’ont que faire de se déranger. » Puis il ajouta en réprimant avec peine un sourire : « Elle ne veut s’entretenir qu’avec les femmes jeunes et pas mariées.

— Par Dieu, elle a du goût, » s’écria Henri Lynn.

Mlle Ingram se leva avec solennité.

« J’irai la première, dit-elle d’un ton tragique.

— Oh ! ma chérie, réfléchissez ! » s’écria sa mère.

Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l’entendîmes entrer dans la bibliothèque.

Il s’ensuivit un silence relatif ; lady Ingram pensa que c’était le cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence ; Marie déclara que, quant à elle, elle n’oserait jamais s’aventurer ; Amy et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées.

Le temps parut long ; un quart d’heure s’écoula sans qu’on entendît ouvrir la porte de la bibliothèque ; enfin, Mlle Ingram revint par la salle à manger.

Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie ? Tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces regards par un coup d’œil froid ; elle n’était ni gaie ni agitée ; elle s’avança majestueusement vers sa place, et s’assit en silence.

« Eh bien ! Blanche ? dit lord Ingram.

— Que vous a-t-elle dit, ma sœur ? demanda Marie.

— Que pensez-vous d’elle ? Est-elle une vraie diseuse de bonne aventure ? s’écrièrent les demoiselles Eshton.

— Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m’accablez pas ainsi de questions ! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont facilement excitées : par l’importance que vous attachez tous, ma mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison quelque savant génie, ami du diable. J’ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie ; elle m’a dit ce que disent toujours ces gens-là ; mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en prison demain, comme il l’en a menacée. »

Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette manière coupa court à toute conversation. Je l’examinai une demi-heure environ ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page de son livre ; son visage s’obscurcissait, devenait de plus en plus mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement elle n’avait pas été charmée de ce qu’on lui avait dit ; son silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son indifférence affectée, qu’elle attachait une grande importance aux révélations qui venaient de lui être faites.

Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu’elles n’oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir la sorcière ; une négociation fut ouverte par le moyen de l’ambassadeur Sam. Il y eut tant d’allées et venues que le malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble.

Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram : on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris ; au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout agitées.

« Ce n’est pas grand-chose de bon, s’écrièrent-elles toutes ensemble ; elle nous a dit tant de choses ! elle sait tout ce qui nous concerne ! »

En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges que les jeunes gens s’étaient empressés de leur apporter.

On leur demanda de s’expliquer plus clairement ; elles déclarèrent que la sorcière leur avait répété ce qu’elles avaient fait et dit lorsqu’elles étaient enfants, qu’elle leur avait parlé des livres et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des souvenirs que leur avaient donnés leurs amis ; elles affirmèrent aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu’elle avait murmuré à l’oreille de chacune la chose qu’elle désirait le plus et le nom de la personne qu’elle aimait le mieux au monde.

Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur les deux derniers points : mais les jeunes filles ne purent que rougir, balbutier et sourire ; les mères présentèrent des éventails à leurs filles, et répétèrent encore qu’on avait eu tort de ne pas suivre leurs conseils ; les vieux messieurs riaient, et les jeunes gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées.

Au milieu de ce tumulte et pendant que j’étais absorbée par la scène qui se passait devant moi, quelqu’un me toucha le coude ; je me retournai et je vis Sam.

« La sorcière dit qu’il y a dans la chambre une jeune fille à laquelle elle n’a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas partir avant de l’avoir vue. J’ai pensé que ce devait être vous, car il n’y a personne autre ; que dois-je lui dire ?

— Oh ! j’irai ! » répondis-je.

J’étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui venait d’être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois tremblantes jeunes filles.

« Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans la salle, dans le cas où elle vous ferait peur ; vous n’auriez qu’à m’appeler et je viendrais tout de suite.

— Non, Sam, retournez à la cuisine ; je n’ai pas peur le moins du monde. »

C’était vrai, je n’avais pas peur ; mais tout cela m’intéressait et excitait ma curiosité.

 

Chapitre 19  

La bibliothèque était tranquille ; la sibylle, assise sur un fauteuil au coin de la cheminée, portait un manteau rouge, un chapeau noir, ou plutôt une coiffure à larges bords attachée au-dessous du menton à l’aide d’un mouchoir de toile ; sur la table se trouvait une chandelle éteinte ; la Bohémienne était penchée vers le foyer et lisait à la lueur des flammes un petit livre semblable à un livre de prières ; en lisant elle marmottait tout haut, comme le font souvent les vieilles femmes. Elle n’interrompit pas sa lecture en me voyant entrer : il paraît qu’elle désirait finir un paragraphe.

Je m’avançai vers le feu, et je réchauffai mes mains qui s’étaient refroidies dans le salon, car je n’osais pas m’approcher de la cheminée. Je n’avais jamais été plus calme ; du reste, rien dans l’extérieur de la Bohémienne n’était propre à troubler. Elle ferma son livre et me regarda lentement ; le bord de son chapeau cachait en partie son visage ; cependant, lorsqu’elle leva la tête, je pus remarquer que sa figure était singulière : elle était d’un brun foncé ; on voyait passer sous le mouchoir blanc qui retenait son chapeau quelques boucles de cheveux qui venaient effleurer ses joues ou plutôt sa bouche. Elle fixa sur moi son regard direct et hardi.

« Eh bien ! vous voulez savoir votre bonne aventure ? dit-elle, d’une voix aussi décidée que son regard, aussi dure que ses traits.

— Je n’y tiens pas beaucoup, ma mère ; vous pouvez me la dire si cela vous plaît, mais je dois vous avertir que je ne crois pas à votre science. 

— Voilà une impudence qui ne m’étonne pas de vous ; je m’y attendais ; vos pas me l’avaient annoncé, lorsque vous avez franchi le seuil de la porte.

— Vous avez l’oreille fine ?

— Oui, et l’œil prompt et le cerveau actif.

— Ce sont trois choses bien nécessaires dans votre état.

— Surtout lorsque j’ai affaire à des gens comme vous ; pourquoi ne tremblez-vous pas ?

— Je n’ai pas froid.

— Pourquoi ne pâlissez-vous pas ?

— Je ne suis pas malade.

— Pourquoi n’interrogez-vous pas mon art ?

— Je ne suis pas niaise. »

La vieille femme cacha un sourire, puis prenant une pipe courte et noire, elle l’alluma et se mit à fumer ; après avoir aspiré quelques bouffées de ce parfum calmant, elle redressa son corps courbé, retira la pipe de ses lèvres, et regardant le feu, elle dit d’un ton délibéré :

« Vous avez froid, vous êtes malade et niaise.

— Prouvez-le, dis-je.

— Je vais le faire, et en peu de mots : vous avez froid, parce que vous êtes seule ; aucun contact n’a encore fait jaillir la flamme du feu qui brûle en vous : vous êtes malade, parce que vous ne connaissez pas le meilleur, le plus noble et le plus doux des sentiments que le ciel ait accordés aux hommes : vous êtes niaise, parce que vous auriez beau souffrir, vous n’inviteriez pas ce sentiment à s’approcher de vous ; vous ne feriez même pas un effort pour aller le trouver là où il vous attend. »

Elle plaça de nouveau sa pipe noire entre ses lèvres, et recommença à fumer avec force.

« Vous pourriez dire cela à presque tous ceux qui vivent solitaires et dépendants dans une grande maison.

— Oui, je pourrais le dire ; mais serait-ce vrai pour presque tous ?

— Pour presque tous ceux qui sont dans ma position.

— Oui, dans votre position ; mais trouvez-moi une seule personne placée exactement dans votre position.

— Il serait facile d’en trouver mille.

— Je vous dis que vous auriez peine à en trouver une. Si vous saviez quelle est votre situation ! bien près du bonheur, au moment de l’atteindre ; les éléments en sont prêts ; il ne faut qu’un seul mouvement pour les réunir : le hasard les a éloignés les uns des autres ; qu’ils soient rapprochés, et le résultat sera beau.

— Je ne comprends pas les énigmes ; je n’ai jamais su les deviner.

— Vous voulez que je parle plus clairement ? Montrez-moi la paume de votre main.

— Je suppose qu’il faut la croiser avec de l’argent ?

— Certainement. »

Je lui donnai un schelling ; elle le mit dans un vieux bas qu’elle retira de sa poche, et après l’avoir attaché, elle me dit d’ouvrir la main. J’obéis ; elle l’approcha de sa figure et la regarda sans la toucher.

« Elle est trop fine, dit-elle, je ne puis rien faire d’une semblable main ; elle n’a presque pas de lignes, et puis, que peut-on voir dans une paume ? ce n’est pas là que la destinée est écrite.

— Je vous crois, répondis-je.

— Non, continua-t-elle, c’est sur la figure, sur le front, dans les yeux, dans les lignes de la bouche ; agenouillez-vous et regardez-moi.

— Ah ! vous approchez de la vérité, répondis-je en obéissant ; je serai bientôt forcée de vous croire. »

Je m’agenouillai à un demi-mètre d’elle ; elle remua le feu, et le charbon jeta une vive clarté. Mais elle s’assit de manière à être encore plus dans l’ombre ; moi seule j’étais éclairée.

« Je voudrais savoir avec quel sentiment vous êtes venue vers moi, me dit-elle après m’avoir examinée un instant ; je voudrais savoir quelles pensées occupent votre esprit pendant les longues heures que vous passez dans ce salon, près de ces gens élégants qui s’agitent devant vous comme les ombres d’une lanterne magique : car entre vous et eux il n’y a pas plus de communication et de sympathie qu’entre des hommes et des ombres.

— Je suis souvent fatiguée, quelquefois ennuyée, rarement triste.

— Alors quelque espérance secrète vous soutient et murmure à votre oreille de belles promesses pour l’avenir.

— Non ; tout ce que j’espère, c’est de gagner assez d’argent pour pouvoir un jour établir une école dans une petite maison que je louerai.

— Ces idées ne sont propres qu’à distraire votre imagination pendant que vous êtes assise dans le coin de la fenêtre ; vous voyez que je connais vos habitudes.

— Vous les aurez apprises par les domestiques. 

— Ah ! vous croyez montrer de la pénétration ; eh bien ! à parler franchement, je connais ici quelqu’un, Mme Poole. »

Je tressaillis en entendant ce nom.

« Ah ! ah ! pensai-je, il y a bien vraiment quelque chose d’infernal dans tout ceci.

— N’ayez pas peur, continua l’étrange Bohémienne, Mme Poole est une femme sûre, discrète et tranquille ; on peut avoir confiance en elle. Mais pendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre, ne pensez-vous qu’à votre future école ! Parmi tous ceux qui occupent les chaises ou les divans du salon, n’y en a-t-il aucun qui ait pour vous un intérêt actuel ? n’étudiez-vous aucune figure ? N’y en a-t-il pas une dont vous suivez les mouvements, au moins avec curiosité ?

— J’aime à observer toutes les figures et toutes les personnes.

— Mais n’en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou même deux ?

— Oh ! si, et bien souvent ; lorsque les regards ou les gestes de deux personnes semblent raconter une histoire, j’aime à les regarder.

— Quel est le genre d’histoire que vous préférez !

— Oh ! je n’ai pas beaucoup de choix ; elles roulent presque toutes sur le même thème : l’amour, et promettent le même dénoûment : le mariage.

— Et aimez-vous ce thème monotone ?

— Peu m’importe ; cela m’est assez indifférent.

— Cela vous est indifférent ? Quand une femme jeune, belle, pleine de vie et de santé, charmante de beauté, douée de tous les avantages du rang et de la fortune, sourit à un homme, vous…

— Eh bien !

— Vous pensez peut-être…

— Je ne connais aucun des messieurs ici ; c’est à peine si j’ai échangé une parole avec l’un d’eux, et quant à ce que j’en pense, c’est facile à dire : quelques-uns me semblent dignes, respectables et d’un âge mûr ; d’autres jeunes, brillants, beaux et pleins de vie ; mais certainement tous sont bien libres de recevoir les sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désire un seul instant être à la place des jeunes filles courtisées.

— Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château ? Vous n’avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous ? Oserez-vous me soutenir que vous n’avez jamais parlé au maître de la maison ?

— Il n’est pas ici. 

— Remarque profonde, ingénieux jeu de mots ! il est parti pour Millcote ce matin, et sera de retour ce soir ou demain ; est-ce que cette circonstance vous empêcherait de le connaître ?

— Non, mais je ne vois pas le rapport qu’il y a entre M. Rochester et ce dont vous me parliez tout à l’heure.

— Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et dernièrement tant de sourires ont été versés dans les yeux de M. Rochester, que ceux-ci débordent comme des coupes trop pleines. Ne l’avez-vous pas remarqué ?

— M. Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes.

— Je ne vous questionne pas sur ses droits ; mais n’avez-vous pas remarqué que, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos yeux, celui de M. Rochester était le plus animé ?

— L’avidité du spectateur excite la flamme de l’acteur. »

En disant ces mots, c’était plutôt à moi que je parlais qu’à la Bohémienne ; mais la voix étrange, les manières, les discours de cette femme, m’avaient jetée dans une sorte de rêve ; elle me lançait des sentences inattendues l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’elle m’eût complètement déroutée. Je me demandais quel était cet esprit invisible qui, pendant des semaines, était resté près de mon cœur pour en étudier le travail et en écouter les pulsations.

« L’avidité du spectateur ? répéta-t-elle ; oui, M. Rochester est resté des heures prêtant l’oreille aux lèvres fascinantes qui semblaient si heureuses de ce qu’elles avaient à communiquer, et M. Rochester paraissait satisfait de cet hommage, et reconnaissant de la distraction qu’on lui accordait. Ah ! vous avez remarqué cela ?

— Reconnaissant ! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure exprimer la gratitude.

— Vous l’avez donc analysée ? qu’exprimait-elle alors ? »

Je ne répondis pas.

« Vous y avez vu l’amour, n’est-ce pas ? et, regardant dans l’avenir, vous avez vu M. Rochester marié et sa femme heureuse ?

— Non pas précisément ; votre science vous fait quelquefois défaut.

— Alors, que diable avez-vous vu ?

— N’importe ; je venais vous interroger et non pas me confesser ; c’est une chose connue que M. Rochester va se marier.

— Oui, avec la belle Mlle Ingram.

— Enfin !

— Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage, et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter ; il aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot. Quant à elle, il est probable qu’elle aime M. Rochester, ou du moins son argent ; je sais qu’elle considère les domaines de M. Rochester comme dignes d’envie, quoique, Dieu me le pardonne, je lui ai dit tout à l’heure sur ce sujet quelque chose qui l’a rendue singulièrement grave ; les coins de sa bouche se sont abaissés d’un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur de faire attention ; car si un autre vient se présenter avec une fortune plus brillante et moins embrouillée, c’en est fait de lui.

— Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de M. Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m’en avez encore rien dit.

— Votre destinée est douteuse ; quand j’examine votre figure, un trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous une riche moisson de bonheur ; je le sais, je le savais avant de venir ici : car je l’ai moi-même vue faire votre part et la mettre de côté. Il dépend de vous d’étendre la main et de la prendre ; et j’étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez-vous encore sur le tapis.

— Ne me gardez pas trop longtemps ainsi ; le feu me brûle. »

Je m’agenouillai. Elle ne s’avança pas vers moi, mais elle se contenta de me regarder, en s’appuyant le dos sur sa chaise ; puis elle se mit à murmurer :

« Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la rosée ; ils sont doux et pleins de sentiment : mon jargon les fait sourire ; ainsi donc ils sont susceptibles : les impressions se suivent rapidement dans leur transparent orbite ; quand ils cessent de sourire, ils deviennent tristes : une lassitude, dont ils n’ont même pas conscience, appesantit leurs paupières ; cela indique la mélancolie résultant de l’isolement : ils se détournent de moi, ils ne veulent pas être examinés plus longtemps ; ils semblent nier, par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur sensibilité et leur tristesse ; mais cet orgueil et cette réserve me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables.

« Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire ; elle est disposée à raconter tout ce qu’a conçu le cerveau, mais elle reste silencieuse sur ce qu’a éprouvé le cœur ; elle est mobile et flexible, et n’a jamais été destinée à l’éternel silence de la solitude ; c’est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elle aussi est propice.

« Dans le front seulement, je vois un ennemi de l’heureuse destinée que j’ai prédite. Ce front a l’air de dire : “Je peux vivre seule, si ma dignité et les circonstances l’exigent ; je n’ai pas besoin de vendre mon âme pour acheter le bonheur ; j’ai un trésor intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre si les autres joies me sont refusées, ou s’il faut les acheter à un prix que je ne puis donner ; ma raison est ferme et tient les rênes ; elle ne laissera pas mes sentiments se précipiter dans le vide ; la passion pourra crier avec fureur, en vraie païenne qu’elle est ; les désirs pourront inventer une infinité de choses vaines, mais le jugement aura toujours le dernier mot, et sera chargé de voter toute décision. L’ouragan, les tremblements de terre et le feu pourront passer près de moi ; mais j’écouterai toujours la douce voix qui interprète les volontés de la conscience.”

« Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration sera respectée ; oui, j’ai fait mon plan et je le crois bon : car, en le formant, j’ai écouté le cri de la conscience et les conseils de la raison. Je sais combien vite la jeunesse se fanerait et la fleur périrait, si dans la coupe de joie se trouvait mélangée une seule goutte de honte ou de remords !

« Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse ; je désire élever et non détruire ; mériter la reconnaissance, et non pas faire couler le sang et les larmes. Ma moisson sera douce, et se fera au milieu de la joie et des sourires ! Mais je m’égare dans un ravissant délire. Oh ! je voudrais prolonger cet instant indéfiniment, mais je n’ose pas ; jusqu’ici, je me suis entièrement dominé ; j’ai agi comme j’avais dessein d’agir ; mais, si je continuais, l’épreuve pourrait être au-dessus de mes forces. Debout, mademoiselle Eyre, et laissez-moi ; la comédie est jouée ! »

Étais-je endormie ou éveillée ? Avais-je rêvé, et mon rêve continuait-il encore ? La voix de la vieille femme était changée ; son accent, ses gestes, m’étaient aussi familiers que ma propre figure ; je connaissais son langage aussi bien que le mien ; je me levai, mais je ne partis pas. Je la regardais ; j’attisai le feu pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et son mouchoir plus près de son visage et me fit signe de m’éloigner ; la flamme éclairait la main qu’elle étendait ; mes soupçons étaient éveillés ; j’examinai cette main : ce n’était pas le membre flétri d’une vieille femme, mais une main potelée, souple, et des doigts ronds et doux ; un large anneau brillait au petit doigt. Je m’avançai pour la regarder, et j’aperçus une pierre que j’avais vue cent fois déjà ; je contemplai de nouveau la figure, qui ne se détourna plus de moi ; au contraire, le chapeau avait été jeté en arrière, ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté.

« Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous ? demanda la voix familière.

— Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors…

— Il y a un nœud, aidez-moi.

— Cassez le cordon, monsieur.

— Eh bien donc ! loin de moi, vêtements d’emprunt ! et M. Rochester s’avança, débarrassé de son déguisement.

— Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là ?

— J’ai bien joué mon rôle ; qu’en pensez-vous ?

— Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec les dames.

— Et pas avec vous ?

— Avec moi, vous n’avez pas joué le rôle d’une Bohémienne.

— Quel rôle ai-je donc joué ? suis-je resté moi-même ?

— Non, vous avez joué un rôle étrange ; vous avez cherché à me dérouter ; vous avez dit des choses qui n’ont pas de sens, pour m’en faire dire également ; c’est tout au plan bien de votre part, monsieur.

— Me pardonnez-vous ? Jane.

— Je ne puis pas vous le dire avant d’y avoir pensé ; si, après mûre réflexion, je vois que vous ne m’avez pas fait tomber dans de trop grandes absurdités, j’essayerai d’oublier : mais ce n’était pas bien à vous de faire cela.

— Oh ! vous avez été très sage, très prudente et très sensible. »

Je réfléchis à tout ce qui s’était passé et je me rassurai ; car j’avais été sur mes gardes depuis le commencement de l’entretien : je soupçonnais quelque chose ; je savais que les Bohémiennes et les diseuses de bonne aventure ne s’exprimaient pas comme cette prétendue vieille femme ; j’avais remarqué sa voix feinte, son soin à cacher ses traits ; j’avais aussitôt pensé à Grace Poole, cette énigme vivante, ce mystère des mystères ; mais je n’avais pas un instant songé à M. Rochester.

« Eh bien ! me dit-il, à quoi rêvez-vous ? Que signifie ce grave sourire ?

— Je m’étonne de ce qui s’est passé, et je me félicite de la conduite que j’ai tenue, monsieur ; mais il me semble que vous m’avez permis de me retirer. 

— Non, restez un moment, et dites-moi ce qu’on fait dans le salon.

— Je pense qu’on parle de la Bohémienne.

— Asseyez-vous et racontez-moi ce qu’on en disait.

— Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est près de onze heures ; savez-vous qu’un étranger est arrivé ici ce matin ?

— Un étranger ! qui cela peut-il être ? je n’attendais personne. Est-il parti ?

— Non ; il dit qu’il vous connaît depuis longtemps et qu’il peut prendre la liberté de s’installer au château jusqu’à votre retour.

— Diable ! a-t-il donné son nom ?

— Il s’appelle Mason, monsieur ; il vient des Indes Occidentales, de la Jamaïque, je crois. »

M. Rochester était debout près de moi ; il m’avait pris la main, comme pour me conduire à une chaise : lorsque j’eus fini de parler, il me serra convulsivement le poignet ; ses lèvres cessèrent de sourire ; on eût dit qu’il avait été subitement pris d’un spasme.

« Mason, les Indes Occidentales ! dit-il du ton d’un automate qui ne saurait prononcer qu’une seule phrase ; Mason, les Indes Occidentales ! » répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots, devenant de moment en moment plus pâle ; il semblait savoir à peine ce qu’il faisait.

« Êtes-vous malade, monsieur ? demandai-je.

— Jane ! Jane ! j’ai reçu un coup, j’ai reçu un coup ! et il chancela.

— Oh ! appuyez-vous sur moi, monsieur.

— Jane, une fois déjà vous m’avez offert votre épaule ; donnez-la-moi aujourd’hui encore.

— Oui, monsieur, et mon bras aussi. »

Il s’assit et me fit asseoir à côté de lui ; il prit ma main dans les siennes et la caressa en me regardant ; son regard était triste et troublé.

« Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une île bien tranquille, où il n’y aurait plus ni trouble, ni danger, ni souvenirs hideux.

— Puis-je vous aider, monsieur ? je donnerais ma vie pour vous servir.

— Jane, si j’ai besoin de vous, ce sera vers vous que j’irai. Je vous le promets.

— Merci, monsieur ; dites-moi ce qu’il y a à faire, et j’essayerai du moins. 

— Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle à manger. On doit être à souper ; vous me direz si Mason est avec les autres et ce qu’il fait.

J’y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger pour le souper, ainsi que me l’avait annoncé M. Rochester. Mais personne ne s’était mis à table ; le souper avait été arrangé sur le buffet, les invités avaient pris ce qu’ils voulaient et s’étaient réunis en groupe, portant leurs assiettes et leurs verres dans leurs mains. Tout le monde riait ; la conversation était générale et animée. M. Mason, assis près du feu, causait avec le colonel et Mme Dent ; il semblait aussi gai que les autres. Je remplis un verre de vin ; Mlle Ingram me regarda d’un air sévère ; elle pensait probablement que j’étais bien audacieuse de prendre cette liberté ; je retournai ensuite dans la bibliothèque.

L’extrême pâleur de M. Rochester avait disparu ; il avait l’air triste, mais ferme ; il prit le verre de mes mains et s’écria :

« À votre santé, esprit bienfaisant ! »

Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit :

« Eh bien, Jane, que font-ils ?

— Ils rient et ils causent, monsieur.

— Ils n’ont pas l’air grave et mystérieux, comme s’ils avaient entendu quelque chose d’étrange ?

— Pas le moins du monde ; ils sont au contraire pleins de gaieté.

— Et Mason ?

— Rit comme les autres.

— Et si, au moment où j’entrerai dans le salon, tous se précipitaient vers moi pour m’insulter, que feriez-vous, Jane ?

— Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur. »

Il sourit à demi.

« Mais, continua-t-il, si, quand je m’avancerai vers mes convives pour les saluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler bas et d’un ton railleur ; si enfin ils me quittent tous l’un après l’autre, les suivrez-vous, Jane ?

— Je ne pense pas, monsieur ; je trouverai plus de plaisir à rester avec vous.

— Pour me consoler ?

— Oui, monsieur ; pour vous consoler autant qu’il serait en mon pouvoir.

— Et s’ils lançaient sur vous l’anathème, pour m’être restée fidèle ? 

— Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et en tout cas je n’y ferais point attention.

— Alors vous pourriez braver l’opinion pour moi ?

— Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme vous, sont dignes de mon attachement.

— Eh bien, retournez dans le salon ; allez tranquillement vers M. Mason et dites-lui tout bas que M. Rochester est arrivé et désire le voir ; puis vous le conduirez ici et vous nous laisserez seuls.

— Oui, monsieur. »

Je fis ce qu’il m’avait demandé ; tout le monde me regarda en me voyant passer ainsi au milieu du salon ; je m’acquittai de mon message envers M. Mason, et, après l’avoir conduit à M. Rochester, je remontai dans ma chambre.

Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j’étais couchée lorsque j’entendis les habitants du château rentrer dans leurs chambres ; je distinguai la voix de M. Rochester qui disait :

« Par ici, Mason ; voilà votre chambre. »

Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je m’endormis bientôt.

 

Chapitre 20  

J’avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie ; la nuit était belle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses rayons vinrent frapper sur ma fenêtre, leur éclat, que rien ne voilait, me réveilla. J’ouvris les yeux et je regardai cette belle lune d’un blanc d’argent et claire comme le cristal : c’était magnifique, mais trop solennel ; je me levai à demi et j’étendis le bras pour fermer le rideau.

Mais, grand Dieu ! quel cri j’entendis tout à coup !

Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d’un bout à l’autre de Thornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit.

Mon pouls s’arrêta ; mon cœur cessa de battre ; mon bras étendu se paralysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé ; du reste, aucune créature humaine n’aurait pu répéter deux fois de suite un semblable cri ; non, le plus grand condor des Andes n’aurait pas pu,  deux fois de suite, envoyer un pareil hurlement vers le ciel : il fallait bien se reposer, avant de renouveler un tel effort.

Le cri était parti du troisième ; il sortait de la chambre placée au-dessus de la mienne. Je prêtai l’oreille, et j’entendis une lutte, une lutte qui devait être terrible, à en juger d’après le bruit ; une voix à demi étouffée cria trois fois de suite :

« Au secours ! au secours ! Personne ne viendra-t-il ? » continuait la voix ; et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à se faire entendre, je distinguai ces mots : « Rochester, Rochester, venez, pour l’amour de Dieu ! »

Une porte s’ouvrit ; quelqu’un se précipita dans le corridor ; j’entendis les pas d’une nouvelle personne dans la chambre où se passait la lutte ; quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans le silence.

Je m’étais habillée, bien que mes membres tremblassent d’effroi. Je sortis de ma chambre ; tout le monde s’était levé, on entendait dans les chambres des exclamations et des murmures de terreur ; les portes s’ouvrirent l’une après l’autre, et le corridor fut bientôt plein ; les dames et les messieurs avaient quitté leurs lits.

« Eh ! qu’y a-t-il ? disait-on. Qui est-ce qui est blessé ? Qu’est-il arrivé ? Allez chercher une lumière. Est-ce le feu, ou sont-ce des voleurs ? Où faut-il courir ?

Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité ; tous couraient çà et là et se pressaient l’un contre l’autre, quelques-uns sanglotaient, d’autres tremblaient ; la confusion était générale.

« Où diable est Rochester ? s’écria le colonel Dent ; je ne puis pas le trouver dans son lit.

— Me voici, répondit une voix ; rassurez-vous tous, je viens. »

La porte du corridor s’ouvrit et M. Rochester s’avança avec une chandelle ; il descendait de l’étage supérieur ; quelqu’un courut à lui et lui saisit le bras : c’était Mlle Ingram.

« Quel est le terrible événement qui vient de se passer ? dit-elle ; parlez et ne nous cachez rien.

— Ne me jetez pas par terre et ne m’étranglez pas ! répondit-il ; car les demoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux douairières, avec leurs amples vêtements blancs, s’avançaient à pleines voiles. Il n’y a rien ! s’écria-t-il ; c’est bien du bruit pour peu de chose ; mesdames, retirez-vous, ou vous allez me rendre terrible. »

Et, en effet, son regard était terrible ; ses yeux noirs étincelaient ; faisant un effort pour se calmer, il ajouta :

« Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout ; elle est irritable et nerveuse ; elle a pris son rêve pour une apparition ou quelque chose de semblable, et a eu peur. Mais, maintenant, retournez dans vos chambres ; je ne puis pas aller voir ce qu’elle devient, avant que tout soit rentré dans l’ordre et le silence. Messieurs, ayez la bonté de donner l’exemple aux dames ; mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherez facilement de vos craintes ; Amy et Louisa, retournez dans vos nids comme deux petites tourterelles ; mesdames, dit-il, en s’adressant aux douairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid corridor, vous attraperez un terrible rhume. »

Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s’efforça de renvoyer chacun dans sa chambre. Je n’attendis pas son ordre pour me retirer ; j’étais sortie sans que personne me remarquât, je rentrai de même.

Mais je ne me recouchai pas ; au contraire, j’achevai de m’habiller. Le bruit et les paroles qui avaient suivi le cri n’avaient probablement été entendus que par moi ; car ils venaient de la chambre au-dessus de la mienne, et je savais bien que ce n’était pas le cauchemar d’une servante qui avait jeté l’effroi dans toute la maison : je savais que l’explication donnée par M. Rochester n’avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je m’habillai pour être prête en tout cas ; je restai longtemps assise devant la fenêtre, regardant les champs silencieux, argentés par la lune, et attendant je ne sais trop quoi. Il me semblait que quelque chose devait suivre ce cri étrange et cette lutte.

Pourtant le calme revint ; tous les murmures s’éteignirent graduellement, et, au bout d’une heure, Thornfield était redevenu silencieux comme un désert ; la nuit et le sommeil avaient repris leur empire.

La lune était au moment de disparaître ; ne désirant pas rester plus longtemps assise au froid et dans l’obscurité, je quittai la fenêtre, et, marchant aussi doucement que possible sur le tapis, je me dirigeai vers mon lit pour m’y coucher tout habillée ; au moment où j’allais retirer mes souliers, une main frappa légèrement à ma porte.

« A-t-on besoin de moi ? demandai-je.

— Êtes-vous levée ? me répondit la voix que je m’attendais bien à entendre, celle de M. Rochester.

— Oui, monsieur.

— Et habillée ?

— Oui.

— Alors, venez vite. » 

J’obéis. M. Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à la main.

« J’ai besoin de vous, dit-il, venez par ici ; prenez votre temps et ne faites pas de bruit. »

Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n’entendait pas plus mes pas que ceux d’une chatte. M. Rochester traversa le corridor du second, monta l’escalier, et s’arrêta sur le palier du troisième étage, si lugubre à mes yeux ; je l’avais suivi et je me tenais à côté de lui.

« Avez-vous une éponge dans votre chambre ? me demanda-t-il très bas.

— Oui, monsieur.

— Avez-vous des sels volatils ?

— Oui.

— Retournez chercher ces deux choses. »

Je retournai dans ma chambre ; je pris l’éponge et les sels, et je remontai l’escalier ; il m’attendait et tenait une clef à la main. S’approchant de l’une des petites portes, il y plaça la clef ; puis, s’arrêtant, il s’adressa de nouveau à moi, et me dit :

« Pourrez-vous supporter la vue du sang ?

— Je le pense, répondis-je ; mais je n’en ai pas encore fait l’épreuve. »

Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais ni froid ni faiblesse.

« Donnez-moi votre main, dit-il ; car je ne peux pas courir la chance de vous voir vous évanouir. »

Je mis mes doigts dans les siens.

« Ils sont chauds et fermes, » dit-il ; puis, tournant la clef, il ouvrit la porte.

Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer M. Rochester, lorsque Mme Fairfax m’avait montré la maison. Elle était tendue de tapisserie ; mais cette tapisserie était alors relevée dans un endroit et mettait à découvert une porte qui, autrefois, était cachée ; la porte était ouverte et menait dans une chambre éclairée, d’où j’entendis sortir des sons ressemblant à des cris de chiens qui se disputent. M. Rochester, après avoir posé la chandelle à côté de moi, me dit d’attendre une minute, et il entra dans la chambre ; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se termina par l’étrange « ah ! ah ! » de Grace Poole. Elle était donc là, et M. Rochester faisait quelque arrangement avec elle ; j’entendis aussi une voix faible qui parlait à mon maître. Il sortit et ferma la porte derrière lui.

« C’est ici, Jane, » me dit-il. 

Et il me fit passer de l’autre côté d’un grand lit dont les rideaux fermés cachaient une partie de la chambre ; un homme était étendu sur un fauteuil placé près du lit. Il paraissait tranquille et avait la tête appuyée ; ses yeux étaient fermés. M Rochester approcha la chandelle, et, dans cette figure pâle et inanimée, je reconnus M. Mason ; je vis également que le linge qui recouvrait un de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang.

« Prenez la chandelle ! » me dit M. Rochester, et je le fis ; il alla chercher un vase plein d’eau, et me pria de le tenir ; j’obéis.

Il prit alors l’éponge, la trempa dans l’eau, et inonda ce visage semblable à celui d’un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit respirer à M. Mason, qui, au bout de peu de temps, ouvrant les yeux, fit entendre une espèce de grognement ; M. Rochester écarta la chemise du blessé, dont le bras et l’épaule étaient enveloppés de bandages, et il étancha le sang qui continuait à couler.

« Y a-t-il un danger immédiat ? murmura M. Mason.

— Bah ! une simple égratignure ! ne soyez pas si abattu, montrez que vous êtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un chirurgien, et j’espère que vous pourrez partir demain matin. Jane ! continua-t-il.

— Monsieur ?

— Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux ; vous étancherez le sang comme vous me l’avez vu faire, quand il recommencera à couler ; s’il s’évanouit, vous porterez à ses lèvres ce verre d’eau que vous voyez là, et vous lui ferez respirer vos sels ; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, et vous, Richard, si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie ; si vous ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de rien. »

Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte ; il n’osait pas remuer. La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre chose, semblait le paralyser. M. Rochester plaça l’éponge entre mes mains, et je me mis à étancher le sang comme lui ; il me regarda faire une minute et me dit :

« Rappelez-vous bien : ne dites pas un mot ! »

Puis il quitta la chambre.

J’éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la serrure et que je n’entendis plus le bruit de ses pas.

J’étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse, pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d’un homme pâle et ensanglanté ; et l’assassin était séparé de moi par une simple porte ; voilà ce qu’il y avait de plus terrible : le reste, je pouvais le supporter ; mais je tremblais à la pensée de voir Grace Poole se précipiter sur moi.

Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme, ces lèvres bleuâtres auxquelles il était défendu de s’ouvrir ; ces yeux tantôt fermés, tantôt errant autour de la chambre, tantôt se fixant sur moi, mais toujours sombres et vitreux ; il fallait sans cesse plonger et replonger ma main dans cette eau mêlée de sang et laver une blessure qui coulait toujours. Il fallait voir la chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur mon travail sa lueur lugubre. Les ombres s’obscurcissaient sur la vieille tapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient étrangement au-dessus des portes de la grande armoire que j’avais en face de moi ; cette armoire était divisée en douze panneaux, dans chacun desquels se trouvait une tête d’apôtre enfermée comme dans une châsse ; au-dessus de ces douze têtes on apercevait un crucifix d’ébène et un Christ mourant.

Selon les mouvements de la flamme vacillante, c’était tantôt saint Luc à la longue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean dont les cheveux paraissaient flotter, soulevés par le vent ; quelquefois la figure infernale de Judas semblait s’animer pour prendre la forme de Satan lui-même.

Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j’écoutais toujours si je n’entendrais pas remuer cette femme enfermée dans la chambre voisine ; mais on eût dit que, depuis la visite de M. Rochester, un charme l’avait rendue immobile ; pendant toute la nuit, je n’entendis que trois sons à de longs intervalles : un bruit de pas, un grognement semblable à celui d’un chien hargneux, et un profond gémissement.

Mais j’étais accablée par mes propres pensées : quel était ce criminel enfermé dans cette maison, et que le maître du château ne pouvait ni chasser ni soumettre ? quel était ce mystère qui se manifestait tantôt par le feu, tantôt par le sang, aux heures les plus terribles de la nuit ? Quelle était cette créature qui, sous la forme d’une femme, prenait la voix d’un démon railleur, ou faisait entendre le cri d’un oiseau de proie à la recherche d’un cadavre ?

Et cet homme sur lequel j’étais penchée, ce tranquille étranger, comment se trouvait-il enveloppé dans ce tissu d’horreurs ? Pourquoi la furie s’était-elle précipitée sur lui ? Pourquoi, à cette heure où il aurait dû être couché, était-il venu dans cette partie de la maison ? J’avais entendu M. Rochester lui assigner une chambre en bas ; pourquoi était-il monté ? Qui l’avait amené ici et pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou une trahison ? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui imposait M. Rochester, et pourquoi M. Rochester le lui imposait-il ? Son hôte venait d’être outragé ; quelque temps auparavant on avait comploté contre sa propre vie, et il voulait que ces deux attaques restassent dans le secret. Je venais de voir M. Mason se soumettre à M. Rochester ; grâce à sa volonté impétueuse, mon maître avait su s’emparer du créole inerte ; les quelques mots qu’ils avaient échangés me l’avaient prouvé : il était évident que dans leurs relations précédentes les dispositions passives de l’un avaient subi l’influence de l’active énergie de l’autre. D’où venait donc le trouble de M. Rochester, lorsqu’il apprit l’arrivée de M. Mason ? Pourquoi le seul nom de cet homme sans volonté, qu’un seul mot faisait plier comme un enfant, pourquoi ce nom avait-il produit sur M. Rochester l’effet d’un coup de tonnerre sur un chêne ?

Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu’il murmura : « Jane, j’ai reçu un coup ! » Je ne pouvais pas oublier le tremblement de son bras, lorsqu’il l’appuya sur mon épaule, et ce n’était pas peu de chose qui pouvait affaisser ainsi l’âme résolue et le corps vigoureux de M. Rochester.

« Quand reviendra-t-il donc ? » me demandai-je ; car la nuit avançait, et mon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à s’affaiblir ; aucun secours n’arrivait, et le jour tardait à venir. Bien des fois j’avais porté le verre aux lèvres pâles de Mason et je lui avais fait respirer les sels ; mes efforts semblaient vains : la souffrance physique, la souffrance morale, la perte du sang, ou plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forces d’instant en instant ; ses gémissements, son regard à la fois faible et égaré, me faisaient craindre de le voir expirer, et je ne devais même pas lui parler. Enfin, la chandelle mourut ; au moment où elle s’éteignit, j’aperçus sur la fenêtre les lignes d’une lumière grisâtre : c’était le matin qui approchait. Au même instant, j’entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis renaître, et mon espérance ne fut pas trompée ; cinq minutes après, le bruit d’une clef dans la serrure m’avertit que j’allais être relevée de garde ; du reste, je n’aurais pas pu continuer plus de deux heures ; bien des semaines semblent courtes auprès de cette seule nuit.

M. Rochester entra avec le chirurgien.

« Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit M. Rochester au médecin ; vous n’avez qu’une demi-heure pour panser la blessure, mettre les bandages et descendre le malade.

— Mais est-il en état de partir ? 

— Sans doute, ce n’est rien de sérieux ; il est nerveux, il faudra exciter son courage. Venez et mettez-vous à l’œuvre. »

M. Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser entrer le plus de jour possible ; je fus étonnée et charmée de voir que l’aurore était si avancée. Des rayons roses commençaient à éclairer l’orient ; M. Rochester s’approcha de M. Mason, qui était déjà entre les mains du chirurgien.

« Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami ? demanda-t-il.

— Je crois qu’elle m’a tué, répondit-il faiblement.

— Pas le moins du monde ; allons, du courage ! c’est à peine si vous vous en ressentirez dans quinze jours ; vous avez perdu un peu de sang et voilà tout. Carter, affirmez-lui qu’il n’y a aucun danger.

— Oh ! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter, qui venait de détacher les bandages ; seulement, si j’avais été ici un peu plus tôt, il n’aurait pas perdu tant de sang. Mais qu’est-ce que ceci ? La chair de l’épaule est déchirée, et non pas seulement coupée ; cette blessure n’a pas été faite avec un couteau : il y a eu des dents là.

— Oui, elle m’a mordu, murmura-t-il ; elle me déchirait comme une tigresse, lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains.

— Vous n’auriez pas dû céder, dit M. Rochester, vous auriez dû lutter avec elle tout de suite.

— Mais que faire dans de semblables circonstances ? répondit Mason. Oh ! c’était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne m’y attendais pas ; elle avait l’air si calme au commencement !

— Je vous avais averti, lui répondit son ami ; je vous avais dit de vous tenir sur vos gardes lorsque vous approcheriez d’elle ; d’ailleurs vous auriez bien pu attendre jusqu’au lendemain, et alors j’aurais été avec vous : c’était folie que de tenter une entrevue la nuit et seul.

— J’espérais faire du bien.

— Vous espériez, vous espériez ! cela m’impatiente de vous entendre parler ainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous souffrirez encore assez pour avoir négligé de suivre mon conseil ; aussi je ne dirai plus rien. Carter, dépêchez-vous, le soleil sera bientôt levé, et il faut qu’il parte.

— Tout de suite, monsieur. J’ai fini avec l’épaule ; mais il faut que je regarde la blessure du bras ; là aussi je vois la trace de ses dents. 

— Elle a sucé le sang, répondit Mason ; elle prétendait qu’elle voulait retirer tout le sang de mon cœur. »

Je vis M. Rochester frissonner ; une forte expression de dégoût, d’horreur et de haine, contracta son visage, mais il se contenta de dire :

« Taisez-vous, Richard ; oubliez ce qu’elle a fait et n’en parlez jamais.

— Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il.

— Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous serez de retour aux Indes Occidentales ; vous supposerez qu’elle est morte, ou plutôt vous ferez mieux de ne pas penser du tout à elle.

— Impossible d’oublier cette nuit !

— Non, ce n’est point impossible. Ayez un peu d’énergie ; il y a deux heures vous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant et vous parlez. Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près, et dans un instant vous allez être habillé. Jane, me dit-il en se tournant vers moi pour la première fois depuis son arrivée, prenez cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du haut de ma commode, prenez-y une chemise propre et une cravate ; apportez-les et dépêchez-vous. »

Je partis ; je cherchai le meuble qu’il m’avait indiqué ; j’y trouvai ce qu’il me demandait et je l’apportai.

« Maintenant, allez de l’autre côté du lit pendant que je vais l’habiller, me dit M. Rochester ; mais ne quittez pas la chambre ; nous pourrons avoir encore besoin de vous. »

J’obéis.

« Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane ? demanda M. Rochester.

— Non, monsieur ; tout était tranquille.

— Il faudra bientôt partir, Dick ; cela vaudra mieux, tant pour votre sûreté que pour celle de cette pauvre créature qui est enfermée là. J’ai lutté longtemps pour que rien ne fût connu, et je ne voudrais pas voir tous mes efforts rendus vains. Carter, aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vous laissé votre manteau doublé de fourrure ? je sais que vous ne pouvez pas faire un mille sans l’avoir dans notre froid climat. Il est dans votre chambre. Jane, descendez dans la chambre de M. Mason, celle qui est à côté de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez. »

Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme manteau garni de fourrure.

« Maintenant j’ai encore une commission à vous faire faire, me dit mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des souliers de velours ! un messager moins léger ne me servirait à rien ; eh bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un verre que vous m’apporterez. »

Je partis et je rapportai ce qu’on m’avait demandé.

« C’est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi. J’ai eu ce cordial à Rome, d’un charlatan italien que vous auriez roué de coups, Carter ; c’est une chose qu’il ne faut pas employer légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci. Jane, un peu d’eau. »

Je remplis la moitié du petit verre.

« Cela suffit ; maintenant mouillez le bord de la fiole. »

Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le verre qu’il présenta à Mason.

« Buvez, Richard, dit-il ; cela vous donnera du courage pour une heure au moins.

— Mais cela me fera mal ; c’est une liqueur irritante.

— Buvez, buvez. »

M. Mason obéit, parce qu’il était impossible de résister. Il était habillé ; il me parut bien pâle encore ; mais il n’était plus souillé de sang. M. Rochester le fit asseoir quelques minutes lorsqu’il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras.

« Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir debout ; essayez. »

Le malade se leva.

« Carter, soutenez-le sous l’autre bras. Voyons, Richard, soyez courageux ; tâchez de marcher. Voilà qui va bien.

— Je me sens mieux, dit Mason.

— J’en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous ; ouvrez la porte de côté ; dites au postillon que vous trouverez dans la cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que nous arrivons ; si quelqu’un est déjà debout, revenez au bas de l’escalier et toussez un peu. »

Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever ; néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse ; la porte de côté était fermée ; je l’ouvris aussi doucement que possible, et j’entrai dans la cour que je trouvai également tranquille : mais les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je m’approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir ; puis je  regardai et j’écoutai attentivement. L’aurore répandait son calme partout ; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés dans les chambres des domestiques ; les petits oiseaux commençaient à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs de la cour ; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans les écuries ; tout le reste était tranquille. Je vis alors apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par M. Rochester et le médecin, semblait marcher assez facilement ; ils l’aidèrent à monter dans la voiture, et Carter y entra également.

« Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien ; gardez-le chez vous jusqu’à ce qu’il soit tout à fait bien ; j’irai dans un ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous maintenant, Richard ?

— L’air frais me ranime, Fairfax.

— Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter ; il n’y a pas de vent. Adieu, Dick.

— Fairfax !

— Que voulez-vous ?

— Prenez bien soin d’elle ; traitez-la aussi tendrement que possible ; faites… »

Il s’arrêta et fondit en larmes.

« Jusqu’ici j’ai fait tout ce que j’ai pu et je continuerai, répondit-il ; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût fini ! » ajouta M. Rochester, en fermant les portes de la cour.

Puis il se dirigea lentement et d’un air distrait vers une porte donnant dans le verger ; supposant qu’il n’avait plus besoin de moi, j’allais rentrer, lorsque je l’entendis m’appeler : il avait ouvert la porte et m’attendait.

« Venez respirer l’air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce château est une vraie prison ; ne le trouvez-vous pas ?

— Il me semble très beau, monsieur.

— Le voile de l’inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous voyez tout à travers un miroir enchanté ; vous ne remarquez pas que les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à des toiles d’araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d’arbres. Ici, dit-il en montrant l’enclos où nous venions d’entrer, ici, tout est frais, doux et pur.

Il marchait dans une avenue bordée de buis ; d’un côté, se voyaient des poiriers, des pommiers et des cerisiers ; de l’autre, des œillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des aubépines et des herbes odoriférantes ; elles étaient aussi belles qu’avaient pu les rendre le soleil et les ondées d’avril suivis d’un beau matin de printemps ; le soleil perçait à l’orient, faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses rayons dans l’allée solitaire où nous nous promenions.

« Jane, voulez-vous une fleur ? » me demanda M. Rochester.

Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et me l’offrit.

« Merci, monsieur, répondis-je.

— Aimez-vous le lever du soleil, Jane ? ce ciel couvert de nuages légers qui disparaîtront avec le jour ? aimez-vous cet air embaumé ?

— Oh ! oui, monsieur, j’aime tout cela.

— Vous avez passé une nuit étrange, Jane.

— Très étrange, monsieur.

— Cela vous a rendue pâle ; avez-vous eu peur quand je vous ai laissée seule avec Mason ?

— Oui, j’avais peur de voir sortir quelqu’un de la chambre du fond.

— Mais j’avais fermé la porte, et j’avais la clef dans ma poche ; j’aurais été un berger bien négligent, si j’avais laissé ma brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup ; vous étiez en sûreté.

— Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur ?

— Oh ! oui ; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez tout cela.

— Mais il me semble que votre vie n’est pas en sûreté tant qu’elle demeure ici.

— Ne craignez rien, j’y veillerai moi-même.

— Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé maintenant, monsieur ?

— Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en Angleterre, ni même lorsqu’il sera parti ; vivre, pour moi, c’est me tenir debout sur le cratère d’un volcan qui d’un jour à l’autre peut faire éruption.

— Mais M. Mason semble facile à mener : vous avez tout pouvoir sur lui ; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.

— Oh non ! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement ; mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me priver sinon de la vie, du moins du bonheur.

— Recommandez-lui d’être attentif, monsieur, dites-lui ce que vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger. »

Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique ; il prit ma main, puis la rejeta vivement loin de lui.

« Si c’était possible, reprit-il, il n’y aurait aucun danger ; depuis que je connais Mason, je n’ai eu qu’à lui dire : « Faites cela, » et il l’a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner aucun ordre ; je ne peux pas lui dire : « Gardez-vous de me faire du mal, Richard ! » car il ne doit pas savoir qu’il est possible de me faire du mal. Vous avez l’air intriguée ; eh bien, je vais vous intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n’est-ce pas ?

— Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce qui est bien.

— Précisément, et je m’en suis aperçu ; j’ai remarqué une expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre tenue, lorsque vous pouviez m’aider, me faire plaisir, travailler pour moi et avec moi : mais, comme vous venez de le dire, vous ne voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur vos pieds agiles et vos mains adroites ; je ne verrais plus vos yeux briller et votre teint s’animer ; vous vous tourneriez vers moi, calme et pâle, et vous me diriez : « Non, monsieur, cela est impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal ; » et vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous avez le pouvoir de me faire du mal ; mais je ne vous montrerai pas l’endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt, malgré votre cœur fidèle et aimant.

— Si vous n’avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi, monsieur, vous êtes en sûreté.

— Dieu le veuille ! Jane, voici une grotte ; venez vous asseoir. »

La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre ; il s’y trouvait un banc rustique. M. Rochester s’y assit, laissant néanmoins assez de place pour moi ; mais je me tins debout devant lui.

« Asseyez-vous, me dit-il ; le banc est assez long pour nous deux. Je pense que vous n’hésitez pas à prendre place à mes côtés ; cela serait-il mal ? »

Je répondis en m’asseyant, car je voyais que j’aurais tort de refuser plus longtemps.

« Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la rosée, les fleurs du jardin s’éveillent et s’épanouissent, les oiseaux vont chercher la nourriture de leurs petits, et les abeilles laborieuses font leur première récolte : et moi, je vais vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas dont je vais vous parler est le vôtre. D’abord, dites-moi si vous vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n’avez pas peur de mal agir en restant avec moi.

— Non, monsieur, je suis contente.

— Eh bien ! Jane, appelez votre imagination à votre aide : supposez qu’au lieu d’être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes un jeune homme gâté depuis son enfance ; supposez que vous êtes dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je n’ai pas dit un crime : je ne parle pas de sang répandu ou de ces choses qui amènent le coupable devant un tribunal ; j’ai dit une faute dont les conséquences vous deviennent plus tard insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à des mesures qu’on n’emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni coupables ni illégales ; et pourtant vous continuez à être malheureux, parce que l’espérance vous a abandonné au commencement de la vie ; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui doit durer jusqu’à son coucher ; votre mémoire ne peut se nourrir que de souvenirs tristes et amers ; vous errez çà et là, cherchant le repos dans l’exil, le bonheur dans le plaisir : je veux parler des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent l’intelligence et souillent le sentiment. Le cœur fatigué, l’âme flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d’exil volontaire ; vous y rencontrez quelqu’un, comment et où, peu importe ; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans, nature saine et fraîche que rien n’a encore flétrie ; près d’elle vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs, vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs ; vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de vos jours vous rendre digne de votre titre d’homme. Pour atteindre ce but, avez-vous le droit de surmonter l’obstacle de l’habitude, obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la conscience sanctifier ? »

M. Rochester s’arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je dire ? Oh ! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse juste et satisfaisante ! Vain désir ! le vent soufflait dans le lierre autour de moi, mais aucune divinité n’emprunta son souffle pour me parler ; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs chants ne me disaient rien.

M. Rochester posa de nouveau sa question :

« Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, de braver l’opinion du monde, pour s’attacher à tout jamais cet être bon, doux et gracieux, et d’assurer ainsi la paix de son esprit et la régénération de son âme ?

— Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération du coupable ne peuvent dépendre d’un de ses semblables ; les hommes et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les chrétiens de bonté. Si quelqu’un que vous connaissez a souffert et a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu’il aille chercher la force et la consolation.

— Mais l’instrument, l’instrument ! Dieu lui-même qui a fait l’œuvre a prescrit l’instrument. Je vous dirai sans plus de détours que j’ai été un homme mondain et dissipé ; je crois avoir trouvé l’instrument de ma régénération dans… »

Il s’arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à murmurer ; je m’attendais presque à entendre tous ces bruits s’arrêter pour écouter la révélation : mais ils eussent été obligés d’attendre longtemps. Le silence de M. Rochester se prolongeait ; je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement.

« Ma petite amie, » me dit-il d’un ton tout différent, et sa figure changea également : de douce et grave, elle devint dure et sardonique ; « vous avez remarqué mon tendre penchant pour Mlle Ingram ; pensez-vous que, si je l’épousais, elle pourrait me régénérer ? »

Il se leva, se dirigea vers l’autre bout de l’allée et revint en chantonnant.

« Jane, Jane, dit-il en s’arrêtant devant moi, votre veille vous a rendue pâle ; ne m’en voulez-vous pas de troubler ainsi votre repos ?

— Vous en vouloir ? oh ! non, monsieur.

— Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos doigts sont froids ! ils étaient plus chauds que cela la nuit dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi ?

— Quand je pourrai vous être utile, monsieur.

— Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que je ne pourrai pas dormir ; voulez-vous me promettre de rester avec moi et de me tenir compagnie ? à vous, je pourrai parler de celle que j’aime, car maintenant vous l’avez vue et vous la connaissez.

— Oui, monsieur.

— Il n’y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n’est-ce pas, Jane ?

— C’est vrai, monsieur.

— Elle est belle, forte, brune et souple ; les femmes de Carthage devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et Lynn dans les écuries ; tenez, rentrez par cette porte. »

J’allai d’un côté et lui de l’autre ; je l’entendis parler gaiement dans la cour.

« Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous ; il est parti avant le lever du soleil ; j’étais debout à quatre heures pour lui dire adieu. » 

 

 

Chapitre 21  

Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l’humanité n’a pas encore trouvé la clef ; je n’ai jamais ri des pressentiments, parce que j’en ai eu d’étranges ; il y a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l’origine qui est commune ; et les signes pourraient bien n’être que la sympathie entre l’homme et la nature.

Un jour, à l’âge de six ans, j’entendis Bessie raconter à Abbot qu’elle avait rêvé d’un petit enfant, et que c’était un signe de malheur pour soi ou pour ses parents ; cette croyance populaire se serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance qui l’y fixa à jamais : le jour suivant, Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite sœur.

Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce que, pendant une semaine entière, j’avais toutes les nuits rêvé d’un enfant : tantôt je l’endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau courante. Une nuit l’enfant pleurait ; la nuit suivante, au contraire, il riait ; quelquefois il se tenait attaché à mes vêtements, d’autres fois il courait loin de moi : mais, sous n’importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.

Je n’aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de la même image ; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcher l’heure de me coucher, l’heure de la vision. J’étais encore dans la compagnie de ce fantôme d’enfant la nuit où j’entendis le terrible cri, et l’après-midi du lendemain on vint m’avertir que quelqu’un m’attendait dans la chambre de Mme Fairfax ; je m’y rendis et j’y trouvai un homme qui me parut un domestique de bonne maison ; il était en grand deuil, et le chapeau qu’il tenait à la main était entouré d’un crêpe.

« Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il en se levant ; je m’appelle Leaven ; j’étais cocher chez Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.

— Oh ! Robert, comment vous portez-vous ? je ne vous ai pas oublié du tout ; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie ? car vous avez épousé Bessie.

— Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie ; il y a à peu près deux mois, elle m’a encore donné un enfant, nous en avons trois maintenant ; la mère et les enfants prospèrent.

— Et comment va-t-on au château, Robert ?

— Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, mademoiselle ; cela ne va pas bien, et la famille vient d’éprouver un grand malheur.

— J’espère que personne n’est mort ? » dis-je en jetant un coup d’œil sur ses vêtements.

Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit : « Il y a eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de Londres.

— M. John ?

— Oui.

— Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup ?

— Dame, mademoiselle Eyre, ce n’est pas un petit malheur : sa vie a été désordonnée ; les trois dernières années, il s’est conduit d’une manière singulière, et sa mort a été choquante.

— Bessie m’a dit qu’il ne se conduisait pas bien.

— Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé sa fortune avec ce qu’il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes ; il a fait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à son aide ; mais, aussitôt qu’il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes. Sa tête n’était pas forte ; les bandits avec lesquels il a vécu l’ont complètement dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu’on lui remît la fortune de toute la famille entre les mains ; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils ; celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu’il était mort ; comment, Dieu le sait ! On prétend qu’il s’est tué. »

Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible. Robert continua :

« Madame elle-même a été bien malade ; elle n’a pas eu la force de supporter cela : la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l’avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de M. John fut le dernier coup ; elle est restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma femme ; mais ce n’est qu’hier matin que Bessie l’a entendue balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots : “Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.” Bessie n’est pas sûre qu’elle ait sa raison et qu’elle désire sérieusement vous voir ; mais elle a raconté ce qui s’était passé à Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles ont d’abord refusé ; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée, et qu’elle continuait à dire : “Jane, Jane”, elles ont enfin consenti. J’ai quitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.

— Oui, Robert, je serai prête ; il me semble que je dois y aller.

— Je le crois aussi, mademoiselle ; Bessie m’a dit qu’elle était sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu’avant de partir il vous faut demander la permission.

— Oui, et je vais le faire tout de suite. »

Après l’avoir mené à la salle des domestiques et l’avoir recommandé à John et à sa femme, j’allai à la recherche de M. Rochester.

Il n’était ni dans les chambres d’en bas, ni dans la cour, ni dans l’écurie, ni dans les champs ; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l’avait pas vu, elle me répondit qu’il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où j’entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs étaient occupés à jouer ; il me fallut un peu de courage pour les déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande ; aussi, m’approchai-je de mon maître, qui était à côté de Mlle Ingram. Elle se retourna et me regarda dédaigneusement ; ses yeux semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmurai tout bas : « Monsieur Rochester ! » elle fit un mouvement comme pour m’ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment ; elle était pleine de grâce et frappante de beauté : elle portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel ; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux ; le jeu l’avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à l’expression de ses grandes lignes :

« Cette personne a-t-elle besoin de vous ? » demanda Mlle Ingram à M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était cette personne.

Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque ; il jeta à terre la queue qu’il tenait et sortit de la chambre avec moi.

« Eh bien, Jane ? dit-il en s’appuyant le dos contre la porte de la chambre d’étude qu’il venait de fermer.

« Je vous demanderai, monsieur, d’avoir la bonté de m’accorder une ou deux semaines de congé.

— Pour quoi faire ? Pour aller où ?

— Pour aller voir une dame malade qui m’a envoyé chercher.

— Quelle dame malade ? Où demeure-t-elle ?

— À Gateshead, dans le comté de…

— Mais c’est à cent milles d’ici ; quelle peut être cette dame qui envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance ?

— Elle s’appelle Mme Reed, monsieur.

— Reed, de Gateshead ? Il y avait un M. Reed, de Gateshead ; il était magistrat.

— C’est sa veuve, monsieur.

— Et qu’avez-vous à faire avec elle ? comment la connaissez-vous ?

— M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.

— Vous ne m’avez jamais dit cela auparavant ; vous avez toujours prétendu, au contraire, que vous n’aviez pas de parents.

— Je n’en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître ; M. Reed est mort, et sa femme m’a chassée loin d’elle.

— Pourquoi ?

— Parce qu’étant pauvre, je lui étais à charge, et qu’elle me détestait. 

— Mais M. Reed a laissé des enfants ; vous devez avoir des cousins. Sir George Lynn me parlait hier d’un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d’une Georgiana Reed qui, il y a un hiver ou deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.

— John Reed est mort, monsieur ; il s’est ruiné et a à moitié ruiné sa famille ; on croit qu’il s’est tué ; cette nouvelle a tellement affligé sa mère, qu’elle a eu une attaque d’apoplexie.

— Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane ? Vous ne prétendez pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morte avant votre arrivée ; d’ailleurs, vous dites qu’elle vous a chassée.

— Oui, monsieur ; mais il y a bien longtemps, et sa position était différente alors ; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.

— Combien de temps resterez-vous ?

— Aussi peu de temps que possible, monsieur.

— Promettez-moi de ne rester qu’une semaine.

— Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-être pas tenir ma parole.

— Mais en tout cas vous reviendrez ? rien ne pourra vous faire rester toujours avec votre tante ?

— Oh ! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.

— Et qui est-ce qui vous accompagne ? vous n’allez pas faire ce long voyage seule ?

— Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.

— Est-ce un homme de confiance ?

— Oui, monsieur ; il est dans la famille depuis dix ans. »

M. Rochester réfléchit.

« Quand désirez-vous partir ? demanda-t-il.

— Demain matin de bonne heure.

— Mais il vous faut de l’argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et je pense que vous n’avez pas grand-chose ; je ne vous ai pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combien avez-vous d’argent en tout ? »

Je tirai ma bourse ; elle n’était pas bien lourde.

« Cinq schillings, monsieur, » répondis-je.

Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de la voir aussi peu garnie ; il tira son portefeuille.

« Prenez, » dit-il, en m’offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il ne m’en devait que quinze. 

Je lui dis que je n’avais pas de monnaie.

« Je n’ai pas besoin de monnaie ; prenez, ce sont vos gages. »

Je refusai d’accepter plus qu’il ne m’était dû. Il voulut d’abord m’y forcer ; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit :

« Vous avez raison : il vaut mieux que je ne vous donne pas tout maintenant. Si vous aviez cinquante livres, vous pourriez bien rester six mois ; mais en voilà dix. Est-ce assez ?

— Oui, monsieur, mais vous m’en devez encore cinq.

— Alors, revenez les chercher ; je suis votre banquier pour quarante livres.

— Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d’une autre chose importante, puisque je le puis maintenant.

— Et quelle est cette chose ? je suis curieux de l’apprendre.

— Vous m’avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.

— Oui. Eh bien ! après ?

— Dans ce cas, monsieur, il faudra qu’Adèle aille en pension ; je suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.

— Pour l’éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout droit… au diable !

— J’espère que non, monsieur ; mais il faudra que je cherche une autre place.

— Oui, » s’écria-t-il d’une voix sifflante et en contorsionnant les traits de son visage d’une manière à la fois fantastique et comique. Il me regarda quelques minutes. « Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je suppose ?

— Non, monsieur ; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans un journal.

— Oui, oui ; vous monterez au haut d’une pyramide ; vous vous ferez annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu’un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j’en ai besoin.

— Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourrais pas un instant me passer de cet argent.

— Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter ! Eh bien, rendez-moi cinq livres seulement, Jane. 

— Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.

— Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.

— Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.

— Jane ?

— Monsieur.

— Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander ?

— Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.

— Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous en rapporter à moi pour votre position ; je vous en trouverai une avec le temps.

— Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettez qu’Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votre femme y entre.

— Très bien, très bien, je vous le promets ; vous partez demain, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, demain matin.

— Viendrez-vous au salon ce soir après dîner ?

— Non, monsieur ; j’ai des préparatifs de voyage à faire.

— Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.

— Je le pense, monsieur.

— Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation ? Jane, apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.

— On se dit adieu, ou bien autre chose si l’on préfère.

— Eh bien ! dites-le.

— Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.

— Et moi, que dois-je dire ?

— La même chose si vous voulez, monsieur.

— Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout ?

— Oui.

— Cela me semble bien sec et bien peu amical ; je préférerais autre chose, rien qu’une petite addition au rite ordinaire ; par exemple, si l’on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne me suffirait pas ; ainsi donc, je me contenterai de dire : Adieu, Jane !

— C’est assez, monsieur ; beaucoup de bonne volonté peut être renfermée dans un mot dit avec cœur.

— C’est vrai ; mais ce mot adieu est si froid ! »

« Combien de temps va-t-il rester ainsi le dos appuyé contre la porte ? » me demandai-je ; car le moment de commencer mes paquets était venu. 

La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer une syllabe ; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain je partis avant qu’il fût levé.

J’arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du mois de mai.

Je m’arrêtai d’abord devant la loge : elle me parut très propre et très gentille ; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs ; le parquet bien ciré ; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée ; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né ; Robert et sa sœur jouaient tranquillement dans un coin.

« Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez ! s’écria Mme Leaven en me voyant entrer.

— Oui, Bessie, répondis-je après l’avoir embrassée. J’espère que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed ? elle vit encore, n’est-ce pas ?

— Oui, elle vit, et même elle a plus qu’hier le sentiment de ce qui se passe autour d’elle ; le médecin dit qu’elle pourra traîner une semaine ou deux ; mais il ne pense pas qu’elle guérisse.

— A-t-elle parlé de moi dernièrement ?

— Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver ; mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toute l’après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures : voulez-vous vous reposer ici une heure, mademoiselle ? et alors je monterai avec vous. »

Robert entra à ce moment ; Bessie posa son enfant endormi dans un berceau, afin d’aller souhaiter la bienvenue à son mari ; ensuite elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, car, disait-elle, j’étais pâle et j’avais l’air fatiguée. Je fus heureuse d’accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que lorsqu’elle me déshabillait dans mon enfance.

Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s’agiter autour de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé, et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa sœur, comme elle le faisait autrefois pour moi ; Bessie avait conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli regard.

Quand le thé fut pris, je voulus m’approcher de la table ; mais elle m’ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je connaissais bien ; elle voulut me servir au coin du feu ; elle plaça devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de pain rôti : c’est ainsi qu’elle m’installait autrefois sur une chaise et m’apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je souris et je lui obéis comme jadis.

Elle me demanda si j’étais heureuse à Thornfield et quel genre de caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n’avais qu’un maître, elle me demanda s’il était beau et si je l’aimais ; je lui répondis qu’il était plutôt laid, mais que c’était un vrai gentleman, qu’il me traitait avec bonté et que j’étais satisfaite ; puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d’arriver au château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt : c’était justement le genre qui lui plaisait.

Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je sortis avec elle de la loge pour me rendre au château ; il y avait neuf ans, elle m’avait également accompagnée pour descendre cette allée que maintenant je remontais.

Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j’avais quitté cette maison ennemie, le cœur aigri et désespéré, me sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue ; ce même toit ennemi reparaissait à mes yeux ; mon avenir était encore douteux et mon cœur encore souffrant ; j’étais toujours une voyageuse sur la terre : mais j’avais plus de confiance dans mes forces et moins peur de l’oppression ; mes anciennes blessures étaient complètement guéries et mon ressentiment éteint.

« Vous irez d’abord dans la salle à manger, me dit Bessie en marchant devant moi ; les jeunes dames doivent y être. »

Une minute après, j’étais entrée. Depuis le jour où j’avais été introduite pour la première fois devant M. Brockelhurst, rien n’avait été changé dans cette salle à manger : j’aperçus encore devant le foyer le tapis sur lequel je m’étais tenue ; jetant un regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au-dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes ; les objets inanimés n’étaient pas changés, mais il eût été difficile de reconnaître les êtres vivants.

Je vis devant moi deux jeunes dames : l’une, presque aussi grande que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait quelque chose d’ascétique qu’augmentait encore l’extrême simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé, de ses cheveux lissés sur les tempes ; enfin elle portait pour tout ornement un chapelet d’ébène, au bout duquel pendait un crucifix. Je compris que c’était Éliza, quoique ce visage allongé et décoloré ressemblât bien peu à celui que j’avais connu.

L’autre était bien certainement Georgiana ; mais non pas la petite fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince : c’était une jeune fille très grasse et dans tout l’éclat de sa beauté ; jolie poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle de sa sœur, mais elle en différait singulièrement par la forme ; elle était ample et élégante : autant l’une affichait le puritanisme, autant l’autre annonçait le caprice.

Dans chacune des sœurs il y avait un des traits de la mère, mais un seul : l’aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed ; la plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours étaient plus doux que chez Mme Reed ; néanmoins ils donnaient une expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était si souple et si voluptueuse.

Lorsque j’entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me saluer ; elles m’appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d’Éliza fut court et sec ; elle ne me sourit même pas ; elle se rassit, et, fixant les yeux sur le feu, sembla m’oublier. Georgiana, après m’avoir demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon voyage, sur le temps, et d’autres lieux communs semblables ; sa voix était traînante ; elle me jetait de temps en temps un regard de côté pour m’examiner des pieds à la tête, passant des plis de mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement. Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer qu’elles vous trouvent dépourvue de charme ; le dédain du regard, la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment assez leurs sentiments, sans qu’il leur soit nécessaire de se compromettre par une positive impertinence.

Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait plus la même impression qu’autrefois ; lorsque je me trouvai entre mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais facilement la complète indifférence de l’une et l’attention demi-railleuse de l’autre ; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana me déconcerter. Le fait est que j’avais à penser à autre chose ; les sensations qu’elles pouvaient éveiller en moi n’étaient rien auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient remué mon âme ; j’avais éprouvé des douleurs et des joies bien vives auprès de celles qu’auraient excitées les demoiselles Reed. Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs. 

« Comment va Mme Reed ? demandai-je bientôt en regardant tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, comme si j’avais pris une liberté à laquelle elle ne s’attendait pas.

— Mme Reed ? ah ! vous voulez parler de maman ; elle va mal ; je ne pense pas que vous puissiez la voir aujourd’hui.

— Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que je suis arrivée. »

Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.

« Je sais qu’elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne voudrais pas la faire attendre plus qu’il n’est absolument nécessaire.

— Maman n’aime pas à être dérangée le soir, » répondit Éliza.

Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis aux deux jeunes filles que j’allais chercher Bessie qui devait être dans la cuisine, et la prier de s’informer si Mme Reed pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis ce que je désirais ; ensuite je me mis à prendre des mesures pour mon installation. Jusque-là l’arrogance m’avait toujours rendue craintive ; un an auparavant, si j’avais été reçue de cette façon, j’aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain même : mais maintenant je voyais bien que c’eût été agir follement ; j’avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je devais rester avec elle jusqu’à son rétablissement ou sa mort. Quant à l’orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y penser et conserver mon indépendance. Je m’adressai à la femme de charge ; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis que je resterais probablement une semaine ou deux ; je me rendis dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je rencontrai Bessie sur le palier.

« Madame est réveillée, me dit-elle ; je l’ai informée de votre arrivée ; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra. »

Je n’avais pas besoin qu’on me montrât le chemin de cette chambre où jadis j’avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, soit pour être réprimandée ; je passai devant Bessie et j’ouvris doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur la table une lumière voilée par un abat-jour ; je vis le grand lit à quatre colonnes, les rideaux couleur d’ambre, comme autrefois, la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on m’avait tant de fois forcée à m’agenouiller pour demander pardon de fautes que je n’avais pas commises. Je jetai les yeux sur un certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour d’une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter le moment où elle pourrait s’agiter comme un petit lutin et frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté ; je tirai les rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés.

Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher dans le lit l’image qui m’était familière. Heureusement que le temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la haine ; lorsque j’avais quitté cette femme, mon cœur était plein d’aversion et d’amertume, et maintenant que je revenais vers elle, je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances, le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec elle et de presser amicalement ses mains.

Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable ; je revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils avaient exprimé la menace et la haine ! et, en la contemplant, je me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance ; pourtant, me baissant vers elle, je l’embrassai ; elle me regarda 

« Est-ce Jane Eyre ? demanda-t-elle.

— Oui, ma tante ; comment êtes-vous, chère tante ? »

Autrefois j’avais juré de ne jamais l’appeler ma tante ; mais je pensais maintenant qu’il n’y avait rien de mal à enfreindre ce serment. J’avais pris sa main qui pendait hors du lit, et si à ce moment elle eût affectueusement pressé la mienne, j’en aurais été heureuse ; mais les natures froides ne sont pas si facilement adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites : Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit que la nuit était bien chaude. Elle me regarda froidement : à ce regard, je compris aussitôt que son opinion sur moi et ses sentiments à mon égard n’étaient pas changés et ne changeraient jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à la tendresse et aux larmes, qu’elle était décidée à me considérer toujours comme ce qu’il y avait de plus mauvais ; elle n’aurait éprouvé aucun généreux plaisir à me croire bonne ; elle en eût même été profondément mortifiée.

Je sentis d’abord de la tristesse, puis de la colère ; enfin, je résolus de la dominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les larmes m’étaient venues aux yeux, comme dans mon enfance ; je m’efforçai de les retenir ; j’approchai une chaise du lit ; je m’assis et je me penchai vers le traversin.

« Vous m’avez envoyé chercher, dis-je ; je suis venue, et j’ai l’intention de rester ici jusqu’à ce que vous soyez mieux. 

— Oh ! sans doute. Vous avez vu mes filles, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu’à ce que je vous aie dit quelque chose qui me pèse ; aujourd’hui il est trop tard ; d’ailleurs, je ne me rappelle plus bien ce que c’est… »

Elle était très agitée ; elle voulut ramener les couvertures sur elle ; mais elle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur un des coins du couvre-pieds ; aussitôt elle se fâcha :

« Levez-vous ! dit-elle ; vous m’ennuyez à tenir ainsi les couvertures. Êtes-vous Jane Eyre ? J’ai eu avec cette enfant plus d’ennuis qu’on ne pourrait le croire. Quel fardeau ! Que de troubles elle m’a causés chaque jour avec son caractère incompréhensible, ses colères subites, son continuel examen de tous vos mouvements ! Un jour elle m’a parlé comme une folle ou plutôt comme un démon ; jamais enfant n’a parlé ni regardé comme elle ; j’ai été bien heureuse lorsqu’elle a quitté la maison. Qu’ont-ils fait d’elle à Lowood ? La fièvre y a éclaté ; beaucoup d’élèves sont mortes, mais pas elle, et pourtant j’ai dit qu’elle était morte ; je le souhaitais tant !

— Étrange désir, madame Reed ! Pourquoi la haïssiez-vous ?

— J’ai toujours détesté sa mère ; elle était la sœur unique de mon mari qui l’aimait tendrement ; il se mit en opposition avec sa famille quand celle-ci voulut renier la mère de Jane à cause de son mariage, et lorsqu’il apprit sa mort, il pleura amèrement. Il envoya chercher l’enfant, bien que je lui conseillasse de la mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien ; dès le premier jour où j’aperçus cette petite créature chétive et pleureuse, je la détestai ; elle se plaignait toute la nuit dans son berceau ; au lieu de crier franchement comme les autres enfants, on ne l’entendait jamais que sangloter et gémir. M. Reed avait pitié d’elle ; il la soignait et la berçait comme ses propres enfants, et même jamais il ne s’était autant occupé d’eux dans leur première enfance ; il essaya de rendre mes enfants affectueux envers la petite mendiante ; les pauvres petits ne purent pas la supporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu’ils montraient leur peu de sympathie pour Jane ; dans sa dernière maladie, il voulut avoir l’enfant constamment près de lui, et, une heure avant sa mort, il me fit jurer de la garder avec moi. J’aurais autant aimé être chargée de la fille d’un ouvrier des manufactures. Mais M. Reed était faible, très faible ; John ne ressemble pas à son père, et j’en suis heureuse ; il me ressemble, et à mes frères aussi ; c’est un vrai Gibson. Oh ! je voudrais qu’il cessât de me tourmenter avec ses demandes d’argent ; je n’ai plus rien à lui donner ; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter ; je ne m’y déciderai jamais ; cependant, comment faire ? Les deux tiers de mon revenu sont employés à payer des intérêts d’hypothèques ; John joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon ! il est entouré d’escrocs ; il est abattu, son regard est effrayant ; quand je le vois ainsi, j’ai honte pour lui. »

Mme Reed s’exaltait de plus en plus.

« Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, qui se tenait de l’autre côté du lit.

— Je le crois, mademoiselle ; il lui arriva souvent de parler ainsi quand la nuit approche ; le matin elle est plus calme. »

Je me levai.

« Attendez, s’écria Mme Reed ; je voulais encore vous dire autre chose ; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui-même ; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée ; je suis dans un singulier état ; je me sens bien troublée. Que faire ? Comment me procurer de l’argent ? »

Bessie s’efforça de lui faire prendre un calmant ; elle y parvint difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba dans une sorte d’assoupissement ; je la quittai.

Plus de dix jours s’écoulèrent sans que j’eusse de nouvelles conversations avec elle ; elle était toujours, soit dans le délire, soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce temps, j’essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très froides ; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et à coudre, et c’est à peine si elle adressait une seule parole à moi ou à sa sœur. Georgiana murmurait des phrases sans signification à son serin pendant des heures entières, et ne faisait pas attention à moi ; mais j’étais résolue à m’occuper et à m’amuser ; j’y parvins facilement, car j’avais apporté de quoi peindre.

Munie de mes crayons et de mon papier, j’allais m’asseoir seule près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui passaient sans cesse dans mon imagination : un bras de mer entre deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux et des glaïeuls d’où sort la tête d’une naïade couronnée de lotus, ou, enfin, un elfe assis dans le nid d’un moineau sous une aubépine en fleurs.

Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure ? peu m’importait ; je pris un crayon noir très doux et je commençai mon travail. J’eus bientôt tracé sur le papier un front large et proéminent, une figure carrée par le bas ; je me hâtai d’y placer les traits ; ce front demandait des sourcils bien dessinés, puis mon crayon indiqua naturellement les contours d’un nez droit et aux larges narines, d’une bouche flexible et qui n’avait rien de bas, d’un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement indiquée ; il manquait encore des moustaches noires et quelques touffes de cheveux flottant sur les tempes et sur le front. Maintenant aux yeux ! Je les avais gardés pour la fin, parce que c’étaient eux qui demandaient le plus de soin. Je les fis beaux et bien fendus, les paupières longues et sombres, les prunelles grandes et lumineuses. « C’est bien, me dis-je en regardant l’ensemble, mais ce n’est pas encore tout à fait cela ; il faut plus de force et plus de flamme dans le regard. » Je rendis les ombres plus noires encore, afin que la lumière brillât avec plus de vivacité ; un ou deux coups de crayon achevèrent mon œuvre. J’avais sous les yeux le visage d’un ami : peu m’importait si ces jeunes filles me tournaient le dos ; je regardais le portrait, et je souriais devant cette frappante ressemblance. J’étais absorbée et heureuse.

« Est-ce le portrait de quelqu’un que vous connaissez ? » demanda Éliza, qui s’était approchée de moi sans que je m’en fusse aperçue.

Je répondis que c’était une tête de fantaisie, et je me hâtai de la placer avec mes autres dessins. Sans doute je mentais, car c’était le portrait frappant de M. Rochester ; mais que lui importait, à elle ou à tout autre ? En ce moment, Georgiana s’avança également pour regarder ; mes autres dessins lui plurent beaucoup ; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutes deux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur offris de faire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour une esquisse au crayon. Georgiana m’apporta son album, où je promis de mettre une petite aquarelle. Je la vis reprendre aussitôt sa bonne humeur ; elle me proposa une promenade dans les champs. Nous étions sorties depuis deux heures à peine que déjà nous étions plongées dans une conversation confidentielle ; elle m’avait fait l’honneur de me parler du brillant hiver passé à Londres deux ans auparavant, de l’admiration excitée par elle, des soins dont elle était l’objet ; elle me laissa même entrevoir la grande conquête qu’elle avait faite. Dans l’après-midi et la soirée j’en appris encore davantage : elle me rapporta quelques douces conversations, quelques scènes sentimentales ; enfin elle improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante. Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le même thème : elle, ses amours et ses chagrins ; pas une seule fois elle ne parla de la maladie de sa mère, de la mort de son frère ou du triste avenir de la famille ; elle semblait tout absorbée par le souvenir de son joyeux passé et par ses aspirations vers de nouveaux plaisirs : c’est tout au plus si elle passait cinq minutes chaque jour dans la chambre de sa mère malade.

Éliza continuait à peu parler ; évidemment elle n’avait pas le temps de causer ; je n’ai jamais vu personne aussi occupé qu’elle semblait l’être, et pourtant il était difficile de dire ce qu’elle faisait, ou du moins de voir les résultats de son activité. Elle se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoi elle employait son temps avant le déjeuner ; mais après, elle le divisait en portions régulières, et chaque heure différente amenait un travail différent. Trois fois par jour elle étudiait un petit volume : en l’examinant, je reconnus que c’était un livre de prières catholiques. Un jour, je lui demandai quel attrait elle pouvait trouver dans ce livre ; elle me répondit ces seuls mots : « La rubrique. » Elle passait trois heures par jour à broder avec un fil d’or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d’un tapis ; en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m’apprit que cet ouvrage était destiné à recouvrir l’autel d’une église nouvellement bâtie près de Gateshead. Elle consacrait deux heures à son journal, deux autres à travailler seule dans le jardin de la cuisine, et une à régler ses comptes. Elle paraissait n’avoir besoin ni de conversation ni de société ; je crois qu’elle était heureuse à sa manière ; la routine lui suffisait, et elle était vivement contrariée lorsqu’un accident quelconque la forçait à rompre son invariable régularité.

Un soir, plus communicative qu’à l’ordinaire, elle me dit avoir été profondément affligée par la conduite de John et la ruine qui menaçait sa famille ; mais elle ajouta que maintenant sa résolution était prise, qu’elle avait mis sa fortune à l’abri ; après la mort de sa mère (et elle remarquait en passant que la malade ne pouvait pas recouvrer la santé, ni même traîner longtemps), après la mort de sa mère donc, elle devait mettre à exécution un projet dès longtemps chéri : elle devait chercher un refuge où rien ne troublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui servirait de barrière entre elle et le monde frivole. Je lui demandai si Georgiana l’accompagnerait.

Certainement non. Georgiana et elle n’avaient jamais eu et n’avaient encore rien de commun ; pour aucune raison, elle n’aurait voulu supporter l’ennui de sa compagnie ; Georgiana devait suivre sa route et Éliza la sienne.

Le temps que Georgiana ne passait pas à m’ouvrir son cœur, elle restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une invitation pour aller à la ville. « Il vaudrait bien mieux pour moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d’ici jusqu’à ce que tout fût fini. » Je ne lui demandai pas ce qu’elle voulait dire par ces mots ; mais je pense qu’elle faisait allusion à la mort prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s’inquiétait généralement pas plus des plaintes et de l’indolence de sa sœur que si elle n’eût pas existé. Un jour cependant, après avoir achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa sœur de la manière suivante :

« Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde que vous n’a eu permission d’embarrasser la terre ; vous n’aviez aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu’à appuyer votre faiblesse sur la force de quelque autre ; si personne ne veut se charger d’une créature lourde, impuissante et inutile, vous criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable ; l’existence pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans cela vous trouvez que le monde est une prison ; il faut que vous soyez admirée, courtisée, flattée ; vous avez besoin de musique, de danse et de monde, ou bien vous devenez languissante ! N’êtes-vous pas capable d’adopter un système qui rendrait impuissants les efforts de la volonté des autres ? Prenez une journée, divisez-la en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune de ces parties, n’ayez pas un quart d’heure, dix minutes, cinq minutes même qui ne soient employées ; que chaque chose soit faite à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin de la journée sans vous en apercevoir ; vous ne serez redevable à personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n’aurez demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie ; en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être indépendant ! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu’il arrive, vous n’aurez pas plus besoin de moi que d’aucun autre. Si vous le négligez, eh bien ! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque tristes et insupportables qu’ils puissent être. Je vais vous parler franchement ; ce que j’ai à vous dire, je ne le répéterai plus, mais j’agirai en conséquence : après la mort de ma mère, je ne m’inquiète plus de vous ; du jour où son cercueil aura été transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N’allez pas croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes parents, je vous laisserai m’enchaîner, même par le lien le plus faible ! Voici ce que je vous dis : si toute l’humanité venait à disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et je m’en irais vers la terre nouvelle. »

Éliza cessa de parler.

« Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, répondit Georgiana ; tout le monde sait que vous êtes la créature la plus égoïste et la plus dépourvue de cœur qui existe. Vous me haïssez, j’en ai eu une preuve dans le tour que vous m’avez joué à propos de lord Edwin Vire ; vous ne pouviez pas vous habituer à l’idée que je serais au-dessus de vous, que j’aurais un titre, que je serais reçue dans des salons où vous n’oseriez pas seulement vous montrer : aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous avez détruit mes projets pour jamais. »

Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure environ ; Éliza demeura froide, impassible et assidue.

Il y a des gens qui font peu de cas d’une tendresse véritable et généreuse. J’avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce sentiment n’existait pas : l’une avait une intolérable amertume, l’autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l’âme aigre et rude.

Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s’était endormie sur le sofa en lisant un roman ; Éliza était allée entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère pour ce qui concernait la religion ; aucun temps ne pouvait empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu’elle regardait comme ses devoirs religieux ; par la pluie ou le soleil, elle se rendait trois fois à l’église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les fois qu’il y avait des prières.

J’eus alors l’idée d’aller voir l’état de la pauvre femme, qui était à peine soignée : les domestiques s’inquiétaient peu d’elle ; la garde, n’étant pas surveillée, s’échappait de la chambre dès qu’elle le pouvait ; Bessie était fidèle, mais elle avait à s’occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en temps. Au moment où j’entrai dans la chambre, je n’y vis personne ; la garde n’y était pas. La malade était couchée tranquillement et semblait toujours plongée dans sa léthargie ; sa figure livide était enfoncée dans ses oreillers ; le feu s’éteignait, je le ranimai, j’arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre.

La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait impétueusement ; je pensai en moi-même : « Sur ce lit est couché quelqu’un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des éléments ; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où ira-t-il, lorsqu’il sera enfin délivré ? »

En sondant ce grand mystère, le souvenir d’Hélène Burns me revint ; je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur l’égalité des âmes une fois délivrées du corps ; ma pensée écoutait cette voix dont je me souvenais si bien ; je voyais encore cette figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque, couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du lit, murmura :

« Qui est là ? »

Je savais que Mme Reed n’avait pas parlé depuis plusieurs jours. Allait-elle revenir à la santé ? Je m’approchai d’elle.

« C’est moi, ma tante, dis-je.

— Qui, moi ? répondit-elle ; qui êtes-vous ? » Puis elle fixa sur moi un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. « Je ne vous connais pas ; où est Bessie ?

— Elle est à la loge, ma tante.

— Ma tante, répéta-t-elle ; qui m’appelle tante ? Vous n’êtes pas une Gibson, et pourtant je vous connais ; cette figure, ces yeux, ce front me sont familiers ; vous ressemblez… mais vous ressemblez à Jane Eyre ! »

Je ne répondis rien ; j’avais peur de lui faire mal en lui disant qui j’étais.

« Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur ; je me trompe ; je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où il n’en existe pas ; d’ailleurs, en huit années, elle doit avoir changé. »

Je l’assurai doucement que j’étais bien celle qu’elle avait cru reconnaître et qu’elle désirait voir ; m’apercevant qu’elle me comprenait et qu’elle avait entière connaissance, je lui expliquai comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield.

« Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu de temps. Il y a quelques instants, j’ai voulu me tourner, et je n’ai pas pu remuer un seul membre ; il vaut mieux que je délivre mon esprit avant de mourir ; dans l’état où je suis on trouve lourd ce qui semble léger lorsqu’on se porte bien… La garde est-elle ici ? ou bien êtes-vous seule dans la chambre ? »

Je l’assurai que j’étais seule.

« Eh bien ! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette maintenant : la première, en n’accomplissant pas la promesse que j’avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants ; l’autre… » Elle s’arrêta. « Après tout, cela n’a peut-être pas beaucoup d’importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir ; il est si pénible de m’humilier ainsi devant elle ! »

Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas ; sa figure s’altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut-être quelque trouble précurseur de l’agonie.

« Allons, il le faut bien, dit-elle, l’éternité est devant moi ; je ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et apportez la lettre que vous y verrez. »

Je lui obéis.

« Lisez-la maintenant, » dit-elle.

Elle était courte et ainsi conçue :

« Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m’envoyer l’adresse de ma nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon intention est d’écrire brièvement et mon désir de la faire venir à Madère. La Providence a béni mes efforts, j’ai pu amasser quelque chose ; je n’ai ni femme ni enfant ; je veux l’adopter pendant ma vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède.

« Je suis, madame, etc.

« John Eyre. Madère. »

La lettre était datée de trois ans auparavant.

« Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de cela ? demandai-je.

— Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la main à votre élévation et à votre prospérité ; je ne pouvais pas oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel vous m’aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au monde, votre regard qui n’avait rien d’un enfant, votre voix lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, et que je vous ai traitée avec cruauté ; je ne pouvais pas oublier mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous aviez jeté sur moi le venin de votre esprit ; j’étais aussi effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût mis à me regarder avec les yeux d’un homme, et m’eût maudite avec une voix humaine. Apportez-moi de l’eau, oh ! dépêchez-vous !

— Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu’elle me demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de votre souvenir ; pardonnez-moi mon langage passionné ; j’étais une enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour. »

Elle ne fit pas attention à ce que je disais ; mais lorsqu’elle eut bu et repris haleine, elle continua ainsi :

« Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai ; je ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et vivant dans l’aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j’étais désolée que ses projets ne pussent pas s’accomplir, mais que Jane Eyre était morte du typhus à Lowood ! Maintenant faites ce que vous voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon mensonge, dites tout ce qu’il vous plaira. Je crois que vous êtes née pour être mon tourment ; ma dernière heure est empoisonnée par le souvenir d’une faute que sans vous je n’aurais jamais été tentée de commettre.

— Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec tendresse et indulgence !

— Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu’il m’a été impossible de comprendre jusqu’à ce jour. Comment, pendant neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé éclater votre violence ? voilà ce que je n’ai jamais compris.

— Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je ; je suis peut-être violente, mais non pas vindicative ; bien des fois, dans mon enfance, j’aurais été heureuse de vous aimer, si vous l’aviez voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous. Embrassez-moi, ma tante. »

J’approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas ; elle me dit que je l’oppressais en me penchant sur son lit, et me redemanda de l’eau ; lorsque je la recouchai, car je l’avais soulevée avec mon bras pendant qu’elle buvait, je pris dans mes mains ses mains froides ; mais ses faibles doigts essayèrent de m’échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.

« Eh bien ! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous avez mon plein et libre pardon ; demandez celui de Dieu et soyez en paix. »

Pauvre femme malade ! il était trop tard désormais pour changer son âme : vivante, elle m’avait haïe ; mourante, elle devait me haïr encore.

La garde entra, suivie de Bessie ; je restai encore une demi-heure, espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d’affection ; mais elle n’en donna aucune, elle était retombée dans son engourdissement ; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la nuit même, à minuit ; je n’étais pas là pour lui fermer les yeux, et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir. Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout haut, et dit qu’elle n’osait pas venir avec nous. Sarah Reed, jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit de mort ; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides paupières ; son front et ses traits vigoureux portaient encore l’empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un objet étrange et solennel ; j’y jetai un regard sombre et triste ; il n’inspirait aucun doux sentiment d’espérance, de pitié ou de résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la mort contemplée sous cette forme effrayante.

Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence de quelques minutes :

« Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps ; les chagrins l’ont tuée. »

La bouche d’Éliza fut un instant contractée par un spasme léger ; puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n’avait versé une larme.

 

 

Chapitre 22  

M. Rochester ne m’avait accordé qu’une semaine, et pourtant je ne quittai Gateshead qu’au bout d’un mois. Je voulais partir immédiatement après les funérailles ; mais Georgiana me pria de rester jusqu’à son départ pour Londres : car elle venait enfin d’être invitée par son oncle, M. Gibson, qui était venu assister à l’enterrement de Mme Reed et régler les affaires de famille. Georgiana disait qu’elle craignait de rester seule avec sa sœur, car elle ne pouvait trouver près d’elle ni sympathie pour ses tristesses ni soutien pour ses terreurs ; elle ne voudrait même pas l’aider dans ses préparatifs. Je fus donc obligée de supporter aussi bien que possible les plaintes et les lamentations de cet esprit faible, et je fis de mon mieux pour coudre et emballer ses toilettes. Il est vrai que, pendant que je travaillais, elle se reposait, et je pensais en moi-même : « Si nous étions destinées à vivre ensemble, ma cousine, nous commencerions les choses différemment ; je ne m’accommoderais pas de tout supporter ainsi ; je vous laisserais votre part de travail, et si vous ne la faisiez pas, eh bien, personne n’y toucherait ; je vous demanderais aussi de garder pour vous quelques-unes de ces plaintes à moitié sincères ; mais comme nos rapports doivent être très courts et ont commencé sous de tristes auspices, je consens à être facile et patiente. »

Enfin Georgiana partit ; ce fut alors Éliza qui me pria de rester encore une semaine ; ses plans, disait-elle, demandaient tout son temps et toute son attention ; elle devait se rendre dans un pays inconnu. Elle s’enfermait dans sa chambre, et y restait toute la journée à remplir des malles, à vider des tiroirs et à brûler des papiers ; elle n’avait de communication avec personne ; elle me demanda de surveiller la maison, de recevoir les visites et de répondre aux lettres de condoléance.

Un matin, elle me dit que j’étais libre, et elle ajouta :

« Je vous remercie de vos services et de votre conduite discrète ; il y a une grande différence entre vivre avec quelqu’un comme vous ou avec Georgiana ; vous accomplissez votre tâche dans la vie et vous n’êtes à charge à personne. Demain, continua-t-elle, je pars pour le continent ; j’irai m’installer dans une maison religieuse, près de Lille ; un couvent, comme vous diriez. Là, je serai tranquille ; pendant quelque temps, j’étudierai le dogme catholique et j’examinerai soigneusement ce système religieux ; si, comme je le crois, il est combiné pour que toute chose soit faite décemment et en ordre, j’accepterai les lois de Rome et je prendrai probablement le voile. »

Je n’exprimai aucune surprise, lorsqu’elle m’apprit sa résolution, et je n’essayai nullement de la dissuader. « Voilà qui vous convient parfaitement, pensai-je au contraire ; Dieu veuille que cela vous fasse du bien ! »

Quand nous nous séparâmes, elle me dit :

« Adieu, cousine Jane ; je vous souhaite du bonheur ; vous avez passablement de bon sens. 

— Vous n’en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je pense qu’avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs d’un couvent français… Du reste, ces choses ne me regardent pas, et, si cela vous convient, peu m’importe.

— Vous avez raison, » reprit-elle ; et chacune de nous prit une route différente.

Comme je n’aurai plus occasion de parler ni d’elle ni de sa sœur, j’avertirai tout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux noble très riche et qu’Éliza prit le voile ; elle est maintenant au prieuré du couvent où eut lieu son noviciat, et qu’elle dota de sa fortune.

Je ne connaissais pas encore les sensations qu’on éprouve en retournant chez soi après une absence. Je savais ce que j’avais éprouvé dans mon enfance quand je rentrais à Gateshead après une longue promenade, pour y être grondée, à cause de ma mine froide et triste ; plus tard, lorsque je revenais de l’église, à Lowood, je désirais un repas nourrissant et un bon feu, et je ne pouvais avoir ni l’un ni l’autre ; les retours n’avaient rien de très agréable ; je n’étais pas attirée vers ma demeure par un de ces aimants dont la force attractive augmente à mesure que l’objet approche ; je ne savais pas encore l’effet que devait me produire le retour à Thornfield.

Mon voyage me sembla très ennuyeux : il fallait faire cinquante milles le premier jour, autant le second, et passer une nuit à l’hôtel. Pendant les douze premières heures, je pensai aux derniers moments de Mme Reed ; je voyais sa figure pâle et décomposée ; j’entendais sa voix altérée ; je me rappelais le jour des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file des fermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les caveaux lugubres, l’église silencieuse, le service solennel. Puis, je songeai à Éliza et à Georgiana ; je voyais l’une s’étalant dans un bal, l’autre enfermée dans la cellule d’un couvent, et je méditais en moi-même les particularités de leurs personnes et de leurs caractères. Le soir, j’arrivai à la ville de… Mes pensées s’évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta sur tout autre chose ; étendue sur mon lit de voyage, j’oubliai le passé pour songer à l’avenir.

Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps ? j’étais persuadée que mon séjour n’y serait pas long. J’avais reçu une lettre de Mme Fairfax. Elle m’apprenait que les invités de M. Rochester venaient de quitter le château ; M. Rochester était à Londres depuis trois semaines, mais il devait revenir dans une quinzaine de jours ; Mme Fairfax me disait qu’il était allé faire des préparatifs pour son mariage, et qu’il avait parlé d’acheter une voiture neuve. Elle ajoutait que ce mariage avec Mlle Ingram lui paraissait toujours bien étrange ; mais que, d’après ce qu’elle entendait dire et ce qu’elle voyait elle-même, elle ne pouvait plus douter que la cérémonie ne dût être prochaine.

« Ce serait bien de l’incrédulité que de ne pas croire encore, me disais-je tout bas ; non, je suis persuadée maintenant. »

Et alors je me demandais où j’irais ; je rêvai à Mlle Ingram toute la nuit ; dans un de mes rêves, je la vis me fermer les portes de Thornfield et me montrer la grande route ; M. Rochester la regardait les bras croisés, et promenait sur nous deux son sourire sardonique.

Je n’avais pas écrit à Mme Fairfax le jour de mon arrivée, parce que je ne désirais pas qu’on envoyât une voiture pour moi à Millcote ; j’avais l’intention de faire tranquillement ce petit trajet, et, après avoir laissé ma malle aux soins de l’hôtelier, je quittai l’auberge de George à six heures du soir, et je pris le chemin qui conduisait à Thornfield. La route se faisait en partie au milieu des champs et était peu fréquentée.

C’était par une soirée d’été douce et belle, mais non pas brillante et splendide. Les faucheurs travaillaient encore, et le ciel, bien que chargé de quelques nuages, promettait un beau temps ; le bleu du ciel était doux et pur dans les endroits où il se laissait voir ; les nuages étaient légers et hauts ; l’occident, d’une teinte chaude, n’était traversé par aucune lueur humide ; on eût dit un foyer allumé, un autel embrasé derrière ces vapeurs marbrées, et, à travers les fentes, on apercevait des rayons d’un rouge doré.

Je me sentais heureuse de voir le chemin s’abréger devant moi, si heureuse que je m’arrêtai pour me demander ce que signifiait cette joie, et pour me répéter que je ne retournais pas chez moi, ni dans un endroit où je dusse toujours rester, ni dans un lieu où je serais attendue par d’affectueux amis. « Mme Fairfax, me disais-je, me souhaitera tranquillement la bienvenue, la petite Adèle battra des mains et sautera de joie en me voyant ; mais je pense à un autre qui ne pense pas à moi. » Cependant rien n’est plus entêté que la jeunesse, plus aveugle que l’inexpérience, et toutes deux affirmaient qu’avoir le privilège de regarder M. Rochester, quand même il ne ferait pas attention à moi, c’était déjà un bonheur assez grand ; puis elles ajoutaient : « Dépêchez-vous, dépêchez-vous ; tâchez d’être avec lui pendant que vous le pouvez ; encore quelques jours, ou tout au plus quelques semaines, et vous serez séparée de lui pour jamais ! » Alors j’étouffais une nouvelle agonie, une pensée que je ne pouvais ni avouer ni entretenir en moi.

On faisait aussi les foins dans les prairies de Thornfield, ou plutôt les paysans retournaient chez eux, le râteau sur l’épaule, au moment où j’arrivais ; il ne me restait plus qu’un ou deux champs et la route à traverser avant d’atteindre les portes du château ; les buissons étaient pleins de roses, mais je n’avais pas le temps d’en cueillir, je désirais être arrivée. Je passai devant un grand églantier qui avançait ses branches fleuries jusqu’au milieu du sentier ; j’aperçus la barrière étroite et les marches de pierre. M. Rochester était assis là, un livre et un crayon à la main ; il écrivait.

Ce n’était pas un fantôme, et pourtant je me sentis faiblir un instant ; pendant une minute, je ne fus pas maîtresse de moi. Qu’est-ce que cela signifiait ? Je ne pensais pas trembler ainsi en le voyant, et je ne croyais pas que sa présence me ferait perdre la faculté de remuer ou de parler. « Dès que je pourrai marcher, me dis-je, je retournerai sur mes pas, je ne veux pas devenir complètement idiote ; je connais un autre chemin qui me conduira au château… »

Mais quand même j’en aurais connu vingt, cela ne m’aurait servi à rien, car il m’avait vue.

« Holà ! s’écria-t-il en déposant son livre et son crayon ; vous voilà donc ! Venez ici, s’il vous plaît. »

Je pense que je m’avançai vers lui, quoique je ne puisse pas dire de quelle manière ; j’avais à peine conscience de ce que je faisais, et tout ce que je désirais c’était paraître calme, et surtout dominer les muscles de ma figure, qui, rebelles à ma volonté, s’efforçaient d’exprimer ce que j’avais résolu de cacher. Mais heureusement j’avais un voile, je le baissai, « Maintenant même, me dis-je, j’aurai peut-être encore de la peine à faire bonne contenance. »

« Eh ! c’est là Jane Eyre, reprit M. Rochester ; vous êtes venue à pied de Millcote ? que voilà encore un tour digne de vous ! Pourquoi ne pas avoir envoyé chercher une voiture au château, et vous être fait traîner sur la route, comme tout le monde, plutôt que d’errer seule à la nuit tombante près de votre demeure, comme une ombre ou un songe ? Que diable avez-vous fait pendant le mois dernier ?

— J’ai été avec ma tante qui est morte, monsieur.

— Cette réponse est bien de vous ; bons anges, venez à mon secours ! Elle arrive de l’autre monde, de la demeure de ceux qui sont morts, et ne craint pas de me le dire, lorsqu’elle me rencontre seul dans l’obscurité. Si j’osais, je vous toucherais pour m’assurer que vous êtes un corps et non pas une ombre, petite elfe ! mais autant essayer à prendre un feu follet dans un marais. Petite paresseuse, ajouta-t-il après s’être arrêté un instant, vous avez été loin de moi pendant tout un mois, et sans doute vous m’avez oublié. »

Je savais que j’aurais du plaisir à voir mon maître, mais que ce plaisir serait mélangé de tristesse à la pensée que bientôt il cesserait d’être mon maître, et que je n’étais rien pour lui ; cependant il y avait chez M. Rochester, du moins je le pensais, une telle puissance pour communiquer le bonheur, que même goûter aux miettes qu’il éparpillait aux oiseaux étrangers comme moi, c’était prendre part à un splendide festin. Ses dernières paroles avaient été un baume : elles semblaient signifier qu’il ne lui était pas indifférent de se voir oublié par moi ; puis il avait appelé Thornfield ma demeure. Hélas ! je l’aurais bien désiré !

Il ne semblait pas disposé à quitter l’escalier, et j’osais à peine le prier de me faire place. Au bout de quelque temps, je lui demandai enfin s’il n’avait pas été à Londres.

« Oui, me répondit-il ; vous l’avez deviné, je suppose.

— Mme Fairfax me l’a écrit.

— Et vous a-t-elle dit pourquoi ?

— Oh ! oui, monsieur, tout le monde le savait.

— Eh bien ! Jane, il faudra que je vous montre la voiture, et vous me direz si elle convient bien à la femme de M. Rochester, et si, étendue sur ces coussins rouges, elle n’aura pas l’air de la reine Boadicea. Voyez-vous, Jane, je voudrais que mon extérieur s’accordât un peu mieux avec le sien ; dites-moi, petite fée, ne pourriez-vous pas me donner quelque fiole merveilleuse qui me rendît beau ?

— Cela dépasse le pouvoir de la magie, monsieur. » Et j’ajoutai en moi-même : « Un œil aimant est le plus grand charme ; ce charme-là vous l’avez, et l’expression dure de votre visage a plus de pouvoir que la beauté même. »

Souvent M. Rochester avait lu mes pensées avec une justesse que je ne pouvais comprendre ; pour le moment, il sembla ne point écouter ma réponse brève ; il me sourit d’un de ces sourires que lui seul possédait et dont il n’usait que dans de rares occasions ; il le trouvait sans doute trop beau pour en abuser ; c’était la flamme brillante du sentiment, et, en me regardant, il jeta sur moi cet éclatant rayon.

« Passez, Jane, me dit-il en me faisant place sur l’escalier ; retournez au château, et arrêtez votre petit pied errant et fatigué sur le seuil d’un ami. » 

Ce que j’avais de mieux à faire, c’était de lui obéir en silence, car je n’avais plus de raison pour causer avec lui. Je montai les marches sans dire un mot et résolue à le quitter avec calme ; mais quelque chose me retenait, une force irrésistible me contraignit à me retourner ; je m’écriai, ou plutôt un sentiment que je ne pouvais maîtriser s’écria, en dépit de ma ferme volonté :

« Merci, monsieur Rochester, merci de votre grande bonté ; je suis bien heureuse d’être revenue près de vous, et où vous êtes, là est ma demeure, ma seule demeure ! »

Alors je me mis à marcher si vite que, s’il eût voulu me rattraper, il aurait eu de la peine. La petite Adèle devint presque folle de joie quand elle me revit ; Mme Fairfax me reçut avec sa bonté ordinaire, Leah me sourit, et Sophie elle-même me dit bonsoir d’un air joyeux ; tout cela me parut très agréable. Il n’y a pas de bonheur plus grand que d’être aimé par ses semblables, et de sentir que votre présence est une joie pour eux.

Ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir l’avenir ; je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix qui m’annonçait une prochaine séparation et des tristesses prochaines. Le thé achevé, Mme Fairfax prit son tricot, je m’assis sur une petite chaise près d’elle, et Adèle, agenouillée sur le tapis, se pressa contre moi ; un sentiment de mutuelle affection semblait nous avoir entourées d’un cercle de paix ; alors, dans le silence de mon âme, je priai Dieu de ne pas nous séparer trop tôt. Nous étions ainsi groupées, lorsque M. Rochester entra sans s’être fait annoncer ; il sembla satisfait en nous voyant si unies.

« Madame Fairfax, dit-il, doit être bien contente d’avoir retrouvé sa fille d’adoption, et je vois qu’Adèle est toute prête à croquer sa petite maman anglaise. »

En l’entendant ainsi parler, j’espérai presque que, même après son mariage, il pourrait peut-être nous laisser toutes ensemble, nous placer dans quelque abri protégé par lui et que sa présence viendrait de temps en temps réjouir.

Thornfield resta quinze jours dans un calme complet. On ne parlait plus du mariage de M. Rochester, et aucun préparatif ne se faisait. Presque tous les jours, je demandais à Mme Fairfax si elle avait entendu dire quelque chose de définitif ; sa réponse était toujours négative. Une fois, elle me dit avoir demandé à M. Rochester quand il amènerait sa femme au château : il ne lui avait répondu que par une plaisanterie et un regard étrange, et elle ne savait qu’en conclure.

Il y avait encore une chose qui m’étonnait beaucoup : c’est que personne de la famille Ingram ne venait au château, et que M. Rochester ne se rendait jamais à Ingram-Park. Il est vrai que Blanche ne demeurait pas dans le même pays que M. Rochester, et que pour y arriver il fallait traverser vingt milles. Mais qu’étaient vingt milles pour un amoureux passionné ? pour un cavalier aussi habile et aussi infatigable que M. Rochester, ce n’était qu’une promenade. Je commençai à me bercer de l’espérance que le mariage était brisé, que la rumeur publique s’était trompée, que l’un des partis ou tous deux avaient changé d’opinion. Ordinairement j’étudiais la figure de mon maître pour savoir s’il était irrité ou triste ; mais jamais je ne l’avais vue aussi dégagée de nuages et de mauvais sentiments qu’alors. Si, dans les instants que mon élève et moi passions avec lui, il me voyait manquer de courage et tomber dans l’abattement, il s’efforçait d’être gai ; jamais il ne m’avait fait venir si souvent en sa présence, jamais il n’avait été aussi bon pour moi : hélas ! jamais je ne l’avais tant aimé.

 

 

Chapitre 23  

Un splendide été brillait sur l’Angleterre ; un ciel pur et un soleil radieux égayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant un seul jour, et pourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de cette faveur : on eût dit que les belles journées d’Italie venaient de quitter le Midi, comme de brillants oiseaux de passage, pour s’arrêter quelque temps sur les rochers d’Albion. On avait rentré les foins ; les champs verts qui entouraient Thornfield venaient d’être fauchés ; la route poudreuse était durcie par la chaleur ; les arbres se montraient dans tout leur éclat : les teintes foncées des haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance tendre des prairies nouvellement fauchées.

Un soir, Adèle, fatiguée d’avoir ramassé des baies la moitié de la journée, s’était couchée avec le soleil ; quand je la vis endormie, je la quittai pour me rendre dans le jardin.

C’était alors l’heure la plus agréable de la journée ; la grande chaleur avait cessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines altérées et sur les montagnes desséchées ; pendant le jour, le soleil avait brillé sans nuage ; à ce moment, tout le ciel était empourpré. Les rayons du soleil couchant s’étaient concentrés sur un seul pic et brillaient avec l’éclat d’une fournaise ardente ou d’une pierre précieuse ; ces lueurs se reflétaient sur la moitié du ciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu’elles s’éloignaient de leur centre de lumière. L’orient avait aussi son charme avec son beau ciel d’un bleu foncé, et son étoile solitaire qui venait de se lever pour lui servir de modeste joyau ; la lune, encore cachée à l’horizon, devait bientôt l’éclairer de ses doux rayons.

Je me promenai quelques instants sur le pavé ; mais tout à coup une odeur légère et bien connue, celle d’un cigare, arriva jusqu’à moi : je regardai, et je m’aperçus que la fenêtre de la bibliothèque était entr’ouverte. Je savais que de là on pouvait suivre tous mes mouvements ; aussi je me dirigeai vers le verger. C’était un lieu abrité et semblable à un Éden, plein d’arbres et de fleurs ; un mur très élevé le séparait de la cour, et une avenue de hêtres de la pelouse ; à un des bouts, une barrière détruite le séparait seule des champs déserts ; une allée tortueuse, bordée de lauriers et terminée par un gigantesque marronnier d’Inde entouré d’un banc, conduisait à la barrière. Émue par la douce rosée, par le silence et l’obscurité croissante, il me sembla que j’aimerais à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu des fleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le moment était plus éclairé que le reste par les rayons de la lune naissante ; je fus arrêtée tout à coup, non pas que j’eusse aperçu ou entendu quelque chose mais je venais de sentir encore une fois la même odeur.

L’aubépine, les aurones, le jasmin, les œillets et les roses avaient cessé de répandre leur parfum : cette odeur n’était produite ni par les arbres ni par les fleurs ; je savais bien qu’elle venait du cigare de M. Rochester ; je regardai autour de moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruits mûrs, j’entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n’aperçus aucune forme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas ; cependant, comme l’odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au moment où je mettais la main sur la porte, M. Rochester entra ; je reculai dans la niche tapissée de lierre : « Il ne restera pas longtemps, pensai-je ; il retournera bientôt au château, et ainsi du moins il ne m’aura pas vue. »

Mais je m’étais trompée ; le soir lui parut aussi agréable et le vieux jardin aussi attrayant qu’à moi. Il se promenait, tantôt soulevant les branches des groseilliers à maquereau pour en contempler les fruits aussi gros que des prunes, tantôt cueillant une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs, soit pour en respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de rosée renfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en bourdonnant près de moi et alla se poser sur une plante aux pieds de M. Rochester ; il le vit et s’inclina pour le regarder.

« Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé, peut-être pourrai-je sortir sans être remarquée. »

Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée par le craquement du sable ; M. Rochester se tenait à un ou deux mètres de l’endroit devant lequel j’étais obligée de passer ; il semblait absorbé dans la contemplation de l’insecte. « Je pourrai très bien me retirer sans être vue, » me dis-je. Au moment où je passai près de son ombre, projetée sur le jardin par la lune qui n’était pas encore complètement levée, il me dit tranquillement et sans se retourner :

« Jane, venez un peu ici voir cet insecte. »

Je n’avais fait aucun bruit ; il n’avait pas d’yeux derrière le dos, son ombre m’avait donc sentie ; je tressaillis d’abord, puis je m’approchai.

« Regardez ces ailes, me dit-il ; cet animal me rappelle les insectes de l’Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de nuit aussi grand et aussi gai ; ah ! le voilà envolé. »

L’insecte partit. J’allais l’imiter, mais M. Rochester me suivit, et, au moment où j’atteignis la porte, il me dit :

« Revenez ; par une nuit si belle, il serait honteux de rester enfermée, et personne ne peut désirer dormir au moment où le soleil couchant fait place à la lune qui se lève. »

Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas où je ne puis trouver une phrase pour m’excuser, et cela arrive presque toujours dans des circonstances où un simple mot et un prétexte plausible seraient bien nécessaires pour me tirer d’un embarras pénible. Je ne désirais pas me promener à cette heure avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je ne pouvais trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement, tout en cherchant un moyen de délivrance ; mais il était lui-même si calme et si grave que j’eus honte de mon trouble : la pensée que ce que je faisais là n’était pas bien ne préoccupait que moi ; la conscience de M. Rochester semblait parfaitement calme.

« Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l’allée bordée de lauriers, nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du marronnier d’Inde, Thornfield est une résidence agréable en été, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. 

— Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés de la nature et qui vous attachez aux choses ?

— En effet, je me suis attachée à Thornfield.

— Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu que vous aviez une certaine affection pour cette petite folle d’Adèle, et même pour la simple Mme Fairfax.

— Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d’une manière différente, il est vrai.

— Et vous seriez fâchée de les quitter ?

— Oui.

— C’est malheureux ! dit-il ; puis il soupira et s’arrêta. Il en est toujours ainsi dans la vie, continua-t-il ; à peine êtes-vous installé dans un lieu agréable qu’une voix vous ordonne de vous lever et de partir, car l’heure du repos est expirée.

— Dois-je partir, monsieur ? demandai-je ; dois-je quitter Thornfield ?

— Je crois que oui, Jane ; j’en suis fâché, mais je crois qu’il le faudra. »

C’était un rude coup ; mais je ne me laissai pas abattre.

« Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l’ordre de marcher.

— Il est venu maintenant ; je suis forcé de le donner ce soir.

— Alors, vous allez vous marier, monsieur ?

— Précisément, exactement ; avec votre pénétration ordinaire, vous avez deviné juste.

— Et sera-ce bientôt, monsieur ?

— Oh ! oui, ma… c’est-à-dire mademoiselle Eyre ; vous vous rappelez bien, Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à la rumeur publique, vous avez compris que j’avais l’intention, moi, vieux célibataire, d’accepter des liens sacrés, d’entrer dans le saint état de mariage, en un mot, de presser Mlle Ingram sur mon cœur (mes deux bras y suffiront à peine ; mais, après tout, d’une si belle créature on ne saurait trop prendre) ; eh bien, comme je le disais… Mais écoutez-moi donc, Jane ; ne tournez pas la tête ; ne cherchez pas d’autres scarabées : celui que vous avez vu était quelque enfant qui venait de déserter sa demeure. Je voulais seulement vous rappeler que vous avez été la première à me dire, avec cette discrétion que je respecte en vous, cette prévoyance, cette prudence et cette humilité qui conviennent à votre position, que, dans le cas où j’épouserais Mlle Ingram, vous et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas du blâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je tâcherai de l’oublier lorsque vous serez loin d’ici, Jane ; je ne me souviendrai que de la sagesse d’un conseil que j’ai voulu suivre : il faut qu’Adèle aille en pension, et vous, mademoiselle Eyre, il faut changer de place.

— Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite dans les journaux. En attendant, je suppose… »

J’avais l’intention d’ajouter : « Je suppose que je puis rester ici jusqu’à ce que j’aie trouvé un nouvel abri. » Mais je m’arrêtai, sentant qu’il serait imprudent d’entreprendre une longue phrase, car je n’étais plus maîtresse de ma voix.

« Dans un mois environ j’espère être marié, continua M. Rochester ; dans l’intervalle je m’occuperai de vous chercher de l’occupation et un asile.

— Je vous remercie, monsieur ; je suis fâchée de vous donner…

— Oh ! pas de remerciements ; lorsqu’on a rempli ses devoirs aussi bien que vous, on a le droit de demander à celui au service duquel on a été, de faire pour vous tout ce qui est en son pouvoir. J’ai déjà entendu parler à ma future belle-mère d’une place qui, je le crois, vous conviendrait : il s’agit d’entreprendre l’éducation des cinq filles de Mme Dionysius O’Gall, de Betternut-Lodge, en Irlande ; je crois que vous aimerez l’Irlande ; on dit que les habitants y sont pleins de cœur.

— C’est bien loin, monsieur.

— Qu’importe ? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit pas regarder à faire un long voyage.

— Ce n’est pas le voyage qui m’inquiète ; mais la mer et une barrière entre…

— Entre quoi, Jane ?

— Entre l’Irlande, et l’Angleterre, et Thornfield, et…

— Eh bien !

— Et vous, monsieur ! »

Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, et involontairement aussi mes larmes se mirent à couler ; néanmoins, je ne pleurais pas assez haut pour être entendue ; je réprimai mes sanglots. La pensée de Mme O’Gall me glaçait le cœur, mais moins encore que la pensée des vagues destinées à murmurer éternellement entre moi et le maître auprès duquel je me promenais ; cependant, ce qui était plus douloureux encore pour mon âme, c’était l’idée que la richesse, le rang et l’habitude étaient venus se placer entre moi et celui que j’aimais.

« C’est bien loin, repris-je de nouveau.

— Certainement ; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous reverrai plus, Jane, c’est bien certain : car je n’irai jamais en Irlande ; je n’aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis, Jane, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils aiment à passer l’un près de l’autre le peu de temps qui leur reste ; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette séparation, pendant que les étoiles commencent leur course brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d’Inde entouré d’un banc ; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l’un à côté de l’autre »

Il me fit asseoir, et il s’approcha de moi.

« Il y a bien loin d’ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant ; mais si je ne puis rien trouver de mieux, que faire ?… Jane, m’êtes-vous attachée ? »

Je ne pus pas hasarder une réponse, mon cœur était trop plein.

« C’est que, dit-il, j’éprouve quelquefois pour vous un étrange sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme maintenant : il me semble que j’ai dans le cœur une corde invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et placée dans votre cœur ; si un bras de mer et soixante lieues de terre doivent nous séparer, j’ai peur que cette corde sympathique ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à vous, vous m’oublieriez.

— Jamais, monsieur ! vous savez… » 

Il me fut impossible de continuer.

« Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois ? écoutez ! »

En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus réprimer mes sentiments ; je fus obligée de céder, et j’éprouvai dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne fut que pour exprimer un désir impétueux de n’être jamais née ou de n’être jamais venue à Thornfield.

« Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter ? » me demanda M. Rochester.

La souffrance et l’amour avaient excité chez moi une violente émotion, qui s’efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, de régner et de parler.

« Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m’écriai-je ; j’aime Thornfield ; je l’aime, parce que, pendant quelque temps, j’y ai vécu d’une vie délicieuse ; je n’ai pas été foulée aux pieds et humiliée ; je n’ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs ; on ne m’a pas éloignée de ce qui est beau, fort et élevé ; j’ai vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit ; j’ai causé avec un esprit original, vigoureux et étendu ; je vous ai connu, monsieur Rochester ; et je suis frappée de terreur et d’angoisse en pensant qu’il faut m’éloigner de vous pour toujours ; je vois la nécessité du départ, et c’est comme si je me voyais forcée de mourir.

— Où voyez-vous la nécessité de partir ? demanda-t-il tout à coup.

— Où ? ne me l’avez-vous pas vous-même montrée, monsieur ?

— Et sous quelle forme ?

— Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble, votre fiancée.

— Ma fiancée ! Quelle fiancée ? Je n’ai pas de fiancée.

— Mais vous en aurez une.

— Oui, j’en aurai une, dit-il en serrant les dents.

— Alors, il faut que je parte ; vous l’avez dit vous-même.

— Non, il faut que vous restiez ; je le jure, et je garderai mon serment !

— Je vous dis qu’il me faut partir, répondis-je, excitée par quelque chose qui ressemblait à la passion. Croyez-vous que je puisse rester en n’étant rien pour vous ? croyez-vous que je sois une automate, une machine qui ne sent rien ? croyez-vous que je souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres et ma goutte d’eau vive jetée de ma coupe ? croyez-vous que, parce que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n’aie ni âme ni cœur ? Et si Dieu m’avait faite belle et riche, j’aurais rendu la séparation aussi rude pour vous qu’elle l’est aujourd’hui pour moi ! Ce n’est plus la convention, la coutume, ni même la chair mortelle qui vous parle ; c’est mon esprit qui s’adresse à votre esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité !

— Oui, dans notre véritable égalité, » répéta M. Rochester ; puis il ajouta, en me serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres contre les miennes : « Et, puisque nous sommes égaux, c’est ainsi que nous serons aux pieds de Dieu.

— Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non ; non, car vous êtes marié, ou du moins sur le point de l’être, et à une femme qui vous est inférieure, pour laquelle vous n’avez pas de sympathie, que vous n’aimez pas réellement, car je vous ai entendu rire d’elle ! Moi, je mépriserais une pareille union ainsi, je suis meilleure que vous. Laissez-moi partir. 

— Où, Jane ? pour l’Irlande ?

— Oui, pour l’Irlande ; je me suis rendue maîtresse de moi, maintenant je puis aller n’importe où.

— Jane, restez tranquille ; ne vous débattez pas comme un oiseau sauvage pris au piège et qui arracherait ses plumes dans son désespoir.

— Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m’enveloppe ; je suis libre ; j’ai une volonté indépendante, et je m’en sers pour vous quitter. »

Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout devant lui.

« Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il ; je vous offre ma main, mon cœur et la moitié de ce que je possède.

— Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire.

— Je vous demande de passer votre vie près de moi, d’être une partie de moi et ma meilleure compagne sur la terre.

— Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir.

— Jane, calmez-vous ; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais rester quelques instants tranquille. »

Le vent siffla dans l’allée et vint trembler entre les branches du marronnier, puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol était le seul bruit qu’on entendît à cette heure ; en l’écoutant, je me remis à pleurer.

M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une sérieuse douceur ; il demeura muet quelque temps ; enfin il me dit :

« Venez à côté de moi, Jane ; tâchons de nous expliquer et de nous comprendre.

— Je ne reviendrai jamais près de vous ; j’ai pu m’échapper et je ne reviendrai pas.

— Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme ; c’est vous seule que je veux épouser. »

Je demeurai silencieuse ; je croyais qu’il se moquait de moi.

« Venez, Jane, venez ici.

— Votre fiancée est entre nous. »

Il se leva et m’atteignit.

« Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui ; ma fiancée est ici, parce qu’ici est mon égale et ma semblable. Jane, voulez-vous m’épouser ? »

Je ne lui répondis pas et je m’efforçai de nouveau de lui échapper, car je n’avais pas foi en lui.

« Vous doutez de moi, Jane ? 

— Entièrement.

— Vous n’avez pas foi en moi ?

— Pas le moins du monde.

— Suis-je un menteur à vos yeux ? demanda-t-il avec passion ; petite incrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l’amour pour Mlle Ingram ? non, et vous le savez. A-t-elle de l’amour pour moi ? non ; j’en ai la preuve. J’ai répandu le bruit que ma fortune n’était pas le tiers de ce qu’on la supposait, et je me suis arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu’à elle ; ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat de mes efforts : elle et sa mère m’ont reçu très froidement ; je ne veux pas, je ne puis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature étrange, qui n’êtes presque pas de la terre, je vous aime comme ma chair ; vous, pauvre, petite, obscure et laide, je vous supplie de m’accepter comme mari.

— Moi ! m’écriai-je ; car, en voyant son sérieux et en entendant son impertinence, je commençais à croire à sa sincérité ; moi qui n’ai point d’amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous êtes mon ami, moi qui ne possède rien que ce que vous m’avez donné ?

— Vous, Jane ; il faut que vous soyez tout entière à moi ; le voulez-vous ? répondez vite.

— Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez-moi regarder votre visage.

— Pourquoi ?

— Parce que je veux y lire votre pensée ; tournez-vous !

— Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page souillée et déchirée ; lisez ; mais dépêchez-vous, car je souffre. »

Sa figure était gonflée et agitée ; ses traits étaient contractés et ses yeux animés d’un brillant regard.

« Oh ! Jane, s’écria-t-il, vous me torturez avec votre regard scrutateur, bien qu’il soit généreux et droit ; vous me torturez !

— Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est véritable ? vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que des sentiments de reconnaissance et de dévouement ; qu’y a-t-il de douloureux là dedans ?

— De la reconnaissance ! » s’écria-t-il ; et il ajouta d’un ton irrité : « Jane, acceptez-moi vite ; appelez-moi par mon nom ; dites : Édouard, je veux bien vous épouser.

— Parlez-vous sérieusement ? m’aimez-vous véritablement et désirez-vous sincèrement que je sois votre femme ? 

— Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh bien, je le jure !

— Alors, monsieur, je vous épouserai.

— Appelez-moi Édouard, ma petite femme.

— Cher Édouard !

— Venez à moi ; venez tout entière à moi, » dit-il ; puis il ajouta tout bas, me parlant à l’oreille, pendant que sa joue touchait la mienne : « Faites mon bonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me pardonne, ajouta-t-il au bout de peu de temps, et que les hommes ne viennent pas se mêler de tout ceci ; je l’ai et je la garderai.

— Les hommes n’auront pas besoin de s’en mêler, monsieur ; je n’ai pas de parents qui puissent s’opposer à vos projets.

— Et c’est ce qu’il y a de mieux, » dit-il.

Si je l’avais moins aimé, j’aurais remarqué dans son regard et dans sa voix une sauvage exaltation. Mais, assise près de lui, sortie de ce douloureux rêve de la séparation, appelée à une heureuse union, je ne pouvais penser qu’au bonheur qui venait de m’être si libéralement donné ; bien des fois il me demanda : « Êtes-vous heureuse, Jane ? » et bien des fois je lui répondis : « Oui ; » puis il murmurait tout bas :

« Oui, nous nous aimerons. Je l’ai trouvée sans ami, sans joie et le cœur glacé ; je la garderai près de moi pour la caresser et la consoler ; n’y a-t-il pas de l’amour dans mon cœur et de la constance dans mes résolutions ? Et cela seul pourra racheter tout le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais que mon Créateur m’approuve ; peu m’importent les jugements du monde ; quant à l’opinion des hommes, je la défie ! »

La nuit venait de tomber ; la lune n’était pas encore levée, et nous étions tous deux dans l’obscurité ; quelque près que je fusse de mon maître, j’avais peine à voir son visage ; le vent murmurait dans l’allée des lauriers, sifflait entre les branches du marronnier et envoyait son souffle jusqu’à nous.

« Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer ; je serais resté avec toi jusqu’au matin, Jane.

— Moi aussi, » pensai-je ; et je l’aurais peut-être dit, si un éclair ne fût venu déchirer la portion du ciel que je regardais ; l’éclair fut suivi d’un craquement et d’un violent coup de tonnerre qui me sembla avoir éclaté tout près de nous. Je ne songeais qu’à cacher mes yeux éblouis contre l’épaule de M. Rochester ; la pluie tombait à flots ; nous traversâmes rapidement l’allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison ; mais, lorsque nous atteignîmes le perron, l’eau ruisselait sur nos vêtements. M. Rochester me retirait mon châle et secouait l’eau qui coulait de mes cheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de sa chambre ; ni moi ni M. Rochester ne l’aperçûmes au premier moment ; la lampe était allumée ; l’horloge marquait minuit.

« Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenant bonsoir ; bonsoir ma bien-aimée ! »

Il m’embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu’en le quittant je regardai autour de moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée ; je me contentai de sourire et de gagner l’escalier. « Tout s’expliquera bientôt, » pensai-je. Cependant, lorsque je fus arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu’un seul moment même elle avait pu se méprendre sur ce qu’elle avait vu ; mais, au bout de peu de temps, la joie effaça tout autre sentiment ; malgré le vent qui soufflait avec violence, le tonnerre qui retentissait avec force tout près de moi, les éclairs qui scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendant deux heures, tomba avec la violence d’une cataracte, je n’éprouvai aucun effroi, et peu de cette crainte respectueuse qu’éveillait ordinairement chez moi la vue d’un orage. Trois fois M. Rochester vint frapper à ma porte pour voir si j’étais tranquille ; c’était assez pour me rendre forte et calme contre tout.

Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle accourut dans ma chambre pour me dire que le grand marronnier au bout du verger avait été frappé par le tonnerre et à moitié détruit.

 

 

Chapitre 24  

Tout en m’habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de la veille, et je me demandai si ce n’était point un rêve ; je n’en fus bien convaincue que lorsque, ayant revu M. Rochester, je l’entendis me répéter ses promesses et me reparler de son amour.

En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m’aperçus que je n’étais plus laide ; mon visage était plein de vie et d’espérance, mes yeux semblaient avoir contemplé une fontaine de joie et emprunté l’éclat à ses ondes transparentes. Souvent je m’étais efforcée de ne pas regarder mon maître, craignant que ma figure ne lui déplût : aujourd’hui je pouvais lever mon regard jusqu’à lui sans avoir peur de refroidir son amour par l’expression de mon visage. Je mis une robe d’été, légère et d’une couleur claire ; il me sembla que jamais vêtement ne m’avait mieux parée, parce que jamais aucun n’avait été porté avec tant de joie.

Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de voir qu’une belle matinée de juin avait succédé à l’orage de la veille, et de sentir, à travers la porte ouverte, le souffle d’une brise fraîche et parfumée ; la nature devait avoir quelque chose de joyeux ; j’étais si heureuse ! Une pauvre femme et un petit enfant pâle et en haillons s’arrêtèrent devant la porte ; je courus vers eux pour leur donner tout l’argent que j’avais dans ma bourse, trois ou quatre schellings ; bons ou mauvais, je voulais les voir heureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les oiseaux chantaient ; mais rien n’était aussi joyeux ni aussi musical que mon cœur !

Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me dit gravement :

« Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner ? »

Pendant le repas, elle fut calme et froide ; mais je ne pouvais pas la détromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien expliquer tout ceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de remonter dans ma chambre ; je rencontrai Adèle qui sortait de la salle d’étude.

« Où allez-vous ? lui demandai-je, c’est l’heure du travail.

— M. Rochester m’a dit d’aller dans la chambre des enfants.

— Où est-il ?

— Là, » me répondit-elle, en indiquant la pièce qu’elle venait de quitter.

J’entrai et je l’y trouvai en effet.

« Venez me dire bonjour, » me cria-t-il.

J’avançai joyeusement. Cette fois ce n’était pas un simple mot ou une poignée de main qui m’attendait, mais un baiser ; je le trouvai tout naturel, et il me sembla doux d’être ainsi aimée et caressée par lui.

« Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui, vraiment jolie. Est-ce là la pâle petite fée que je connaissais ? Quelle joyeuse figure, quelles joues fraîches et quelles lèvres roses ! comme ces cheveux et ces yeux sont d’un brun brillant ! »

J’avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise : il paraît qu’ils avaient changé de couleur pour lui.

« Oui, monsieur, c’est Jane Eyre.

— Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il ; dans quatre semaines, Jane, pas un jour de plus, entendez-vous ? »

Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j’étais tout étourdie ; en entendant parler M. Rochester, je n’éprouvai pas une joie intime, je ressentis comme un choc violent ; je fus étonnée, presque effrayée.

« Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane, pourquoi ?

— Parce que vous m’avez appelée Jane Rochester, et cela me semble étrange.

— Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester.

— Cela ne se pourra pas, monsieur ; le nom de Jane Rochester sonne étrangement ; les hommes ne jouissent jamais d’un bonheur complet sur la terre ; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux que les autres jeunes filles dans ma position ; me figurer un tel bonheur, c’est croire à un conte de fée.

— Eh bien, celui-là, j’en ferai une réalité ; je commencerai dès demain. Ce matin, j’ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu’il m’envoyât certains bijoux qu’il a en sa possession ; ils ont toujours appartenu aux dames de Thornfield ; dans un jour ou deux, j’espère pouvoir les remettre entre vos mains : car je veux vous entourer des mêmes soins et des mêmes attentions que si vous étiez la fille d’un lord.

— Oh ! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n’aime pas à en entendre parler ; des bijoux pour Jane Eyre ! Cela aussi me semble étrange et peu naturel ; je préférerais n’en point avoir.

— Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre cou et placer le cercle d’or sur votre front : car sur ce front du moins la nature a posé son cachet de noblesse. Je veux attacher des bracelets sur ces poignets délicats, et charger d’anneaux ces doigts de fée.

— Non, non, monsieur, pensez à autre chose ; ne me parlez pas de cela, et surtout de cette manière ; ne vous adressez pas à moi comme si j’étais belle ; je suis une institutrice laide et semblable à une quakeresse.

— Vous êtes belle à mes yeux ; vous avez la beauté que j’aime, vous êtes délicate et aérienne.

— Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous raillez ; pour l’amour de Dieu, ne soyez pas ironique.

— Je forcerai le monde à vous déclarer belle, » ajouta-t-il.

Mon embarras croissait à l’entendre parler ainsi ; il me semblait qu’il voulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi-même.

« Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je mettrai des roses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien-aimée d’un voile sans prix.

— Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur ; je ne serai plus votre Jane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai recouvert de plumes d’emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de vous voir habillé en acteur que moi revêtue d’une robe de cour ; et pourtant je ne vous trouve pas beau, bien que je vous aime tendrement, trop tendrement pour vous flatter ; ainsi donc ne me flattez pas non plus. »

Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière.

« Aujourd’hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à Millcote pour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous ai dit que nous serions mariés dans quatre semaines ; le mariage aura lieu tranquillement dans la chapelle du château ; ensuite nous partirons pour la ville. Après un court séjour j’emmènerai mon trésor dans des régions plus rapprochées du soleil que l’Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d’Italie ; elle verra tout ce qui est fameux dans l’histoire ancienne et dans les temps modernes ; elle goûtera à l’existence des villes ; elle apprendra sa valeur par une juste comparaison avec les autres femmes.

— Je voyagerai, monsieur, et avec vous ?

— Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Vienne ; tous les pays que j’ai parcourus seront traversés par vous ; partout où mon éperon a frappé, vous poserez votre pied de sylphide. Il y a dix ans, j’ai parcouru l’Europe à moitié fou de dégoût, de haine, de rage, et un peu semblable à ceux qui m’accompagnaient ; cette fois, guéri et purifié, je la visiterai avec l’ange qui est mon soutien. »

Je souris en l’entendant parler ainsi.

« Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n’en serai pas un tant que je vivrai ; je ne serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre à trouver rien de céleste en moi ; vous seriez aussi trompé que moi si je voulais trouver quelque chose de divin en vous.

— Que vous attendez-vous à trouver chez moi ?

— Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant, mais cela durera peu ; ensuite vous deviendrez froid, capricieux, sombre, et j’aurai beaucoup de peine à vous plaire ; puis, quand vous serez habitué à moi, vous m’aimerez de nouveau, je ne dis pas d’amour, mais d’affection. Je pense que votre amour s’éteindra au bout de six mois ou même de moins ; j’ai vu dans les livres écrits par les hommes que c’était le temps le plus long accordé à l’ardeur d’un mari ; mais je pense après tout que, comme amie et comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisante aux yeux de mon cher maître.

— Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore ! moi je sais que je vous aimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce n’est pas seulement de l’affection, mais de l’amour, et un amour véritable, fervent et sûr.

— Vous êtes capricieux.

— Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis pire que le diable, quand je découvre qu’elles n’ont ni âme ni cœur, quand je les vois basses, triviales, peut-être imbéciles, dures et méchantes ; mais pour un œil pur, une langue éloquente, une âme de feu, un caractère qui peut se plier sans se briser, à la fois souple et fort, maniable et résistant, je suis toujours fidèle et aimant.

— Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur ? avez-vous jamais aimé une telle femme ?

— Je l’aime maintenant.

— Quant à moi, je n’atteindrai jamais à cet idéal, même sur un seul point.

— Je n’ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent, Jane ; vous me plaisez et vous me dominez ; vous semblez vous soumettre, et j’aime votre manière de plier. Quand je retourne sous mes doigts un écheveau de soie, je sens dans mes bras un tressaillement qui continue jusque dans mon cœur ; eh bien, de même je me sens gagné par vous, et votre influence est plus douce que je ne puis le dire ; cette défaite me donne plus de joie que n’importe quel triomphe ! Pourquoi souriez-vous, Jane ? que signifie cet air inexplicable ?

— Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était involontaire), je pensais à Hercule et à Samson, près de celles qui les avaient charmés.

— Et vous, petite fée, vous étiez…

— Silence, monsieur ! Il n’y a pas plus de sagesse dans vos paroles que de raison dans les actes de ceux dont je vous parlais tout à l’heure ; mais il est probable que, s’ils avaient été mariés, la sévérité du mari aurait expié la douceur de l’amant, et c’est ce que je crains en vous ; je voudrais savoir ce que vous me répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu’il ne vous plaira pas de m’accorder.

— Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose ; je désire être prié.

— Je le veux bien, monsieur ; ma pétition est toute prête.

— Parlez ; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de cette manière, je me verrai forcé de vous promettre d’avance, ce qui serait une folie à moi.

— Pas du tout, monsieur ; voici simplement ce que je voulais vous demander : n’envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas une couronne de roses ; autant vaudrait entourer d’une dentelle d’or ce grossier mouchoir de poche que vous tenez à la main.

— C’est-à-dire qu’autant vaudrait dorer l’or le plus pur, je le sais ; aussi serez-vous satisfaite, pour le moment du moins ; je vais écrire à mon banquier. Mais vous ne m’avez encore rien demandé ; priez-moi de vous donner quelque chose.

— Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur un point. »

Il se troubla.

« Comment, comment ? dit-il vivement ; la curiosité est dangereuse ; heureusement je n’ai pas juré de vous répondre.

— Il n’y a aucun danger à me répondre, monsieur.

— Parlez donc, Jane ; mais plutôt que cette simple question, à laquelle est peut-être lié un secret, je préférerais que vous m’eussiez demandé la moitié de ce que je possède.

— Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos richesses ? me prenez-vous pour un usurier juif, désirant s’approprier des terres ? J’aimerais bien mieux avoir votre confiance ; vous me donnerez bien votre confiance, n’est-ce pas, puisque vous me donnez votre amour ?

— Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes secrets qui sont dignes de vous ; mais pour l’amour de Dieu, ne demandez pas un fardeau inutile ; ne tendez pas vos lèvres vers une coupe empoisonnée, et ne me soumettez pas à un examen trop dur.

— Pourquoi pas, monsieur ? vous venez de me dire que vous aimiez à être vaincu, et qu’il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne pensez-vous pas que je ferais bien de vous arracher une confession, de prier, de supplier, de pleurer même, si c’est nécessaire, rien que pour essayer mon pouvoir ?

— Je vous défie dans un tel essai ; cherchez à deviner, et le jeu cessera aussitôt.

— Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre regard est sombre ! vos paupières sont devenues aussi épaisses que mon doigt, et votre front ressemble à celui d’un Jupiter tonnant. C’est là l’air que vous aurez lorsque vous serez marié, monsieur, je suppose ?

— Et vous, reprit M. Rochester si c’est là l’air que vous aurez lorsque vous serez mariée, il faudra bien vite rompre : car en ma qualité de chrétien, je ne puis pas vivre avec un lutin. Mais que vouliez-vous me demander, petite créature ? dépêchez-vous.

— Voyez, vous n’êtes même plus poli. Du reste, j’aime mieux la rudesse que la flatterie ; j’aime mieux être une petite créature qu’un ange. Voici ce que j’avais à vous demander : pourquoi avez-vous pris tant de peine à me persuader que vous vouliez épouser Mlle Ingram ?

— Est-ce tout ? Dieu soit loué ! » Son front se dérida ; il me regarda en souriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme s’il venait d’éviter un danger. « Je puis vous faire ma confession, Jane, dit-il, bien que je risque un peu de vous indigner, et je sais tout ce qu’il y a de flamme en vous lorsque vous êtes irritée ; vous étiez pleine d’ardeur, hier soir, quand vous vous révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez mon égale : car c’est vous, Jane, qui l’avez dit !

— Sans doute ; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la question que je vous ai faite sur Mlle Ingram.

— Eh bien ! j’ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi follement amoureuse de moi que je l’étais de vous ; je savais que le meilleur moyen d’arriver à mon but était d’exciter votre jalousie.

— Très bien ; comme cela vous rapetisse ! vous n’êtes pas plus grand que le bout de mon petit doigt. C’était une honte et un scandale d’agir ainsi ; les sentiments de Mlle Ingram n’étaient donc rien à vos yeux ?

— Tous ses sentiments se réduisent à un seul : l’orgueil ; il est bon qu’elle soit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane ?

— Peu importe, monsieur ; il n’est point intéressant pour vous de le savoir. Répondez-moi encore une fois franchement : croyez-vous que Mlle Ingram ne souffrira pas de votre galanterie déloyale ? Ne se sentira-t-elle pas bien abandonnée ?

— C’est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que c’était elle qui m’avait abandonné ; la pensée que je n’étais pas riche a refroidi ou plutôt a éteint sa flamme en un moment.

— Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester ; je crains que vos principes ne soient quelquefois bizarres.

— Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et ils ont bien pu s’égarer souvent.

— Eh bien ! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand bonheur que vous me proposez, sans crainte de voir une autre souffrir les douleurs amères que j’endurais il y a quelque temps.

— Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant ; personne au monde n’a pour moi un amour pur comme le vôtre ; la croyance à votre affection, Jane, est un baume bien doux pour mon âme. »

Je pressai mes lèvres contre la main qu’il avait laissée sur mon épaule. Je l’aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l’avouer, plus que ne peuvent l’exprimer des mots.

« Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il ; c’est mon bonheur d’être prié et de céder.

— J’avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos intentions à Mme Fairfax, monsieur, dis-je ; elle m’a vue hier soir dans la grande salle avec vous, et elle a été étonnée ; donnez-lui quelques explications avant que je la revoie : cela me fait de la peine d’être mal jugée par une femme aussi excellente.

— Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me répondit-il ; je voudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant que vous vous habillerez, je vais éclairer l’intelligence de la vieille dame. Vous croit-elle perdue, parce que vous m’avez donné votre amour ?

— Elle pense que j’ai oublié ma place, et vous la vôtre, monsieur.

— Votre place est dans mon cœur ; et malheur à ceux qui voudraient vous insulter, maintenant ou plus tard ! Allez-vous habiller. »

Ce fut bientôt fait, et lorsque j’entendis M. Rochester quitter la chambre de Mme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame était à lire sa Bible comme tous les matins ; elle avait posé ses lunettes sur le livre ; pour le moment, elle semblait avoir oublié l’occupation suspendue par l’entrée de M. Rochester ; ses yeux, fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d’un esprit tranquille qui vient d’apprendre une nouvelle extraordinaire. En me voyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura quelques mots de félicitation ; mais le sourire expira sur ses lèvres et la phrase fut laissée inachevée ; elle mit ses lunettes, ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la table.

« Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais ce que je dois vous dire. Certainement je n’ai pas rêvé… Quelquefois, lorsque je suis assise seule, je m’endors et je me figure des choses qui ne sont jamais arrivées ; bien souvent j’ai cru voir mon mari, qui est mort il y a quinze ans, s’asseoir à côté de moi, et je l’ai même entendu m’appeler Alice, comme il avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si M. Rochester vous a vraiment demandé de l’épouser ? Ne vous moquez pas de moi ; mais il me semble bien qu’il est entré ici, il y a cinq minutes, pour me dire que dans un mois vous seriez sa femme.

— Il m’a dit la même chose, répondis-je.

— Vraiment ! Et croyez-vous ce qu’il vous a dit ? Avez-vous accepté ?

— Oui. »

Elle me regarda avec étonnement.

« Je ne l’aurais jamais cru. C’est un homme orgueilleux, tous les Rochester l’étaient ; son père aimait l’argent, et lui-même a toujours passé pour économe. Il a l’intention de vous épouser ?

— Il me l’a dit. »

Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu’elle ne trouvait en moi aucun charme assez puissant pour résoudre l’énigme.

« Je ne comprends pas cela, continua-t-elle ; mais sans doute c’est vrai, puisque vous le dites. Comment tout cela s’expliquera-t-il ? je ne le sais pas. On conseille souvent l’égalité de fortune et de position ; puis il y a vingt ans de différence entre vous, il pourrait presque être votre père.

— Non, en vérité, madame Fairfax, m’écriai-je ; il n’a pas l’air de mon père le moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble ne pourront pas le supposer un instant ; M. Rochester semble aussi jeune et est aussi jeune que certains hommes de vingt-cinq ans.

— Et c’est vraiment par amour qu’il veut vous épouser ? » me demanda-t-elle.

Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux se remplirent de larmes.

« Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve ; mais vous êtes si jeune et vous connaissez si peu les hommes ! je voudrais vous mettre sur vos gardes. Il y a un vieux dicton qui dit que tout ce qui brille n’est pas or, et je crains qu’il n’y ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi ne pouvons deviner.

— Comment ! suis-je donc un monstre ? m’écriai-je. Est-il impossible que M. Rochester ait une affection sincère pour moi ?

— Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque temps ; je crois que M. Rochester vous aime ; j’ai toujours remarqué que vous étiez sa favorite ; souvent j’ai souffert pour vous de cette préférence si marquée, et j’aurais désiré pouvoir vous mettre sur vos gardes : mais j’hésitais à placer sous vos yeux même la possibilité du mal. Je savais qu’une semblable pensée vous choquerait, vous offenserait peut-être ; je vous savais profondément modeste et sensible ; je pensais qu’on pouvait vous livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j’ai souffert la nuit dernière, lorsqu’après vous avoir cherchée dans toute la maison, je n’ai pas pu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit…

— Eh bien ! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec impatience. Il suffit que tout se soit bien passé.

— Et j’espère que tout ira bien jusqu’à la fin, dit-elle. Mais, croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions ; gardez M. Rochester à distance ; défiez-vous de vous-même autant que de lui ; des hommes dans sa position n’ont pas l’habitude d’épouser leurs institutrices. »

L’impatience me gagnait ; heureusement Adèle entra en courant :

« Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s’écria-t-elle ; M. Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place dans la voiture neuve ; demandez-lui de me laisser aller, mademoiselle.

— Certainement, Adèle. »

Et je me hâtai de sortir, heureuse d’échapper à une si rude conseillère. La voiture était prête, on l’amenait devant la maison ; mon maître s’avançait vers elle, et Pilote l’accompagnait.

« Adèle peut venir avec nous, n’est-ce pas, monsieur ? demandai-je.

— Je lui ai dit que non ; je ne veux pas avoir de marmot ; je désire être seul avec vous.

— Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie ; cela vaudra mieux.

— Non, ce serait une entrave. »

Son regard et sa voix étaient absolus : les avertissements et les doutes de Mme Fairfax m’avaient glacée ; je n’avais plus aucune certitude dans mes espérances ; je ne cherchais plus à exercer mon pouvoir sur M. Rochester. J’allais obéir machinalement et sans dire un mot de plus ; mais, en m’aidant à monter dans la voiture, il me regarda.

« Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il ; toute la joie est disparue de votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne ? et cela vous contrariera-t-il si je la laisse ici ?

— Je préférerais qu’elle vînt, monsieur. 

— Eh bien ! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite que l’éclair, » cria-t-il à Adèle.

Elle lui obéit avec promptitude.

« Après tout, qu’importe une petite contrainte d’une matinée ? dit-il ; bientôt je vous demanderai vos conversations, vos pensées, et votre société pour toujours. »

Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m’embrasser pour m’exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée dans un coin à côté de M. Rochester. Elle jeta un coup d’œil de mon côté ; un voisin si sombre la gênait ; elle n’osait lui faire part d’aucune de ses observations, ni lui rien demander.

« Laissez-la venir près de moi, m’écriai-je ; elle vous gênera peut-être, monsieur ; il y a bien assez de place de ce côté. »

Il me la passa, comme il eût fait d’un petit chien.

« Je l’enverrai prochainement en pension, » me dit-il en souriant.

Adèle l’entendit et lui demanda si elle irait en pension sans mademoiselle.

« Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l’emmènerai avec moi dans la lune ; là, je chercherai une caverne dans une vallée entourée de montagnes volcaniques, et elle y demeurera avec moi, avec moi seul.

— Elle n’aura rien à manger ; vous la ferez mourir de faim, fit observer Adèle.

— J’irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son dîner ; dans la lune, les plaines et les collines en sont remplies, Adèle.

— Elle aura froid ; comment fera-t-elle du feu ?

— Dans la lune, le feu sort des montagnes ; quand elle aura froid, je la porterai sur le sommet d’un volcan et je l’assoirai sur le bord du cratère.

— Oh ! qu’elle y sera mal et peu confortablement ! Ses vêtements s’useront ; comment lui en donnerez-vous de nouveaux ? »

M. Rochester fit semblant d’être embarrassé.

« Hem ! dit-il, que feriez-vous, Adèle ? Creusez-vous la tête pour trouver un expédient. Que pensez-vous d’un nuage bleu ou rose pour une robe, et ne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un morceau d’arc-en-ciel ?

— Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi ; d’ailleurs, elle se fatiguerait de vivre toute seule avec vous dans la lune. À la place de mademoiselle, je ne consentirais jamais à aller avec vous. 

— Elle y a consenti ; elle me l’a promis.

— Mais vous ne pourrez pas l’emmener là-haut, il n’y a pas de chemin pour aller dans la lune ; il n’y a que l’air, et ni elle ni vous ne savez voler.

— Adèle, regardez ce champ. »

Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions légèrement sur la belle route de Millcote ; la poussière avait été abattue par l’orage ; les baies vives et les grands arbres, rafraîchis par la pluie, verdissaient de chaque côté.

« Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit M. Rochester, je me promenais dans ce champ, le soir du jour où vous m’aviez aidé à faire du foin dans les prairies du verger. Comme j’étais fatigué d’avoir ramassé de l’herbe, je m’assis sur les marches que vous voyez là ; je pris un crayon et un petit cahier, puis je me mis à écrire un malheur qui m’était arrivé il y a longtemps, et à désirer des jours meilleurs. J’écrivais rapidement, malgré l’obscurité croissante, quand je vis quelque chose s’avancer dans le sentier et s’arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux, et j’aperçus une petite créature, portant sur la tête un voile fait avec les fils de la vierge. Je lui fis signe d’approcher ; elle fut bientôt tout près de moi ; je ne lui parlai pas, et elle ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les siens. Voici le résultat de notre entretien muet.

« C’était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour but de me rendre heureux ; je devais quitter le monde et me retirer avec elle dans un lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et avec sa tête elle m’indiquait le croissant argenté qui se levait au-dessus des montagnes ; elle m’apprit que là-haut il y avait des cavernes d’albâtre et des vallées d’argent où nous pourrions demeurer. Je lui dis que j’aimerais bien à y aller, mais je lui fis remarquer que je n’avais pas d’ailes pour voler. « Oh ! répondit la fée, peu importe ; voilà un talisman qui lèvera toutes les difficultés. » Et elle me montra un bel anneau d’or. « Mettez-le, me dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche, et je serai à vous et vous serez à moi ; nous quitterons la terre ensemble, et nous ferons notre ciel là-haut. » Et elle indiqua de nouveau la lune. Adèle, l’anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce d’or ; mais bientôt je lui rendrai sa véritable forme.

— Mais qu’est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire ? Peu m’importe la fée ; vous m’avez dit que vous vouliez emmener mademoiselle dans la lune.

— Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement. 

Je dis alors à Adèle de ne point s’inquiéter de ces plaisanteries. Elle, de son côté, fit provision d’esprit et déclara avec son scepticisme français que M. Rochester était un vrai menteur, qu’elle ne faisait aucune attention à ses contes de fées ; que, du reste, il n’y avait pas de fées, et que, quand même il y en aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui donner un anneau et lui offrir d’aller vivre dans la lune.

L’heure qu’on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi. M. Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et voulut me faire choisir une demi-douzaine de robes ; je n’en avais nullement envie, et lui demandai de remettre tout cela à plus tard : mais non, il fallut bien obéir. Tout ce que purent faire mes supplications fut de réduire à deux robes seulement les six que voulait me donner M. Rochester ; mais il jura que ces deux-là seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux se promener sur les étoffes claires ; enfin il se décida pour une soie d’une riche couleur d’améthyste et pour un satin rose. Je recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu’autant vaudrait m’acheter une robe d’or et un chapeau d’argent ; que certainement je ne porterais jamais les étoffes qu’il avait choisies. Après bien des difficultés, car il était inflexible comme la pierre, il se décida à prendre une robe de satin noir et une autre de soie gris perle : « Cela ira pour maintenant, » dit-il ; mais il ajouta qu’un jour à venir, il voulait me voir briller comme un parterre.

Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de soieries et de la boutique du bijoutier. Plus M. Rochester me donnait, plus mes joues devenaient brûlantes et plus j’étais saisie d’ennui et de dégoût. Lorsque, fiévreuse et fatiguée, je m’assis de nouveau dans la voiture, je me rappelai que les derniers événements tristes et joyeux m’avaient complètement fait oublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que son intention de m’adopter et de me léguer ses biens. « Ce serait un soulagement pour moi d’avoir quelque chose qui m’appartînt, me disais-je ; je ne puis pas supporter d’être habillée comme une poupée par M. Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous les jours autour de moi une pluie d’or. Dès que je serai rentrée, j’écrirai à Madère, à mon oncle John, et je lui dirai avec qui je vais me marier ; si je savais qu’un jour je pourrais augmenter la fortune de M. Rochester, je supporterais plus facilement les dépenses qu’il fait maintenant pour moi. » Un peu soulagée par ce projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encore une fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait toujours, bien que je détournasse sans cesse les yeux de son visage ; il sourit, et il me sembla que ce sourire était celui qu’un sultan accorderait dans un jour d’amour et de bonheur à une esclave enrichie par son or et ses bijoux. Je repoussai sa main qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai toute rouge de ses étreintes passionnées.

« Vous n’avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous continuez, je ne porterai plus jusqu’au dernier moment que ma vieille robe de Lowood, et je me marierai avec cette robe de guingan lilas ; vous pourrez vous faire un habit de noce avec la soie gris perle et une collection de gilets avec le satin noir. »

Il me caressa et frotta ses mains.

« Oh ! quel bonheur de la voir et de l’entendre ! s’écria-t-il ; comme elle est originale et piquante ! je ne changerais pas cette petite Anglaise contre tout le sérail du Grand Turc, contre les yeux de gazelles et les tailles de houris. »

Cette allusion orientale me déplut.

« Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je ; si ces choses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les bazars de Stamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent que vous ne savez comment employer ici.

— Et que ferez-vous, Jane, pendant que j’achèterai toutes ces livres de chair et toute cette collection d’yeux noirs ?

— Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la liberté aux esclaves, ceux de votre harem y compris ; je m’y introduirai et j’exciterai la révolte ; et vous, pacha, en un instant vous serez enchaîné, et je ne briserai vos liens que lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui ait jamais été imposée à un despote.

— Je consentirai bien à être à votre merci, Jane.

— Oh ! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si vos yeux avaient la même expression que maintenant ; en voyant votre regard, je serais certaine que vous ne signez la charte que parce que vous y êtes forcé, et que votre premier acte serait de la violer.

— Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc ? Je crains qu’outre le mariage à l’autel, vous ne me forciez à accepter toutes les cérémonies d’un mariage du monde. Je vois que vous ferez vos conditions : quelles seront-elles ?

— Je ne vous demande qu’un esprit facile, monsieur, et qui sache se dégager des obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit de Céline Varens, des diamants et des cachemires que vous lui avez donnés ? Je ne veux pas être une autre Céline Varens ; je continuerai à être la gouvernante d’Adèle ; je gagnerai ainsi ma nourriture, mon logement et trente livres par an ; je subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette, et vous ne me donnerez rien, si ce n’est…

— Si ce n’est quoi ?

— Votre affection ; et si je vous donne la mienne en retour, nous serons quittes.

— Eh bien, dit-il, vous n’avez pas votre égale en froide impudence et en orgueil sauvage ! Mais voilà que nous approchons de Thornfield. Vous plaira-t-il de dîner avec moi ? me demanda-t-il, lorsque nous franchîmes les portes du parc.

— Non, monsieur, je vous remercie.

— Et pourrai-je connaître la raison de votre refus ?

— Je n’ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune raison pour le faire jusqu’à…

— Jusqu’à quand ? vous aimez les moitiés de phrase.

— Jusqu’à ce que je ne puisse pas faire autrement.

— Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez de m’avoir comme compagnon de vos repas ?

— Je n’ai jamais pensé cela, monsieur ; mais je désire continuer mes anciennes habitudes pendant un mois encore.

— Vous voulez renoncer d’un seul coup à votre esclavage.

— Je vous demande pardon, monsieur ; je continuerai comme autrefois. Je resterai loin de vous tout le jour, comme je l’ai fait jusqu’ici ; vous pourrez m’envoyer chercher le soir quand vous désirerez me voir, et alors je viendrai, mais à aucun autre moment.

— Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour m’aider à supporter tout cela, pour me donner une contenance, comme dirait Adèle ; malheureusement je n’ai ni ma boîte à cigares ni ma tabatière. Écoutez ; c’est maintenant votre tour, petit tyran, mais ce sera bientôt le mien, et quand je me serai emparé de vous, je vous attacherai (au figuré) à une chaîne comme celle-ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre ; oui, chère enfant, je vous porterai bien près de mon cœur, de peur de perdre mon plus précieux bijou. »

Il dit cela en m’aidant à descendre de la voiture, et, pendant qu’il prenait Adèle, j’entrai dans la maison et je me hâtai de monter l’escalier.

Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé une occupation, car j’étais décidée à ne pas passer ce long tête-à-tête en conversation ; je me rappelais sa belle voix et je savais qu’il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je ne chantais pas bien, et, ainsi qu’il l’avait lui-même déclaré, je n’étais pas bonne musicienne ; mais je me plaisais beaucoup à entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa bannière d’étoiles, que j’ouvris le piano et que je le priai pour l’amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu’il était capricieux et qu’il préférerait chanter une autre fois ; mais je lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me demanda si sa voix me plaisait.

« Beaucoup, » répondis-je.

Je n’aimais pas à flatter sa vanité ; mais cette fois je désirais l’exciter pour arriver plus vite à mon but.

« Alors, Jane, il faut jouer l’accompagnement.

— Très bien, monsieur ; je vais essayer.

J’essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et appelée petite maladroite ; il me poussa de côté sans cérémonie : c’était justement ce que je désirais. Il prit ma place et s’accompagna lui-même ; car il jouait aussi bien qu’il chantait. Il me relégua dans l’embrasure de la fenêtre, et, pendant que je regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles suivantes, sur un air suave et doux :

 

« L’amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un cœur répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de mes veines.

« Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma tristesse : tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang dans mes veines.

« Je m’étais dit qu’être aimé comme j’aimais serait pour moi un bonheur infini, et je fis d’ardents efforts pour y arriver.

« Mais l’espace qui nous séparait était aussi large, aussi dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues écumeuses de l’Océan vert.

‘Il n’était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands dans les bois et les lieux solitaires ; car le pouvoir et la justice, le malheur et la haine étaient entre nous.

‘Je bravai le danger ; je méprisai les obstacles ; je défiai les mauvais présages ; je passai impétueusement au-dessus de tout ce qui me fatiguait, m’avertissait et me menaçait.

‘Et mon arc-en-ciel s’étendit rapide comme la lumière, il s’étendit comme dans un rêve ; cet enfant de la pluie et du soleil s’éleva glorieusement devant mon regard.

‘Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages d’une triste teinte ; cependant peu m’importe pour le moment de savoir si des malheurs pesants et douloureux sont proches.

‘Je n’y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que j’ai renversé peut arriver sur des ailes fortes et agiles pour demander vengeance.

‘La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber ; la justice, m’opposer d’invincibles obstacles ; le pouvoir oppresseur peut, d’un regard irrité, me jurer une inimitié éternelle.

‘Mais avec une noble fidélité, celle que j’aime a placé sa petite main dans les miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage nous uniraient tous deux.

‘Mon amour m’a promis de vivre et de mourir avec moi ; son serment a été scellé par un baiser ; j’ai donc enfin le bonheur infini que j’avais rêvé : je suis aimé comme j’aime. »

 

Il se leva et s’avança vers moi ; sa figure était brûlante, ses yeux de faucon brillaient ; chacun de ses traits annonçait la tendresse et la passion. Je fus embarrassée un moment, puis je me remis ; je ne voulais pas de scènes sentimentales ni d’audacieuses déclarations : j’en étais menacée ; il fallait préparer une arme défensive. Lorsqu’il s’approcha de moi, je lui demandai avec aigreur qui il comptait épouser.

« C’est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie, » me dit-il.

Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très nécessaire. Il avait dit que sa femme mourrait avec lui : qu’est-ce que cela signifiait ? je n’avais nullement l’intention de mourir avec lui, il pouvait bien y compter.

Il me répondit que tout ce qu’il désirait, tout ce qu’il demandait, c’était de me voir vivre près de lui, que la mort n’était pas faite pour moi.

« Si, en vérité, repris-je : j’ai tout aussi bien le droit de mourir que vous, lorsque mon temps sera venu ; mais j’attendrai le moment et je ne le devancerai pas. »

Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et sceller mon pardon d’un baiser.

Je le priai de m’excuser ; car je n’avais nulle envie de l’embrasser.

Alors il s’écria que j’étais une petite créature bien dure ; et il ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant de semblables strophes à sa louange.

Je lui déclarai que j’étais naturellement dure et inflexible, qu’il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste, j’étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu’il sût à quoi il s’engageait, alors qu’il était encore temps de se rétracter.

Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.

Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je me flattais de parler raisonnablement.

Il s’agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements d’impatience. « Très bien, pensai-je ; vous pouvez vous remuer et vous mettre en colère, si cela vous plaît ; mais je suis persuadée que c’est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime plus que je ne puis le dire ; mais je ne veux pas tomber dans une exagération de sentiment ; je veux, par l’aigreur de mes réponses, vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une distance qui sera favorable à tous deux. »

Peu à peu il arriva à une grande irritation ; lorsqu’il se fut retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect accoutumé :

« Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur ! » Puis je gagnai la porte de côté et je sortis.

Je continuai le même système pendant les quatre semaines d’épreuve, et j’eus un succès complet. Il était souvent rude et de mauvaise humeur ; néanmoins je voyais bien qu’il se maintenait dans d’excellentes dispositions : la soumission d’un agneau, la sensibilité d’une tourterelle auraient mieux nourri son despotisme ; mais cette conduite plaisait à son jugement, satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses goûts.

Devant les étrangers, j’étais comme autrefois calme et respectueuse : une conduite différente eût été déplacée ; c’était seulement dans les conversations du soir que je l’irritais et l’affligeais ainsi. Il continuait à m’envoyer chercher au moment où l’horloge sonnait sept heures ; mais, quand j’apparaissais, il n’avait plus sur les lèvres ces doux mots : « Mon amour, » et « Ma chérie ; » les meilleures expressions qu’il eût à mon service, étaient : « Poupée provocante, fée malicieuse, esprit mobile ; » les grimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner une poignée de main, il me pinçait le bras ; au lieu de m’embrasser le cou, il me tirait l’oreille : j’en étais contente ; je préférais ces rudes faveurs à des avances trop tendres. Je voyais que Mme Fairfax m’approuvait ; son inquiétude sur mon compte disparaissait ; j’étais sûre que ma conduite était bonne. M. Rochester déclarait qu’il en était fatigué, mais que, du reste, il se vengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces : « Je puis vous forcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et je le pourrai bien aussi plus tard ; si un moyen perd sa vertu, nous en chercherons un autre. »

Cependant ma tâche n’était pas facile ; bien souvent j’aurais préféré lui plaire que de l’irriter. Il était devenu pour moi plus que tout au monde, plus que les espérances divines elles-mêmes ; il était venu se placer entre moi et toute pensée religieuse, comme une éclipse entre l’homme et le soleil. La créature ne me ramenait pas au créateur, car de l’homme j’avais fait un Dieu.

 

 

 

Chapitre 25  

Le mois accordé par M. Rochester était écoulé ; on pouvait compter les heures qui restaient : il n’y avait plus moyen de reculer le jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n’avais plus rien à faire ; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le long du mur de ma petite chambre ; le lendemain elles devaient rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane Rochester que je ne connaissais pas. Il n’y avait plus qu’à clouer les adresses sur les malles.

M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de carton : « Mme Rochester, hôtel de… à Londres » ; mais je n’avais pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester ! elle n’existait pas et elle ne naîtrait pas d’ici au lendemain matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses lui appartenaient. C’était bien assez que, dans le petit cabinet de toilette, des vêtements qu’on disait être à elle eussent remplacé ma robe de Lowood et mon chapeau de paille ; car certainement cette robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau, n’étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme une lueur fantastique dans l’obscurité de ma chambre. « Restez seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges ! Je suis fiévreuse ! j’entends le vent siffler, et je vais descendre pour me rafraîchir à son souffle. »

Je n’étais pas agitée seulement par l’activité des préparatifs et par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi avancée ; mais il y avait une troisième cause plus forte que les autres.

Mon cœur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse ; il m’était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre ; seule, j’en avais connaissance. L’événement avait eu lieu la nuit précédente. Ce jour-là, M. Rochester s’était absenté de la maison et n’était point encore revenu ; des affaires l’avaient appelé dans une de ses terres, éloignée d’une trentaine de milles, et il fallait qu’il s’en occupât lui-même avant de quitter l’Angleterre. J’attendais son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la solution de cette énigme qui m’inquiétait. Lecteurs, attendez avec moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai mon secret.

Je me dirigeai du côté du verger, afin d’y trouver un abri contre le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il semblait augmenter ses mugissements ; les arbres pliaient tous du même côté, sans jamais se tordre en différents sens ; ils relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers le nord. Les nuages couraient rapides et épais d’un pôle à l’autre ; et, dans cette journée de juillet, on n’avait pas vu un coin de ciel bleu.

J’éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d’air qui mugissait dans l’espace. Après avoir descendu l’allée de lauriers, je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et flétri ; le tronc fendu bâillait comme un fantôme ; les deux côtés de l’arbre n’étaient pas complètement séparés l’un de l’autre, la base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore ; mais la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le prochain orage ne devait pas laisser l’arbre debout ; mais, pour le moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout : c’était une ruine, mais une ruine entière.

« Vous faites bien de vous tenir serrés l’un contre l’autre, dis-je, comme si le fantôme eût pu m’entendre ; vous êtes brisés et déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en vous, à cause de l’union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne reverdiront plus ; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches pour chanter et faire leurs nids ; le temps de l’amour et du plaisir est passé ; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au jour de sa ruine. »

À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait ; son disque était d’un rouge sang et à moitié voilé par les nuages ; elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir dans Thornfield ; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains, on entendit des gémissements mélancoliques : c’était si triste que je m’éloignai en courant.

J’errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le gazon était couvert ; je m’amusai à séparer celles qui étaient mûres, et je les portai dans l’office, puis je remontai dans la bibliothèque pour m’assurer si le feu était allumé : car, bien qu’on fût en été, je savais que, par cette triste soirée, M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était allumé depuis quelque temps, et brûlait activement ; je plaçai le fauteuil de M. Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la table à côté ; je baissai les rideaux, et je fis apporter des bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j’eus achevé ces préparatifs, j’étais plus agitée que jamais ; je ne pouvais ni rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la chambre et l’horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en même temps.

« Comme il est tard ! me dis-je ; je m’en vais aller devant les portes du parc ; la lune brille par moments ; on voit assez loin sur la route ; peut-être arrive-t-il maintenant ; en allant à sa rencontre, j’éviterai quelques moments d’attente. »

Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte ; mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était tranquille et solitaire ; excepté lorsqu’un nuage venait obscurcir la lune, le chemin n’offrait aux regards qu’une ligne longue, pâle et sans animation.

Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et d’impatience ; honteuse, je l’essuyai rapidement. J’errai encore quelque temps : la lune avait entièrement disparu derrière des nuages épais ; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie augmentait.

« Je voudrais le voir venir ! je voudrais le voir venir ! m’écriai-je, saisie d’un accès de mélancolie. J’espérais qu’il arriverait avant le thé ; voilà la nuit. Qu’est-ce qui peut le retarder ? Lui est-il arrivé quelque accident ? »

L’événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon esprit ; j’y vis l’annonce d’un malheur. J’avais peur que mes espérances ne fussent trop belles pour se réaliser ; j’avais été si heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin.

« Eh bien ! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison ; je ne pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais dehors par ce mauvais temps. J’aime mieux avoir les membres fatigués que le cœur triste ; je m’en vais aller à sa rencontre. »

Je sortis ; j’allai vite, mais pas loin. Je n’avais pas fait un quart de mille que j’entendis le pas d’un cheval ; un cavalier arriva au grand galop ; un chien courait à ses côtés. Plus de tristes pressentiments ; c’était lui ! il arrivait monté sur Mesrour et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s’était dégagée des nuages et brillait dans le ciel ; il prit son chapeau et le remua au-dessus de sa tête ; je courus à sa rencontre.

« Ah ! s’écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c’est évident ; mettez le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez. »

J’obéis, la joie me rendit agile ; je sautai devant lui ; je reçus un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans son exaltation, il s’écria :

« Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à une heure semblable ? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ?

— Non ; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par cette pluie et ce vent.

— Du vent et de la pluie, en vérité ? Vous êtes mouillée comme une nymphe des eaux ; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous le demande encore, n’y a-t-il rien ?

— Non, monsieur, rien maintenant ; je ne suis plus ni effrayée ni malheureuse.

— Alors vous l’avez été ?

— Un peu ; je vous raconterais cela plus tard, monsieur ; mais je suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.

— Je rirai de bon cœur, lorsque la matinée de demain sera passée ; jusque-là je n’ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu’une anguille, aussi épineuse qu’un buisson de roses ; partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë ; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n’est-ce pas, Jane ?

— J’avais besoin de vous ; mais ne vous félicitez pas trop tôt. Nous voici arrivés à Thornfield ; laissez-moi descendre. »

Il me déposa à terre ; John vint prendre le cheval, et M. Rochester me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j’allais monter l’escalier, il m’arrêta et me fit promettre de ne pas être lente : je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis ; il était à souper.

« Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S’il plaît à Dieu, après ce repas vous n’en prendrez plus qu’un à Thornfield, d’ici à longtemps du moins. »

Je m’assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.

« C’est à cause de votre voyage de demain, Jane ; la pensée que vous allez voir Londres vous ôte l’appétit.

— Ce projet n’est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir ; tout dans la vie me semble manquer de réalité.

— Excepté moi ; je suis bien chair et os, touchez-moi.

— Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme ; vous êtes un véritable rêve. »

Il étendit sa main en riant.

« Cela est-il un rêve ? » dit-il en la posant sur mes yeux.

Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.

« Oui, lorsque je la touche, c’est un rêve, dis-je en l’éloignant de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper ? 

— Oui, Jane. »

Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls de nouveau, j’attisai le feu et je m’assis sur une chaise basse aux pieds de mon maître.

« Il est près de minuit, dis-je.

— Oui ; mais rappelez-vous, Jane, que vous m’avez promis de veiller avec moi la nuit qui précéderait mon mariage.

— Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou deux ; je n’ai point envie d’aller me coucher.

— Tous vos préparatifs sont-ils finis ?

— Tous, monsieur.

— Les miens aussi ; j’ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield demain matin, une demi-heure après notre retour de l’église.

— Très bien, monsieur.

— En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane ; comme vos joues se sont colorées et comme vos yeux brillent ! Êtes-vous bien portante ?

— Je le crois.

— Vous le croyez ! Mais qu’y a-t-il donc ? dites-moi ce que vous éprouvez.

— Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce que j’éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours ; qui sait ce qu’amènera la prochaine ?

— C’est de la mélancolie, Jane ; vous avez été trop excitée ou trop fatiguée.

— Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux ?

— Calme, non, mais heureux jusqu’au fond du cœur. »

Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage ; je remarquai sur sa figure une expression ardente.

« Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il ; soulagez votre esprit du poids qui l’opprime en le partageant avec moi ; que craignez-vous ? Avez-vous peur de ne pas trouver en moi un bon mari ?

— Aucune pensée n’est plus éloignée de mon esprit.

— Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer, la vie qui va commencer pour vous ?

— Non.

— Jane, vous m’intriguez ; votre regard et votre voix annoncent une douloureuse audace qui m’étonne et m’attriste ; j’ai besoin d’une explication.

— Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n’étiez pas à la maison.

— Non, je le sais ; et il y a quelques instants vous avez parlé d’une chose qui avait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n’est rien d’important, mais enfin cela vous a troublée ; racontez-le moi. Peut-être Mme Fairfax vous a-t-elle dit quelque chose, ou peut-être avez-vous entendu une conversation des domestiques ; et votre dignité trop délicate aura été blessée.

— Non, monsieur. »

Minuit sonnait ; j’attendis que le timbre eût cessé son bruit argentin et l’horloge ses sonores vibrations, puis je continuai :

« Hier, toute la journée, j’ai été très occupée et très heureuse au milieu de cette incessante activité ; car je n’ai aucune crainte en entrant dans cette vie nouvelle, comme vous semblez le croire : c’est au contraire une grande joie pour moi d’avoir l’espérance de vivre avec vous, parce que je vous aime. Non, monsieur, ne me faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parler sans m’interrompre. Hier j’avais foi en la Providence et je croyais que tout travaillait à notre bonheur ; la journée avait été belle, si vous vous le rappelez, l’air était si doux que je ne pouvais rien craindre pour vous. Le soir je me promenai quelques instants devant la maison en pensant à vous ; je vous voyais en imagination tout près de moi, et votre présence me manquait à peine. Je pensais à l’existence qui allait commencer pour moi, je pensais à la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de même que la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits ruisseaux est aussi plus vaste et plus agitée que l’eau basse d’un détroit resserré entre les terres. Je me demandais pourquoi les philosophes appelaient ce monde un triste désert ; pour moi, il me semblait rempli de fleurs. Lorsque le soleil se coucha, l’air devint froid et le ciel se couvrit de nuages ; je rentrai. Sophie m’appela pour regarder ma robe de mariée qu’on venait d’apporter, et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile, que dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de Londres ; je suppose que, comme j’avais refusé les bijoux, vous aviez voulu me forcer à accepter quelque chose d’aussi précieux. Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous taquinerais sur votre goût aristocratique et vos efforts à déguiser votre fiancée plébéienne sous les vêtements de la fille d’un pair ; je cherchais comment je m’y prendrais pour venir vous montrer le voile de blonde brodée que j’avais moi-même préparé pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si ce n’était pas suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari ni fortune, ni beauté, ni relations ; je voyais d’avance votre regard, j’entendais votre impétueuse réponse républicaine ; je vous entendais déclarer avec dédain que vous ne désiriez pas augmenter vos richesses ou obtenir un rang plus élevé en épousant soit une bourse, soit un nom.

— Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière ! s’écria M. Rochester. Mais qu’avez-vous trouvé dans le voile, sinon des broderies ? Recouvrait-il une épée ou du poison, que votre regard devient si lugubre ?

— Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne recouvraient rien, sinon l’orgueil des Rochester ; mais je suis habituée à ce démon, et il ne m’effraye plus. Cependant, à mesure que l’obscurité approchait, le vent augmentait ; hier soir il ne soufflait pas avec violence comme aujourd’hui, mais il faisait entendre un gémissement triste et bien plus lugubre : j’aurais voulu que vous fussiez à la maison. J’entrai ici, la vue de cette chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça. Quelque temps après, j’allai me coucher, mais je ne pus pas dormir : j’étais agitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre ; le vent qui s’élevait toujours semblait chercher à voiler quelque son douloureux. D’abord je ne pus pas me rendre compte si ces sons venaient de la maison ou du dehors ; ils se renouvelaient sans cesse, aussi douloureux et aussi vagues ; enfin je pensai que ce devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fus heureuse lorsque le bruit cessa ; mais cette nuit sombre et triste me poursuivit dans mes rêves ; tout en dormant, je continuais à désirer votre présence, et j’éprouvais vaguement le sentiment pénible qu’une barrière nous séparait. Pendant le commencement de mon sommeil, je croyais suivre les sinuosités d’un chemin inconnu ; une obscurité complète m’environnait ; la pluie mouillait mes vêtements. Je portais un tout petit enfant, trop jeune et trop faible pour marcher ; il frissonnait dans mes bras glacés et pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur la route beaucoup en avant, et je m’efforçais de vous rejoindre ; je faisais efforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier de vous arrêter : mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles expiraient sur mes lèvres, et, pendant ce temps, je sentais que vous vous éloigniez de plus en plus.

— Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant que je suis près de vous, nerveuse enfant ! Oubliez des malheurs fictifs, pour ne penser qu’au bonheur véritable. Vous dites que vous m’aimez, Jane, je ne l’oublierai pas, et vous ne pouvez plus le nier ; ces mots-là n’ont pas expiré sur vos lèvres, je les ai bien entendus ; ils étaient clairs et doux, peut-être trop solennels, mais doux comme une musique. Vous m’avez dit : “Il est beau pour moi d’avoir l’espérance de vivre avec vous, Édouard, parce que je vous aime.” M’aimez-vous, Jane ? répétez-le encore.

— Oh ! oui, monsieur, je vous aime de tout mon cœur.

— Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c’est étrange, ce que vous venez de dire m’a fait mal. Je pense que c’est parce que vous l’avez dit avec une énergie si profonde et si religieuse, parce que dans le regard que vous avez fixé sur moi il y avait une foi, une fidélité et un dévouement si sublimes, que j’ai cru voir un esprit près de moi et que j’en ai été ébloui. Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder ; lancez-moi un de vos sourires malins et provocants ; dites-moi que vous me détestez, taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne m’agitez pas ; j’aime mieux être irrité qu’attristé.

— Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j’aurai achevé mon récit ; mais écoutez-moi jusqu’au bout.

— Je croyais, Jane, que vous m’aviez tout dit, et que votre tristesse avait été causée par un rêve. »

Je secouai la tête.

« Quoi ! s’écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose ? mais je ne veux pas croire que ce soit rien d’important ; je vous avertis d’avance de mon incrédulité. Continuez. »

Son air inquiet, l’impatience craintive que je remarquais dans ses manières, me surprirent ; néanmoins, je poursuivis.

« Je fis un autre rêve, monsieur ; Thornfield n’était plus qu’une ruine déserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux hiboux ; de toute la belle façade, il ne restait qu’un mur très élevé, mais mince et qui semblait fragile ; par un clair de lune, je me promenais sur l’herbe qui avait poussé à la place du château détruit ; je heurtais tantôt le marbre d’une cheminée, tantôt un fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portais toujours le petit enfant inconnu ; je ne pouvais le déposer nulle part, malgré la fatigue que je ressentais dans les bras ; bien que son poids empêchât ma marche, il fallait le garder. J’entendais sur la route le galop d’un cheval ; j’étais persuadée que c’était vous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour bien des années. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse et imprudente, désirant vous apercevoir une dernière fois : les pierres roulèrent sous mes pieds ; les branches de lierre auxquelles je m’étais accrochée se brisèrent ; l’enfant effrayé me prit par le cou et faillit m’étrangler. Enfin, j’arrivai au haut du mur ; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche ; à chaque instant vous paraissiez plus petit ; le vent soufflait si fort que je ne pouvais pas me tenir. Je m’assis sur le mur et j’apaisai l’enfant sur mon sein. Je vous vis tourner un angle de la route, je me penchai pour vous voir encore ; le mur éboula un peu ; je fus effrayée, l’enfant glissa de mes genoux, je perdis l’équilibre, je tombai et je m’éveillai.

— Maintenant, Jane, est-ce tout ?

— C’est toute la préface, monsieur ; l’histoire va venir. Lorsque je m’éveillai, un rayon passa devant mes yeux. “Oh ! voilà le jour qui commence,” pensai-je ; mais je m’étais trompée : c’était la lumière d’une chandelle. Je supposai que Sophie était entrée ; il y avait une bougie sur la table de toilette, et la porte du petit cabinet où, avant de me coucher, j’avais suspendu ma robe de mariée et mon voile, était ouverte. J’entendis du bruit ; je demandai aussitôt : “Sophie, que faites-vous là ?” Personne ne répondit ; mais quelqu’un sortit du cabinet, prit la chandelle et examina les vêtements suspendus au portemanteau. “Sophie, Sophie !” m’écriai-je de nouveau, et tout demeura silencieux. Je m’étais levée sur mon lit, et je me penchais en avant ; je fus d’abord étonnée, puis tout à fait égarée. Mon sang se glaça dans mes veines. Monsieur Rochester, ce n’était ni Sophie, ni Leah, ni Mme Fairfax ; ce n’était même pas, j’en suis bien sûre, cette étrange femme que vous avez ici, Grace Poole.

— Il fallait bien que ce fût l’une d’elles, interrompit mon maître.

— Non, monsieur, je vous assure que non ; jamais je n’avais vu dans l’enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La taille, les contours, tout était nouveau pour moi.

— Faites-moi son portrait, Jane.

— Elle m’a paru grande et forte ; ses cheveux noirs et épais pendaient sur son dos. Je ne sais quel vêtement elle portait : il était blanc et droit ; mais je ne puis vous dire si c’était une robe, un drap, ou un linceul.

— Avez-vous vu sa figure ?

— Pas dans le premier moment ; mais bientôt elle décrocha mon voile, le souleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête, se tourna vers une glace ; alors je vis parfaitement son visage et ses traits dans le miroir.

— Et comment étaient-ils ?

— Ils me parurent effrayants ; oh ! monsieur, jamais je n’ai vu une figure semblable : son visage était sauvage et flétri ; je voudrais pouvoir oublier ces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite et ces traits noirs et gonflés.

— Les fantômes sont généralement pâles, Jane. 

— Celui-là, monsieur, était d’une couleur pourpre ; il avait les lèvres noires et enflées, le front sillonné, les sourcils foncés et placés beaucoup au-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous que je vous dise qui ce fantôme m’a rappelé ?

— Oui, Jane.

— Eh bien ! il m’a rappelé le spectre allemand qu’on nomme vampire.

— Eh bien ! que fit-il ?

— Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en deux, le jeta à terre et le foula aux pieds.

— Après ?

— Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors ; peut-être vit-il le jour poindre, car il prit la chandelle et se dirigea vers la porte ; mais le fantôme s’arrêta devant mon lit, ses yeux flamboyants se fixèrent sur moi. Il approcha sa lumière tout près de ma figure et l’éteignit sous mes yeux ; je sentis que son terrible visage était tout près du mien, et je perdis connaissance ; pour la seconde fois de ma vie seulement, je m’évanouis de peur.

— Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens ?

— Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai ; je me baignai la tête dans l’eau ; je bus ; je me sentais faible, mais nullement malade, et je résolus de ne raconter mon aventure qu’à vous seul. Maintenant, monsieur, dites-moi quelle était cette femme.

— Une création de votre cerveau exalté, c’est certain ; il faut que je prenne grand soin de vous, mon trésor : des nerfs comme les vôtres demandent des ménagements.

— Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n’ont rien à faire là dedans ; la vision est réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu.

— Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi ? Le château de Thornfield est-il en ruine ? Suis-je séparé de vous par d’insurmontables obstacles ? Est-ce que je vous quitte sans une larme, sans un baiser, sans une parole ?

— Pas encore.

— Suis-je sur le point de le faire ? Le jour qui doit nous lier à jamais est déjà commencé, et, quand nous serons unis, je vous assure que vous n’aurez plus de ces terreurs d’esprit.

— Des terreurs d’esprit, monsieur ! Je voudrais pouvoir croire qu’il en est ainsi ; je le souhaite plus que jamais, puisque vous-même ne pouvez pas m’expliquer ce mystère. 

— Et puisque je ne le puis pas, Jane, c’est que la vision n’a pas été réelle.

— Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j’ai regardé tous les objets qui me sont familiers et dont l’aspect était si joyeux à la lumière du jour, j’aperçus la preuve évidente de ce qui s’était passé : mon voile était jeté à terre et déchiré en deux morceaux. »

Je sentis M. Rochester tressaillir ; il m’entoura rapidement de ses bras.

« Dieu soit loué, s’écria-t-il, que le voile seul ait été touché, puisqu’un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière ! Oh ! quand je pense à ce qui aurait pu arriver !… »

Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il continua gaiement :

« Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci : cette vision est moitié rêve, moitié réalité ; je ne doute pas qu’une femme ne soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être Grace Poole ; vous-même l’appeliez autrefois une créature étrange, et, d’après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer ainsi. Que m’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle fait à Mason ? Plongée dans un demi-sommeil, vous l’avez vue entrer et vous avez remarqué ce qu’elle faisait : mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous l’avez vue telle qu’elle n’est pas. La figure enflée, les cheveux dénoués, la taille d’une prodigieuse grandeur, tout cela n’est qu’une invention de votre imagination, une suite de vos cauchemars : le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne d’elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans ma maison. Lorsqu’il y aura un an et un jour que nous serons mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien ! Jane, êtes-vous satisfaite ? Acceptez-vous mon explication ? »

Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je n’étais pas satisfaite ; mais, pour plaire à M. Rochester, je m’efforçai de le paraître : certainement j’étais soulagée. Je lui répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée depuis longtemps, je me préparai à le quitter.

« Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des enfants ? me demanda-t-il en allumant sa bougie.

— Oui, monsieur, répondis-je.

— Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d’Adèle ; couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que l’événement que vous m’avez raconté eût excité vos nerfs. Je préfère que vous ne couchiez pas seule ; promettez-moi d’aller dans la chambre d’Adèle.

— J’en serai même très contente, monsieur.

— Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à Sophie de vous éveiller de bonne heure ; car il faut que vous soyez habillée et que vous ayez déjeuné avant huit heures. Et maintenant, plus de sombres pensées ; chassez les tristes souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le vent est tombé ? ce n’est plus qu’un petit murmure ; la pluie a cessé de battre contre les fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une belle nuit. »

Il disait vrai : la moitié du ciel était entièrement pure ; le vent d’ouest soufflait, et les nuages fuyaient vers l’est en longues colonnes argentées ; la lune brillait paisiblement.

« Eh bien ! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment se porte ma petite Jane, maintenant ?

— La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également.

— Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais vos songes vous montreront un amour heureux et une union bénie. »

La prédiction ne fut qu’à moitié accomplie : je ne fis pas de rêves douloureux, mais je n’eus pas non plus de songes joyeux ; car je ne dormis pas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai le sommeil de l’enfance, si tranquille, si innocent, si peu troublé par les passions, et j’attendis ainsi le jour ; tout ce que j’avais de vie s’agitait en moi. Aussitôt que le soleil se leva, je sortis de mon lit. Je me rappelle qu’Adèle se serra contre moi au moment où je la quittai ; je l’embrassai et je dégageai mon cou de sa petite main ; je me mis à pleurer, émue par une étrange émotion, et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes sanglots son repos doux et profond. Elle semblait être l’emblème de ma vie passée, et celui au-devant duquel j’allais bientôt me rendre, le type redouté, mais adoré, de ma vie future et inconnue. 

 

 

Chapitre 26  

À sept heures, Sophie entra dans ma chambre pour m’habiller ; ma toilette dura longtemps, si longtemps, que M. Rochester, impatienté de mon retard, envoya demander pourquoi je ne descendais pas. Sophie était occupée à attacher mon voile (le simple voile de blonde) à mes cheveux ; je m’échappai de ses mains aussitôt que je le pus.

« Arrêtez, me cria-t-elle en français ; regardez-vous dans la glace ; vous n’y avez pas encore jeté un seul coup d’œil. »

Je revins vers la glace et j’aperçus une femme voilée qui me ressemblait si peu, que je crus presque voir une étrangère.

« Jane ! » cria une voix, et je me hâtai de descendre.

Je fus reçue au bas de l’escalier par M. Rochester.

« Petite flâneuse, me dit-il, mon cerveau est tout en feu d’impatience, et vous me faites attendre si longtemps ! »

Il me fit entrer dans la salle à manger et m’examina attentivement ; il me déclara belle comme un lis, et prétendit que je n’étais pas seulement l’orgueil de sa vie, mais aussi celle que désiraient ses yeux ; puis il me dit qu’il ne m’accordait que dix minutes pour manger. Il sonna. Un domestique, nouvellement entré dans la maison comme valet de pied, répondit à l’appel.

« John prépare-t-il la voiture ? demanda M. Rochester.

— Oui, monsieur.

— Les bagages sont-ils descendus ?

— On s’en occupe, monsieur.

— Allez à la chapelle, et voyez si M. Wood (c’était le nom du ministre) et son clerc sont arrivés ; vous reviendrez me le dire. »

L’église était juste au delà des portes. Le domestique fut bientôt de retour.

« M. Wood, dit-il, est arrivé ; il s’habille.

— Et la voiture ?

— Les chevaux sont attelés.

— Nous n’en aurons pas besoin pour aller à l’église ; mais il faut qu’elle soit prête à notre retour, les bagages arrangés et le cocher sur son siège.

— Oui, monsieur.

— Jane, êtes-vous prête ? » 

Je me levai. Il n’y avait ni garçon ni fille d’honneur, ni parents pour nous servir d’escorte, personne enfin que M. Rochester et moi. Mme Fairfax était dans la grande salle lorsque nous y passâmes ; je lui aurais volontiers parlé, mais ma main était tenue par une main d’airain, et je fus entraînée avec une telle rapidité que j’avais peine à suivre mon maître : mais il suffisait de regarder sa figure pour comprendre qu’il ne tolérerait pas une seconde de retard. Je me demandais si jamais fiancé, à un tel moment, avait eu, comme M. Rochester, un visage dont l’expression indiquait la ferme volonté d’accomplir un projet à tout prix, ou si jamais fiancé avait eu des yeux aussi brillants et aussi pleins d’ardeur sous un front d’acier.

Je ne sais pas si la journée était radieuse ou non ; en descendant vers l’église, je ne regardai ni le ciel ni la terre ; mon cœur était avec mes yeux, et tous deux n’étaient occupés que de M. Rochester. J’aurais voulu voir la chose invisible sur laquelle il paraissait attacher un regard ardent, pendant que nous avancions ; j’aurais voulu connaître la pensée qui semblait vouloir s’emparer de lui avec force, et contre laquelle il avait l’air de lutter.

Il s’arrêta devant la porte du cimetière et s’aperçut que j’étais hors d’haleine.

« Je suis cruel dans mon amour, me dit-il ; reposez-vous un instant ; appuyez-vous sur moi, Jane. »

Je me rappelle encore la maison de Dieu, vieille et grise, et s’élevant avec calme devant nous ; une corneille volait autour du clocher et se détachait sur un rude ciel du matin. Je me rappelle aussi les tombes recouvertes de verdure, et je n’ai point oublié deux étrangers qui se promenaient dans le cimetière et qui lisaient les inscriptions gravées sur les tombeaux. Je les remarquai, parce que, lorsqu’ils nous aperçurent, ils passèrent derrière l’église ; je pensai qu’ils allaient entrer par la porte de côté et assister à la cérémonie. M. Rochester ne les remarqua pas. Il était trop occupé à me regarder, car le sang avait un moment quitté mon visage ; je sentais mon front humide et mes lèvres froides. Au bout de peu de temps, je fus remise, et alors il s’avança doucement avec moi vers la porte de l’église.

Nous entrâmes dans l’humble temple. Le prêtre était habillé et nous attendait devant l’autel ; le clerc se tenait à côté de lui. Tout était tranquille. Deux ombres seulement s’agitaient dans un coin éloigné. Je ne m’étais pas trompée : ils étaient entrés avant nous et s’étaient placés tout près du caveau des Rochester ; ils nous tournaient le dos et pouvaient apercevoir à travers la barrière le marbre d’une tombe terni par le temps, où un ange agenouillé gardait les restes de Damer de Rochester, tué dans les marais de Marston, à l’époque de la guerre civile, et de sa femme Elisabeth.

Nous prîmes nos places devant la barrière de communion. Ayant entendu un pas léger derrière moi, je regardai par-dessus mon épaule : un monsieur, l’un des étrangers, s’avançait vers nous. Le service commença ; on lut l’explication du mariage qui allait avoir lieu ; le ministre s’avança, et, s’inclinant légèrement devant M. Rochester, continua :

« Je vous demande et vous adjure tous deux (comme vous le ferez le jour redoutable du jugement, où tous les secrets du cœur seront découverts), si vous connaissez aucun empêchement à être unis légitimement par le mariage, de le confesser ici ; car soyez certains que tous ceux qui ne sont pas unis dans les conditions exigées de Dieu ne sont pas unis par lui, et leur mariage n’est pas légitime. »

Il s’arrêta, selon la coutume ; ce silence n’est peut-être pas interrompu une fois par siècle. Le prêtre, qui n’avait pas levé les yeux de dessus son livre et n’avait retenu son souffle que pour un instant, allait continuer ; sa main était déjà étendue vers M. Rochester, et ses lèvres s’entr’ouvraient pour demander : « Déclarez-vous prendre cette jeune fille pour femme légitime ? » quand une voix claire et distincte s’écria :

« Le mariage ne peut pas avoir lieu, il y a un empêchement. »

Le ministre regarda celui qui venait de parler, et se tut, ainsi que le clerc.

M. Rochester tressaillit légèrement, comme si un tremblement de terre eût agité le sol sous ses pieds ; mais bientôt il dit, en se raffermissant et sans tourner les yeux :

« Monsieur le ministre, continuez la cérémonie. »

Ces mots, prononcés d’une voix profonde, mais basse, furent suivis d’un grand silence. M. Wood reprit :

« Je ne puis pas continuer avant d’avoir examiné ce qui vient d’être dit. Il faut que la vérité ou le mensonge me soit clairement démontré.

— La cérémonie ne peut être poursuivie, ajouta la voix derrière nous, car je suis à même de prouver ce que j’avance ; il y a un obstacle insurmontable. »

M. Rochester entendit, mais ne sembla pas remarquer ces paroles ; il se tenait debout, immobile et froid ; il ne fit qu’un seul mouvement, et ce fut pour s’emparer de ma main. Oh ! combien son étreinte me parut forte et ardente ! Son front ferme, pâle et massif, était semblable au marbre des carrières ; ses yeux brillaient incisifs et farouches.

M. Wood semblait embarrassé.

« Et quel est cet empêchement ? continua-t-il : on pourra peut-être vaincre l’obstacle ; expliquez-vous.

— Ce sera difficile ; j’ai dit qu’il était insurmontable, et je ne parle pas au hasard. »

Celui qui avait parlé s’avança et s’appuya sur la barrière ; il continua, en articulant d’une voix ferme, calme, distincte, mais basse :

« L’empêchement consiste simplement en un premier mariage ; M. Rochester a une femme qui vit encore. »

Ces mots, prononcés à voix basse, ébranlèrent mes nerfs comme ne l’aurait pas fait un coup de tonnerre ; ces douloureuses paroles agirent plus puissamment sur mon sang que le feu ou la glace ; mais j’étais maîtresse de moi, et je ne craignis pas de m’évanouir. Je regardai M. Rochester et je le forçai à me regarder ; sa figure était aussi décolorée qu’un rocher, ses yeux seuls brillaient comme l’éclair ; il ne nia rien, il sembla défier tout. Il serrait son bras autour de ma taille, et me tenait près de lui, mais sans parler, sans sourire, sans paraître même reconnaître en moi une créature humaine.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’inconnu.

— Je m’appelle Briggs, et je suis un procureur de la rue… à Londres, répondit-il.

— Et vous m’accusez d’avoir une femme ?

— Oui, monsieur ; je suis venu vous rappeler l’existence de votre femme, que la loi reconnaît, si vous ne la reconnaissez pas.

— Parlez-moi d’elle, s’il vous plaît ; dites-moi son nom, celui de ses parents, et le lieu où elle demeure.

— Certainement. »

M. Briggs tira tranquillement un papier de sa poche et lut d’un ton officiel ce qui suit :

 

« J’affirme et je puis prouver que le vingt novembre (puis venait une date qui remontait à quinze ans), Édouard Fairfax Rochester, du château de Thornfield, dans le comté de…, et du manoir de Ferndear, dans le comté de…, en Angleterre, a épousé ma sœur Berthe Antoinette Mason, fille de Jonas Mason, commerçant et d’Antoinette, sa femme, créole, à l’église de…, ville espagnole, Jamaïque ; l’acte de mariage sera trouvé dans les registres de l’église. J’en ai une copie en ma possession.

« Signé Richard Mason.

« Si ce papier est authentique, il peut prouver que j’ai été marié ; mais il ne prouve pas que la femme qui y est mentionnée vit encore.

— Elle vivait il y a trois mois, répandit l’homme de loi.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le contredire.

— Amenez-le, ou allez au diable !

— Je vais d’abord l’amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la bonté d’avancer. »

En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, un tremblement convulsif s’empara de lui ; comme j’étais tout près de lui, je sentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second étranger, qui jusque-là était resté caché dans le fond, s’avança ; une figure pâle vint se placer au-dessus de l’épaule du procureur ; oui, c’était bien M. Mason lui-même. M. Rochester se retourna et le regarda. J’ai dit plusieurs fois déjà que ses yeux étaient noirs ; pour le moment, ils lançaient une lumière fauve et comme sanglante ; son visage s’anima, on eût dit que le feu qui brûlait dans son cœur s’était répandu jusque sur ses joues et sur son front décolorés. Il leva son bras vigoureux ; peut-être allait-il frapper Mason, le jeter sur les dalles de l’église, et d’un seul coup retirer la vie à ce faible corps ; mais Mason, effrayé de ce geste, se recula et cria faiblement : « Grand Dieu ! » Alors le mépris s’empara de M. Rochester ; sa haine vint se fondre en un froid dédain ; il se contenta de demander :

« Qu’avez-vous à dire ? »

Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason.

« Le diable s’en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement ! Je vous demande de nouveau : Qu’avez-vous à dire ?

— Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n’oubliez pas que vous êtes dans un lieu saint.

Puis, s’adressant à Mason, il lui demanda doucement :

« Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vit encore ?

— Courage ! continua l’homme de loi, parlez haut.

— Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d’une voix, un peu plus claire ; je l’y ai vue au mois d’avril dernier, je suis son frère.

— Au château de Thornfield ? s’écria le ministre ; c’est impossible ; il y a longtemps que je demeure dans le voisinage, monsieur, et je n’ai jamais entendu parler d’aucune dame Rochester au château de Thornfield. »

Un sourire amer effleura les lèvres de M. Rochester, et il murmura :

« Non, j’ai pris soin que personne n’entendît parler d’elle, sous son nom du moins. » Il s’arrêta pendant une dizaine de minutes, sembla se consulter, prit enfin son parti et dit : « En voilà assez ; la vérité va paraître au jour comme le boulet qui sort du canon. Wood, fermez votre livre et retirez vos vêtements de prêtre ; John Green (c’était le nom du clerc), quittez l’église, le mariage n’aura pas lieu aujourd’hui. »

Le clerc obéit.

M. Rochester continua rapidement : « Le mot bigamie sonne mal à vos oreilles, et pourtant je voulais être bigame ; mais le destin ne m’a pas été favorable, ou plutôt la Providence s’est opposée à mes projets. Dans ce moment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon, et, comme me le dirait sans doute mon pasteur, je mérite les plus sévères jugements de Dieu, je mérite d’être livré à l’immortel ver rongeur, d’être jeté dans les flammes qui ne s’éteignent jamais. Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan ; cet homme de loi et son client ont dit la vérité : j’ai été marié, et ma femme vit encore. Wood, vous dites que vous n’avez jamais entendu parler de Mme Rochester au château ; mais sans doute vous avez souvent prêté l’oreille à ce qu’on racontait sur cette folle mystérieuse gardée avec soin ; plusieurs vous auront dit que c’était une sœur bâtarde, d’autres que c’était une ancienne maîtresse. Je vous déclare, maintenant, que c’est ma femme, celle que j’ai épousée il y a quinze ans ; elle s’appelle Berthe Mason, et est sœur de cet homme résolu que vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous montre ce que peut supporter un cœur fort. Réjouissez-vous, Dick, ne me craignez jamais à l’avenir ; je ne vous frapperai pas plus que je ne frapperais une femme. Berthe Mason est folle ; elle est issue d’une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots depuis trois générations ; sa mère était ivrogne et folle, je le découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence sur les secrets de famille ; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en tout. Oh ! j’avais une compagne charmante, pure, sage et modeste ; vous pouvez facilement supposer que j’étais heureux ; j’ai eu sous les yeux de beaux spectacles ! Oh ! certes, je suis bien tombé. Si vous saviez tout… Mais je ne vous dois pas de plus amples explications. Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à la maison et à visiter la malade de Mme Poole, ma femme ; vous verrez quelle créature j’ai épousée, et vous jugerez si je n’ai pas le droit de briser cette union et de chercher à m’associer un être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en me regardant, ne connaissait pas plus que vous l’épouvantable secret ; elle croyait que tout était beau et légitime ; elle n’a jamais pensé qu’elle allait être liée par une union feinte à un misérable déjà uni à une compagne folle et abrutie. Venez tous, suivez-moi ! »

Il quitta l’église en me tenant toujours fortement ; les trois messieurs suivaient ; nous trouvâmes la voiture devant la grande porte du château.

« Ramenez-la à l’écurie, John, dit froidement M. Rochester ; nous n’en aurons pas besoin aujourd’hui. »

Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah, s’avancèrent au-devant de nous pour nous saluer.

« Arrière, vous tous ! s’écria le maître, nous n’avons pas besoin de vos félicitations ; elles arrivent quinze ans trop tard. »

Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux messieurs de le suivre. Nous montâmes le premier escalier, nous traversâmes le corridor, enfin nous arrivâmes au troisième. Une petite porte basse fut ouverte par M. Rochester, et nous entrâmes dans la chambre garnie de tapisserie, où je reconnus le grand lit et l’armoire que j’avais déjà vus une fois.

« Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide ; c’est ici qu’elle vous a frappé et mordu. »

Il souleva les tentures de la seconde porte, et l’ouvrit également. Nous aperçûmes une chambre sans fenêtre ; devant la cheminée se trouvait un garde-feu fort élevé, une lampe suspendue au plafond éclairait seule la chambre ; Grace Poole, penchée sur le feu, semblait faire cuire quelque chose. Une forme s’agitait dans le coin le plus obscur de la pièce ; au premier abord, on ne pouvait pas dire si c’était une créature humaine ou un animal ; elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre un rugissement de bête sauvage ; mais elle portait des vêtements, et une masse de cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête comme une épaisse crinière.

« Bonjour, madame Poole, dit M. Rochester ; comment allez-vous aujourd’hui et comment se porte votre malade ?

— Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace en soulevant soigneusement sa casserole qui bouillait ; on est un peu exaltée, mais pas furieuse. »

Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable ; la hyène se leva et parut toute droite sur ses pieds. 

« Oh ! monsieur, elle vous voit ; vous feriez mieux de vous en aller, s’écria Grace.

— Quelques instants seulement, Grace ; il faut que vous nous permettiez de rester quelques instants.

— Eh bien alors, monsieur, prenez garde ! pour l’amour de Dieu, prenez garde ! »

La folle hurla ; elle écarta les cheveux de son visage et regarda les visiteurs.

Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés.

« Retirez-vous, dit M. Rochester en me repoussant de côté ; elle n’a pas de couteau aujourd’hui, je suppose, et je suis sur mes gardes.

— On ne sait jamais ce qu’elle a, monsieur ; elle est si rusée, et il n’est pas possible à un homme de mesurer sa force.

— Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason. 

— Allez au diable ! lui répondit son beau-frère.

— Gare ! » cria Grace.

Les trois messieurs se retirèrent ensemble ; M. Rochester me jeta derrière lui ; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut lui mordre les joues. Ils luttèrent ; c’était une forte femme, presque aussi grande que son mari et plus grosse ; elle déploya une force virile ; plus d’une fois elle fut au moment de l’étrangler. Il serait bien vite venu à bout d’elle par un coup vigoureux ; mais il ne voulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il s’empara des bras de la folle, il les lui attacha derrière le dos avec une corde que lui donna Grace ; avec une autre corde, il la lia à une chaise. Cette opération s’accomplit au milieu des cris les plus sauvages et des convulsions les plus horribles ; alors M. Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regarda avec un sourire amer et triste.

« Voilà ma femme ! dit-il ; voilà les seuls embrassements que je doive jamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes heures de repos ; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa main sur mon épaule), cette jeune fille qui a su rester grave et calme devant la porte de l’enfer et les gambades du démon ; je l’aimais à cause de ce contraste si grand entre elle et celle que je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence ; comparez ces yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez rouler là-bas ; comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps grossier, et maintenant jugez-moi, ministre de l’Évangile et homme de la loi : seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme vous aurez jugé. À présent, hors d’ici, il faut que j’enferme ma proie. » 

Tout le monde se retira, M. Rochester resta un moment derrière nous pour donner quelques ordres à Grace Poole ; lorsque nous descendîmes l’escalier, l’homme de loi s’adressa à moi.

« Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre oncle sera bien heureux de l’apprendre, si toutefois il vit encore quand M. Mason retournera à Madère.

— Mon oncle ! Que savez-vous de lui ? le connaissez-vous ?

— M. Mason le connaît ; M. Eyre a été le correspondant de sa maison pendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre où vous lui faisiez part de votre union avec M. Rochester, M. Mason se trouvait à Madère, où il s’était arrêté pour le rétablissement de sa santé, avant de retourner à la Jamaïque. M. Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu’il savait que M. Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester ; M. Mason, étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla la vérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant couché sur un lit de douleur ; vu la nature de sa maladie (il est attaqué d’une consomption) et l’état dans lequel il se trouve, il est probable qu’il ne se relèvera jamais. Il n’a donc pas pu aller lui-même en Angleterre pour vous arracher au sort qui vous menaçait ; mais il a supplié M. Mason de ne pas perdre de temps et de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l’a adressé à moi ; j’y ai mis le plus d’empressement possible, et, Dieu merci, je ne suis pas arrivé trop tard ; vous aussi, vous devez remercier le Seigneur. Si je n’étais pas bien certain que votre oncle sera mort avant que vous ayez le temps d’arriver à Madère, je vous conseillerais de partir avec M. Mason ; mais, dans l’état actuel des choses, je pense que vous ferez mieux de demeurer en Angleterre, jusqu’à ce que vous entendiez parler de M. Eyre. Avez-vous encore quelque chose qui vous force à rester ? demanda le procureur à M. Mason.

— Non, non, partons ! » répondit celui-ci avec anxiété ; et ils s’éloignèrent sans prendre congé de M. Rochester. Le ministre resta pour adresser quelques paroles de conseil ou de reproche à son orgueilleux paroissien ; son devoir accompli, il partit également.

Je m’étais retirée dans ma chambre et j’étais debout devant ma porte entr’ouverte, lorsque je l’entendis s’éloigner. La maison s’était vidée ; je m’enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou pour que personne ne pût entrer, et je me mis non pas à pleurer et à me désoler, j’étais encore trop calme pour cela, mais à retirer machinalement mes vêtements de mariée et à les remplacer par la robe de stoff que je croyais avoir portée la veille pour la dernière fois ; alors je m’assis. J’étais faible et je cachai ma tête dans mes deux bras croisés sur la table ; je me mis à penser ; jusque-là je n’avais qu’entendu, vu et suivi celui qui m’avait conduite ou plutôt traînée ; j’avais vu les événements succéder aux événements, les révélations aux révélations ; maintenant l’heure de la méditation était venue.

La matinée avait été assez tranquille, à l’exception de la scène avec la folle. À l’église tout s’était passé avec calme ; il n’y avait eu ni explosions de passions, ni vives altercations, ni disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots ; on avait seulement prononcé quelques mots : un homme était venu déclarer avec sang-froid qu’il existait un empêchement au mariage ; M. Rochester avait fait plusieurs questions dures et brèves ; les réponses avaient été claires et évidentes ; mon maître s’était décidé à avouer la vérité tout entière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime ; les étrangers s’étaient éloignés, et tout était fini.

J’étais là, dans ma chambre, comme ordinairement ; je n’avais été ni blessée ni frappée ; et pourtant où était la Jane d’autrefois ? où était sa vie ? où étaient ses espérances ?

Jane Eyre, si ardente dans son espoir ; Jane Eyre, qui avait été presque femme, n’était plus qu’une jeune fille triste et seule : sa vie était décolorée et ses rêves détruits ! Il était survenu une gelée de Noël aux plus beaux jours de l’été, une tempête de décembre au milieu de juin ; la glace avait saisi les pommes mûres et détruit les roses en fleur ; le givre avait recouvert les foins et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfum des fleurs, et aujourd’hui des monceaux de neige que n’a foulée aucun pied les ont rendus impraticables ; les bois qui, il y a douze heures, se balançaient odoriférants et touffus, ainsi que des bosquets épanouis aux tropiques, s’étendent maintenant dévastés, sauvages et blancs comme les forêts de la Norvège. Mes espérances étaient mortes, frappées par un destin amer, de même qu’en une nuit périrent tous les premiers-nés d’Égypte. Je pensais à mes rêves si beaux hier encore, et qui aujourd’hui n’étaient plus que des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter. Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître, que lui seul avait créé ; il tremblait dans mon cœur comme un enfant malade dans un froid berceau ; la souffrance et l’angoisse s’étaient emparées de lui, et il ne pouvait pas aller chercher les bras de M. Rochester ; il ne pouvait pas se réchauffer sur la poitrine du maître de Thornfield. Oh ! maintenant je ne pourrais plus jamais me tourner vers lui ; je n’avais plus foi en lui ; ma confiance était détruite. M. Rochester n’était plus à mes yeux ce qu’il avait été ; car il n’était pas tel que je l’avais cru. Je ne voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu’il m’avait trompée ; cependant il n’était plus pour moi cet homme d’une irréprochable sincérité que j’avais connu jadis. Il fallait le quitter, je le voyais bien ; mais quand ? comment ? et pour aller où ? Je ne le savais pas encore ; et pourtant j’étais certaine que lui-même me chasserait de Thornfield ; il me semblait qu’il ne pouvait pas m’aimer d’une véritable affection ; il n’avait eu qu’une passion passagère, et il n’avait plus besoin de moi, puisqu’il ne pouvait pas la satisfaire : je craignais même de le rencontrer, car je croyais qu’il devait me détester. Oh ! combien j’avais été aveugle et faible dans ma conduite !

Ma vue se voila ; je crus que l’obscurité se répandait autour de moi ; mes pensées devenaient confuses. Il me sembla qu’impuissante et abandonnée, je m’étais couchée sur le lit desséché d’une rivière ; j’entendais le bruit de l’eau qui se précipitait des montagnes lointaines ; je sentais le torrent avancer ; je n’avais pas la volonté de me lever ni la force de me sauver ; j’étais étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s’agitait encore en moi : la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une prière ; les mots suivants erraient dans mon esprit obscurci, mais je n’avais pas la force de les prononcer : « Mon Dieu ! ne vous éloignez pas de moi, car le danger est proche et personne ne peut venir à mon secours. »

En effet, le danger était proche, et comme je n’avais rien demandé au ciel pour l’éloigner, comme je n’avais ni plié les genoux, ni joint les mains, ni remué les lèvres, il arriva. Le torrent monta sur moi en vagues lourdes et pleines. On eût dit que ma vie abandonnée, mon amour perdu, mes espérances brisées, ma foi détruite, toutes mes douleurs enfin, s’étaient réunis dans ce flot puissant. Je ne puis pas décrire cette heure amère ; mon âme était inondée, j’enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse ; je ne pouvais pas me tenir debout, le flot m’envahissait.

 

Chapitre 27  

Dans le courant de l’après-midi, je relevai la tête, et, regardant autour de moi, je vis sur la muraille le reflet du soleil couchant. Je me demandai : « Que dois-je faire ? »

Une voix intérieure me répondit : « Il faut quitter Thornfield. » La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les oreilles ; je dis que je ne pouvais pas supporter ces paroles… « Ne pas être la femme d’Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le comble de mes maux ; m’éveiller des plus doux songes pour ne trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà ce qu’il m’est encore possible de supporter : mais le quitter immédiatement et pour toujours, non, je ne le puis pas. »

Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me prédit que je le ferais. Je luttai contre ma propre résolution ; J’aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances que je prévoyais ; ma conscience devenait tyrannique, tenait ma passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu’elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d’airain la précipiterait dans des gouffres d’agonie.

« Eh bien ! alors, m’écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que quelqu’un vienne à mon secours !

— Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra à ton aide ; tu arracheras toi-même ton œil droit ; tu arracheras toi-même ta main droite ; ton cœur sera la victime, et toi le sacrificateur. »

Je me levai, frappée d’effroi devant cette solitude hantée par un juge si inexorable, devant ce silence où se faisait entendre une voix si terrible ; mais je m’aperçus que j’étais tout étourdie. Je me sentais sur le point de m’évanouir d’inanition et de faiblesse ; je n’avais ni mangé ni bu de toute la journée ; je n’avais même pas déjeuné le matin. Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que, depuis le moment où je m’étais enfermée dans ma chambre, personne n’était venu me demander comment je me portais ou m’inviter à descendre ; Mme Fairfax ne m’avait pas cherchée ; la petite Adèle elle-même n’avait pas frappé à ma porte. « Les amis vous oublient toujours dans la mauvaise fortune, » murmurai-je en tirant le verrou et en sortant de ma chambre. J’allai me frapper contre un obstacle ; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes membres faibles ; je fus quelque temps avant de me remettre ; je ne tombai pas à terre ; un bras me reçut ; je regardai, et je vis M. Rochester assis sur une chaise devant la porte de ma chambre.

« Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir ! me dit-il ; j’ai écouté et j’ai attendu bien longtemps ; mais je n’ai pas entendu un seul mouvement, pas même un sanglot. Si ce silence de mort avait duré encore cinq minutes, j’aurais enfoncé la porte comme un voleur de nuit. Ainsi, vous m’évitez ; vous vous enfermez et vous pleurez seule : j’aurais préféré vous voir venir à moi dans un accès de violence ; vous êtes passionnée ; je m’attendais à une scène ; je m’étais préparé à voir vos larmes, mais j’avais besoin qu’elles fussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a reçues, ou vous les avez bien vite essuyées. Non, je me trompe ; vous n’avez pas pleuré du tout ; vos joues sont pâles, vos yeux fatigués, mais je ne vois aucune trace de larmes. Alors votre cœur a répandu des larmes de sang. 

« Eh bien ! Jane, pas un mot de reproche ? Rien d’amer, rien de poignant ? Rien qui attriste le cœur ou excite la passion ? Vous restez tranquillement assise où je vous ai placée, et vous me regardez de vos yeux fatigués et calmes… Jane, je n’ai point eu l’intention de vous blesser ainsi ; si l’homme possédant une seule petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par mégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus devant la blessure sanglante que moi devant ce que j’ai fait. Me pardonnerez-vous jamais ? »

Je lui pardonnai à l’instant même. Ses yeux exprimaient un remords si profond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie si mâle, il y avait encore tant d’amour en moi et en lui, que je lui pardonnai tout, non pas de vive voix, mais au fond de mon cœur.

« Vous me trouvez bien misérable, Jane ? » reprit-il en me regardant attentivement.

Il s’étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur, résultant plutôt de ma faiblesse que de ma volonté.

« Oui, monsieur, répondis-je.

— Alors dites-le-moi sans craindre d’être trop amère, reprit-il ; ne m’épargnez pas.

— Je ne puis pas ; je suis fatiguée et malade ; je voudrais un peu d’eau. »

Il frémit et poussa un profond soupir ; puis, me prenant dans ses bras, il me descendit. Je ne me rendis pas compte d’abord dans quelle pièce il m’avait portée ; tout était obscur devant mes yeux ; bientôt je sentis la chaleur vivifiante du feu : car, bien qu’on fût en été, j’étais froide comme la glace. M. Rochester approcha du vin de mes lèvres ; j’y goûtai et je me sentis ranimée ; puis je mangeai quelque chose qu’il m’offrit, et bientôt je redevins moi-même. J’étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de mon maître ; M. Rochester se tenait tout près de moi. « Si je pouvais mourir maintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à supporter, pensai-je, j’en serais bien heureuse ; alors je ne serais pas obligée de faire le douloureux effort qui brisera mon cœur lorsqu’il faudra me séparer de M. Rochester. Il paraît qu’il faut le quitter, et pourtant je n’en sens pas le besoin, je ne le puis pas.

— Comment êtes-vous maintenant, Jane ? me demanda M. Rochester.

— Beaucoup mieux, monsieur ; je serai bientôt tout à fait remise.

— Goûtez encore au vin, Jane. »

J’obéis ; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi et me regarda attentivement ; tout à coup il se retourna et jeta un cri plein d’une émotion passionnée. Il marcha rapidement dans la chambre et revint ; il s’arrêta près de moi comme pour m’embrasser ; mais je me rappelai que ses caresses étaient interdites : je détournai mon visage et je repoussai le sien.

« Comment ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il rapidement ; oh ! je comprends ; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason ; vous trouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose plus de mes baisers.

— En tout cas, monsieur, il n’y a pas de place pour moi près de vous, et je n’ai aucun droit à vos embrassements.

— Pourquoi, Jane ? Je veux vous épargner la peine de parler, et je vais répondre pour vous : “Parce que j’ai déjà une femme, me direz-vous.” Ai-je deviné juste ?

— Oui.

— Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange opinion ; il faut que vous me considériez comme un indigne libertin, comme un vil scélérat qui a cherché à exciter votre amour désintéressé pour vous conduire dans un piège hardiment préparé, pour vous dépouiller de votre dignité et de votre honneur. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Je vois que vous ne pouvez rien dire : d’abord, vous êtes encore faible et vous avez déjà assez de peine à respirer ; puis, vous ne pouvez pas vous habituer à l’idée de m’accuser et de m’avilir ; enfin, les portes sont ouvertes à vos larmes, et si vous parliez trop, elles couleraient abondamment, et vous ne voulez pas vous irriter ni faire de scène. Vous vous demandez comment vous allez agir, mais vous trouvez inutile de parler ; je vous connais, et je suis sur mes gardes.

— Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal. »

Ma voix tremblante m’avertit qu’il fallait interrompre ici ma phrase.

« Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez à ce mot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de me dire que j’étais un homme marié, et, comme tel, vous m’éviterez, vous vous éloignerez de moi ; tout à l’heure vous avez refusé de m’embrasser. Vous avez résolu de devenir une étrangère pour moi, de vivre sous ce toit simplement comme l’institutrice d’Adèle ; si jamais je vous adresse une parole affectueuse, si jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vous vous direz : “Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse ; il faut que je sois de la glace et du roc pour lui ;” et en effet vous serez de la glace et du roc. »

Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis :

« Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je change. Je n’en doute pas : il n’y a qu’un moyen d’éviter la lutte contre les sentiments, le combat contre les souvenirs ; il faut qu’Adèle ait une autre gouvernante, monsieur.

— Oh ! Adèle ira en pension, c’est décidé depuis longtemps. Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d’Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d’une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, plus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas ; j’ai eu tort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il était hanté. Avant même de vous voir, j’avais ordonné de vous cacher tout ce qu’on racontait sur ce lieu maudit, parce que je craignais qu’aucune gouvernante ne voulût rester avec Adèle, si elle avait su par qui le château était habité, et mes plans ne me permettaient pas d’emmener ailleurs ma folle, bien que je possède une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et plus cachée que celle-ci, et où j’aurais pu l’enfermer en sûreté ; mais je craignais l’humidité de ce château, placé au milieu des bois, et ma conscience scrupuleuse s’est refusée à cet arrangement. Il est probable que les froides murailles m’auraient bientôt débarrassé d’elle ; mais à chacun son vice, et moi je n’ai pas celui d’assassiner, indirectement même, ceux que je hais le plus.

« Cependant, vous cacher la présence de la folle, c’était comme recouvrir un enfant d’un manteau et le placer près d’un arbre élevé ; le voisinage de ce démon est empoisonné et le fut toujours. Mais je fermerai le château de Thornfield ; je mettrai des pointes aiguës au-dessus de la grande porte, des barres de fer devant les fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à Mme Poole deux cents livres sterling par an pour qu’elle demeure ici avec ma femme, ainsi que vous appelez cette terrible furie ; Grace fait beaucoup pour de l’argent. Je ferai venir aussi son fils, le gardien de Grimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l’aider lorsque ma femme sera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens dans leur lit, à les frapper, à leur arracher la chair de dessus les os, et ainsi de suite.

— Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette malheureuse femme ; vous parlez d’elle avec une antipathie vindicative et une haine furieuse : c’est cruel à vous ; elle n’est pas responsable de sa folie.

— Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous êtes ma bien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et voilà que vous me jugez encore mal. Ce n’est pas parce qu’elle est folle que je la hais ; si vous étiez folle, croyez-vous que je vous haïrais ?

— Je le crois, en vérité, monsieur.

— Alors, vous vous trompez ; vous ne me connaissez pas, et vous ignorez de quel amour je suis capable ; chaque partie de votre chair m’est aussi précieuse que la mienne ; dans la souffrance et la maladie, je l’aimerais encore ; votre esprit est mon trésor, et même brisé, il serait toujours mon trésor. Si vous étiez folle, vous trouveriez pour vous retenir mes bras, au lieu d’une camisole de forces ; quand même vos étreintes seraient furieuses, elles auraient encore du charme pour moi ; si vous vous jetiez sur moi, comme cette femme l’a fait hier, tout en cherchant à vous dominer, je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse. Lorsque vous seriez calme, vous n’auriez pas d’autre garde que moi ; je saurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous ne pussiez me récompenser par aucun sourire ; je ne me lasserais pas de regarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient plus. Mais pourquoi songer à cela ? Je parlais de quitter Thornfield ; vous le savez, tout est prêt pour le départ ; demain vous partirez. Je ne vous demande que de passer encore une nuit sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours à ses misères et à ses terreurs ; j’ai un endroit qui sera un sanctuaire sûr contre les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même le mensonge et la calomnie.

— Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je ; elle vous tiendra compagnie.

— Que voulez-vous dire, Jane ? Ne vous ai-je pas déclaré qu’Adèle irait en pension ? et qu’ai-je besoin d’un enfant pour me tenir compagnie, d’un enfant qui n’est pas le mien, mais bien le bâtard d’une danseuse française ? Pourquoi m’importuner d’elle ? pourquoi, je vous le demande, voulez-vous me donner Adèle pour compagne ? 

— Vous parlez d’une retraite, monsieur ; la retraite et la solitude sont trop tristes pour vous.

— La solitude, la solitude ! répéta-t-il avec irritation. Je vois qu’il faut en venir au fait ; je ne puis pas deviner l’expression problématique de votre visage. Vous partagerez ma solitude ; comprenez-vous ?

Je secouai la tête ; il me fallut un certain courage pour risquer même cette négation muette, lorsque je voyais M. Rochester si excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en m’entendant, il s’arrêta, comme s’il eût tout à coup pris racine, il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son visage ; je les fixai sur le feu, et je m’efforçai de feindre le calme.

« Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de tranquillité que je n’avais lieu d’en attendre d’après son regard, l’écheveau de soie s’est assez bien dévidé jusqu’ici ; mais je savais bien qu’il arriverait un nœud et que la soie se brouillerait ; le voilà venu ; maintenant il faudra passer par toutes sortes de vexations, d’impatiences et d’ennuis. Par le ciel ! j’ai besoin d’exercer un peu ma force de Samson, et ma main brisera l’obstacle aussi facilement qu’un fil délié. »

Il recommença à se promener ; mais bientôt il s’arrêta de nouveau devant moi.

« Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison ? » Puis, approchant ses lèvres de mon oreille, il ajouta : « Parce que, si vous ne le voulez pas, j’emploierai la violence. »

Sa voix était dure, son regard celui d’un homme qui se prépare à une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une licence effrénée. Je vis bien qu’il suffisait d’un moment, d’un nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui ; je n’avais pour le dominer que l’instant présent ; un mouvement de répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du sien ; mais je n’étais pas effrayée le moins du monde ; je sentais une force intérieure ; je comprenais que j’aurais de l’influence sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, mais elle avait son charme ; j’éprouvais une sensation semblable à celle qui doit remplir le cœur de l’Indien au moment où il lance son canot sur le rapide d’un fleuve. Je m’emparai des mains crispées de M. Rochester ; je desserrai ses doigts, et je lui dis doucement :

« Asseyez-vous ; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et j’écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit raisonnable ou non. » 

Il s’assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais contre les larmes, j’avais fait de grands efforts pour les retenir, parce que je savais que M. Rochester n’aimerait pas à me voir pleurer ; mais je pensais que maintenant je pouvais les laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le désirais ; si cela l’ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du cœur.

Bientôt il me supplia ardemment de me calmer ; je lui répondis que je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité.

« Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il ; seulement je vous aime trop, et tout à l’heure votre petite figure avait une expression si froide et si résolue, que je n’ai pas pu la supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux. »

Sa voix radoucie me prouva qu’il était calmé, et moi, à mon tour, je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m’attirer à lui ; je m’y refusai également.

« Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m’aimez donc pas ? Vous n’étiez tentée que par ma position ; tout ce que vous désiriez, c’était d’être appelée ma femme ; et maintenant que vous me croyez incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j’étais un reptile immonde ou un monstre malfaisant. »

Ces mots me firent mal ; mais que dire, que faire ? J’aurais probablement dû ne rien dire et ne rien faire ; mais j’étais tellement repentante de l’avoir ainsi attristé, que je ne pus pas m’empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la blessure que je venais de faire.

« Je vous aime, m’écriai-je, et plus que jamais ; mais je ne dois ni montrer ni nourrir ce sentiment, et je l’exprime ici pour la dernière fois.

— La dernière fois, Jane ? Comment ! croyez-vous que vous pourrez vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à m’aimer, rester sans cesse froide à mon égard ?

— Non, monsieur ; je suis sûre que je ne le pourrai pas ; aussi, je ne vois qu’une chose possible ; mais vous allez vous irriter si je vous dis ce que c’est.

— Oh ! dites toujours ; si je me mets en colère, vous avez la ressource des larmes.

— Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.

— Pour combien de temps ? Jane, pour quelques minutes ? afin de lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre visage qui est fiévreux ? 

— Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au milieu de visages étrangers et de scènes inconnues.

— Certainement, et je vous l’ai déjà dit. Je passe sous silence votre folle idée de vous séparer de moi ; non, vous allez, au contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle existence dont vous parlez, vous avez raison ; oui, vous serez ma femme, je ne suis pas marié ; vous serez Mme Rochester, de fait et de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai ; je vous emmènerai dans une de mes propriétés, au sud de la France ; une villa aux blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée ; là, votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse. Pourquoi secouez-vous la tête, Jane ? Soyez raisonnable, vous allez encore me rendre fou. »

Sa voix et ses mains tremblèrent ; ses larges narines se dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j’osai parler.

« Monsieur, dis-je, votre femme existe ; vous-même l’avez déclaré ce matin ; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais votre maîtresse ; le nier serait un sophisme, un mensonge.

— Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux ; je ne suis ni patient, ni froid, ni à l’abri de la passion ; par pitié pour moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les battements et prenez garde. »

Il dégagea son poignet et me le tendit ; ses joues et ses lèvres, que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J’étais dans une grande agitation ; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines lorsqu’elles se trouvent dans un grand danger ; je demandai du secours à un être plus grand que l’homme, et les mots : « Mon Dieu, aidez-moi ! » s’échappèrent involontairement de mes lèvres.

« Je suis un fou, s’écria tout à coup M. Rochester, de lui dire ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi ; j’oublie qu’elle ne connaît rien du caractère de cette femme et des circonstances qui ont décidé notre union infernale ; oh ! je suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu’elle saura tout ce que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi ; je veux vous exposer ma situation en quelques mots ; pouvez-vous m’écouter ?

— Oui, monsieur ; pendant des heures, si vous voulez.

— Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais entendu dire que je n’étais pas l’aîné de ma famille, que j’avais un frère plus âgé que moi ?

— Oui, monsieur ; Mme Fairfax me l’a dit.

— Avez-vous entendu dire que mon frère était avare ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens ; il ne pouvait pas se faire à l’idée de diviser ses propriétés et de m’en donner une portion. Il avait décidé qu’elles appartiendraient en entier à mon frère ; et cependant il ne pouvait pas supporter la pensée que son fils serait pauvre ; il voulut m’enrichir par un mariage, et il se mit à me chercher une compagne. M. Mason, planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason était véritablement grande ; il prit des informations et apprit que son ancien ami avait un fils et une fille, et qu’il donnerait à cette dernière une dot de trente mille livres sterling ; c’était suffisant. Lorsque je sortis du collége, on m’envoya à la Jamaïque épouser cette fiancée qu’on avait retenue pour moi. Mon père ne me parla pas de la fortune ; mais il me dit que Mlle Mason était l’orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté : c’était vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram ; grande, brune et majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma naissance ; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue ; je la vis rarement seule, et j’eus très peu de conversations intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses talents. Tous les hommes semblaient l’admirer et m’envier ; je fus ébloui ; mes sens furent excités ; comme j’étais ignorant et inexpérimenté, je crus que je l’aimais. Les stupides rivalités de la société, les fiévreux désirs et l’aveuglement des jeunes gens, entraînent un homme dans les plus grandes folies ; les parents de Berthe m’encourageaient ; ses poursuivants piquaient mon amour-propre ; elle-même m’attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant que j’eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux plus me respecter quand je pense à cet acte ; un mépris qui me torture s’empare de moi. Je ne l’ai jamais ni aimée, ni estimée, ni connue, je n’étais pas sûr qu’elle eût une seule vertu ; je n’avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni délicatesse dans son esprit et ses manières : et je l’ai épousée, tant j’étais imbécile, aveugle, vil et grossier ; j’aurais été moins coupable si… mais rappelons-nous à qui nous parlons.

« Je n’avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. La lune de miel passée, j’appris mon erreur ; elle n’était que folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un jeune frère, un idiot. L’aîné, que vous avez vu (et que je ne puis pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa malheureuse sœur, qu’il y avait en lui quelque peu d’affection, et parce qu’autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres ; mon père et mon frère savaient tout cela ; mais ils ne pensèrent qu’aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé contre moi.

“C’étaient d’odieuses découvertes : j’étais mécontent de voir qu’on m’avait traîtreusement caché ce secret ; mais, sans la part que ma femme y avait prise, je n’aurais jamais songé à lui faire un reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m’aperçus que sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et incapable de comprendre rien de noble et d’élevé. Quand je vis que je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée, ni même une seule heure, que toute conversation était impossible, parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide ; lorsque je m’aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison tranquille et bien installée, parce qu’aucun domestique ne pouvait supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres absurdes, tyranniques et contradictoires ; eh bien, même alors, je me contins ; j’évitai les reproches ; j’essayai de dévorer en secret mon dépit, et mon dégoût ; je réprimai ma profonde antipathie.

“Jane, je ne veux pas vous troubler par d’horribles détails, quelques mots suffiront pour ce que j’ai à dire. J’ai vécu quatre ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure qu’elle m’a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant ; ils étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent funestes ! Berthe Mason, digne fille d’une mère infâme, me traîna à travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.

“Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait quatre ans que nous étions mariés ; j’étais riche, et pourtant j’étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus dépravée que j’aie jamais connue était unie à moi ; la loi et la société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais me débarrasser d’elle par aucun moyen légal : car les médecins découvrirent alors que ma femme était folle ; ses excès avaient développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit vous déplaît, vous avez l’air souffrante ; voulez-vous que je remette la fin à un autre jour ?

— Non, monsieur, finissez-le ; je vous plains, je vous plains sincèrement.

— Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et si insultante, qu’on fait bien de prier ceux qui vous l’offrent de la garder pour eux ; mais c’est la pitié qui sort des cœurs durs et personnels. C’est un sentiment à double face, à la fois souffrance égoïste d’entendre raconter les douleurs des autres, et mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées ; mais telle n’est pas votre pitié à vous, Jane, ce n’est pas là le sentiment que je lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève votre cœur et fait trembler votre main dans la mienne : votre pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l’amour, ses angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion ; je l’accepte, Jane. Que la fille s’avance librement ; mes bras sont ouverts pour la recevoir.

— Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous vous aperçûtes que votre femme était folle ?

— Jane, je fus bien près du désespoir ; entre moi et l’abîme il n’y avait plus qu’un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du monde, j’étais honteusement déshonoré ; mais je résolus d’être pur à mes yeux. Jusqu’au dernier moment je m’éloignai d’elle pour ne pas sentir la souillure de ses crimes ; je repoussai toute union avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir nos noms et nos personnes ; je la voyais et je l’entendais tous les jours ; un peu de son haleine était mêlé à l’air que je respirais.

« Et, d’ailleurs, je me rappelais que j’avais été son mari ; alors, comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi ; je savais que, tant qu’elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre femme meilleure qu’elle. Bien qu’elle fût plus âgée que moi de cinq ans (sa famille et mon père m’avaient trompé, même sur son âge), il était probable qu’elle vivrait autant que moi, car son corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à l’âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.

‘Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason ;  depuis que les médecins l’avaient déclarée folle, elle était enfermée. C’était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent précèdent un ouragan ; ne pouvant m’endormir, je me levai et j’ouvris la fenêtre ; l’air était transformé en un torrent de soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part. Les moustiques entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre. J’entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au bruit qu’aurait occasionné un tremblement de terre ; de sombres nuages envahissaient le ciel ; la lune brillait au-dessus des vagues, large et rouge comme la gueule d’un canon ; elle jetait une dernière flamme sur ce sol tremblant à l’approche d’un orage. Physiquement, j’étais ému par cette lourde atmosphère et cette scène terrible ; les cris de la folle continuaient à retentir à mes oreilles ; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un accent de haine digne d’un démon ; jamais créature humaine n’a eu un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé d’elle par deux chambres, j’entendais chaque mot ; dans l’Inde, toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu’à moi.

‘Cette vie, m’écriai-je enfin, est semblable à l’enfer ; dans l’abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air et entendre les mêmes bruits. J’ai le droit de jeter loin de moi ce fardeau si je le puis ; j’échapperai aux souffrances de cette vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui l’étouffe. Oh ! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques, je ne te crains pas ; rien ne peut être plus horrible que les souffrances qui m’accablent ; brisons cette existence et retournons vers Dieu, dans notre patrie ! »

« En disant ces mots, je m’agenouillai pour ouvrir une boîte qui contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer ; mais ce désir ne dura qu’un instant, car je n’étais pas fou, et cette crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet de la destruction, ne dura qu’un instant.

“Un vent frais venu d’Europe souffla sur l’Océan et entra par la fenêtre ouverte ; l’orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l’orage ; et, pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi, je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane ; car c’était une véritable sagesse qui m’avait montré le chemin que je devais suivre.

“Le doux vent d’Europe continuait à murmurer dans les feuilles rafraîchies, et l’Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon cœur, longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l’Océan ; il me sembla qu’un sang vivifiant coulait en moi ; mon être tout entier demandait une vie nouvelle ; mon âme aspirait à une goutte d’eau pure. Je sentis l’espérance renaître, je compris que la régénération était possible ; d’un des berceaux fleuris de mon jardin, j’aperçus la mer plus bleue que le ciel ; l’ancien monde était au delà.

“Va, me disait l’espérance, retourne en Europe ! Là, on ne sait pas que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau ; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l’enfermer à Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires ; puis tu iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t’a si longtemps fait souffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle n’est pas ta femme et tu n’es pas son mari. Veille à ce qu’on prenne soin d’elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu’exigent Dieu et l’humanité. Garde le silence sur ce qu’elle est, tu ne dois le dire à personne ; place-la dans un lieu sûr et commode ; cache bien sa honte, et quitte-la. »

« J’agis ainsi ; mon père et mon frère n’avaient pas parlé de mon mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté ; d’après tout ce que j’avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que mon père m’avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille ; loin de désirer de publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.

“Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d’avoir un monstre semblable dans un vaisseau ; ce fut un grand soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le repaire d’une véritable bête sauvage. J’eus de la peine à lui trouver une garde : il fallait une personne en qui l’on pût avoir pleine confiance ; sans cela les extravagances de la folle révéleraient inévitablement mon secret ; puis elle avait des jours et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j’ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s’est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon secret ; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle n’a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été discrète ; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a fait défaut, à cause d’un vice dont rien ne peut la corriger et qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la fois malfaisante et rusée ; elle n’a jamais manqué de profiter des fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de sa chambre : la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit ; la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d’avoir veillé sur vous et d’avoir permis que la rage de Berthe s’assouvît sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver ; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que cette créature, qui s’est jetée sur moi ce matin, aurait pu se cramponner au cou de ma bien-aimée.

— Et qu’avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant s’interrompre, qu’avez-vous fait, après avoir installé votre femme ici ? Où êtes-vous allé ?

— Ce que j’ai fait, Jane ? je me suis transformé en un feu follet. Où je suis allé ? j’ai entrepris des voyages semblables à ceux du Juif Errant. Je visitai tout le continent ; mon désir et mon but étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d’être aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield.

— Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.

— J’étais décidé à le faire ; j’étais convaincu que je le pouvais et que je le devais. Mon intention n’était pas de tromper comme je l’ai fait ; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me considérerait comme libre d’aimer et d’être aimé, et je n’ai pas douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me comprendre et de m’accepter, malgré la malédiction qui pesait sur moi.

— Eh bien, monsieur ?

— Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire ; vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en temps, vous vous agitez brusquement ; on dirait que les réponses n’arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez lire dans le cœur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi ce que vous voulez dire par votre : « Eh bien, monsieur ? » Vous répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi, elle m’entraîne dans des discours sans fin. 

— Je veux dire : Qu’y a-t-il après ? Qu’avez-vous fait ? qu’est-ce qui résulte de cela ?

— Précisément ; et que désirez-vous savoir maintenant ?

— Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui avez demandé de vous épouser, et ce qu’elle a répondu.

— Je puis vous dire si j’ai trouvé une personne qui me plût et si je lui ai demandé de m’épouser ; mais ce qu’elle m’a répondu est encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix longues années, j’errai partout, demeurant tantôt dans une capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg, le plus souvent à Paris ; de temps en temps à Rome, Naples ou Florence. La Providence m’avait donné beaucoup d’argent et le passeport d’un vieux nom, je pouvais choisir ma société ; aucun cercle ne m’était fermé ; je cherchai ma femme idéale parmi les ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras italiennes et les grafinnen allemandes : je ne pus pas la trouver. Il y a des moments où j’ai cru voir une forme et entendre une voix qui devaient réaliser mon rêve, mais j’étais bientôt déçu. Ne supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou de l’esprit ; je demandais quelqu’un qui me plût, qui fût le contraire de la créole : je cherchai en vain. Je ne trouvai pas dans le monde une seule fille que j’eusse voulue pour femme, car je connaissais les dangers et les souffrances d’un mauvais mariage. Le désappointement me rendit nonchalant ; j’essayai de la dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la déteste : c’était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes plaisirs. Je m’éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et de ses vices.

« Pourtant je ne pouvais pas vivre seul ; j’eus des maîtresses. La première fut Céline Varens, encore une de ces fautes qui font qu’un homme se méprise quand il se les rappelle ; vous savez déjà quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina. Deux autres lui succédèrent : une Italienne, nommée Giacinta, et une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très belles ; mais que m’importa leur beauté, lorsque j’y fus habitué ? Giacinta était violente et immorale ; au bout de trois mois je fus fatigué d’elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide et sans intelligence ; elle n’était pas le moins du monde de mon goût : je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement d’elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage, que vous n’avez pas bonne opinion de moi ; vous voyez en moi un misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n’est-ce pas ?

— En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d’une chose toute simple.

— Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je n’aimais pas cette existence vagabonde ; jamais je ne désirerai y revenir. Louer une maîtresse est ce qu’il y a de pire après acheter un esclave ; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le souvenir des moments que j’ai passés avec Céline, Giacinta et Clara. »

Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j’en conclus que si jamais je m’étais oubliée, si jamais j’avais négligé les principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation, sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses possibles, je m’étais décidée à succéder à ces malheureuses femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester le même sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma conviction, il suffisait de l’avoir ; je l’enfermai dans mon cœur, afin qu’elle pût me servir au jour de l’épreuve.

« Jane, pourquoi ne dites-vous pas : Eh bien, monsieur ? car je n’ai pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me désapprouvez encore ; mais revenons à notre sujet. Au mois de janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l’esprit aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire, désillusionné, mal disposé à l’égard des hommes et surtout des femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, intelligentes et aimantes, n’existaient que dans les rêves), je revins en Angleterre, où m’appelaient des affaires.

“Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d’hiver, Thornfield, château détesté. Je ne m’attendais à y trouver ni calme ni bonheur ; tout à coup j’aperçus une petite ombre tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay ; je passai devant elle avec autant d’indifférence que devant l’arbre qui lui faisait face : je n’avais aucun pressentiment de ce qu’elle serait pour moi ; rien en moi ne m’avait averti que l’arbitre de mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, attendait là sous un humble déguisement ; je ne m’en doutai même pas lorsque, après l’accident arrivé à Mesrour, l’ombre vint vers moi et m’offrit gravement ses services. C’était une petite créature élancée et enfantine ; on eût dit une linotte qui, voletant à mes pieds, m’eût proposé de me porter sur ses ailes délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s’éloigner ; elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda et me parla avec une sorte d’autorité ; je devais être aidé par sa main, et je le fus en effet.

“Lorsque j’eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de savoir que cette petite elfe reviendrait, qu’elle appartenait à ma maison ; sans cela je n’aurais pas pu, sans regret, la voir s’échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je vous écoutai revenir, Jane ; vous ne vous doutiez probablement pas que je pensais à vous et que j’étudiais vos actions. Le jour suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous amusiez Adèle. Je me rappelle que c’était un jour où la neige tombait, et que vous ne pouviez pas sortir ; j’étais dans ma chambre, dont j’avais laissé la porte entr’ouverte : je pouvais voir et entendre. Adèle s’emparait de toute votre attention, mais je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs ; cependant vous étiez patiente avec elle, ma petite Jane ; pendant longtemps vous lui avez parlé et vous l’avez amusée. Quand elle vous eut enfin quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous êtes mise à vous promener lentement le long du corridor ; de temps en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos visions n’étaient pas sombres ; la douce lumière de vos yeux annonçait que vos pensées n’étaient ni tristes ni amères ; votre regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l’espérance jusqu’au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, vous avez souri de vous-même d’une singulière manière ; il y avait beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane ; il semblait dire : “Mes visions sont belles, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des visions ; mon cerveau a inventé un ciel rose, un Éden vert et fleuri, mais je sais bien qu’il faut me frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.” Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre ; j’étais fâché de vous perdre de vue.

« J’attendis le soir avec impatience, parce qu’alors au moins je pouvais vous appeler près de moi ; je soupçonnais en vous un caractère tout à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la fois timide et indépendant ; vous étiez simplement habillée, dans le même genre qu’aujourd’hui. Je vous fis parler ; au bout du peu de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges : vos vêtements, vos manières, se ressentaient d’une discipline sévère ; votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée, mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de donner une opinion défavorable d’elle en faisant quelque solécisme ou en disant une sottise. Mais, lorsqu’on s’adressait directement à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un œil perçant, hardi et plein d’ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte. Bientôt vous fûtes habituée à moi ; je crois, Jane, que vous sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un certain bien-être charmant s’empara de vous. Quelque maussade que je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni déplaisir de ma morosité ; vous vous contentiez de m’examiner, et de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j’apercevais me rendait heureux et excitait ma curiosité ; j’aimais ce que je voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre compagnie. J’étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais prolonger le plaisir des découvertes ; puis je craignais, en maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur ; je ne savais pas alors que ce n’était point une floraison passagère et qu’elle devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez ; mais vous ne l’avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d’étude aussi tranquille que votre pupitre et votre chevalet ; si par hasard je vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là, votre expression ordinaire était pensive ; vous n’étiez pas triste, car vous ne souffriez pas, mais votre cœur n’était pas léger, parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l’avenir bien peu d’espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si même vous pensiez à moi ; je vous examinai pour le savoir. Quand nous causions ensemble, il y avait quelque chose d’heureux dans votre regard et de satisfait dans vos manières ; je vis que vous aviez un cœur sociable ; le silence de la chambre d’étude et la monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai aller au plaisir d’être bon à votre égard ; la bonté éveilla bientôt votre émotion, votre figure devint douce et votre voix caressante. J’aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres et avec votre accent heureux et reconnaissant ; j’étais content lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions. Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous me regardiez : vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble léger ; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous vous demandiez si j’allais jouer le rôle d’un maître sévère ou d’un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me poser en maître ; quand je vous tendais cordialement la main, votre jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j’avais bien de la peine à ne pas vous presser contre mon cœur.

— Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur, » interrompis-je en essuyant furtivement une larme.

Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu’il me restait à faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces révélations de ce qu’éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche plus difficile.

« Vous avez raison, Jane, reprit-il ; pourquoi s’arrêter sur le passé, quand le présent est plus sûr et l’avenir plus beau ? »

Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.

« Vous comprenez bien la situation, n’est-ce pas ? continua-t-il. Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j’ai enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement ; je vous ai trouvée. Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi-même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement ; je vous crois bonne, généreuse et aimante ; j’ai conçu dans mon cœur une passion fervente et solennelle ; elle me conduit à vous, vous attire à moi, enlace votre existence à la mienne : flamme pure et puissante, elle fait un seul être de nous deux.

« C’est parce que je sentais et que je savais cela que j’ai résolu de vous épouser : me dire que j’ai déjà une femme, c’est une raillerie inutile ; vous savez maintenant que je n’ai qu’un affreux démon. J’ai eu tort de chercher à vous tromper ; mais je craignais votre entêtement et les préjugés qu’on vous avait donnés dans votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder à une confidence : c’était lâche à moi ; j’aurais dû tout d’abord en appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais maintenant ; vous raconter ma vie d’agonie, vous dire que j’avais faim et soif d’une existence plus noble et plus élevée, vous montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j’étais aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d’accepter ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre ; Jane, faites-le maintenant. »

Il y eut un moment de silence.

« Pourquoi vous taisez-vous, Jane ? » me demanda-t-il.

Je subissais une rude épreuve ; une main de fer pesait sur moi. Moment terrible, plein de luttes, d’horreur et de souffrance ! Aucun être humain ne pouvait désirer d’être aimé plus que je ne l’étais ; celui qui m’aimait ainsi, je l’adorais, et il fallait renoncer à cette idole ; mon douloureux devoir était enfermé tout entier dans ce seul mot : se séparer !

« Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande ; dites-moi seulement : “Je serai à vous !”

— Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous. »

Il y eut encore un long silence.

« Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les palpitations du lion ; Jane, avez-vous l’intention de me laisser prendre une route et de choisir l’autre ?

— Oui, monsieur.

— Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m’embrassant, le voulez-vous encore ?

— Oui, monsieur.

— Et maintenant ? continua-t-il en baisant doucement mon front et mes joues.

— Oui, monsieur ! m’écriai-je en me dégageant rapidement de son étreinte.

— Oh ! Jane, c’est cruel ! c’est mal ! Ce ne serait pas mal de m’aimer.

— Ce serait mal, monsieur, de vous obéir. »

Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage ; il se leva, mais se retint encore. J’appuyai ma main sur le dossier d’une chaise, pour me soutenir ; j’avais peur, mais ma résolution était prise.

« Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma triste vie ; tout le bonheur s’en ira avec vous. Que me restera-t-il ? Je n’ai qu’une folle pour femme ; autant vaudrait me présenter un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane ? où aller pour trouver une compagne ? où chercher l’espérance ?

— Faites comme moi ; ayez confiance en Dieu et en vous : croyez au ciel, et espérez que nous nous y retrouverons.

— Ainsi vous ne voulez pas céder ?

— Non.

— Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit ? »

Sa voix s’éleva.

« Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir tranquille.

— Vous m’arrachez l’amour et l’innocence : à la place de l’amour, vous m’offrez la débauche ; et, pour toute occultation, vous me proposez le vice.

— Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée que je ne m’y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et lutter, vous aussi bien que moi ; résignez-vous ; vous m’oublierez avant que je vous aie oublié.

— Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous me dites en face que je changerai bientôt ; votre conduite prouve combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir ? car vous n’avez ni parents ni amis que vous craigniez d’offenser en demeurant avec moi. »

C’était vrai ; et, pendant qu’il parlait, ma raison et ma conscience se tournaient traîtreusement contre moi ; elles criaient presque aussi haut que mon cœur, et tous ensemble me disaient : « Oh ! cède, cède ! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le laisses ; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu’il se voit abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse ; songe aux suites du désespoir ; console-le, sauve-le, aime-le ! dis-lui que tu l’aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s’inquiète de toi dans le monde ? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que tu feras ? »

Et, malgré tout, je continuais à me dire : « Je me dois à moi-même ; plus je suis isolée, moins j’ai d’amis et de soutiens, plus je dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et sanctionnées par l’homme ; je serai fidèle aux principes que j’ai acceptés lorsque j’étais raisonnable et non pas folle comme maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés pour les jours sans épreuves ; ils ont été faits pour des moments, comme celui-ci, alors que le cœur et l’âme se révoltent contre leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés ; si je pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils ? Ils ont une grande valeur, je l’ai toujours cru ; et si je ne puis plus le croire maintenant, c’est parce que je suis insensée, que du feu coule dans mes veines, et que mon cœur bat trop pour que je puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m’en tenir aux opinions préconçues, et c’est sur ce terrain solide que je poserai mes deux pieds ! »

Je le fis en effet ; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans s’inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille ; Il semblait me dévorer de son regard passionné ; physiquement, je me sentais exposée à l’ardeur d’une fournaise enflammée, moi aussi impuissante que le chaume ; mais je possédais encore mon âme, et j’éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l’âme a un interprète, interprète qui souvent n’a pas conscience de ce qu’il fait, mais qui est toujours fidèle : je veux parler des yeux. Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et je poussai un soupir involontaire ; son étreinte était douloureuse, et mes forces presque épuisées.

« Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n’ai vu une créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de toute la force de son poignet ; je pourrais la plier avec un de mes doigts : et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la domptais, si je la jetais à terre ? Regardez ces yeux, regardez cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe ! Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m’emparer du bel oiseau sauvage ; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison ; mais celle qui l’occupe s’envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d’argile ! et c’est cette âme d’énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n’est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon cœur ; mais, saisie malgré vous, semblable à un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements ; vous disparaîtriez avant que j’aie pu respirer votre parfum. Oui venez, Jane, venez ! » 

En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il était plus difficile de résister à ce regard qu’à son étreinte passionnée ; mais je ne voulais pas succomber : j’avais défié sa colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai vers la porte.

« Vous partez, Jane ? me dit-il.

— Oui, monsieur.

— Vous allez me quitter ?

— Oui.

— Vous ne reviendrez pas ? vous ne voulez pas être mon soutien, mon sauveur ? Mon amour profond, ma grande douleur, mes supplications, tout cela n’est rien pour vous ? »

Quelle inexprimable douleur dans sa voix ! combien il me fut dur de répéter avec fermeté :

« Je pars.

— Jane ! reprit-il.

— Monsieur Rochester ?

— Eh bien, partez, j’y consens ; mais rappelez-vous que vous me laissez ici dans l’angoisse. Montez dans votre chambre ; rappelez-vous tout ce que je vous ai dit, Jane ; jetez un regard sur mes souffrances, et pensez à moi. »

Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.

« Oh ! Jane ! s’écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh ! Jane, mon espérance, mon amour, ma vie ! »

Et alors j’entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.

J’avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi résolue que lorsque je m’étais retirée. Je m’agenouillai près de lui ; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté, j’embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main.

— Dieu vous bénisse, mon cher maître ! m’écriai-je ; Dieu vous garde de la souffrance et du mal ! puisse-t-il vous diriger, vous consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi !

— L’amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense, répondit-il ; si je ne l’obtiens pas, mon cœur est à jamais brisé ; mais Jane me donnera son amour ; elle me le donne noblement, généreusement. »

Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent ; il se leva et étendit les bras : mais j’échappai à son étreinte et je quittai subitement la chambre.

« Adieu ! » cria mon cœur, lorsque je m’éloignai. — « Adieu, pour toujours ! » ajouta le désespoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir ; cependant, à peine fus-je étendue, qu’un lourd sommeil s’appesantit sur moi. Je fus transportée en songe aux scènes de mon enfance ; je rêvai que j’étais dans la chambre rouge de Gateshead, que la nuit était sombre et mon esprit en proie à une étrange terreur ; il me sembla que la petite lumière qui, il y avait bien des années, m’avait fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille, venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête pour regarder ; le plafond se changea en des nuages noirs et élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui entourent la lune. J’attendis le lever de la lune avec une singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son disque rouge ; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l’a jamais fait. J’aperçus d’abord une main qui sortait des noirs plis du ciel et qui écartait les nuées ; puis je vis, au lieu de la lune, une ombre blanche se dessinant sur un fond d’azur, et inclinant son noble front vers la terre. L’ombre ne pouvait se lasser de me regarder ; enfin elle parla à mon esprit ; malgré la distance immense, les sons m’arrivaient clairs et distincts, et j’entendis l’ombre murmurer à mon cœur :

« Ma fille, fuis la tentation.

— Oui, ma mère, » répondis-je.

Je me fis la même réponse lorsque je m’éveillai. Il faisait encore sombre ; mais en juillet les nuits sont courtes, l’aurore commence à poindre presque aussitôt après minuit. « Il ne peut pas être trop tôt pour entreprendre la tâche que j’ai à accomplir, » pensai-je. Je me levai ; j’étais habillée, car, pour me coucher, je n’avais retiré que mes souliers ; je pris dans mes tiroirs un peu de linge, un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mes doigts rencontrèrent les perles d’un collier que M. Rochester m’avait forcée d’accepter quelques jours auparavant ; je le laissai : il ne m’appartenait pas ; il appartenait à la fiancée imaginaire qui s’était envolée. Je fis un paquet des autres choses, je mis dans ma poche ma bourse, qui contenait vingt schellings (c’était tout ce que je possédais), j’attachai mon châle et mon chapeau ; je pris mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pas mettre encore, puis je sortis de ma chambre.

« Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de sa porte. Adieu, ma chère petite Adèle, » dis-je en jetant un regard vers la chambre de l’enfant ; je ne pouvais pas entrer pour l’embrasser, car il fallait tromper la surveillance d’une oreille bien fine qui veillait peut-être.

J’aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans m’arrêter ; mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis que les battements de mon cœur venaient de s’arrêter, et je fus obligée d’attendre un instant ; là non plus on ne dormait pas. M. Rochester marchait avec agitation d’un bout de la pièce à l’autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il y avait dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradis d’un moment ; je n’avais qu’à entrer et à dire : « Monsieur Rochester, je vous aimerai ; je demeurerai avec vous jusqu’à la mort ; » et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de délices. J’y pensai un instant.

« Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le jour avec impatience, me dis-je ; demain matin il m’enverra demander, et je serai partie ; il me fera chercher, et en vain ; il se sentira abandonné, il verra que je repousse son amour, il souffrira et tombera peut-être dans le désespoir. »

Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet ; mais je la retirai vivement et je m’enfuis.

Je descendis tristement l’escalier ; je savais ce que j’avais à faire et je le faisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine la clef de la porte de côté, un peu d’huile et une plume afin de graisser la clef et la serrure ; je pris du pain et de l’eau, car j’allais peut-être avoir une longue course à faire, et je ne voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout à coup ; je fis tout cela dans le plus grand silence. J’ouvris la porte, je passai et je la refermai doucement. Le matin commençait à poindre dans la cour ; les grandes portes étaient fermées à clef ; heureusement, le guichet de l’une d’elles n’était fermé qu’au loquet : j’en profitai pour sortir, puis je la poussai derrière moi : J’étais maintenant hors de Thornfield.

À une distance d’un mille, au delà des champs, s’étendait une route qui allait dans la direction contraire à Millcote ; je n’avais jamais parcouru cette route, mais souvent je l’avais remarquée et je m’étais demandé où elle conduisait : ce fut de ce côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plus me permettre aucune réflexion ; je ne devais plus jeter de regards ni en arrière ni en avant. Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée, soit au présent, soit à l’avenir : le premier était à la fois si doux et si profondément triste, que d’y songer seulement me retirerait tout courage et toute énergie ; le dernier était confus et terrible comme le monde après le déluge.

Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu’au lever du soleil ; je crois que c’était par une belle matinée d’été. Mes souliers, que j’avais mis en quittant la maison, furent bientôt mouillés par la rosée ; mais je ne regardais ni le soleil levant, ni les cieux qui souriaient, ni la nature qui s’éveillait. Celui qui traverse une belle scène pour arriver à l’échafaud ne pense pas aux fleurs qui s’épanouissent sur la route, mais bien plutôt au billot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines, et au grand déchirement qui devra tout terminer ; et moi je pensais à ma triste fuite, à mes courses errantes. Je ne pouvais m’empêcher de songer avec agonie à ce que j’avais laissé, à celui qui épiait dans sa chambre le lever du soleil, espérant me voir bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien lui appartenir et rester près de lui. J’aspirais à être à lui, j’étais avide de retour ; il n’était point trop tard, je pouvais encore lui épargner une angoisse bien douloureuse ; j’étais sûre que ma fuite n’était pas découverte ; je pouvais revenir, être sa consolation et son orgueil, l’arracher à la souffrance, peut-être empêcher sa perte. Oh ! combien j’étais aiguillonnée par la crainte de le voir s’abandonner lui-même ! ce qui m’était bien plus douloureux que s’il m’eût abandonnée. C’était comme un dard recourbé dans mon sein : si je voulais l’arracher, il me déchirait ; si je l’enfonçais plus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter dans les buissons et les taillis ; ils étaient fidèles à leurs compagnons, eux emblèmes de l’amour. Et moi, qu’étais-je ? Au milieu des souffrances de mon cœur, de mes efforts désespérés pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n’avais pas la consolation de me sentir approuvée par moi-même ; je n’éprouvais aucune joie d’avoir su me respecter ; j’avais injurié, blessé, abandonné mon maître. J’étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne pouvais pas revenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car la douleur avait foulé aux pieds ma volonté et étouffé ma conscience ; je pleurais amèrement en continuant ma route solitaire ; je marchais rapidement comme quelqu’un dans le délire. Tout à coup je fus prise d’une faiblesse qui, commençant dans l’intérieur du corps, s’étendit aux membres ; je tombai à terre. Je restai quelque temps ainsi, pressant ma figure contre le gazon humide. Je craignais, ou plutôt j’espérais mourir là ; mais bientôt je pus me remuer ; je rampai d’abord sur mes genoux et sur mes mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamais à gagner la route.

Quand je l’eus atteinte, je fus obligée de m’asseoir sous un buisson pour me reposer ; j’entendis un bruit de roues et je vis une voiture arriver. Je me levai et fis un signe de la main ; elle s’arrêta. Je demandai au conducteur où il allait ; il me nomma un endroit éloigné, et où j’étais sûre que M. Rochester n’avait aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenait pour y conduire ; il me répondit trente schellings. Je lui dis que je n’en avais que vingt ; il reprit qu’il tâcherait de s’en contenter. Comme la voiture était vide, il me permit d’entrer dans l’intérieur ; la portière fut fermée et nous nous mîmes en route.

Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce que j’ai éprouvé ! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de larmes aussi amères et aussi déchirantes que les miennes ! Puissent vos prières ne jamais s’élever aussi douloureuses et aussi désespérées vers le ciel ! Puissiez-vous ne jamais craindre de devenir l’instrument du mal entre les mains de celui que vous aimez plus que tout !

Dans le courant de l’après-midi, je relevai la tête, et, regardant autour de moi, je vis sur la muraille le reflet du soleil couchant. Je me demandai : « Que dois-je faire ? »

Une voix intérieure me répondit : « Il faut quitter Thornfield. » La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les oreilles ; je dis que je ne pouvais pas supporter ces paroles… « Ne pas être la femme d’Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le comble de mes maux ; m’éveiller des plus doux songes pour ne trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà ce qu’il m’est encore possible de supporter : mais le quitter immédiatement et pour toujours, non, je ne le puis pas. »

Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me prédit que je le ferais. Je luttai contre ma propre résolution ; J’aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances que je prévoyais ; ma conscience devenait tyrannique, tenait ma passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu’elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d’airain la précipiterait dans des gouffres d’agonie.

« Eh bien ! alors, m’écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que quelqu’un vienne à mon secours !

— Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra à ton aide ; tu arracheras toi-même ton œil droit ; tu arracheras toi-même ta main droite ; ton cœur sera la victime, et toi le sacrificateur. »

Je me levai, frappée d’effroi devant cette solitude hantée par un juge si inexorable, devant ce silence où se faisait entendre une voix si terrible ; mais je m’aperçus que j’étais tout étourdie. Je me sentais sur le point de m’évanouir d’inanition et de faiblesse ; je n’avais ni mangé ni bu de toute la journée ; je n’avais même pas déjeuné le matin. Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que, depuis le moment où je m’étais enfermée dans ma chambre, personne n’était venu me demander comment je me portais ou m’inviter à descendre ; Mme Fairfax ne m’avait pas cherchée ; la petite Adèle elle-même n’avait pas frappé à ma porte. « Les amis vous oublient toujours dans la mauvaise fortune, » murmurai-je en tirant le verrou et en sortant de ma chambre. J’allai me frapper contre un obstacle ; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes membres faibles ; je fus quelque temps avant de me remettre ; je ne tombai pas à terre ; un bras me reçut ; je regardai, et je vis M. Rochester assis sur une chaise devant la porte de ma chambre.

« Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir ! me dit-il ; j’ai écouté et j’ai attendu bien longtemps ; mais je n’ai pas entendu un seul mouvement, pas même un sanglot. Si ce silence de mort avait duré encore cinq minutes, j’aurais enfoncé la porte comme un voleur de nuit. Ainsi, vous m’évitez ; vous vous enfermez et vous pleurez seule : j’aurais préféré vous voir venir à moi dans un accès de violence ; vous êtes passionnée ; je m’attendais à une scène ; je m’étais préparé à voir vos larmes, mais j’avais besoin qu’elles fussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a reçues, ou vous les avez bien vite essuyées. Non, je me trompe ; vous n’avez pas pleuré du tout ; vos joues sont pâles, vos yeux fatigués, mais je ne vois aucune trace de larmes. Alors votre cœur a répandu des larmes de sang. 

« Eh bien ! Jane, pas un mot de reproche ? Rien d’amer, rien de poignant ? Rien qui attriste le cœur ou excite la passion ? Vous restez tranquillement assise où je vous ai placée, et vous me regardez de vos yeux fatigués et calmes… Jane, je n’ai point eu l’intention de vous blesser ainsi ; si l’homme possédant une seule petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par mégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus devant la blessure sanglante que moi devant ce que j’ai fait. Me pardonnerez-vous jamais ? »

Je lui pardonnai à l’instant même. Ses yeux exprimaient un remords si profond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie si mâle, il y avait encore tant d’amour en moi et en lui, que je lui pardonnai tout, non pas de vive voix, mais au fond de mon cœur.

« Vous me trouvez bien misérable, Jane ? » reprit-il en me regardant attentivement.

Il s’étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur, résultant plutôt de ma faiblesse que de ma volonté.

« Oui, monsieur, répondis-je.

— Alors dites-le-moi sans craindre d’être trop amère, reprit-il ; ne m’épargnez pas.

— Je ne puis pas ; je suis fatiguée et malade ; je voudrais un peu d’eau. »

Il frémit et poussa un profond soupir ; puis, me prenant dans ses bras, il me descendit. Je ne me rendis pas compte d’abord dans quelle pièce il m’avait portée ; tout était obscur devant mes yeux ; bientôt je sentis la chaleur vivifiante du feu : car, bien qu’on fût en été, j’étais froide comme la glace. M. Rochester approcha du vin de mes lèvres ; j’y goûtai et je me sentis ranimée ; puis je mangeai quelque chose qu’il m’offrit, et bientôt je redevins moi-même. J’étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de mon maître ; M. Rochester se tenait tout près de moi. « Si je pouvais mourir maintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à supporter, pensai-je, j’en serais bien heureuse ; alors je ne serais pas obligée de faire le douloureux effort qui brisera mon cœur lorsqu’il faudra me séparer de M. Rochester. Il paraît qu’il faut le quitter, et pourtant je n’en sens pas le besoin, je ne le puis pas.

— Comment êtes-vous maintenant, Jane ? me demanda M. Rochester.

— Beaucoup mieux, monsieur ; je serai bientôt tout à fait remise.

— Goûtez encore au vin, Jane. »

J’obéis ; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi et me regarda attentivement ; tout à coup il se retourna et jeta un cri plein d’une émotion passionnée. Il marcha rapidement dans la chambre et revint ; il s’arrêta près de moi comme pour m’embrasser ; mais je me rappelai que ses caresses étaient interdites : je détournai mon visage et je repoussai le sien.

« Comment ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il rapidement ; oh ! je comprends ; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason ; vous trouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose plus de mes baisers.

— En tout cas, monsieur, il n’y a pas de place pour moi près de vous, et je n’ai aucun droit à vos embrassements.

— Pourquoi, Jane ? Je veux vous épargner la peine de parler, et je vais répondre pour vous : “Parce que j’ai déjà une femme, me direz-vous.” Ai-je deviné juste ?

— Oui.

— Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange opinion ; il faut que vous me considériez comme un indigne libertin, comme un vil scélérat qui a cherché à exciter votre amour désintéressé pour vous conduire dans un piège hardiment préparé, pour vous dépouiller de votre dignité et de votre honneur. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Je vois que vous ne pouvez rien dire : d’abord, vous êtes encore faible et vous avez déjà assez de peine à respirer ; puis, vous ne pouvez pas vous habituer à l’idée de m’accuser et de m’avilir ; enfin, les portes sont ouvertes à vos larmes, et si vous parliez trop, elles couleraient abondamment, et vous ne voulez pas vous irriter ni faire de scène. Vous vous demandez comment vous allez agir, mais vous trouvez inutile de parler ; je vous connais, et je suis sur mes gardes.

— Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal. »

Ma voix tremblante m’avertit qu’il fallait interrompre ici ma phrase.

« Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez à ce mot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de me dire que j’étais un homme marié, et, comme tel, vous m’éviterez, vous vous éloignerez de moi ; tout à l’heure vous avez refusé de m’embrasser. Vous avez résolu de devenir une étrangère pour moi, de vivre sous ce toit simplement comme l’institutrice d’Adèle ; si jamais je vous adresse une parole affectueuse, si jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vous vous direz : “Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse ; il faut que je sois de la glace et du roc pour lui ;” et en effet vous serez de la glace et du roc. »

Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis :

« Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je change. Je n’en doute pas : il n’y a qu’un moyen d’éviter la lutte contre les sentiments, le combat contre les souvenirs ; il faut qu’Adèle ait une autre gouvernante, monsieur.

— Oh ! Adèle ira en pension, c’est décidé depuis longtemps. Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d’Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d’une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, plus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas ; j’ai eu tort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il était hanté. Avant même de vous voir, j’avais ordonné de vous cacher tout ce qu’on racontait sur ce lieu maudit, parce que je craignais qu’aucune gouvernante ne voulût rester avec Adèle, si elle avait su par qui le château était habité, et mes plans ne me permettaient pas d’emmener ailleurs ma folle, bien que je possède une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et plus cachée que celle-ci, et où j’aurais pu l’enfermer en sûreté ; mais je craignais l’humidité de ce château, placé au milieu des bois, et ma conscience scrupuleuse s’est refusée à cet arrangement. Il est probable que les froides murailles m’auraient bientôt débarrassé d’elle ; mais à chacun son vice, et moi je n’ai pas celui d’assassiner, indirectement même, ceux que je hais le plus.

« Cependant, vous cacher la présence de la folle, c’était comme recouvrir un enfant d’un manteau et le placer près d’un arbre élevé ; le voisinage de ce démon est empoisonné et le fut toujours. Mais je fermerai le château de Thornfield ; je mettrai des pointes aiguës au-dessus de la grande porte, des barres de fer devant les fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à Mme Poole deux cents livres sterling par an pour qu’elle demeure ici avec ma femme, ainsi que vous appelez cette terrible furie ; Grace fait beaucoup pour de l’argent. Je ferai venir aussi son fils, le gardien de Grimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l’aider lorsque ma femme sera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens dans leur lit, à les frapper, à leur arracher la chair de dessus les os, et ainsi de suite.

— Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette malheureuse femme ; vous parlez d’elle avec une antipathie vindicative et une haine furieuse : c’est cruel à vous ; elle n’est pas responsable de sa folie.

— Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous êtes ma bien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et voilà que vous me jugez encore mal. Ce n’est pas parce qu’elle est folle que je la hais ; si vous étiez folle, croyez-vous que je vous haïrais ?

— Je le crois, en vérité, monsieur.

— Alors, vous vous trompez ; vous ne me connaissez pas, et vous ignorez de quel amour je suis capable ; chaque partie de votre chair m’est aussi précieuse que la mienne ; dans la souffrance et la maladie, je l’aimerais encore ; votre esprit est mon trésor, et même brisé, il serait toujours mon trésor. Si vous étiez folle, vous trouveriez pour vous retenir mes bras, au lieu d’une camisole de forces ; quand même vos étreintes seraient furieuses, elles auraient encore du charme pour moi ; si vous vous jetiez sur moi, comme cette femme l’a fait hier, tout en cherchant à vous dominer, je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse. Lorsque vous seriez calme, vous n’auriez pas d’autre garde que moi ; je saurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous ne pussiez me récompenser par aucun sourire ; je ne me lasserais pas de regarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient plus. Mais pourquoi songer à cela ? Je parlais de quitter Thornfield ; vous le savez, tout est prêt pour le départ ; demain vous partirez. Je ne vous demande que de passer encore une nuit sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours à ses misères et à ses terreurs ; j’ai un endroit qui sera un sanctuaire sûr contre les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même le mensonge et la calomnie.

— Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je ; elle vous tiendra compagnie.

— Que voulez-vous dire, Jane ? Ne vous ai-je pas déclaré qu’Adèle irait en pension ? et qu’ai-je besoin d’un enfant pour me tenir compagnie, d’un enfant qui n’est pas le mien, mais bien le bâtard d’une danseuse française ? Pourquoi m’importuner d’elle ? pourquoi, je vous le demande, voulez-vous me donner Adèle pour compagne ? 

— Vous parlez d’une retraite, monsieur ; la retraite et la solitude sont trop tristes pour vous.

— La solitude, la solitude ! répéta-t-il avec irritation. Je vois qu’il faut en venir au fait ; je ne puis pas deviner l’expression problématique de votre visage. Vous partagerez ma solitude ; comprenez-vous ?

Je secouai la tête ; il me fallut un certain courage pour risquer même cette négation muette, lorsque je voyais M. Rochester si excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en m’entendant, il s’arrêta, comme s’il eût tout à coup pris racine, il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son visage ; je les fixai sur le feu, et je m’efforçai de feindre le calme.

« Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de tranquillité que je n’avais lieu d’en attendre d’après son regard, l’écheveau de soie s’est assez bien dévidé jusqu’ici ; mais je savais bien qu’il arriverait un nœud et que la soie se brouillerait ; le voilà venu ; maintenant il faudra passer par toutes sortes de vexations, d’impatiences et d’ennuis. Par le ciel ! j’ai besoin d’exercer un peu ma force de Samson, et ma main brisera l’obstacle aussi facilement qu’un fil délié. »

Il recommença à se promener ; mais bientôt il s’arrêta de nouveau devant moi.

« Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison ? » Puis, approchant ses lèvres de mon oreille, il ajouta : « Parce que, si vous ne le voulez pas, j’emploierai la violence. »

Sa voix était dure, son regard celui d’un homme qui se prépare à une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une licence effrénée. Je vis bien qu’il suffisait d’un moment, d’un nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui ; je n’avais pour le dominer que l’instant présent ; un mouvement de répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du sien ; mais je n’étais pas effrayée le moins du monde ; je sentais une force intérieure ; je comprenais que j’aurais de l’influence sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, mais elle avait son charme ; j’éprouvais une sensation semblable à celle qui doit remplir le cœur de l’Indien au moment où il lance son canot sur le rapide d’un fleuve. Je m’emparai des mains crispées de M. Rochester ; je desserrai ses doigts, et je lui dis doucement :

« Asseyez-vous ; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et j’écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit raisonnable ou non. » 

Il s’assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais contre les larmes, j’avais fait de grands efforts pour les retenir, parce que je savais que M. Rochester n’aimerait pas à me voir pleurer ; mais je pensais que maintenant je pouvais les laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le désirais ; si cela l’ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du cœur.

Bientôt il me supplia ardemment de me calmer ; je lui répondis que je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité.

« Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il ; seulement je vous aime trop, et tout à l’heure votre petite figure avait une expression si froide et si résolue, que je n’ai pas pu la supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux. »

Sa voix radoucie me prouva qu’il était calmé, et moi, à mon tour, je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m’attirer à lui ; je m’y refusai également.

« Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m’aimez donc pas ? Vous n’étiez tentée que par ma position ; tout ce que vous désiriez, c’était d’être appelée ma femme ; et maintenant que vous me croyez incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j’étais un reptile immonde ou un monstre malfaisant. »

Ces mots me firent mal ; mais que dire, que faire ? J’aurais probablement dû ne rien dire et ne rien faire ; mais j’étais tellement repentante de l’avoir ainsi attristé, que je ne pus pas m’empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la blessure que je venais de faire.

« Je vous aime, m’écriai-je, et plus que jamais ; mais je ne dois ni montrer ni nourrir ce sentiment, et je l’exprime ici pour la dernière fois.

— La dernière fois, Jane ? Comment ! croyez-vous que vous pourrez vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à m’aimer, rester sans cesse froide à mon égard ?

— Non, monsieur ; je suis sûre que je ne le pourrai pas ; aussi, je ne vois qu’une chose possible ; mais vous allez vous irriter si je vous dis ce que c’est.

— Oh ! dites toujours ; si je me mets en colère, vous avez la ressource des larmes.

— Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.

— Pour combien de temps ? Jane, pour quelques minutes ? afin de lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre visage qui est fiévreux ? 

— Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au milieu de visages étrangers et de scènes inconnues.

— Certainement, et je vous l’ai déjà dit. Je passe sous silence votre folle idée de vous séparer de moi ; non, vous allez, au contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle existence dont vous parlez, vous avez raison ; oui, vous serez ma femme, je ne suis pas marié ; vous serez Mme Rochester, de fait et de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai ; je vous emmènerai dans une de mes propriétés, au sud de la France ; une villa aux blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée ; là, votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse. Pourquoi secouez-vous la tête, Jane ? Soyez raisonnable, vous allez encore me rendre fou. »

Sa voix et ses mains tremblèrent ; ses larges narines se dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j’osai parler.

« Monsieur, dis-je, votre femme existe ; vous-même l’avez déclaré ce matin ; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais votre maîtresse ; le nier serait un sophisme, un mensonge.

— Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux ; je ne suis ni patient, ni froid, ni à l’abri de la passion ; par pitié pour moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les battements et prenez garde. »

Il dégagea son poignet et me le tendit ; ses joues et ses lèvres, que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J’étais dans une grande agitation ; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines lorsqu’elles se trouvent dans un grand danger ; je demandai du secours à un être plus grand que l’homme, et les mots : « Mon Dieu, aidez-moi ! » s’échappèrent involontairement de mes lèvres.

« Je suis un fou, s’écria tout à coup M. Rochester, de lui dire ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi ; j’oublie qu’elle ne connaît rien du caractère de cette femme et des circonstances qui ont décidé notre union infernale ; oh ! je suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu’elle saura tout ce que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi ; je veux vous exposer ma situation en quelques mots ; pouvez-vous m’écouter ?

— Oui, monsieur ; pendant des heures, si vous voulez.

— Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais entendu dire que je n’étais pas l’aîné de ma famille, que j’avais un frère plus âgé que moi ?

— Oui, monsieur ; Mme Fairfax me l’a dit.

— Avez-vous entendu dire que mon frère était avare ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens ; il ne pouvait pas se faire à l’idée de diviser ses propriétés et de m’en donner une portion. Il avait décidé qu’elles appartiendraient en entier à mon frère ; et cependant il ne pouvait pas supporter la pensée que son fils serait pauvre ; il voulut m’enrichir par un mariage, et il se mit à me chercher une compagne. M. Mason, planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason était véritablement grande ; il prit des informations et apprit que son ancien ami avait un fils et une fille, et qu’il donnerait à cette dernière une dot de trente mille livres sterling ; c’était suffisant. Lorsque je sortis du collége, on m’envoya à la Jamaïque épouser cette fiancée qu’on avait retenue pour moi. Mon père ne me parla pas de la fortune ; mais il me dit que Mlle Mason était l’orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté : c’était vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram ; grande, brune et majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma naissance ; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue ; je la vis rarement seule, et j’eus très peu de conversations intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses talents. Tous les hommes semblaient l’admirer et m’envier ; je fus ébloui ; mes sens furent excités ; comme j’étais ignorant et inexpérimenté, je crus que je l’aimais. Les stupides rivalités de la société, les fiévreux désirs et l’aveuglement des jeunes gens, entraînent un homme dans les plus grandes folies ; les parents de Berthe m’encourageaient ; ses poursuivants piquaient mon amour-propre ; elle-même m’attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant que j’eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux plus me respecter quand je pense à cet acte ; un mépris qui me torture s’empare de moi. Je ne l’ai jamais ni aimée, ni estimée, ni connue, je n’étais pas sûr qu’elle eût une seule vertu ; je n’avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni délicatesse dans son esprit et ses manières : et je l’ai épousée, tant j’étais imbécile, aveugle, vil et grossier ; j’aurais été moins coupable si… mais rappelons-nous à qui nous parlons.

« Je n’avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. La lune de miel passée, j’appris mon erreur ; elle n’était que folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un jeune frère, un idiot. L’aîné, que vous avez vu (et que je ne puis pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa malheureuse sœur, qu’il y avait en lui quelque peu d’affection, et parce qu’autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres ; mon père et mon frère savaient tout cela ; mais ils ne pensèrent qu’aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé contre moi.

“C’étaient d’odieuses découvertes : j’étais mécontent de voir qu’on m’avait traîtreusement caché ce secret ; mais, sans la part que ma femme y avait prise, je n’aurais jamais songé à lui faire un reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m’aperçus que sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et incapable de comprendre rien de noble et d’élevé. Quand je vis que je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée, ni même une seule heure, que toute conversation était impossible, parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide ; lorsque je m’aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison tranquille et bien installée, parce qu’aucun domestique ne pouvait supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres absurdes, tyranniques et contradictoires ; eh bien, même alors, je me contins ; j’évitai les reproches ; j’essayai de dévorer en secret mon dépit, et mon dégoût ; je réprimai ma profonde antipathie.

“Jane, je ne veux pas vous troubler par d’horribles détails, quelques mots suffiront pour ce que j’ai à dire. J’ai vécu quatre ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure qu’elle m’a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant ; ils étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent funestes ! Berthe Mason, digne fille d’une mère infâme, me traîna à travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.

“Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait quatre ans que nous étions mariés ; j’étais riche, et pourtant j’étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus dépravée que j’aie jamais connue était unie à moi ; la loi et la société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais me débarrasser d’elle par aucun moyen légal : car les médecins découvrirent alors que ma femme était folle ; ses excès avaient développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit vous déplaît, vous avez l’air souffrante ; voulez-vous que je remette la fin à un autre jour ?

— Non, monsieur, finissez-le ; je vous plains, je vous plains sincèrement.

— Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et si insultante, qu’on fait bien de prier ceux qui vous l’offrent de la garder pour eux ; mais c’est la pitié qui sort des cœurs durs et personnels. C’est un sentiment à double face, à la fois souffrance égoïste d’entendre raconter les douleurs des autres, et mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées ; mais telle n’est pas votre pitié à vous, Jane, ce n’est pas là le sentiment que je lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève votre cœur et fait trembler votre main dans la mienne : votre pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l’amour, ses angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion ; je l’accepte, Jane. Que la fille s’avance librement ; mes bras sont ouverts pour la recevoir.

— Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous vous aperçûtes que votre femme était folle ?

— Jane, je fus bien près du désespoir ; entre moi et l’abîme il n’y avait plus qu’un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du monde, j’étais honteusement déshonoré ; mais je résolus d’être pur à mes yeux. Jusqu’au dernier moment je m’éloignai d’elle pour ne pas sentir la souillure de ses crimes ; je repoussai toute union avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir nos noms et nos personnes ; je la voyais et je l’entendais tous les jours ; un peu de son haleine était mêlé à l’air que je respirais.

« Et, d’ailleurs, je me rappelais que j’avais été son mari ; alors, comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi ; je savais que, tant qu’elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre femme meilleure qu’elle. Bien qu’elle fût plus âgée que moi de cinq ans (sa famille et mon père m’avaient trompé, même sur son âge), il était probable qu’elle vivrait autant que moi, car son corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à l’âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.

‘Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason ;  depuis que les médecins l’avaient déclarée folle, elle était enfermée. C’était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent précèdent un ouragan ; ne pouvant m’endormir, je me levai et j’ouvris la fenêtre ; l’air était transformé en un torrent de soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part. Les moustiques entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre. J’entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au bruit qu’aurait occasionné un tremblement de terre ; de sombres nuages envahissaient le ciel ; la lune brillait au-dessus des vagues, large et rouge comme la gueule d’un canon ; elle jetait une dernière flamme sur ce sol tremblant à l’approche d’un orage. Physiquement, j’étais ému par cette lourde atmosphère et cette scène terrible ; les cris de la folle continuaient à retentir à mes oreilles ; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un accent de haine digne d’un démon ; jamais créature humaine n’a eu un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé d’elle par deux chambres, j’entendais chaque mot ; dans l’Inde, toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu’à moi.

‘Cette vie, m’écriai-je enfin, est semblable à l’enfer ; dans l’abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air et entendre les mêmes bruits. J’ai le droit de jeter loin de moi ce fardeau si je le puis ; j’échapperai aux souffrances de cette vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui l’étouffe. Oh ! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques, je ne te crains pas ; rien ne peut être plus horrible que les souffrances qui m’accablent ; brisons cette existence et retournons vers Dieu, dans notre patrie ! »

« En disant ces mots, je m’agenouillai pour ouvrir une boîte qui contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer ; mais ce désir ne dura qu’un instant, car je n’étais pas fou, et cette crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet de la destruction, ne dura qu’un instant.

“Un vent frais venu d’Europe souffla sur l’Océan et entra par la fenêtre ouverte ; l’orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l’orage ; et, pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi, je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane ; car c’était une véritable sagesse qui m’avait montré le chemin que je devais suivre.

“Le doux vent d’Europe continuait à murmurer dans les feuilles rafraîchies, et l’Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon cœur, longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l’Océan ; il me sembla qu’un sang vivifiant coulait en moi ; mon être tout entier demandait une vie nouvelle ; mon âme aspirait à une goutte d’eau pure. Je sentis l’espérance renaître, je compris que la régénération était possible ; d’un des berceaux fleuris de mon jardin, j’aperçus la mer plus bleue que le ciel ; l’ancien monde était au delà.

“Va, me disait l’espérance, retourne en Europe ! Là, on ne sait pas que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau ; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l’enfermer à Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires ; puis tu iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t’a si longtemps fait souffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle n’est pas ta femme et tu n’es pas son mari. Veille à ce qu’on prenne soin d’elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu’exigent Dieu et l’humanité. Garde le silence sur ce qu’elle est, tu ne dois le dire à personne ; place-la dans un lieu sûr et commode ; cache bien sa honte, et quitte-la. »

« J’agis ainsi ; mon père et mon frère n’avaient pas parlé de mon mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté ; d’après tout ce que j’avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que mon père m’avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille ; loin de désirer de publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.

“Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d’avoir un monstre semblable dans un vaisseau ; ce fut un grand soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le repaire d’une véritable bête sauvage. J’eus de la peine à lui trouver une garde : il fallait une personne en qui l’on pût avoir pleine confiance ; sans cela les extravagances de la folle révéleraient inévitablement mon secret ; puis elle avait des jours et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j’ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s’est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon secret ; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle n’a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été discrète ; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a fait défaut, à cause d’un vice dont rien ne peut la corriger et qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la fois malfaisante et rusée ; elle n’a jamais manqué de profiter des fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de sa chambre : la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit ; la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d’avoir veillé sur vous et d’avoir permis que la rage de Berthe s’assouvît sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver ; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que cette créature, qui s’est jetée sur moi ce matin, aurait pu se cramponner au cou de ma bien-aimée.

— Et qu’avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant s’interrompre, qu’avez-vous fait, après avoir installé votre femme ici ? Où êtes-vous allé ?

— Ce que j’ai fait, Jane ? je me suis transformé en un feu follet. Où je suis allé ? j’ai entrepris des voyages semblables à ceux du Juif Errant. Je visitai tout le continent ; mon désir et mon but étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d’être aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield.

— Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.

— J’étais décidé à le faire ; j’étais convaincu que je le pouvais et que je le devais. Mon intention n’était pas de tromper comme je l’ai fait ; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me considérerait comme libre d’aimer et d’être aimé, et je n’ai pas douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me comprendre et de m’accepter, malgré la malédiction qui pesait sur moi.

— Eh bien, monsieur ?

— Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire ; vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en temps, vous vous agitez brusquement ; on dirait que les réponses n’arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez lire dans le cœur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi ce que vous voulez dire par votre : « Eh bien, monsieur ? » Vous répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi, elle m’entraîne dans des discours sans fin. 

— Je veux dire : Qu’y a-t-il après ? Qu’avez-vous fait ? qu’est-ce qui résulte de cela ?

— Précisément ; et que désirez-vous savoir maintenant ?

— Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui avez demandé de vous épouser, et ce qu’elle a répondu.

— Je puis vous dire si j’ai trouvé une personne qui me plût et si je lui ai demandé de m’épouser ; mais ce qu’elle m’a répondu est encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix longues années, j’errai partout, demeurant tantôt dans une capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg, le plus souvent à Paris ; de temps en temps à Rome, Naples ou Florence. La Providence m’avait donné beaucoup d’argent et le passeport d’un vieux nom, je pouvais choisir ma société ; aucun cercle ne m’était fermé ; je cherchai ma femme idéale parmi les ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras italiennes et les grafinnen allemandes : je ne pus pas la trouver. Il y a des moments où j’ai cru voir une forme et entendre une voix qui devaient réaliser mon rêve, mais j’étais bientôt déçu. Ne supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou de l’esprit ; je demandais quelqu’un qui me plût, qui fût le contraire de la créole : je cherchai en vain. Je ne trouvai pas dans le monde une seule fille que j’eusse voulue pour femme, car je connaissais les dangers et les souffrances d’un mauvais mariage. Le désappointement me rendit nonchalant ; j’essayai de la dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la déteste : c’était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes plaisirs. Je m’éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et de ses vices.

« Pourtant je ne pouvais pas vivre seul ; j’eus des maîtresses. La première fut Céline Varens, encore une de ces fautes qui font qu’un homme se méprise quand il se les rappelle ; vous savez déjà quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina. Deux autres lui succédèrent : une Italienne, nommée Giacinta, et une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très belles ; mais que m’importa leur beauté, lorsque j’y fus habitué ? Giacinta était violente et immorale ; au bout de trois mois je fus fatigué d’elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide et sans intelligence ; elle n’était pas le moins du monde de mon goût : je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement d’elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage, que vous n’avez pas bonne opinion de moi ; vous voyez en moi un misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n’est-ce pas ?

— En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d’une chose toute simple.

— Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je n’aimais pas cette existence vagabonde ; jamais je ne désirerai y revenir. Louer une maîtresse est ce qu’il y a de pire après acheter un esclave ; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le souvenir des moments que j’ai passés avec Céline, Giacinta et Clara. »

Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j’en conclus que si jamais je m’étais oubliée, si jamais j’avais négligé les principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation, sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses possibles, je m’étais décidée à succéder à ces malheureuses femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester le même sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma conviction, il suffisait de l’avoir ; je l’enfermai dans mon cœur, afin qu’elle pût me servir au jour de l’épreuve.

« Jane, pourquoi ne dites-vous pas : Eh bien, monsieur ? car je n’ai pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me désapprouvez encore ; mais revenons à notre sujet. Au mois de janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l’esprit aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire, désillusionné, mal disposé à l’égard des hommes et surtout des femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, intelligentes et aimantes, n’existaient que dans les rêves), je revins en Angleterre, où m’appelaient des affaires.

“Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d’hiver, Thornfield, château détesté. Je ne m’attendais à y trouver ni calme ni bonheur ; tout à coup j’aperçus une petite ombre tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay ; je passai devant elle avec autant d’indifférence que devant l’arbre qui lui faisait face : je n’avais aucun pressentiment de ce qu’elle serait pour moi ; rien en moi ne m’avait averti que l’arbitre de mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, attendait là sous un humble déguisement ; je ne m’en doutai même pas lorsque, après l’accident arrivé à Mesrour, l’ombre vint vers moi et m’offrit gravement ses services. C’était une petite créature élancée et enfantine ; on eût dit une linotte qui, voletant à mes pieds, m’eût proposé de me porter sur ses ailes délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s’éloigner ; elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda et me parla avec une sorte d’autorité ; je devais être aidé par sa main, et je le fus en effet.

“Lorsque j’eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de savoir que cette petite elfe reviendrait, qu’elle appartenait à ma maison ; sans cela je n’aurais pas pu, sans regret, la voir s’échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je vous écoutai revenir, Jane ; vous ne vous doutiez probablement pas que je pensais à vous et que j’étudiais vos actions. Le jour suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous amusiez Adèle. Je me rappelle que c’était un jour où la neige tombait, et que vous ne pouviez pas sortir ; j’étais dans ma chambre, dont j’avais laissé la porte entr’ouverte : je pouvais voir et entendre. Adèle s’emparait de toute votre attention, mais je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs ; cependant vous étiez patiente avec elle, ma petite Jane ; pendant longtemps vous lui avez parlé et vous l’avez amusée. Quand elle vous eut enfin quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous êtes mise à vous promener lentement le long du corridor ; de temps en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos visions n’étaient pas sombres ; la douce lumière de vos yeux annonçait que vos pensées n’étaient ni tristes ni amères ; votre regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l’espérance jusqu’au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, vous avez souri de vous-même d’une singulière manière ; il y avait beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane ; il semblait dire : “Mes visions sont belles, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des visions ; mon cerveau a inventé un ciel rose, un Éden vert et fleuri, mais je sais bien qu’il faut me frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.” Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre ; j’étais fâché de vous perdre de vue.

« J’attendis le soir avec impatience, parce qu’alors au moins je pouvais vous appeler près de moi ; je soupçonnais en vous un caractère tout à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la fois timide et indépendant ; vous étiez simplement habillée, dans le même genre qu’aujourd’hui. Je vous fis parler ; au bout du peu de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges : vos vêtements, vos manières, se ressentaient d’une discipline sévère ; votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée, mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de donner une opinion défavorable d’elle en faisant quelque solécisme ou en disant une sottise. Mais, lorsqu’on s’adressait directement à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un œil perçant, hardi et plein d’ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte. Bientôt vous fûtes habituée à moi ; je crois, Jane, que vous sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un certain bien-être charmant s’empara de vous. Quelque maussade que je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni déplaisir de ma morosité ; vous vous contentiez de m’examiner, et de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j’apercevais me rendait heureux et excitait ma curiosité ; j’aimais ce que je voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre compagnie. J’étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais prolonger le plaisir des découvertes ; puis je craignais, en maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur ; je ne savais pas alors que ce n’était point une floraison passagère et qu’elle devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez ; mais vous ne l’avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d’étude aussi tranquille que votre pupitre et votre chevalet ; si par hasard je vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là, votre expression ordinaire était pensive ; vous n’étiez pas triste, car vous ne souffriez pas, mais votre cœur n’était pas léger, parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l’avenir bien peu d’espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si même vous pensiez à moi ; je vous examinai pour le savoir. Quand nous causions ensemble, il y avait quelque chose d’heureux dans votre regard et de satisfait dans vos manières ; je vis que vous aviez un cœur sociable ; le silence de la chambre d’étude et la monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai aller au plaisir d’être bon à votre égard ; la bonté éveilla bientôt votre émotion, votre figure devint douce et votre voix caressante. J’aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres et avec votre accent heureux et reconnaissant ; j’étais content lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions. Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous me regardiez : vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble léger ; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous vous demandiez si j’allais jouer le rôle d’un maître sévère ou d’un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me poser en maître ; quand je vous tendais cordialement la main, votre jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j’avais bien de la peine à ne pas vous presser contre mon cœur.

— Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur, » interrompis-je en essuyant furtivement une larme.

Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu’il me restait à faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces révélations de ce qu’éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche plus difficile.

« Vous avez raison, Jane, reprit-il ; pourquoi s’arrêter sur le passé, quand le présent est plus sûr et l’avenir plus beau ? »

Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.

« Vous comprenez bien la situation, n’est-ce pas ? continua-t-il. Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j’ai enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement ; je vous ai trouvée. Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi-même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement ; je vous crois bonne, généreuse et aimante ; j’ai conçu dans mon cœur une passion fervente et solennelle ; elle me conduit à vous, vous attire à moi, enlace votre existence à la mienne : flamme pure et puissante, elle fait un seul être de nous deux.

« C’est parce que je sentais et que je savais cela que j’ai résolu de vous épouser : me dire que j’ai déjà une femme, c’est une raillerie inutile ; vous savez maintenant que je n’ai qu’un affreux démon. J’ai eu tort de chercher à vous tromper ; mais je craignais votre entêtement et les préjugés qu’on vous avait donnés dans votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder à une confidence : c’était lâche à moi ; j’aurais dû tout d’abord en appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais maintenant ; vous raconter ma vie d’agonie, vous dire que j’avais faim et soif d’une existence plus noble et plus élevée, vous montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j’étais aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d’accepter ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre ; Jane, faites-le maintenant. »

Il y eut un moment de silence.

« Pourquoi vous taisez-vous, Jane ? » me demanda-t-il.

Je subissais une rude épreuve ; une main de fer pesait sur moi. Moment terrible, plein de luttes, d’horreur et de souffrance ! Aucun être humain ne pouvait désirer d’être aimé plus que je ne l’étais ; celui qui m’aimait ainsi, je l’adorais, et il fallait renoncer à cette idole ; mon douloureux devoir était enfermé tout entier dans ce seul mot : se séparer !

« Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande ; dites-moi seulement : “Je serai à vous !”

— Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous. »

Il y eut encore un long silence.

« Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les palpitations du lion ; Jane, avez-vous l’intention de me laisser prendre une route et de choisir l’autre ?

— Oui, monsieur.

— Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m’embrassant, le voulez-vous encore ?

— Oui, monsieur.

— Et maintenant ? continua-t-il en baisant doucement mon front et mes joues.

— Oui, monsieur ! m’écriai-je en me dégageant rapidement de son étreinte.

— Oh ! Jane, c’est cruel ! c’est mal ! Ce ne serait pas mal de m’aimer.

— Ce serait mal, monsieur, de vous obéir. »

Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage ; il se leva, mais se retint encore. J’appuyai ma main sur le dossier d’une chaise, pour me soutenir ; j’avais peur, mais ma résolution était prise.

« Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma triste vie ; tout le bonheur s’en ira avec vous. Que me restera-t-il ? Je n’ai qu’une folle pour femme ; autant vaudrait me présenter un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane ? où aller pour trouver une compagne ? où chercher l’espérance ?

— Faites comme moi ; ayez confiance en Dieu et en vous : croyez au ciel, et espérez que nous nous y retrouverons.

— Ainsi vous ne voulez pas céder ?

— Non.

— Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit ? »

Sa voix s’éleva.

« Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir tranquille.

— Vous m’arrachez l’amour et l’innocence : à la place de l’amour, vous m’offrez la débauche ; et, pour toute occultation, vous me proposez le vice.

— Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée que je ne m’y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et lutter, vous aussi bien que moi ; résignez-vous ; vous m’oublierez avant que je vous aie oublié.

— Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous me dites en face que je changerai bientôt ; votre conduite prouve combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir ? car vous n’avez ni parents ni amis que vous craigniez d’offenser en demeurant avec moi. »

C’était vrai ; et, pendant qu’il parlait, ma raison et ma conscience se tournaient traîtreusement contre moi ; elles criaient presque aussi haut que mon cœur, et tous ensemble me disaient : « Oh ! cède, cède ! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le laisses ; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu’il se voit abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse ; songe aux suites du désespoir ; console-le, sauve-le, aime-le ! dis-lui que tu l’aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s’inquiète de toi dans le monde ? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que tu feras ? »

Et, malgré tout, je continuais à me dire : « Je me dois à moi-même ; plus je suis isolée, moins j’ai d’amis et de soutiens, plus je dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et sanctionnées par l’homme ; je serai fidèle aux principes que j’ai acceptés lorsque j’étais raisonnable et non pas folle comme maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés pour les jours sans épreuves ; ils ont été faits pour des moments, comme celui-ci, alors que le cœur et l’âme se révoltent contre leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés ; si je pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils ? Ils ont une grande valeur, je l’ai toujours cru ; et si je ne puis plus le croire maintenant, c’est parce que je suis insensée, que du feu coule dans mes veines, et que mon cœur bat trop pour que je puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m’en tenir aux opinions préconçues, et c’est sur ce terrain solide que je poserai mes deux pieds ! »

Je le fis en effet ; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans s’inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille ; Il semblait me dévorer de son regard passionné ; physiquement, je me sentais exposée à l’ardeur d’une fournaise enflammée, moi aussi impuissante que le chaume ; mais je possédais encore mon âme, et j’éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l’âme a un interprète, interprète qui souvent n’a pas conscience de ce qu’il fait, mais qui est toujours fidèle : je veux parler des yeux. Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et je poussai un soupir involontaire ; son étreinte était douloureuse, et mes forces presque épuisées.

« Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n’ai vu une créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de toute la force de son poignet ; je pourrais la plier avec un de mes doigts : et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la domptais, si je la jetais à terre ? Regardez ces yeux, regardez cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe ! Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m’emparer du bel oiseau sauvage ; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison ; mais celle qui l’occupe s’envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d’argile ! et c’est cette âme d’énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n’est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon cœur ; mais, saisie malgré vous, semblable à un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements ; vous disparaîtriez avant que j’aie pu respirer votre parfum. Oui venez, Jane, venez ! » 

En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il était plus difficile de résister à ce regard qu’à son étreinte passionnée ; mais je ne voulais pas succomber : j’avais défié sa colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai vers la porte.

« Vous partez, Jane ? me dit-il.

— Oui, monsieur.

— Vous allez me quitter ?

— Oui.

— Vous ne reviendrez pas ? vous ne voulez pas être mon soutien, mon sauveur ? Mon amour profond, ma grande douleur, mes supplications, tout cela n’est rien pour vous ? »

Quelle inexprimable douleur dans sa voix ! combien il me fut dur de répéter avec fermeté :

« Je pars.

— Jane ! reprit-il.

— Monsieur Rochester ?

— Eh bien, partez, j’y consens ; mais rappelez-vous que vous me laissez ici dans l’angoisse. Montez dans votre chambre ; rappelez-vous tout ce que je vous ai dit, Jane ; jetez un regard sur mes souffrances, et pensez à moi. »

Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.

« Oh ! Jane ! s’écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh ! Jane, mon espérance, mon amour, ma vie ! »

Et alors j’entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.

J’avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi résolue que lorsque je m’étais retirée. Je m’agenouillai près de lui ; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté, j’embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main.

— Dieu vous bénisse, mon cher maître ! m’écriai-je ; Dieu vous garde de la souffrance et du mal ! puisse-t-il vous diriger, vous consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi !

— L’amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense, répondit-il ; si je ne l’obtiens pas, mon cœur est à jamais brisé ; mais Jane me donnera son amour ; elle me le donne noblement, généreusement. »

Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent ; il se leva et étendit les bras : mais j’échappai à son étreinte et je quittai subitement la chambre.

« Adieu ! » cria mon cœur, lorsque je m’éloignai. — « Adieu, pour toujours ! » ajouta le désespoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir ; cependant, à peine fus-je étendue, qu’un lourd sommeil s’appesantit sur moi. Je fus transportée en songe aux scènes de mon enfance ; je rêvai que j’étais dans la chambre rouge de Gateshead, que la nuit était sombre et mon esprit en proie à une étrange terreur ; il me sembla que la petite lumière qui, il y avait bien des années, m’avait fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille, venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête pour regarder ; le plafond se changea en des nuages noirs et élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui entourent la lune. J’attendis le lever de la lune avec une singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son disque rouge ; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l’a jamais fait. J’aperçus d’abord une main qui sortait des noirs plis du ciel et qui écartait les nuées ; puis je vis, au lieu de la lune, une ombre blanche se dessinant sur un fond d’azur, et inclinant son noble front vers la terre. L’ombre ne pouvait se lasser de me regarder ; enfin elle parla à mon esprit ; malgré la distance immense, les sons m’arrivaient clairs et distincts, et j’entendis l’ombre murmurer à mon cœur :

« Ma fille, fuis la tentation.

— Oui, ma mère, » répondis-je.

Je me fis la même réponse lorsque je m’éveillai. Il faisait encore sombre ; mais en juillet les nuits sont courtes, l’aurore commence à poindre presque aussitôt après minuit. « Il ne peut pas être trop tôt pour entreprendre la tâche que j’ai à accomplir, » pensai-je. Je me levai ; j’étais habillée, car, pour me coucher, je n’avais retiré que mes souliers ; je pris dans mes tiroirs un peu de linge, un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mes doigts rencontrèrent les perles d’un collier que M. Rochester m’avait forcée d’accepter quelques jours auparavant ; je le laissai : il ne m’appartenait pas ; il appartenait à la fiancée imaginaire qui s’était envolée. Je fis un paquet des autres choses, je mis dans ma poche ma bourse, qui contenait vingt schellings (c’était tout ce que je possédais), j’attachai mon châle et mon chapeau ; je pris mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pas mettre encore, puis je sortis de ma chambre.

« Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de sa porte. Adieu, ma chère petite Adèle, » dis-je en jetant un regard vers la chambre de l’enfant ; je ne pouvais pas entrer pour l’embrasser, car il fallait tromper la surveillance d’une oreille bien fine qui veillait peut-être.

J’aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans m’arrêter ; mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis que les battements de mon cœur venaient de s’arrêter, et je fus obligée d’attendre un instant ; là non plus on ne dormait pas. M. Rochester marchait avec agitation d’un bout de la pièce à l’autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il y avait dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradis d’un moment ; je n’avais qu’à entrer et à dire : « Monsieur Rochester, je vous aimerai ; je demeurerai avec vous jusqu’à la mort ; » et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de délices. J’y pensai un instant.

« Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le jour avec impatience, me dis-je ; demain matin il m’enverra demander, et je serai partie ; il me fera chercher, et en vain ; il se sentira abandonné, il verra que je repousse son amour, il souffrira et tombera peut-être dans le désespoir. »

Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet ; mais je la retirai vivement et je m’enfuis.

Je descendis tristement l’escalier ; je savais ce que j’avais à faire et je le faisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine la clef de la porte de côté, un peu d’huile et une plume afin de graisser la clef et la serrure ; je pris du pain et de l’eau, car j’allais peut-être avoir une longue course à faire, et je ne voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout à coup ; je fis tout cela dans le plus grand silence. J’ouvris la porte, je passai et je la refermai doucement. Le matin commençait à poindre dans la cour ; les grandes portes étaient fermées à clef ; heureusement, le guichet de l’une d’elles n’était fermé qu’au loquet : j’en profitai pour sortir, puis je la poussai derrière moi : J’étais maintenant hors de Thornfield.

À une distance d’un mille, au delà des champs, s’étendait une route qui allait dans la direction contraire à Millcote ; je n’avais jamais parcouru cette route, mais souvent je l’avais remarquée et je m’étais demandé où elle conduisait : ce fut de ce côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plus me permettre aucune réflexion ; je ne devais plus jeter de regards ni en arrière ni en avant. Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée, soit au présent, soit à l’avenir : le premier était à la fois si doux et si profondément triste, que d’y songer seulement me retirerait tout courage et toute énergie ; le dernier était confus et terrible comme le monde après le déluge.

Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu’au lever du soleil ; je crois que c’était par une belle matinée d’été. Mes souliers, que j’avais mis en quittant la maison, furent bientôt mouillés par la rosée ; mais je ne regardais ni le soleil levant, ni les cieux qui souriaient, ni la nature qui s’éveillait. Celui qui traverse une belle scène pour arriver à l’échafaud ne pense pas aux fleurs qui s’épanouissent sur la route, mais bien plutôt au billot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines, et au grand déchirement qui devra tout terminer ; et moi je pensais à ma triste fuite, à mes courses errantes. Je ne pouvais m’empêcher de songer avec agonie à ce que j’avais laissé, à celui qui épiait dans sa chambre le lever du soleil, espérant me voir bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien lui appartenir et rester près de lui. J’aspirais à être à lui, j’étais avide de retour ; il n’était point trop tard, je pouvais encore lui épargner une angoisse bien douloureuse ; j’étais sûre que ma fuite n’était pas découverte ; je pouvais revenir, être sa consolation et son orgueil, l’arracher à la souffrance, peut-être empêcher sa perte. Oh ! combien j’étais aiguillonnée par la crainte de le voir s’abandonner lui-même ! ce qui m’était bien plus douloureux que s’il m’eût abandonnée. C’était comme un dard recourbé dans mon sein : si je voulais l’arracher, il me déchirait ; si je l’enfonçais plus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter dans les buissons et les taillis ; ils étaient fidèles à leurs compagnons, eux emblèmes de l’amour. Et moi, qu’étais-je ? Au milieu des souffrances de mon cœur, de mes efforts désespérés pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n’avais pas la consolation de me sentir approuvée par moi-même ; je n’éprouvais aucune joie d’avoir su me respecter ; j’avais injurié, blessé, abandonné mon maître. J’étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne pouvais pas revenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car la douleur avait foulé aux pieds ma volonté et étouffé ma conscience ; je pleurais amèrement en continuant ma route solitaire ; je marchais rapidement comme quelqu’un dans le délire. Tout à coup je fus prise d’une faiblesse qui, commençant dans l’intérieur du corps, s’étendit aux membres ; je tombai à terre. Je restai quelque temps ainsi, pressant ma figure contre le gazon humide. Je craignais, ou plutôt j’espérais mourir là ; mais bientôt je pus me remuer ; je rampai d’abord sur mes genoux et sur mes mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamais à gagner la route.

Quand je l’eus atteinte, je fus obligée de m’asseoir sous un buisson pour me reposer ; j’entendis un bruit de roues et je vis une voiture arriver. Je me levai et fis un signe de la main ; elle s’arrêta. Je demandai au conducteur où il allait ; il me nomma un endroit éloigné, et où j’étais sûre que M. Rochester n’avait aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenait pour y conduire ; il me répondit trente schellings. Je lui dis que je n’en avais que vingt ; il reprit qu’il tâcherait de s’en contenter. Comme la voiture était vide, il me permit d’entrer dans l’intérieur ; la portière fut fermée et nous nous mîmes en route.

Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce que j’ai éprouvé ! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de larmes aussi amères et aussi déchirantes que les miennes ! Puissent vos prières ne jamais s’élever aussi douloureuses et aussi désespérées vers le ciel ! Puissiez-vous ne jamais craindre de devenir l’instrument du mal entre les mains de celui que vous aimez plus que tout !

 

Chapitre 28  

Deux jours sont passés. C’est un soir d’été ; le cocher m’a descendue dans un endroit appelé Whitcross ; il ne pouvait pas me conduire plus loin pour la somme que je lui avais donnée, et je ne possédais plus un schelling dans le monde ; je suis seule, la voiture est déjà éloignée d’un mille. À ce moment, je m’aperçois que j’ai oublié mon petit paquet dans la poche de la voiture où je l’avais placé pour plus de sûreté ; il faut maintenant qu’il y reste, et moi je n’ai plus aucune ressource.

Whitcross n’est pas une ville ni même un hameau ; c’est un pilier de pierre placé à la réunion de quatre routes ; il est peint en blanc, probablement pour qu’on puisse le voir de loin dans l’obscurité. Au sommet de ce pilier on aperçoit quatre bras qui indiquent à quelle distance on est des différentes villes ; d’après les indications, la ville la plus proche était distante de dix milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connus de ces villes m’apprirent dans quel pays j’étais : c’était un des comtés du centre, couvert de marécages et entouré de montagnes ; à droite et à gauche on apercevait de grands marais ; une série de montagnes s’étendaient bien loin au delà de la vallée que j’avais à mes pieds. La population ne devait pas être nombreuse. Je n’apercevais personne sur les routes qui se déroulaient aux quatre points cardinaux, larges, blanches et solitaires ; elles avaient toutes été tracées au milieu même des marais, et la bruyère poussait épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvait amener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue ; des étrangers se demanderaient naturellement ce que je faisais là, et pourquoi j’étais devant ce poteau, errant sans but et comme si je m’étais égarée. On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais faire que des réponses peu vraisemblables, qui exciteraient le soupçon.

Aucun lien ne m’attachait alors à la société ; aucun charme, aucune espérance ne m’attiraient vers les hommes ; pas un de ceux qui me verraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n’avais pour tout parent que la nature, notre mère à tous ; aussi ce fut sur son sein que j’allai chercher le repos.

J’entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j’avais aperçu sur le bord du marais ; j’enfonçais dans les épaisses bruyères jusqu’aux genoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai un rocher de granit recouvert de mousse ; je m’assis dans l’enfoncement ; ma tête était protégée par les larges pierres du rocher ; au-dessus il n’y avait que le ciel.

Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d’être délivrée de toute inquiétude : j’avais une crainte vague que quelque chat sauvage ne s’élançât sur moi ou qu’un chasseur ne vînt à me découvrir. Si le vent mugissait un peu fort, je regardais autour de moi et j’avais peur d’apercevoir tout à coup un taureau sauvage ; si un pluvier sifflait, je le prenais pour un homme ; mais voyant que mes appréhensions n’étaient pas fondées, et calmée d’ailleurs par le profond silence du soir, je pris confiance. Jusque-là je n’avais pas encore pensé ; je n’avais qu’écouté, regardé et craint : mais maintenant je pouvais réfléchir de nouveau.

Que devais-je faire ? Où devais-je aller ? Oh ! questions intolérables pour moi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle part. Il fallait que mes membres fatigués et tremblants parcourussent un long chemin avant d’atteindre à une habitation humaine ; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir un abri et forcer la sympathie mécontente des indifférents. Il me fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût même écoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits.

Je touchai la bruyère ; elle était humide, bien que réchauffée par un soleil d’été. Je regardai le ciel ; il était pur ; une étoile se levait juste au-dessus de l’endroit où j’étais couchée ; la rosée tombait doucement ; on n’entendait même pas le murmure de la brise ; la nature semblait douce et bonne pour moi. Je me dis qu’elle m’aimait, moi, pauvre délaissée ; et ne pouvant espérer des hommes que les insultes et la méfiance, je me cramponnai à elle avec une tendresse filiale. « Cette nuit-là, du moins, me dis-je, serai son hôte comme je suis son enfant ; ma mère me logera sans me demander le prix de son bienfait. » Il me restait encore un morceau de pain que j’avais acheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous passions à la nuit tombante ; je vis çà et là des mûres noires et brillantes comme des perles de jais ; j’en cueillis une poignée que je mangeai avec mon pain. Ma faim fut sinon satisfaite, du moins apaisée par ce repas d’ermite ; je dis ma prière du soir et je choisis un lieu pour m’étendre.

À côté du rocher, la bruyère était très épaisse ; lorsque je fus étendue, mes pieds étaient tout à fait couverts, et elle s’élevait à droite et à gauche, assez haut pour ne laisser qu’un étroit passage à l’air de la nuit. Je pliai mon châle double et je l’étendis sur moi en place de couverture ; une petite éminence recouverte de mousse me servit d’oreiller ; ainsi installée je n’eus pas le moindre froid, du moins au commencement de la nuit.

Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m’accablait ; mais mon cœur s’affaissait sous sa blessure déchirante ; je le sentais saigner intérieurement ; toutes ses fibres étaient brisées. Je tremblais pour M. Rochester, et une amère pitié s’était emparée de moi, mes incessantes aspirations criaient vers lui. Mutilée comme un oiseau dont les ailes sont brisées, je continuais à faire de vains efforts pour voler vers mon maître.

Torturée par ces pensées, je me levai et je m’agenouillai ; la nuit était venue avec ses brillantes étoiles ; c’était une nuit tranquille et sûre, trop sereine pour que la peur pût s’emparer de moi. Nous savons que Dieu est partout, mais certainement nous sentons encore mieux sa présence quand ses œuvres s’étendent devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque, dans un ciel sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa course silencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie, sa toute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m’étais agenouillée afin de prier pour M. Rochester : levant vers le ciel mes yeux obscurcis de larmes, j’aperçus la voie lactée ; en songeant à ces mondes innombrables qui s’agitent dans le firmament et ne nous laissent apercevoir qu’une douce traînée de lumière, je sentis la puissance et la force de Dieu. J’étais sûre qu’il pourrait sauver ce qu’il avait créé ; j’étais convaincue qu’il ne laisserait périr ni le monde ni les âmes que la terre garde comme un précieux trésor ; ma prière fut donc une action de grâces. « La source de la vie est aussi le sauveur des esprits, » pensai-je. Je me dis que M. Rochester était en sûreté ; il appartenait à Dieu, et Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur le sein de la montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublier ma douleur.

Mais le jour suivant, le besoin m’apparut pâle et nu ; depuis longtemps les petits oiseaux avaient quitté leurs nids ; depuis longtemps les abeilles, profitant des belles heures du matin, recueillaient le suc des fleurs avant que la rosée fût séchée. Lorsque les longues ombres de l’aurore eurent disparu, lorsque le soleil brilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je regardai autour de moi.

Combien la journée était calme, belle et chaude ! les marais s’étendaient devant moi comme un désert doré ; partout le soleil brillait : j’aurais voulu pouvoir vivre là. Je vis un lézard courir le long du rocher, et une abeille occupée à sucer les baies : à ce moment, j’aurais voulu devenir abeille ou lézard, afin de trouver dans ces forêts une nourriture suffisante et un abri constant ; mais j’étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes ; je ne pouvais pas rester dans un lieu où elle n’était pas possible. Je me levai ; je regardai le lit que je venais de quitter ; je n’avais aucune espérance dans l’avenir, et je me mis à regretter que pendant mon sommeil mon créateur n’eût pas emporté mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivré par la mort de toute lutte nouvelle contre la destinée, n’eût plus qu’à reposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m’appartenait encore avec toutes ses souffrances, ses besoins, ses responsabilités. Il fallait supporter le fardeau, satisfaire les besoins, endurer les souffrances, accepter la responsabilité. Je me mis donc en marche.

Lorsque j’eus regagné Whitcross, je suivis une route à l’abri du soleil, qui alors était dans toute son ardeur ; mon choix ne fut déterminé que par cette seule circonstance. Je marchai longtemps ; enfin, je pensais que j’avais assez fait et que je pouvais, sans remords de conscience, céder à la fatigue qui m’accablait, cesser un moment cette marche forcée, m’asseoir sur une pierre voisine et me laisser aller à l’apathie qui s’était emparée de mon cœur et de mes membres, lorsque j’entendis tout à coup le son d’une cloche : ce devait être la cloche d’une église.

Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes romanesques, dont je ne remarquais plus l’aspect depuis quelque temps, j’aperçus un village et un clocher. À ma droite, la vallée était remplie de pâturages, de bois et de champs de grains ; un ruisseau tortueux coulait au milieu du feuillage aux teintes variées, des champs mûrs, de sombres forêts et des prairies éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit de roues, et je vis une charrette très chargée qui montait péniblement le long de la colline ; un peu plus loin, j’aperçus deux vaches et leur gardien. J’étais près du travail et de la vie : il fallait lutter encore, m’efforcer de vivre et me plier à la fatigue comme tant d’autres.

J’arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule rue du hameau, j’aperçus des pains à travers la fenêtre d’une petite boutique ; j’en aurais voulu un. « Ce léger soutien me rendra un peu d’énergie, me dis-je ; sans cela il me sera bien difficile de continuer. » Le désir de retrouver la force me revint dès que je me vis au milieu de mes semblables ; je sentais que je serais bien humiliée s’il me fallait m’évanouir de faim dans la rue d’un hameau. N’avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de ce pain ? Je cherchai. J’avais un petit fichu de soie autour de mon cou ; j’avais mes gants. Je ne savais pas comment on devait s’y prendre quand on était réduit à la dernière extrémité ; je ne savais pas si l’une de ces deux choses serait acceptée ; il était probable que non ; en tous cas, il fallait essayer.

J’entrai dans la boutique ; elle était tenue par une femme. Voyant une personne qui lui semblait habillée comme une dame, elle s’avança vers moi avec politesse et me demanda ce qu’il y avait pour mon service. Je fus prise de honte ; ma langue se refusa à prononcer la phrase que j’avais préparée ; je n’osai pas lui offrir les gants à demi usés ni le fichu chiffonné ; d’ailleurs je sentais que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisser m’asseoir un instant, parce que j’étais fatiguée. Trompée dans son attente, elle m’accorda froidement ce que je lui demandais ; elle m’indiqua un siège, j’y tombai aussitôt. J’avais envie de pleurer ; mais, comprenant combien le moment était peu favorable pour me laisser aller à mon émotion, je me contins. Je lui demandai bientôt s’il y avait dans le village des tailleuses ou des couturières en linge.

« Oui, me répondit-elle, trois ou quatre ; bien assez pour ce qu’il y a d’ouvrage. »

Je réfléchis. J’étais arrivée au moment terrible ; je me trouvais face à face avec la nécessité ; j’étais dans la position de toute personne sans ressource, sans amis, sans argent. Il fallait faire quelque chose ; mais quoi ? Il fallait m’adresser quelque part ; mais où ?

Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le voisinage, quelqu’un qui eût besoin d’une domestique.

Elle me répondit qu’elle n’en savait rien.

« Quelle est la principale occupation dans ce pays ? repris-je, que fait-on en général ? 

— Quelques-uns sont fermiers ; beaucoup travaillent à la fonderie et à la manufacture d’aiguilles de M. Oliver, me répondit-elle.

— M. Oliver emploie-t-il des femmes ?

— Mais non ; c’est un travail fait pour les hommes.

— Et que font les femmes ?

— Je ne sais pas ; les unes font une chose et les autres une autre ; il faut bien que les pauvres gens se tirent d’affaire comme ils peuvent. »

Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit avais-je de l’importuner ainsi ? Un ou deux voisins arrivèrent ; on avait évidemment besoin de ma chaise : je pris congé et je me retirai.

Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à droite et à gauche ; mais je ne pus trouver aucune raison ni même aucun prétexte pour entrer dans l’une d’elles. Pendant une heure j’errai autour du village, m’éloignant quelquefois un peu, puis revenant sur mes pas. Très fatiguée et souffrant beaucoup du manque de nourriture, j’entrai dans un petit sentier et je m’assis sous une haie ; mais je me remis bientôt en route, espérant trouver quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Au bout du sentier, j’aperçus une jolie petite maison devant laquelle était un petit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs ; je m’arrêtai. Pourquoi m’approcher de la porte blanche et toucher au bouton luisant ? pourquoi les habitants de cette demeure auraient-ils désiré m’être utiles ? Néanmoins je m’approchai et je frappai. Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint m’ouvrir la porte ; je demandai d’une voix basse et tremblante, car mon cœur était sans espoir et mon corps épuisé, si l’on avait besoin d’une servante.

« Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique.

— Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travail quelconque ? Je suis étrangère et ne connais personne ici ; je voudrais travailler à n’importe quoi. »

Mais ce n’était pas l’affaire de cette jeune femme de penser à moi ou de me chercher une place ; d’ailleurs, que de doutes devaient éveiller à ses yeux ma position et mon histoire ! Elle secoua la tête et me dit qu’elle était fâchée de ne pouvoir me donner aucun renseignement, et la porte blanche se referma doucement et poliment, mais elle se referma en me laissant dehors ; si elle l’eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je lui aurais mendié un morceau de pain, car j’étais tombée bien bas.

Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d’ailleurs je n’entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt disposée à me diriger vers un bois peu distant, et dont l’épais ombrage semblait inviter au repos ; mais j’étais si malade, si faible, si tourmentée par la faim, que l’instinct me fit errer autour des demeures humaines, parce que là il y avait plus de chance de trouver de la nourriture ; la solitude ne serait plus ce qu’elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait pas, car la faim me poursuivait et me rongeait comme un vautour.

Je m’approchai des maisons ; je les quittai ; je revins, puis je m’éloignai de nouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je n’y trouverais rien, que je n’avais pas le droit de réclamer de la sympathie pour mes souffrances. Le jour s’avançait pendant que j’errais ainsi comme un chien affamé et perdu. En traversant un champ, j’aperçus le clocher de l’église devant moi ; je marchai dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d’un jardin, je vis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le presbytère. Je me rappelai que les étrangers qui arrivent dans un lieu où ils ne connaissent personne et qui cherchent un emploi s’adressent quelquefois au ministre ; c’est la tâche des ministres d’aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulent s’aider eux-mêmes. Il me semblait que j’avais quelque droit d’aller là chercher un conseil. Reprenant courage et rassemblant le peu de forces qui me restaient, j’atteignis la maison ; je frappai à la porte de la cuisine ; une vieille femme vint m’ouvrir. Je lui demandai si c’était bien là le presbytère.

« Oui, me répondit-elle.

— Le ministre y est-il ?

— Non.

— Reviendra-t-il bientôt ?

— Non, il n’est pas dans le pays.

— Est-il allé loin ?

— Pas très loin, à peu près à trois milles ; il a été appelé par la mort subite de son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra probablement que dans une quinzaine de jours.

— Y a-t-il des dames dans la maison ? »

Elle me répondit qu’elle était seule et qu’elle était femme de charge. Je ne pouvais pas lui demander du secours à elle ; je ne pouvais pas encore mendier : je partis donc.

Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la petite boutique. Oh ! si j’avais seulement eu une croûte, une bouchée de pain pour apaiser mes angoisses ! Instinctivement je retournai vers le village ; je revis la boutique et j’entrai. Bien que la femme ne fût pas seule, je me hasardai à lui demander si elle voulait me donner un petit pain en échange du fichu de soie.

Elle me regarda d’un air de soupçon et me répondit qu’elle n’avait jamais fait de marché semblable.

Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain ; elle me refusa ; de nouveau en me disant qu’elle ne pouvait pas savoir d’où me venait ce fichu.

Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants.

Elle me répondit qu’elle ne pourrait rien en faire.

Mais il n’est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a des gens qui trouvent de la joie à songer à leurs douleurs passées : quant à moi, il m’est douloureux de penser à ces jours d’épreuve ; je n’aime point à me rappeler ces moments d’abattement moral et de souffrance physique. Je ne blâmais aucun de ceux qui me repoussaient ; je sentais que c’était là ce à quoi je devais m’attendre et que je ne pouvais pas l’empêcher. Un mendiant ordinaire est souvent soupçonné ; un mendiant bien vêtu l’est toujours. Il est vrai que je demandais du travail ; mais qui était chargé de m’en procurer ? Ce n’étaient certainement pas les personnes qui me voyaient pour la première fois et ne savaient pas à qui elles avaient affaire. Quant à la femme qui ne voulait pas prendre mon fichu en échange de son pain, elle avait raison, si l’offre lui semblait étrange ou l’échange peu profitable. Mais arrêtons-nous maintenant ; je suis fatiguée de parler de cela.

Un peu avant la nuit, je passai près d’une ferme. Le fermier était assis sur le seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage pour son souper ; je m’arrêtai et je lui dis :

« Voulez-vous me donner un morceau de pain ? j’ai bien faim. »

Il me regarda avec surprise ; mais, sans rien répondre, il coupa une grosse tartine et me la donna. Il ne m’avait pas prise pour une mendiante, mais pour une dame très originale que son pain noir aurait tentée ; dès que j’eus perdu sa maison de vue, je m’assis et je me mis à manger.

N’espérant trouver aucun abri dans les maisons, j’allai chercher un refuge dans le bois dont j’ai déjà parlé ; mais ma nuit fut mauvaise et mon repos sans cesse interrompu. La terre était humide, et l’air froid ; plusieurs fois je fus dérangée par des bruits de pas et obligée de changer de place ; je ne me sentais ni tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour suivant fut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner un compte rendu exact de cette journée ; comme la veille, je demandai de l’ouvrage et je fus repoussée ; comme la veille, j’eus faim. Je ne mangeai qu’une seule fois dans tout le jour ; passant devant la porte d’une ferme, je vis une petite fille qui allait jeter un reste de soupe dans l’auge à cochon ; je la priai de me le donner. Elle me regarda d’un air étonné.

« Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe.

— Eh bien ! donne-la-lui, si c’est une mendiante, répondit une voix dans la maison ; le cochon n’en a pas besoin. »

L’enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant, était devenue presque ferme ; je la dévorai avidement.

Voyant la nuit venir, je m’arrêtai dans un sentier solitaire, où je me promenais depuis plus d’une heure.

« Mes forces m’abandonnent, me dis-je ; je sens bien que je ne pourrai pas aller beaucoup plus loin : vais-je encore passer cette nuit comme une vagabonde ? faudra-t-il, maintenant que la pluie commence à tomber, poser ma tête sur le sol froid et humide ? Je crains de ne pas pouvoir faire autrement ; car qui voudra me recevoir ? Mais ce sera horrible avec cette faim, ce froid, cette faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir ! Il est probable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je pas accepter la pensée de la mort ? Pourquoi chercher à conserver une vie sans saveur ? Parce que je sais que M. Rochester vit encore, ou du moins je le crois ; puis, la nature se révolte à l’idée de mourir de faim et de froid. Oh ! Providence, soutiens-moi encore un peu, aide moi, dirige-moi ! »

Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux : je vis que je m’étais éloignée du village. Il était tout à fait hors de vue ; les champs qui l’entouraient avaient même disparu ; par des chemins de traverse j’étais revenue du côté des rochers de granit ; et, entre moi et les montagnes, il n’y avait plus que quelques champs presque aussi sauvages et aussi incultes que les bruyères.

« Eh bien ! me dis-je, j’aime mieux mourir ici que dans une rue ou sur une route fréquentée, et, s’il y a des corbeaux dans ce pays, j’aime mieux que les corbeaux et les corneilles rongent ma chair sur mes os que de voir mon corps emprisonné dans un atelier ou jeté dans une fosse commune. »

Je me dirigeai du côté de la montagne et je l’atteignis. Il ne s’agissait plus que de trouver un enfoncement où je me sentirais, sinon en sûreté, du moins cachée ; mais je n’aperçus qu’une surface unie, sans variations de terrain, verte dans les endroits où croissaient la mousse et le jonc, noire dans les lieux où le sol ne portait que des bruyères. La nuit venait et je ne pouvais déjà plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux taches sombres ou lumineuses qu’elles formaient. Il m’eut été impossible de remarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour.

Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers dont l’extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage, quand tout à coup, sur le sommet d’une montagne éloignée, j’aperçus une lumière. Je pensai d’abord que ce devait être un feu follet qui allait bientôt s’éteindre ; mais la lumière continuait à briller sans reculer ni avancer. « C’est un feu de joie qu’on allume, » pensai-je, m’attendant à le voir bientôt s’agrandir ; mais ne le voyant ni grandir ni diminuer, j’en conclus que ce devait être la lumière d’une maison. « Mais elle est trop éloignée, me dis-je, pour l’atteindre ; et quand même elle serait tout près, à quoi cela me servirait-il ? Je n’irais pas frapper à une porte pour me la voir fermer à la figure. »

Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon visage contre terre. Je restai tranquille un instant ; le vent de nuit soufflait sur la montagne et sur moi, et allait mourir au loin en mugissant ; la pluie tombait épaisse et me mouillait jusqu’aux os. Si mes membres s’étaient engourdis, si de cet état j’avais passé au doux froid de la mort, la gelée aurait pu tomber sur moi, je ne l’aurais pas sentie ; mais ma chair, vivante encore, tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de temps je me levai.

La lumière était encore là ; on la voyait mal à travers la pluie, mais on la voyait toujours. Je m’efforçai de marcher de nouveau ; je traînai lentement mes membres épuisés dans cette direction. J’arrivai au delà de la montagne en traversant un marécage qui aurait été impraticable en hiver, et qui même alors, au milieu des plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombai deux fois, mais je me relevai et je pris courage ; cette lumière était tout mon espoir, il fallait l’atteindre.

Après avoir dépassé la montagne, j’aperçus une ligne blanche au milieu des rochers de granit, je m’approchai. C’était une route conduisant dans la direction de la lumière, qui brillait alors sur une petite colline entourée d’arbres ; ceux-ci me parurent être des sapins, autant que l’obscurité me permit de distinguer leur forme et leur feuillage. Au moment où j’allais l’atteindre, mon étoile conductrice disparut ; quelque obstacle se trouvait entre elle et moi. J’étendis la main pour sentir ce que c’était : je distinguai les pierres d’un petit mur ; au-dessus il y avait quelque chose comme une palissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je continuai à marcher en tâtant ; tout à coup un objet blanchâtre frappa mes yeux ; c’était une porte avec un loquet ; au moment où je la touchai, elle glissa sur ses gonds ; de chaque côté se trouvait un buisson noir. Ce devait être un houx ou un if.

Je franchis le seuil et j’aperçus la silhouette d’une maison noire, basse et longue ; mais je ne vis plus la lumière, tout était sombre. Les habitants de la maison s’étaient-ils retirés pour le repos du soir ? je le craignais. En cherchant la porte, je rencontrai un angle ; je tournai, et alors le doux rayon m’apparut de nouveau à travers les vitres en losanges d’une petite fenêtre grillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et rendue plus petite encore par un lierre ou une autre plante grimpante, dont les feuilles touffues recouvraient toute cette partie de la maison. L’ouverture était si étroite qu’on avait regardé comme inutile d’avoir des volets ou des rideaux. Je m’arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui se passait à l’intérieur. J’aperçus une pièce propre et sablée, un dressoir de noyer sur lequel étaient rangées des assiettes d’étain qui reflétaient l’éclat d’un brillant feu de tourbe, une horloge, une grande table blanche et quelques chaises. La lumière qui m’avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur, une vieille femme, au visage un peu rude, mais d’une propreté scrupuleuse, comme tout ce qui l’entourait, tricotait un bas.

Je remarquai tous ces détails à la hâte, car ils n’avaient rien d’extraordinaire. Près du foyer, j’aperçus un groupe plus intéressant, assis dans une douce union au sein de la chaleur qui l’entretient. Deux gracieuses jeunes femmes, de véritables ladies, étaient assises, l’une sur une chaise, l’autre sur un siège plus bas ; toutes deux étaient en grand deuil, et leurs sombres vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et de leur visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les genoux d’une des jeunes filles ; l’autre berçait sur son sein un chat noir.

Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une aussi humble cuisine : je me demandai qui elles étaient. Elles ne pouvaient pas être les enfants de la femme qui travaillait devant la table, car celle-ci avait l’air d’une paysanne, et les jeunes filles, au contraire, me parurent délicates et distinguées. Jamais je n’avais vu de figures semblables aux leurs et pourtant, lorsque je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je ne peux pas dire qu’elles fussent jolies : elles étaient trop pâles et trop sérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu’elles étaient penchées sur leur livre, leur expression pensive allait presque jusqu’à la sévérité. Sur un guéridon placé entre elles deux, j’aperçus une chandelle et deux grands volumes qu’elles consultaient souvent ; elles les comparaient au petit livre qu’elles tenaient à la main, comme quelqu’un qui s’aide d’un dictionnaire pour une traduction. La scène était aussi silencieuse que si tous les personnages eussent été des ombres, et cette pièce, éclairée par le feu, ressemblait à un tableau. Le silence était si grand que j’entendais les cendres tomber sous la grille et l’horloge tinter dans son petit coin obscur ; il me sembla même que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de la vieille femme. Aussi, lorsqu’une voix rompit enfin cet étrange silence, les paroles arrivèrent clairement jusqu’à moi.

« Écoutez, Diana, s’écria tout à coup une des studieuses écolières ; Franz et le vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz raconte un rêve qui l’a effrayé. Écoutez ! »

Et, d’une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à fait inintelligible pour moi ; c’était une langue étrangère, mais ni le français ni le latin. Je ne savais pas si c’était du grec ou de l’allemand.

« C’est fort, dit-elle, lorsqu’elle eut fini ; j’aime cela. »

L’autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa sœur, répéta, en regardant le feu, la ligne qu’on venait de lui lire. Plus tard, j’appris la langue et j’eus le livre entre les mains ; aussi vais-je citer la ligne tout de suite, quoiqu’elle n’eût aucune signification pour moi le jour où je l’entendis pour la première fois. La voici : « Da trat herfor Einer, anzusehen wie die Sternen Nacht. » (L’un d’eux s’avança pour voir les étoiles pendant la nuit…)

« Bon, bon ! s’écria l’une des sœurs ; et je vis briller son œil noir et profond. Voyez ici, maintenant ; vous avez sous les yeux un archange dur et puissant ; voici ce qu’il dit. Ces lignes valent cent pages de style ampoulé : “Ich wage die Gedanken in der Schale meines Zornes und die Werke mit dem Gewichtemeines Grimms.” (Je pèse les pensées dans la balance de ma colère et les œuvres avec les poids de mon courroux.) J’aime aussi cela. »

Toutes deux se turent de nouveau.

« Y a-t-il un pays où l’on parle ainsi ? demanda la vieille femme en levant les yeux de dessus son tricot.

— Oui, Anna ; il y a un pays beaucoup plus grand que l’Angleterre où l’on ne parle pas autrement. 

— Ce qui est sûr, c’est que je ne sais pas comment ils se comprennent ; et si l’une de vous y allait, je parie qu’elle devinerait tout ce qu’ils disent.

— Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque chose, mais pas tout : car nous ne sommes pas aussi savantes que vous le croyez, Anna ; nous ne parlons pas l’allemand, et nous ne le comprenons qu’à l’aide d’un dictionnaire.

— Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout à fait ?

— Nous avons l’intention de l’enseigner plus tard, ou du moins les éléments, et alors nous gagnerons plus d’argent que maintenant.

— C’est probable. Mais à présent, cessez d’étudier, en voilà assez pour ce soir.

— Je le crois en effet, car je suis fatiguée ; et vous, Marie ?

— Horriblement. Après tout, c’est un rude travail que d’étudier une langue sans autre maître qu’un dictionnaire.

— Oh ! oui ; surtout une langue aussi difficile que l’allemand. Mais quand Saint-John arrivera-t-il donc ?

— Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est juste dix heures, dit-elle en retirant une petite montre d’or de sa ceinture ; il pleut très fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté d’aller voir si le feu du parloir ne s’éteint pas ? »

La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j’aperçus vaguement un passage, et je l’entendis remuer le feu dans une chambre. Elle revint bientôt.

« Ah ! enfants, s’écria-t-elle, cela me fait mal d’aller dans cette chambre ; elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil vide, repoussé dans un coin ! »

Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l’expression des jeunes filles, de grave qu’elle était, devint triste.

« Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna, nous ne devrions pas désirer qu’il fût ici ; et puis on ne peut pas avoir une mort plus tranquille que ne l’a été la sienne.

— Vous dites qu’il n’a pas une seule fois parlé de nous ? demanda une des jeunes filles.

— Il n’en a pas eu le temps ; il est parti en une minute, votre pauvre père. Il avait été un peu souffrant le jour précédent, mais ce n’était presque rien ; et lorsque M. John lui demanda s’il voulait qu’on envoyât chercher l’une de vous, il se mit à rire. Le jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la tête un peu lourde ; il alla se coucher, mais il ne s’est pas réveillé ; il était presque tout à fait mal lorsque votre frère entra dans la chambre. Oh ! enfants, c’était le dernier de la vieille race ; car vous et M. John, vous êtes d’une espèce toute différente ; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère ; elle était presque aussi savante que vous. Comme figure, elle ressemblait à Marie ; Diana rappelle plutôt son père. »

Je trouvais que les deux sœurs se ressemblaient tellement, que je ne pouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par la servante, car je vis alors que c’était une servante. Toutes deux étaient blondes et sveltes ; toutes deux avaient des figures intelligentes et distinguées. Il est vrai que les cheveux de l’une étaient un peu plus foncés que ceux de l’autre, et qu’elles ne se coiffaient pas toutes deux de la même manière : les cheveux blonds cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête et retombaient en boucles bien lissées sur les tempes ; les boucles plus brunes de Diana recouvraient tout son cou. L’horloge sonna dix heures.

« Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna ; et M. John aussi le désirera lorsqu’il reviendra. »

Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se levèrent et semblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque-là j’avais été si occupée à les regarder, leur tenue et leur conversation avaient si vivement excité mon intérêt, que j’avais presque oublié ma triste position ; mais maintenant, je me la rappelais, et, par le contraste, elle me parut encore plus douloureuse et plus désespérée ; et combien il me semblait difficile d’attendrir sur mon sort les habitants de cette maison, de leur persuader même que mes besoins et mes souffrances n’étaient pas un mensonge, d’obtenir d’elles un abri ! Lorsque je m’avançai vers la porte, et que je frappai en tremblant, je compris que cette dernière idée était une véritable chimère. Anna vint m’ouvrir.

« Que voulez-vous ? me demanda-t-elle avec étonnement, en m’examinant à la lueur de sa chandelle.

— Puis-je parler à vos maîtresses ? demandai-je.

— Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D’où venez-vous ?

— Je suis étrangère.

— Que venez-vous faire ici à cette heure ?

— Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou ailleurs, et un morceau de pain pour apaiser ma faim. »

Ce que je craignais arriva : la figure d’Anna exprima la défiance.

« Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause ; mais il n’est pas probable que nous puissions loger une vagabonde.

— Laissez-moi parler à vos maîtresses.

— Non. Que pourraient-elles faire pour vous ? Vous ne devriez pas errer par les chemins à cette heure ; ce n’est pas bien.

— Mais où irai-je, si vous me chassez ? Que ferai-je ?

— Oh ! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire. Tout ce que je vous conseille, c’est de ne rien faire de mal. Voilà deux sous ; maintenant, partez.

— De l’argent ne pourra pas me nourrir, et je n’ai pas la force d’aller plus loin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie, pour l’amour de Dieu !

— Il le faut, la pluie entre dans la maison.

— Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler ; laissez-moi les voir.

— Non certainement ; vous n’êtes pas ce que vous devriez être, ou vous ne feriez pas un tel bruit. Partez.

— Mais je mourrai, si vous me chassez !

— Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise pensée ne vous pousse à errer à cette heure autour des maisons. Si vous êtes suivie par des voleurs ou des gens de cette espèce, vous n’avez qu’à leur dire que nous ne sommes pas seules à la maison ; que nous avons un homme, des chiens et des fusils. »

Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et la verrouilla en dedans.

C’était le comble de mes maux. Une douleur infinie brisa mon cœur ; un sanglot de profond désespoir le souleva. J’étais épuisée ; je ne pouvais plus faire un pas ; je tombai en gémissant sur les marches mouillées. Je joignis mes mains, et je me mis à pleurer amèrement. Oh ! le spectre de la mort ! Oh ! mon heure dernière qui approche au milieu de tant d’horreurs ! Hélas ! quelle solitude ! quel bannissement loin de mes semblables ! Ce n’était pas seulement l’espérance qui s’était envolée, mais aussi le courage qui m’avait abandonnée, pour un moment du moins ; mais bientôt je m’efforçai de redevenir ferme.

« Je ne puis que mourir, me dis-je ; mais je crois en Dieu, et j’essayerai d’attendre en silence l’accomplissement de sa volonté. »

Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais murmurés à demi-voix ; refoulant ma souffrance au fond de mon cœur, je la forçai à y rester tranquille et silencieuse. 

« Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi ; mais tous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et douloureuse comme serait la vôtre, s’il vous fallait périr de besoin devant cette porte.

— Qui est-ce qui a parlé ? » demandai-je épouvantée par cette voix inattendue, et incapable d’espérer aucun secours.

J’aperçus quelque chose près de moi, mais quoi ? L’obscurité de la nuit et la faiblesse de mes yeux m’empêchaient de rien distinguer. Le nouveau venu frappa un coup long et vigoureux à la porte.

« Est-ce vous, monsieur John ? cria Anna.

— Oui, oui, ouvrez vite.

— Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable nuit ! Entrez, vos sœurs sont inquiètes de vous. Je crois qu’il y a des gens suspects dans les environs ; il y avait tout à l’heure ici une mendiante, et elle est encore couchée là ; voyez. Allons, levez-vous donc, vous dis-je, et partez.

— Silence, Anna ! il faut que je parle à cette femme ; vous avez fait votre devoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en la faisant entrer. J’étais tout près. J’ai entendu votre conversation avec elle ; je crois que c’est un cas tout particulier et qui demande au moins à être examiné. Jeune femme, levez-vous et marchez devant moi. »

J’obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine brillante et propre que j’avais déjà vue. J’étais faible, tremblante, et j’avais conscience de mon aspect effrayant et désordonné ; j’étais inondée. Les deux jeunes filles, M. Saint-John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixés sur moi.

J’entendis quelqu’un demander :

« Saint-John, qui est-ce ?

— Je ne puis pas vous le dire ; je l’ai trouvée à la porte, répondit-on.

— Elle est pâle, dit Anna.

— Aussi pâle que la mort ou que l’argile, répondit quelqu’un ; faites-la asseoir ou elle tombera. »

En effet, j’avais le vertige ; je me sentais défaillir ; mais une chaise me reçut. J’avais encore conscience de ce qui se passait autour de moi ; seulement je ne pouvais pas parler.

« Peut-être qu’un peu d’eau lui ferait du bien ; Anna, allez en chercher. Voyez, son corps est réduit à rien ; comme elle est pâle et maigre !

— Un vrai spectre ! 

— Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim ?

— Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là ? Donnez-le-moi avec un morceau de pain. »

Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je vis flotter entre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon côté), Diana rompit un peu de pain, le trempa dans le lait et l’approcha de mes lèvres ; sa figure était près de la mienne ; ses traits exprimaient de la pitié et sa respiration haletante annonçait de la sympathie. Lorsqu’elle me dit : « Essayez de manger », je sentis dans ces simples paroles une émotion qui fut pour moi comme un baume salutaire.

« Oui, essayez, » répéta doucement Marie.

Et, après m’avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je mangeai ce qu’elles m’offraient, faiblement d’abord, puis avec ardeur.

« Pas trop à la fois ; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez. »

Et il retira le lait et le pain.

« Encore un peu, Saint-John ; regardez comme ses yeux expriment l’avidité.

— Pas à présent, ma sœur ; voyez si elle peut parler maintenant ; demandez-lui son nom. »

Je sentis que je pouvais parler et je répondis :

« Je m’appelle Jane Elliot. »

Craignant, comme toujours, d’être découverte, j’avais résolu de prendre ce nom.

« Et où demeurez-vous ? où sont vos amis ? »

Je restai silencieuse.

« Pouvons-nous envoyer chercher quelqu’un que vous connaissiez ? »

Je secouai la tête.

« Quels détails avez-vous à donner sur votre position ? »

Maintenant que j’avais franchi le seuil de cette maison, que je me trouvais face à face avec ses habitants, je ne me sentais plus repoussée, errante et désavouée par le monde entier ; aussi osai-je me dépouiller de mon apparence de mendiante et reprendre à la fois mon caractère et les manières qui m’étaient naturelles. Je commençais à me reconnaître, et lorsque M. Saint-John me demanda des détails, que j’étais trop faible pour lui donner, je répondis, après une courte pause :

« Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir.

— Mais alors, reprit-il, qu’espérez-vous donc que je ferai pour vous ?

— Rien, » répondis-je. 

Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses.

Diana prit la parole.

« Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout ce dont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par cette nuit pluvieuse ? »

Je la regardai ; son expression était remarquable et indiquait à la fois la force et la bonté. Je pris courage ; répondant par un sourire à son regard plein de compassion, je lui dis :

« Je me confierai à vous ; quand même je serais un chien errant et sans maître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre foyer cette nuit ; et, les choses étant ce qu’elles sont, je n’ai aucune crainte. Faites de moi ce que vous voudrez ; mais excusez-moi si je ne vous parle pas longuement aujourd’hui ; mon haleine est courte, et chaque fois que je parle je sens un spasme.

Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux.

« Anna, dit enfin M. Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui faites aucune question pour le moment. Dans une dizaine de minutes donnez-lui le reste du lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi dans le parloir, et nous causerons de tout ceci. »

Ils se retirèrent ; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas dire laquelle ; pendant que j’étais assise devant la flamme vivifiante du foyer, un engourdissement agréable s’était emparé de moi. La jeune fille donna tout bas quelques ordres à Anna, et, peu de temps après, je m’efforçai, avec l’aide de la servante, de monter l’escalier. On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt un lit chaud et sec reçut mes membres engourdis. Je remerciai Dieu et, au milieu d’un inexprimable épuisement, j’éprouvai une joyeuse gratitude.

Je m’endormis bien vite.

 

Chapitre 29  

Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison ; je pensais peu ; je ne faisais rien. Je sais que j’étais dans une petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j’étais attachée à ce lit, car j’y restais aussi immobile qu’une pierre, et m’en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point attention au temps ; je ne m’apercevais pas de l’arrivée du soir ou du matin. Je voyais quand quelqu’un entrait dans la chambre ou la quittait ; je pouvais même dire qui c’était ; je comprenais ce qui se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi ; mais je ne pouvais pas répondre : il m’était aussi impossible d’ouvrir mes lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait le plus souvent ; je n’aimais pas à la voir, parce que je sentais qu’elle m’aurait voulue loin de là, qu’elle ne comprenait pas ma position et qu’elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles-ci :

— C’est bien heureux que nous l’ayons fait entrer.

— Oh oui ! car on l’aurait certainement trouvée morte le lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande ce qui a pu lui arriver.

— Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre voyageuse pâle et amaigrie !

— À en juger d’après sa manière de parler, ce n’est pas une personne sans éducation ; son accent est très pur, et les vêtements qu’on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux et presque neufs.

— Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me plaît pourtant ; quand elle est animée et en bonne santé, je parie que sa physionomie doit être agréable. »

Pas une seule fois je ne les entendis regretter l’hospitalité qu’ils m’avaient accordée ; pas une seule fois je ne les vis témoigner, à mon égard, de défiance ou d’aversion. Je me sentais bien.

M. Saint-John ne vint me voir qu’une seule fois ; il me regarda, et dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile d’envoyer chercher un médecin ; il était sûr, disait-il, que, livrée à elle-même, la nature n’en agirait que mieux. Il ajouta que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu’il fallait un profond sommeil à tout le système ; que je n’avais pas de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse. Après une pause, il ajouta, du ton d’un homme peu accoutumé à l’expansion :

« Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n’indique ni la vulgarité ni la dégradation.

— Loin de là, répondit Diana ; à dire vrai, Saint-John, je m’attache à cette pauvre petite créature ; je voudrais pouvoir la garder toujours.

— Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John ; vous verrez qu’elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d’irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n’est pas trop entêtée ; mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du succès. » Il me regarda quelques minutes, puis ajouta : « Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n’est pas jolie.

— Elle est si malade, Saint-John !

— Malade ou non, elle ne peut être jolie ; la grâce et l’harmonie manquent dans ses traits. »

Le troisième jour, je fus mieux ; le quatrième, je pus parler, remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m’apporta un peu de gruau et une rôtie sans beurre ; je pense que ce devait être vers l’heure du dîner. Je mangeai avec plaisir ; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j’avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du moins à ce que j’étais auparavant. Au bout de quelque temps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l’action. Je désirais me lever ; mais quels vêtements mettre ? je n’avais que mes habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j’étais tombée dans la mare et je m’étais couchée à terre. J’eus honte de paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs ; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, j’aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire était pendue au mur ; toutes les traces de boue avaient été enlevées ; les plis formés par la pluie avaient disparu ; en un mot, elle était propre et en état d’être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m’obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à m’habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j’avais beaucoup maigri ; mais je m’enveloppai dans un châle pour cacher l’état où j’étais. Enfin, j’étais propre ; je n’avais plus sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m’avilissaient à mes propres yeux. Je descendis l’escalier de pierre en m’aidant de la balustrade ; j’arrivai à un passage bas et étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine. 

En y entrant, je sentis l’odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d’un feu généreux arriva jusqu’à moi. On sait combien il est difficile d’arracher les préjugés d’un cœur qui n’a pas subi la bonne influence de l’éducation, car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna avait-elle été d’abord froide et roide à mon égard ; dernièrement elle s’était un peu radoucie, et lorsqu’elle me vit propre et bien habillée, elle alla même jusqu’à sourire.

« Comment ! vous vous êtes levée ! dit-elle ; alors vous êtes mieux ; vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous le désirez. »

Elle m’indiqua le siège ; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardant de temps en temps du coin de l’œil ; puis se tournant de mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup :

« Avez-vous jamais mendié avant de venir ici ? »

Un instant je fus indignée ; mais, me rappelant que la colère serait hors de propos, et qu’en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté :

« Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante ; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses. »

Après une pause, elle reprit :

« Je ne comprends pas cela ; et pourtant vous n’avez pas de maison ni de magot, je parie.

— On peut n’avoir ni maison ni argent (car je suppose que c’est là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vous l’entendez.

— Êtes-vous savante ? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.

— Oui.

— Mais vous n’avez jamais été en pension ?

— Si, pendant huit ans. »

Elle ouvrit ses yeux tout grands.

« Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire ! reprit-elle.

— Jusqu’ici je me suis suffi à moi-même, et j’espère que je me suffirai plus tard encore. Qu’allez-vous faire de ces groseilles ? demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.

— Des tartes.

— Donnez-les-moi, je vais les éplucher.

— Je ne vous demande pas de m’aider.

— Mais il faut que je fasse quelque chose ; donnez-les-moi. 

— Vous n’avez pas été habituée aux gros ouvrages ; je le vois à vos mains, dit-elle ; vous avez peut-être été couturière ?

— Non, vous vous trompez ; mais peu importe ce que j’ai été : ne vous en tourmentez pas plus ; mais dites-moi le nom de la maison où vous demeurez ?

— Il y en a qui l’appellent Marsh-End, d’autres Moor-House.

— Et le maître de la maison s’appelle M. Saint-John.

— Il ne demeure pas ici ; il n’y est que depuis peu de temps ; sa maison est dans sa paroisse, à Morton.

— Le village qui est à quelques milles d’ici ?

— Oui.

— Et qu’est-il ?

— Il est pasteur. »

Je me rappelai la réponse que m’avait faite la vieille femme de charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.

« Alors, repris-je, c’était ici la maison de son père ?

— Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici ; et son père, son grand-père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.

— Alors, le monsieur que j’ai vu s’appelle M. Saint-John Rivers ?

— Oui, Saint-John est comme son nom de baptême.

— Et ses sœurs s’appellent Diana et Marie Rivers ?

— Oui.

— Leur père est mort ?

— Il y a trois semaines. Il est mort subitement.

— Ils n’ont pas de mère ?

— Elle est morte il y a plusieurs années.

— Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille ?

— Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.

— Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l’impolitesse de m’appeler une mendiante. »

Elle me regarda de nouveau avec surprise.

« Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre compte ; mais il y a tant de fripons dans le pays qu’il ne faut pas m’en vouloir.

— Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu sévèrement, à un moment où l’on n’aurait pas mis un chien à la porte.

— Oui, c’était dur. Mais que faire ? Je pensais plus aux enfants qu’à moi ; elles n’ont que moi pour prendre soin d’elles et je suis quelquefois obligée d’être un peu vive. » 

Je gardai le silence pendant quelques minutes.

« Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau.

— Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire pourquoi. Ce n’est pas tant parce que vous m’avez refusé un abri, et que vous m’avez traitée de menteuse, que parce que vous venez de me reprocher de n’avoir ni maison ni argent. On a vu les gens les plus vertueux du monde réduits à un dénûment aussi grand que le mien ; et si vous étiez chrétienne, vous ne regarderiez pas la pauvreté comme un crime.

— C’est vrai, répondit-elle ; M. Saint-John me le dit aussi. Je vois que je m’étais trompée, mais maintenant j’ai une tout autre opinion de vous, car vous avez l’air d’une jeune fille propre et convenable.

— Cela suffit, je vous pardonne à présent ; donnez-moi une poignée de main. »

Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne ; un sourire bienveillant illumina son visage, et, à partir de ce moment, nous fûmes amies.

Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j’épluchais les fruits et qu’elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à me donner une infinité de détails sur son ancien maître, sa maîtresse et les enfants ; c’est ainsi qu’elle appelait les jeunes gens.

« Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et pourtant aucune famille ne remonte plus haut que la sienne ; Marsh-End a toujours appartenu aux Rivers (et elle affirmait qu’il y avait au moins deux cents ans que la maison était bâtie). Elle doit paraître bien humble et bien triste, continua la servante, comparée au grand château de M. Olivier, dans la vallée de Morton. Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier et travaillant dans la fabrique d’aiguilles, tandis que la famille de M. Rivers est de vieille noblesse. Elle remonte jusqu’au temps des Henri, comme on peut bien le voir dans les registres de l’église ; et pourtant, mon maître était comme les autres, rien ne le distinguait des paysans : il était chaussé de gros souliers, s’occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à ma maîtresse, c’était différent : elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants ont suivi son exemple. Il n’y a jamais eu, et il n’y a encore personne comme eux dans ce pays. Tous trois ont aimé l’étude presque du moment où ils ont su parler, et ils ont toujours été d’une pâte à part. Quand M. John fut grand, on l’envoya au collége pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôt qu’elles eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer comme gouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu beaucoup d’argent par suite d’une banqueroute, qu’il n’était pas assez riche pour leur donner de la fortune, qu’il leur faudrait se tirer d’affaire elles-mêmes. Pendant longtemps elles ne sont restées que très peu à la maison. Ces temps-ci, elles sont venues y passer quelques semaines à cause de la mort de leur père. Elles aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers de granit et les montagnes environnantes. Bien qu’elles aient habité Londres, et plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu’il n’y a rien de tel que le pays où l’on est né. Et puis, elles sont si bien ensemble ! elles ne se disputent jamais ; c’est la famille la plus unie que je connaisse. »

Ayant achevé d’éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les deux jeunes filles et leur frère.

« Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais ils seront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé. »

Ils revinrent, en effet, à l’heure indiquée par Anna ; ils entrèrent par la cuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me salua simplement, et continua son chemin. Les deux jeunes filles s’arrêtèrent : Marie m’exprima, en quelques mots pleins de bonté et de calme, le plaisir qu’elle avait à me voir en état de descendre ; Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi.

« Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, me dit-elle ; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre enfant ! pauvre jeune fille ! »

La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle ; son regard me charmait, et j’aimais à le rencontrer. Tout son visage était rempli d’attrait pour moi. La figure de Marie était aussi intelligente, ses traits aussi jolis ; mais son expression était plus réservée ; ses manières, quoique douces, étaient moins familières. Il y avait une certaine autorité dans le regard et dans la parole de Diana ; évidemment, elle avait une volonté. Il était dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité semblable à la sienne ; lorsque ma conscience et ma dignité me le permettaient, j’aimais à plier sous une volonté active.

« Et que faites-vous ici ? continua-t-elle ; ce n’est pas votre place. Marie et moi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine, parce que chez nous nous aimons à être libres jusqu’à la licence ; mais vous, vous êtes notre hôte. Entrez dans le salon.

— Je suis très bien ici. 

— Pas du tout ; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre de farine.

— Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie.

— Certainement, reprit Diana ; venez, il faut obéir. »

Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit dans une chambre intérieure.

« Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant que nous nous déshabillerons et que nous préparerons le thé ; car c’est encore un de nos privilèges dans notre petite maison des montagnes, nous préparons nous-mêmes nos repas quand nous y sommes disposées, et qu’Anna est occupée à pétrir, à cuire, à laver ou à repasser. »

Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui était assis en face de moi, un livre ou un journal à la main. J’examinai d’abord le salon, ensuite celui qui l’occupait.

Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre et confortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à force d’avoir été frottées, et la table de noyer eût pu servir de miroir. Quelques vieux portraits d’hommes et de femmes décoraient le papier fané du mur ; un buffet vitré renfermait des livres et un ancien service de porcelaine. Il n’y avait aucun ornement inutile dans la chambre ; pas un meuble moderne, excepté pourtant deux boîtes à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placés sur une table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux, était à la fois vieux et bien conservé.

M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur, les yeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées, était facile à examiner, et même l’examen n’aurait pas été plus aisé si, au lieu d’être un homme, il eût été une statue. Il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans ; il était grand et élancé ; son visage attirait le regard. Il avait une figure grecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une bouche et un menton athéniens. Il est rare qu’une tête anglaise s’approche autant des modèles antiques. Il avait bien pu être un peu choqué de l’irrégularité de mes traits, les siens étaient si harmonieux ! Ses grands yeux bleus étaient voilés par des cils noirs ; quelques mèches de cheveux blonds tombaient négligemment sur son front élevé et pâle comme l’ivoire.

Quels traits charmants ! direz-vous. Et pourtant, en regardant M. Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l’idée qu’il dût avoir une nature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien qu’il fût immobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son nez et son front, quelque chose qui semblait indiquer l’inquiétude, la dureté ou la passion. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda pas une seule fois, jusqu’à ce que ses sœurs fussent de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé, m’apporta un petit gâteau cuit dans le four.

« Mangez cela maintenant, me dit-elle ; vous devez avoir faim ; Anna m’a dit que depuis le déjeuner vous n’aviez mangé qu’un peu de gruau. »

J’acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors son livre, s’approcha de la table, et, au moment où il s’assit, fixa sur moi ses yeux bleus, semblables à ceux d’un tableau. Son regard était si direct, si scrutateur, et indiquait tant de résolution, qu’il fut bien évident pour moi que, si M. Rivers ne m’avait pas encore examinée, c’était avec intention et non pas par timidité.

« Vous avez très faim ? me dit-il.

— Oui, monsieur, » répondis-je.

Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question brève, et simplement à une question directe.

« Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous abstenir ces trois derniers jours : il y aurait eu du danger à céder dès le commencement à votre appétit vorace. Maintenant vous pouvez manger, mais il faut pourtant de la modération. »

Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite.

« J’espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps à vos dépens.

— Non, répondit-il froidement ; quand vous nous aurez indiqué la demeure de vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue.

— Je vous dirai franchement qu’il n’est pas en mon pouvoir de le faire, car je n’ai ni demeure ni amis. »

Tous trois me regardèrent, mais sans défiance ; leurs regards n’exprimaient pas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle surtout des deux jeunes filles : car, bien que les yeux de Saint-John fussent limpides dans le sens propre du mot, au figuré il était presque impossible d’en mesurer la profondeur ; c’étaient plutôt des instruments destinés à sonder les pensées des autres que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et sa perspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour encourager.

« Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n’avez aucun parent ? 

— Oui, monsieur ; aucun lien ne m’attache à un être vivant. Je n’ai le droit de réclamer d’abri sous aucun toit d’Angleterre.

— C’est une position bien singulière à votre âge. »

Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées sur la table. Je me demandais ce qu’il cherchait ; je le compris bientôt par la question qu’il me fit.

« Vous n’avez jamais été mariée ? » me demanda-t-il.

Diana se mit à rire.

« Comment, Saint-John ! s’écria-t-elle ; elle a tout au plus dix-sept ou dix-huit ans.

— J’ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée. »

Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous virent mon embarras et mon émotion ; mais le frère, plus sombre et plus froid, continua à me regarder jusqu’à ce que le trouble m’eût amené des larmes dans les yeux.

« Où avez-vous demeuré en dernier lieu ? demanda-t-il de nouveau.

— Vous êtes trop curieux, Saint-John, » murmura Marie à voix basse.

Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son regard ferme et perçant.

« Le nom du lieu où j’ai demeuré et de la personne avec laquelle j’ai vécu est mon secret, répondis-je.

— Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, remarqua Diana.

— Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, je ne puis pas venir à votre aide, dit-il ; et vous avez besoin de secours, n’est-ce pas ?

— J’en ai besoin et j’en cherche ; je désire que quelque véritable philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour faire face aux premières nécessités de la vie.

— Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire vous aider autant qu’il est en mon pouvoir pour atteindre un but aussi honnête. Mais dites-moi d’abord ce que vous avez été accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire. »

J’avais avalé mon thé ; ce breuvage m’avait restaurée comme du vin aurait restitué un géant ; il avait donné du ton à mes nerfs sans force, et je pus m’adresser avec fermeté à ce juge jeune et pénétrant. 

« Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le regardant comme il me regardait, c’est-à-dire ouvertement et sans timidité, vous et vos sœurs m’avez rendu un grand service, le plus grand qu’un homme puisse rendre à son semblable : vous m’avez arrachée à la mort par votre noble hospitalité ; ce bienfait vous donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout celle des autres. Je suis orpheline, fille d’un ministre ; mes parents sont morts avant que j’aie pu les connaître. Je me trouvai dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de charité ; je vous dirai même le nom de l’établissement où j’ai passé six années comme élève et deux comme maîtresse : c’était à Lowood, Institution des Orphelins, comté de… Vous aurez entendu parler de cela, monsieur Rivers ; le révérend Robert Brockelhurst était trésorier.

— J’ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j’ai vu l’école.

— J’ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir institutrice dans une maison. J’avais une bonne place et j’étais heureuse ; cette place, j’ai été obligée de la quitter quatre jours avant le moment où je suis arrivée ici ; je ne puis pas, je ne dois pas dire la raison de mon départ : ce serait inutile, dangereux, et paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer ; je suis aussi pure qu’aucun de vous ; je suis malheureuse et je le serai pendant quelque temps, car la cause qui m’a fait fuir cette maison où j’avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la promptitude et le secret : aussi, pour atteindre mon but, ai-je laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit paquet ; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l’ai oublié dans la voiture qui m’a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans rien ; j’ai dormi deux nuits en plein air ; j’ai marché deux jours sans franchir le seuil d’une porte ; pendant ce temps, je n’ai mangé que deux fois ; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et le désespoir, j’allais voir commencer mon agonie : mais vous, monsieur Rivers, vous n’avez pas voulu me laisser mourir de faim devant votre porte, et vous m’avez recueillie sous votre toit. Je sais tout ce que vos sœurs ont fait pour moi depuis ; car, pendant ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi, et j’ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et généreuse, autant qu’à votre charité évangélique. 

— Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en me voyant m’arrêter ; elle n’est pas en état d’être excitée ; venez vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot. »

Je tressaillis involontairement ; j’avais oublié mon nouveau nom. M. Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l’eut bientôt remarqué.

« Vous dites que votre nom est Jane Elliot ? me demanda-t-il.

— Je l’ai dit, et c’est en effet le nom par lequel je désire être appelée pour le moment ; mais ce n’est pas mon véritable nom, et, quand je l’entends, il sonne étrangement à mes oreilles.

— Vous ne voulez pas dire votre véritable nom ?

— Non ; je crains par-dessus tout qu’on ne découvre qui je suis, et j’évite tout ce qui pourrait trahir mon secret.

— Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, laissez-la tranquille un moment ! »

Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire :

« Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité ; vous voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion de mes sœurs, et surtout de ma charité (car j’ai bien remarqué la distinction que vous faisiez entre nous : je ne vous en blâme pas, elle est juste) ; vous désirez être indépendante.

— Oui, je vous l’ai déjà dit ; montrez-moi ce que je dois faire ou comment je dois me procurer de l’ouvrage : c’est tout ce que je vous demande. Envoyez-moi, s’il le faut, dans la plus humble ferme ; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici ; car j’aurais bien peur s’il fallait recommencer à lutter contre les souffrances d’une vie vagabonde.

— Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main blanche sur ma tête.

— Oh ! oui » répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui était naturelle.

— Vous le voyez, me dit Saint-John ; mes sœurs ont du plaisir à vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner un oiseau à demi gelé, qu’un vent d’hiver aurait poussé vers leur demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour atteindre ce but ; mais ma sphère est étroite : je ne suis qu’un pauvre pasteur de campagne ; mon secours sera des plus humbles, et si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus puissant que moi.

— Elle vous a déjà dit qu’elle voulait bien faire tout ce qui était honnête et en son pouvoir, répondit Diana ; et vous savez, Saint-John, qu’elle ne peut pas choisir son protecteur ; elle est bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux.

— Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d’enfants même, si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je.

— C’est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière. »

Il reprit alors le livre qu’il lisait avant le thé ; je me retirai bientôt, car j’étais restée debout, et j’avais parlé autant que mes forces me le permettaient.

 

 

Chapitre 30  

Plus je connus les habitants de Moor-House, plus je les aimai. Au bout de peu de temps, je fus assez bien pour rester levée toute la journée et me promener quelquefois ; je pouvais prendre part aux occupations de Diana et de Marie, causer avec elles autant qu’elles le désiraient, et les aider quand elles me le permettaient. Il y avait pour moi dans ce genre de relations une grande jouissance que je goûtais pour la première fois, jouissance provenant d’une parfaite similitude dans les goûts, les sentiments et les principes.

J’aimais à lire les mêmes choses qu’elles ; ce dont elles jouissaient m’enchantait ; j’admirais ce qu’elles approuvaient. Elles aimaient leur maison isolée, et moi aussi je trouvais un charme puissant et continuel dans cette petite demeure si triste et si vieille, dans ce toit bas, ces fenêtres grillées, ces murs couverts de mousse, cette avenue de vieux sapins, courbés par la violence du vent des montagnes, ce jardin assombri par les houx et les ifs, et où ne voulaient croître que les fleurs les plus rudes. Elles aimaient les rochers de granit qui entouraient leur demeure, la vallée à laquelle conduisait un petit sentier pierreux partant de la porte de leur jardin. Elles aimaient aussi ce petit sentier tracé d’abord entre des fougères, et, plus loin, au milieu des pâturages les plus arides qui aient jamais bordé un champ de bruyères ; ces pâturages servaient à nourrir un troupeau de brebis grises, suivies de leurs petits agneaux dont la tête retenait toujours quelques brins de mousse. Cette scène excitait chez elles un grand enthousiasme et une profonde admiration. Je comprenais ce sentiment, je l’éprouvais avec la même force et la même sincérité qu’elles. Je voyais tout ce qu’il y avait de fascinant dans ces lieux ; je sentais toute la sainteté de cet isolement. Mes yeux se plaisaient à contempler les collines et les vallées, les teintes sauvages communiquées au sommet et à la base des montagnes par la mousse, la bruyère, le gazon fleuri, la paille brillante et les crevasses des rochers de granit ; ces choses étaient pour moi ce qu’elles étaient pour Diana et Marie : la source d’une jouissance douce et pure. Le vent impétueux et la brise légère, le ciel sombre et les jours radieux, le lever et le coucher du soleil, le clair de lune et les nuits nuageuses, avaient pour moi le même attrait que pour elles, et moi aussi je sentais l’influence de ce charme qui les dominait.

À l’intérieur, l’union était aussi grande ; toutes deux étaient plus accomplies et plus instruites que moi, mais je suivis leurs traces avec ardeur ; je dévorai les livres qu’elles me prêtèrent, et c’était une grande jouissance pour moi de discuter avec elles, le soir, ce que j’avais lu pendant le jour ; nos pensées et nos opinions se rencontraient : en un mot, l’accord était parfait.

Si l’une de nous trois dominait les autres, c’était certainement Diana ; physiquement, elle m’était de beaucoup supérieure ; elle était belle et avait une nature forte. Il y avait en elle une affluence de vie et une sécurité dans sa conduite qui excitaient toujours mon étonnement et que je ne pouvais comprendre. Je pouvais parler un instant au commencement de la soirée ; mais une fois le premier élan de vivacité épuisé, je me voyais forcée de m’asseoir aux pieds de Diana, de reposer ma tête sur ses genoux et de l’écouter, elle ou sa sœur ; et alors elles sondaient ensemble ce que j’avais à peine osé toucher.

Diana m’offrit de m’enseigner l’allemand. J’aimais à apprendre d’elle ; je vis que la tâche de maîtresse lui plaisait, celle d’élève ne me convenait pas moins : il en résulta une grande affection mutuelle. Elles découvrirent que je savais dessiner ; aussitôt leurs crayons et leurs boîtes à couleurs furent à mon service ; ma science, qui, sur ce point, était plus grande que la leur, les surprit et les charma. Marie s’asseyait à côté de moi et me regardait pendant des heures ; ensuite elle prit des leçons : c’était une élève docile, intelligente et assidue. Ainsi occupées et nous amusant mutuellement, les jours passaient comme des heures, et les semaines comme des jours.

L’intimité qui s’était si rapidement établie entre moi et Mlles Rivers ne s’était pas étendue jusqu’à M. Saint-John : une des causes de la distance qui nous séparait encore, c’est qu’il était rarement à la maison ; une grande partie de son temps semblait consacrée à visiter les pauvres et les malades disséminés au loin dans sa paroisse.

Aucun temps ne l’arrêtait dans ses excursions. Après avoir consacré quelques heures de la matinée à l’étude, il prenait son chapeau et partait par la pluie ou le soleil, suivi de Carlo, vieux chien couchant qui avait appartenu à son père, et allait accomplir sa mission d’amour ou de devoir, car je ne sais pas au juste comment il la considérait. Quand le temps était très mauvais, ses sœurs cherchaient à le retenir ; il répondait alors avec un sourire tout particulier, plutôt solennel que joyeux :

« Si un rayon de soleil ou une goutte de pluie me détourne d’une tâche aussi facile, comment serai-je propre à entreprendre l’œuvre que j’ai conçue ? »

Diana et Marie répondaient, en général, par un soupir, et pendant quelques minutes restaient plongées dans une triste méditation.

Mais, outre ces absences fréquentes, il y avait encore une autre barrière entre nous : il me semblait être d’une nature réservée, impénétrable et renfermant tout en elle-même. Zélé dans l’accomplissement de ses devoirs, irréprochable dans sa vie, il ne paraissait pourtant pas jouir de cette sérénité d’esprit et de cette satisfaction intérieure qui devraient être la récompense de tout chrétien sincère et de tout philanthrope pratiquant le bien. Souvent, le soir, lorsqu’il était assis à la fenêtre, son pupitre et ses papiers devant lui, il cessait de lire ou d’écrire, posait son menton sur ses mains et se laissait aller à je ne sais quelles pensées ; mais il était facile de voir, à la flamme et à la dilatation fréquente de ses yeux, que ces pensées le troublaient.

Je crois aussi que la nature n’avait pas pour lui les mêmes trésors de délices que pour ses sœurs ; une fois, une seule fois, il parla en ma présence du charme rude des montagnes, et de son affection innée pour le sombre toit et les murs mousseux qu’il appelait sa maison ; mais dans son ton et dans ses paroles il y avait plus de tristesse que de plaisir. Jamais il ne vantait les rochers de granit, à cause du doux silence qui les environnait ; jamais il ne s’étendait sur les délices de paix qu’on pouvait y goûter.

Il était si peu communicatif que je fus quelque temps avant de pouvoir juger de son intelligence. Je commençai à comprendre ce qu’elle devait être dans un sermon que je l’entendis faire à sa propre paroisse de Morton : il n’est pas en mon pouvoir de raconter ce sermon ; je ne puis même pas rendre l’effet qu’il me produisit. Il fut commencé avec calme, et, malgré la facilité et l’éloquence de l’orateur, il fut achevé avec calme. Un zèle vivement senti, mais sévèrement réprimé, se remarquait dans les accents du prêtre et excitait sa parole nerveuse, dont il comprimait et surveillait sans cesse la force. Le cœur était percé comme par un dard ; l’esprit était étonné de la puissance du prédicateur ; mais ni l’un ni l’autre n’était adouci. Il y avait dans toutes les paroles du prêtre une étrange amertume ; jamais de douceur consolante ; sans cesse de sombres allusions aux doctrines calvinistes, aux élections, aux prédestinations, aux réprobations, et, chaque fois qu’il parlait de ces choses, on croyait entendre une sentence prononcée par le destin. Quand il eut fini, au lieu de me sentir mieux, plus calme, plus éclairée, j’éprouvai une inexprimable tristesse ; car il me semblait (je ne sais s’il en fut de même pour tous) que cette éloquence sortait d’une source empoisonnée par d’amères désillusions, et où s’agitaient des désirs non satisfaits et des aspirations pleines de trouble. J’étais sûre que Saint-John Rivers, malgré sa vie pure, son zèle consciencieux, n’avait pas encore trouvé cette paix de Dieu qui passe tout entendement ; il ne l’avait pas plus trouvée que moi avec mes regrets cachés pour mon idole brisée et mon temple perdu, regrets dont j’ai évité de parler dernièrement, mais qui me tyrannisaient avec force.

Pendant ce temps, un mois s’était écoulé. Diana et Marie devaient bientôt quitter Moor-House pour retourner dans des contrées éloignées et recommencer la vie qui les attendait comme gouvernantes dans une grande ville à la mode du midi de l’Angleterre ; chacune d’elles était placée dans une famille dont les membres, riches et orgueilleux, les regardaient comme d’humbles dépendantes, s’inquiétant assez peu de leurs qualités intimes, et n’appréciant que leurs talents acquis, comme ils appréciaient l’habileté de leur cuisinière ou le bon goût de leur femme de chambre. M. Saint-John ne m’avait pas encore parlé de la place qu’il m’avait promis d’obtenir pour moi ; pourtant, il devenait important que j’eusse une occupation quelconque. Un matin que j’étais restée seule avec lui quelques minutes dans le parloir, je me hasardai à m’approcher de la fenêtre qui, grâce à sa table et à sa chaise, était devenue une sorte de cabinet d’étude ; je me préparai à lui parler, bien que je fusse très embarrassée sur la manière de lui adresser ma question, car il est toujours difficile de briser la réserve glaciale de ces sortes de natures ; mais il me tira d’embarras en commençant lui même la conversation. En me voyant approcher, il leva les yeux :

« Vous avez une demande à me faire ? me dit-il. 

— Oui, monsieur, je voudrais savoir si vous avez entendu parler d’une place, pour moi.

— J’ai pensé à quelque chose pour vous, il y a trois semaines environ ; mais comme vous sembliez à la fois utile et heureuse ici, comme mes sœurs s’étaient évidemment attachées à vous, que votre présence leur procurait un plaisir inaccoutumé, je trouvai inutile de briser votre bonheur mutuel jusqu’à ce que leur départ de Marsh-End rendît le vôtre nécessaire.

— Elles partent dans trois jours, dis-je.

— Oui, et quand elles s’en iront je retournerai au presbytère de Morton ; Anna m’accompagnera et on fermera cette vieille maison. »

J’attendis un instant, pensant qu’il allait continuer à me parler sur le sujet qu’il avait déjà entamé ; mais ses pensées semblaient avoir pris un autre cours ; je vis par son regard qu’il ne pensait plus à moi. Je fus obligée de lui rappeler le but de notre conversation, car il s’agissait d’une chose indispensable pour moi, et j’attendais avec un intérêt anxieux.

« Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers ? demandai-je ; j’espère que ce retard n’aura pas rendu plus difficile de l’obtenir.

— Oh ! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que vous vouliez l’accepter. »

Il s’arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer ; je commençais à m’impatienter. Quelques mouvements inquiets, un regard avide et questionneur fixé sur son visage lui firent comprendre ce que j’éprouvais aussi clairement que l’auraient fait des paroles, et même mon trouble en fut moins grand.

« Oh ! allez, me dit-il, n’ayez pas si grande hâte de savoir ce dont il s’agit. Laissez-moi vous dire franchement que je n’ai rien trouvé d’agréable ou d’avantageux pour vous. Mais avant que je m’explique, rappelez-vous, je vous prie, ce que je vous ai déjà dit clairement. Si je vous aide, ce sera comme l’aveugle aide le boiteux. Je suis pauvre ; car lorsque j’aurai payé toutes les dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme en ruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre pierreuse avec ses ifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un vieux nom ; mais des trois seuls descendants de la race, deux mangent le pain des serviteurs chez les autres, et le troisième se considère comme étranger dans son pays natal, non seulement pour la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sort comme un honneur, et il aspire au jour où l’on posera sur son épaule la croix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le chef de cette église militante, dont il est le plus humble membre, lui dira : « Debout, et suis-moi ! »

Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons, d’une voix calme et profonde. Sa joue ne s’était pas animée, mais dans son regard brillait une vive lumière. Il continua :

« Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que le travail du pauvre et de l’obscur. Peut-être même le trouverez-vous dégradant : car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été ce que le monde appelle raffinées ; vos goûts tendent à l’idéal, ou du moins vous avez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant à moi, je considère qu’un travail n’est jamais dégradant lorsqu’il peut améliorer les hommes. Je crois que plus le sol où le chrétien doit labourer est aride, moins son travail lui rapporte de fruit, plus l’honneur est grand. Sa destinée est celle de pionnier, et les premiers pionniers de l’Évangile furent les apôtres, et leur chef, Jésus, le Sauveur lui-même.

— Eh bien ! dis-je en le voyant s’arrêter de nouveau, continuez. »

Il me regarda avant de continuer ; il semblait lire sur mon visage aussi facilement que si chacun de mes traits eût été l’un des mots d’une phrase. Je compris ce qu’il en avait conclu, d’après ce qui suit :

« Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le crois ; vous y resterez quelque temps, mais pas toujours, de même que moi je ne pourrai pas toujours me contenter des devoirs étroits, obscurs et tranquilles, d’un ministre de campagne : car votre nature est aussi ennemie du repos que la mienne, mais nos activités ne sont pas du même genre.

— Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant s’arrêter de nouveau.

— Oui, vous allez voir combien l’offre est misérable, ordinaire et petite. Je ne resterai pas longtemps à Morton, maintenant que mon père est mort et que je suis maître de mes actions. Je quitterai ce lieu probablement dans le courant de l’année ; mais tant que j’y resterai, je ferai tous mes efforts pour l’améliorer. Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n’avait pas d’école ; les enfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune espérance de progrès. J’en ai établi une pour les garçons ; je voudrais en ouvrir une seconde pour les filles. J’ai loué un bâtiment à cette intention, avec une petite ferme composée de deux chambres pour la maîtresse ; celle-ci sera payée trente livres sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, mais suffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de la manufacture d’aiguilles de la vallée. La même jeune fille payera pour l’éducation et l’habillement d’une orpheline de la manufacture, à condition que celle-ci aidera dans le service de la maison et de l’école la maîtresse, dont une grande partie du temps sera pris par l’enseignement. Voulez-vous être cette maîtresse ? »

Il me fit cette question rapidement, et semblait s’attendre à me voir rejeter son offre avec indignation ou du moins avec dédain. Bien qu’il devinât quelquefois mes pensées et mes sentiments, il ne les connaissait pas tous ; il ne pouvait pas savoir de quel œil je verrais cette place. Elle était humble, à la vérité, mais elle était cachée, et, avant tout, il me fallait un asile sûr. C’était une position fatigante, mais qui était indépendante, comparée à celle d’une institutrice dans une famille riche, et mon cœur se serrait à la pensée d’une servitude chez des étrangers. La place qu’on m’offrait n’était ni vile, ni indigne, ni dégradante. Je fus bientôt décidée.

« Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je l’accepte de tout mon cœur.

— Mais vous me comprenez bien, reprit-il : c’est une école de village ; vos écolières seront des petites filles pauvres, des enfants de paysans, tout au plus des filles de fermiers ; vous n’aurez à leur apprendre qu’à tricoter, à coudre, à lire et à compter. Que ferez-vous de vos talents ? Que ferez-vous de ce qu’il y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts ?

— Je les renfermerai en moi jusqu’à ce qu’ils me soient nécessaires ; ils se garderont bien.

— Alors vous savez à quoi vous vous engagez ?

— Oui.

Il sourit ; son sourire n’était ni triste ni amer, mais plutôt heureux et profondément satisfait.

« Et quand voudrez-vous entrer en fonctions ?

— J’irai voir la maison demain, et, si vous le permettez, j’ouvrirai l’école la semaine prochaine.

— Très bien, je ne demande pas mieux. »

Il se leva et se promena dans la chambre ; puis, s’arrêtant, il me regarda et secoua la tête.

« Que désapprouvez-vous, monsieur ? demandai-je.

— Vous ne resterez pas longtemps à Morton ; non, non !

— Pourquoi ? Quelle raison avez-vous de le penser ?

— Je le lis dans vos yeux ; ils annoncent une nature qui ne pourra pas accepter longtemps la même vie monotone. 

— Je ne suis pas ambitieuse. »

Il tressaillit.

« Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à l’ambition ? Qui est ambitieux ? Je sais que je le suis ; mais comment l’avez-vous deviné ?

— Je parlais de moi.

— Eh bien ! si vous n’êtes pas ambitieuse, vous êtes… »

Il s’arrêta.

« Quoi ?

— J’allais dire passionnée ; mais peut-être que, ne comprenant pas bien ce mot, vous ne l’aimerez pas. Je veux dire que les affections et les sympathies humaines ont un grand pouvoir sur vous Je suis sûr que bientôt vous ne voudrez plus passer vos jours dans la solitude et vous dévouer à un travail monotone, sans avoir jamais aucun stimulant. De même que moi, ajouta-t-il avec emphase, je ne voudrais pas m’ensevelir dans ces marais, m’enterrer dans ces montagnes ; ma nature, qui m’a été donnée par Dieu, s’y oppose. Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées et rendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avec moi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus humbles ; je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le service de Dieu, coupent le bois ou puisent l’eau. Moi, ministre de l’Évangile, mon esprit inquiet me mène presque à la folie ; eh bien ! il faudra trouver un moyen de réconcilier les principes et les tendances. »

Il quitta la chambre. En une heure, je venais d’en apprendre plus sur lui que dans tout le mois précédent, et pourtant j’étais toujours intriguée.

Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à mesure qu’approchait le jour où elles devaient quitter leur maison et leur frère. Toutes deux s’efforçaient de paraître comme toujours ; mais la tristesse contre laquelle elles avaient à lutter est une de celles qu’on ne peut pas vaincre ou cacher entièrement. Diana disait que ce serait un départ bien différent des précédents ; elles allaient se séparer de Saint-John pour des années, peut-être pour la vie.

« Il sacrifiera tout au projet qu’il a conçu depuis longtemps, disait-elle, même les affections et les sentiments naturels les plus puissants. Saint-John a l’air calme, Jane, mais il est consumé par une fièvre ardente. Vous le croyez doux, et dans certaines choses il est inexorable comme la mort ; et ce qu’il y a de plus dur, c’est que ma conscience ne me permet pas de le détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l’en blâmer, c’est beau, noble et chrétien ; mais cela me brise le cœur ! » Les larmes coulèrent de ses yeux.

Marie pencha sa tête sur son ouvrage.

« Nous n’avons plus de père, et bientôt nous n’aurons plus ni maison ni frère, murmura-t-elle. »

À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès pour prouver la vérité de ce dicton qu’un malheur n’arrive jamais seul, et pour ajouter à leur tristesse la contrariété que causerait une branche placée entre la coupe et les lèvres. Saint-John passait devant la fenêtre en lisant une lettre ; il entra.

« Notre oncle John est mort, » dit-il.

Les deux sœurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni attristées ; elles paraissaient regarder cette nouvelle plutôt comme importante que comme affligeante.

« Mort ? répéta Diana.

— Oui. »

Elle fixa un œil inquisiteur sur son frère.

« Eh bien ! murmura-t-elle à voix basse.

— Eh bien ! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de marbre, eh bien ! rien. Lisez. »

Il lui jeta une lettre qu’elle tendit à Marie après l’avoir parcourue. Marie la lut et la rendit à son frère ; tous les trois se regardèrent et sourirent d’un sourire triste et pensif.

« Amen ! dit Diana ; nous pourrons encore vivre néanmoins.

— En tout cas, notre situation n’est pas pire qu’avant, remarqua Marie.

— Seulement, dit M. Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être contraste bien vivement avec ce qui est. »

Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit.

Pendant quelques minutes personne ne parla ; enfin, Diana se tourna vers moi.

« Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous trouver bien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d’un parent aussi proche qu’un oncle ; mais nous ne le connaissions pas, nous ne l’avions jamais vu. C’était le frère de ma mère ; mon père et lui s’étaient fâchés il y a longtemps. C’est d’après son avis que mon père a lancé presque tout ce qu’il possédait dans la spéculation qui l’a ruiné. Il en était résulté des reproches mutuels ; tous deux s’étaient séparés irrités l’un contre l’autre et ne s’étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des affaires heureuses. Il paraît qu’il a réalisé une fortune de vingt mille livres sterling ; il ne s’est jamais marié et n’avait de parents que nous et une autre personne qui lui était alliée au même degré. Mon père avait toujours espéré que mon oncle réparerait sa faute en nous laissant ce qu’il possédait. Cette lettre nous informe qu’il a tout légué à son autre parente, à l’exception de trente guinées, qui doivent être partagées entre Saint-John, Diana et Marie Rivers, pour l’achat de trois anneaux de deuil. Il avait certainement le droit d’agir à sa volonté, et cependant cette nouvelle nous a donné une tristesse momentanée. Marie et moi nous nous serions estimées riches avec mille livres sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une semblable somme, à cause de tout le bien qu’il eût alors pu faire.

Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et ni M. Rivers ni ses sœurs n’y firent d’allusions. Le lendemain, je quittai Marsh-End pour aller à Morton. Le jour d’après, Diana et Marie se rendirent dans la ville éloignée où elles étaient placées. La semaine suivante, M. Rivers et Anna retournèrent au presbytère, et la vieille ferme fut abandonnée.

 

 

Chapitre 31  

Enfin, j’avais trouvé une demeure, et cette demeure était une ferme ; elle se composait d’une petite chambre dont les murs étaient blanchis à la chaux et le sol recouvert de sable ; l’ameublement se composait de quatre chaises en bois peint, d’une table, d’une horloge, d’un buffet où étaient rangés deux ou trois assiettes, quelques plats et un thé en faïence. Au-dessus se trouvait une autre pièce de la même grandeur que la cuisine, et où se voyaient un lit de sapin et une commode bien petite, et cependant trop grande encore pour ma chétive garde-robe, quoique la bonté de mes généreuses amies eût grossi mon modeste trousseau des choses les plus nécessaires.

Nous sommes au soir ; j’ai renvoyé la petite orpheline qui me tient lieu de servante, après l’avoir régalée d’une orange. Je suis assise toute seule sur le foyer. Ce matin, j’ai ouvert l’école du village ; j’ai eu vingt élèves : trois d’entre elles savent lire, aucune ne sait ni écrire, ni compter ; plusieurs tricotent et quelques-unes cousent un peu. Elles ont l’accent le plus dur de tout le comté. Jusqu’ici, nous avons eu de la peine à nous comprendre mutuellement. Quelques-unes ont de mauvaises manières, sont rudes et intraitables autant qu’ignorantes ; d’autres, au contraire, sont dociles, ont le désir d’apprendre et annoncent des dispositions qui me plaisent. Je ne dois pas oublier que ces petites paysannes, grossièrement vêtues, sont de chair et de sang aussi bien que les descendants des familles les plus nobles, et que les germes de la perfection, de la pureté, de l’intelligence, des bons sentiments, existent dans leurs cœurs comme dans le cœur des autres. Mon devoir est de développer ces germes ; certainement je trouverai un peu de bonheur dans cette tâche. Je n’espérais pas beaucoup de jouissance dans l’existence qui allait commencer pour moi, et pourtant je me disais qu’en y accoutumant mon esprit, en exerçant mes forces comme je le devais, cette vie deviendrait acceptable.

Avais-je été bien gaie, bien joyeuse, bien calme pendant la matinée et l’après-midi passées dans cette école humble et nue ? Pour ne pas me tromper moi-même, je suis obligée de répondre non. Je me sentais désespérée ; folle que j’étais, je me trouvais humiliée ; je me demandais si, en acceptant cette position, je ne m’étais pas abaissée dans la balance de l’existence sociale, au lieu de m’élever. J’étais lâchement dégoûtée par l’ignorance, la pauvreté et la rudesse de tout ce que je voyais et de tout ce qui m’entourait. Mais je ne dois pas non plus me haïr et me mépriser trop pour avoir éprouvé ce sentiment. Je sais que j’ai eu tort : c’est déjà un grand pas de fait ; je ferai des efforts pour me vaincre moi-même ; j’espère y parvenir en partie demain. Dans quelques semaines, j’aurai peut-être atteint complètement mon but, et, dans quelques mois, il est possible que le bonheur de voir mes élèves progresser vers le bien change mes dégoûts en joie.

« Du reste, me dis-je, serait-il donc mieux d’avoir succombé à la tentation, écouté la passion, de m’être laissé prendre dans un filet de soie, au lieu de lutter douloureusement, de m’être étendue sur les fleurs qui recouvraient le piège pour me réveiller dans un pays du Sud, au milieu du luxe et des plaisirs d’une villa ; de vivre maintenant en France, maîtresse de M. Rochester, enivrée de son amour, car il m’aurait bien aimée pendant quelque temps ? Oh ! oui, il m’aimait ! Personne ne m’aimera plus jamais comme lui ; je ne connaîtrai plus jamais les doux hommages rendus à la beauté, à la jeunesse et à la grâce ; car jamais aux yeux de personne je ne semblerai posséder ces charmes. Il m’aimait, et il était orgueilleux de moi ; et jamais aucun autre homme ne pourra l’être. Mais que dis-je ? Pourquoi laisser mon esprit s’égarer ainsi ? Pourquoi m’abandonner à ces sentiments. ? » Je me demandai s’il valait mieux être esclave dans un paradis impur, emportée un instant dans un tourbillon de plaisirs trompeurs, et étouffée l’instant d’après par les larmes amères du repentir et de la honte, ou être la maîtresse libre et honorée d’une école de village, sur une fraîche montagne, au milieu de la sainte Angleterre.

Oui, je sentais maintenant que j’avais eu raison de me rattacher aux principes et aux lois, et de mépriser les conseils malsains d’une exaltation momentanée. Dieu m’avait dirigée dans mon choix, et je remerciai sa providence conductrice.

Après être arrivée à cette conclusion, je me levai, je me dirigeai vers la porte et je regardai le coucher du soleil et les champs étendus devant ma ferme, qui, ainsi que l’école, était éloignée du village d’un demi-mille. Les oiseaux faisaient entendre leurs derniers accords.

 

L’air était doux et la rosée embaumée.

 

Pendant que je regardais ce paysage, je me croyais presque heureuse ; aussi, au bout de peu de temps, je fus tout étonnée de m’apercevoir que je pleurais. Et pourquoi ? À cause du sort qui m’avait arrachée à mon maître ; parce qu’il ne devait plus jamais me voir et que je craignais un trop grand désespoir et un emportement funeste par suite de mon départ ; parce que je craignais qu’il ne s’écartât trop du droit chemin pour y revenir jamais. À cette pensée, je détournai mon visage du beau ciel que je contemplais et de la vallée solitaire de Morton. Je dis solitaire ; car, dans la partie que je pouvais apercevoir, il n’y avait aucune maison, si ce n’est l’église et le presbytère, qui étaient à moitié masqués par les arbres, et tout au loin, le toit de Vale-Hall, où demeuraient M. Oliver et sa fille. Je cachai mes yeux dans mes mains et j’appuyai ma tête contre la pierre de ma porte ; mais bientôt un léger bruit près de la grille qui séparait mon petit jardin des prairies me fit lever la tête. Un chien, que je reconnus pour le vieux Carlo de M. Rivers, poussait la grille avec son museau, et j’aperçus bientôt Saint-John lui-même, appuyé sur la porte, les deux bras croisés. Son front était ridé, et il fixait sur moi son regard sérieux et presque mécontent. Je le priai d’entrer.

« Non, je ne puis pas rester, me dit-il. Je venais seulement vous apporter un petit paquet que mes sœurs ont laissé pour vous. Je crois qu’il contient une boîte à couleurs, des crayons et du papier. » 

Je m’approchai pour le prendre ; ce présent m’était doux. Il me sembla qu’au moment où j’avançai, Saint-John examina mon visage avec austérité ; probablement que les traces de mes larmes y étaient encore visibles.

« Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez ? me demanda-t-il.

— Oh ! non, au contraire. Je crois qu’avec le temps mes écolières et moi nous nous entendrons très bien.

— Mais peut-être avez-vous été désappointée par l’installation de votre ferme et par son ameublement ; il est vrai que tout y est simple, mais… »

Je l’interrompis.

« Ma ferme, dis-je, est propre et à l’abri de la tempête ; mes meubles sont suffisants et commodes ; tout ce que je vois me rend reconnaissante et non pas triste. Je ne suis pas assez sotte ni assez sensualiste pour regretter un tapis, un sofa ou un plat d’argent. D’ailleurs, il y a cinq semaines, je n’avais rien ; j’étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous ; maintenant je connais quelqu’un, j’ai une maison et une occupation ; je m’étonne de la bonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du bonheur de ma position, et je ne me plains pas.

— Mais vous vous sentez seule et oppressée ; cette petite maison est bien sombre et bien vide.

— Jusqu’ici, j’ai à peine eu le temps de jouir de ma tranquillité, encore moins d’être fatiguée par mon isolement.

— Très bien ; j’espère que vous éprouvez véritablement la satisfaction que vous témoignez ; en tous cas, votre bon sens vous apprendra qu’il est trop tôt pour vous abandonner aux mêmes craintes que la femme de Loth. Je ne sais pas ce que vous avez laissé derrière vous, mais je vous conseille de résister fermement à la tentation et de ne pas regarder en arrière ; poursuivez votre tâche avec courage, pendant quelques mois du moins.

— C’est ce que j’ai l’intention de faire, » répondis-je.

Saint-John continua.

« Il est dur d’agir contre son inclination et de lutter contre les penchants naturels ; mais c’est possible, je le sais par expérience. Dieu nous a donné, dans de certaines mesures, le pouvoir de faire notre propre destinée ; et quand notre vertu demande un soutien qu’elle ne peut pas obtenir, quand notre volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nous n’avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à notre désespoir ; nous n’avons qu’à chercher pour notre esprit une autre nourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel il voulait goûter, et peut-être plus pure ; mous n’avons qu’à creuser pour notre pied aventureux une route qui, si elle est plus rude, n’est ni moins directe ni moins large que le chemin fermé par la fortune.

« Il y a un an, moi aussi j’étais bien malheureux, parce que je croyais m’être trompé en entrant dans les ordres ; l’uniforme du prêtre et ses devoirs me pesaient ; j’aurais voulu une vie plus active, les travaux excitants d’une carrière littéraire, la destinée de l’artiste, de l’écrivain ou de l’orateur ; tout, excepté le métier de prêtre. Oui, sous mes vêtements de ministre bat un cœur de guerrier ou d’homme d’État ; je suis amoureux de la gloire, du renom, du pouvoir ; je trouvais mon existence si malheureuse que je voulais en changer ou mourir. Après quelque temps d’obscurité et de lutte, la lumière brilla, et avec elle vint le soulagement ; ma carrière rampante prit tout à coup l’aspect d’une tâche sans bornes. Tout à coup une voix venue du ciel m’ordonna de rassembler mes forces, d’étendre mes ailes et de voler au delà des champs qu’embrassait mon regard. Dieu avait une mission à me donner, et, pour la bien accomplir, il fallait de l’adresse et de la force, du courage et de l’éloquence, toutes les qualités de l’homme d’État, du soldat et de l’orateur, car tout cela est nécessaire à un bon missionnaire.

« Je résolus donc de me faire missionnaire ; à partir de ce moment, mon esprit changea : toutes mes facultés furent délivrées de leurs chaînes, et les liens ne laissèrent après eux que l’inflammation qui suit toute blessure ; le temps seul pourra la guérir. Mon père s’opposa à cette résolution ; mais depuis sa mort, il n’y a plus aucun obstacle légitime ; lorsque mes affaires seront arrangées, que j’aurai trouvé un successeur, que j’aurai subi encore quelques luttes contre des sentiments violemment brisés et contre la faiblesse humaine, luttes dans lesquelles je suis sûr d’être victorieux, parce que je l’ai juré, alors je quitterai l’Europe pour aller en Orient. »

Il dit ces mots de sa voix étrange, calme et cependant emphatique ; lorsqu’il eut achevé, il regarda non pas moi, mais le soleil couchant, sur lequel mes yeux étaient également fixés ; lui et moi, nous tournions le dos au sentier qui conduisait des champs à la porte du jardin ; nous n’avions entendu aucun bruit de pas sur le gazon du chemin ; le murmure de l’eau dans la vallée était le seul bruit qu’on pût distinguer à cette heure : aussi nous tressaillîmes, lorsqu’une voix gaie et douce comme une clochette d’argent s’écria :

« Bonsoir, monsieur Rivers ; bonsoir, vieux Carlo ! Votre chien connaît ses amis plus vite que vous, monsieur. Il a dressé les oreilles et remué la queue quand je n’étais qu’au bout des champs, et vous, vous me tournez le dos maintenant encore. »

C’était vrai. Bien que M. Rivers eût tressailli dès les premières notes de ces accents harmonieux, comme si un coup de tonnerre eût déchiré un nuage au-dessus de sa tête, la nouvelle arrivée avait fini de parler sans qu’il eût songé à changer d’attitude ; il était toujours debout, le bras appuyé sur la porte et le visage dirigé vers l’occident. Enfin il se tourna lentement ; il me sembla qu’une vision venait d’apparaître à ses côtés. À trois pieds de lui était une forme vêtue de blanc : c’était une création jeune et gracieuse, aux contours arrondis, mais fins, et quand, après s’être penchée pour caresser Carlo, elle releva la tête et jeta en arrière un long voile, j’aperçus une figure d’une beauté parfaite. Une beauté parfaite, voilà une expression bien forte ; mais je ne la rétracte pas, car elle était justifiée par les traits les plus doux qu’ait jamais enfantés le climat d’Albion, par les couleurs les plus pures qu’aient jamais créées ses vents humides et son ciel vaporeux ; cette beauté n’avait aucun défaut, et aucun charme ne lui manquait. La jeune fille avait des traits réguliers et délicats, de grands yeux foncés et voilés comme dans les plus belles peintures ; ses longues paupières, terminées par des cils épais, encadraient son bel œil et lui donnaient une douce fascination ; ses sourcils, bien dessinés, augmentaient la sérénité de son visage ; son front blanc et uni respirait le calme et faisait ressortir l’éclat de ses couleurs. Ses joues étaient fraîches, ovales et pures ; ses lèvres délicates et pleines de santé, ses dents belles et brillantes, son menton petit et bien arrondi, ses cheveux tressés en nattes épaisses, tout enfin semblait combiné pour réaliser une beauté idéale. J’étais émerveillée en regardant cette belle créature, je l’admirais de tout mon cœur ; la nature n’avait pas voulu la former comme les autres ; et, oubliant son rôle de marâtre, elle avait doué son enfant chéri avec la libéralité d’une mère.

Et que pensait M. Saint-John de cet ange terrestre ? Je me fis naturellement cette question lorsque je le vis se tourner vers elle et la regarder, et je cherchai la réponse dans sa contenance ; mais ses yeux s’étaient déjà détournés de la péri, et il regardait une humble touffe de marguerites qui croissait près de la porte.

« Une belle soirée ! mais il est un peu tard pour être seule dehors, dit-il en écrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites fermées.

— Oh ! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande ville éloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père m’a dit que vous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle maîtresse était arrivée. Alors, après le thé, je me suis habillée et je suis descendue dans la vallée pour la voir, la voilà ? demanda-t-elle en m’indiquant.

— Oui, répondit Saint-John.

— Pensez-vous vous habituer à Morton ? me demanda-t-elle d’un ton simple, naïf et direct, qui, bien qu’enfantin, me plaisait.

— J’espère que oui, répondis-je ; j’ai plusieurs raisons pour le croire.

— Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous l’espériez ?

— Oui.

— Votre maison vous plaît-elle ?

— Beaucoup.

— L’ai-je gentiment meublée ?

— Très gentiment.

— Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider ?

— Oui, certainement ; elle est adroite et apprend bien. »

Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver, l’héritière favorisée également par la fortune et par la nature. Je me demandais quelle heureuse combinaison de planètes avait présidé à sa naissance.

« Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle ; ce sera une distraction pour moi de vous visiter quelquefois ; j’aime les distractions. Monsieur Rivers, si vous saviez comme j’ai été gaie pendant mon séjour à S***. Hier, j’ai dansé jusqu’à deux heures du matin. Le régiment de… est stationné à S*** depuis les émeutes ; les officiers sont les hommes les plus agréables du monde ; comme ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux et à nos marchands de ciseaux ! »

Il me sembla voir M. Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever sa lèvre supérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et que le bas de son visage prit une expression plus sombre et plus triste que jamais, lorsque la joyeuse jeune fille lui parla du bal. Il cessa de regarder les marguerites et leva sur elle un regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par un second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à ses yeux brillants.

La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit à caresser Carlo. 

« Ce pauvre Carlo m’aime, dit-elle ; il ne s’éloigne pas de ses amis, lui ; il n’est pas sombre, près d’eux, et s’il pouvait parler, il ne garderait pas le silence. »

Pendant qu’elle caressait la tête du chien, en se penchant avec une grâce naturelle devant le maître jeune et austère de l’animal, je vis la figure de M. Rivers s’enflammer, je vis ses yeux sévères s’adoucir tout à coup, et briller comme dominés par une force irrésistible. Ainsi animé, il était presque aussi beau qu’elle ; sa poitrine se souleva une fois ; son grand cœur, fatigué d’une contrainte despotique, sembla vouloir s’épandre en dépit de toute volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté : mais Saint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un cheval fougueux ; il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à la gentille avance faite par la jeune fille.

« Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir, dit Mlle Oliver en levant les yeux ; vous êtes comme étranger à Vale-Hall. Le soir, mon père est seul ; il ne se porte pas très bien ; voulez-vous venir avec moi pour le voir ?

— L’heure n’est pas favorable pour déranger M. Oliver, répondit Saint-John.

— Pas favorable ! mais si, au contraire ; c’est l’heure où papa a le plus besoin de compagnie ; les travaux sont terminés et il n’a plus rien qui l’occupe. Venez, monsieur Rivers ; pourquoi êtes-vous si sauvage et si triste ? » Et, voyant que Saint-John persistait dans son silence, elle reprit : « Oh ! j’avais oublié, dit-elle en secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchée contre elle ; je suis si folle et si légère ! Excusez-moi. J’avais tout à fait oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas désirer répondre à mon bavardage ; Diana et Marie vous ont quitté aujourd’hui, Moor-House est fermé et vous êtes seul. Je vous assure que je vous plains ; venez voir papa.

— Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir. »

M. Saint-John partait comme un automate ; lui seul savait combien ce refus lui coûtait d’efforts.

« Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter ; car je n’ose pas rester plus longtemps ; la rosée commence à tomber. Bonsoir. »

Elle lui tendit la main ; il la toucha à peine.

« Bonsoir, » répéta-t-il d’une voix basse et sourde comme un écho.

Elle partit, mais revint au bout d’un instant.

« Êtes-vous bien portant ? » demanda-t-elle. 

Elle pouvait bien faire cette question ; car la figure de Saint-John était aussi blanche que la robe de la jeune fille.

« Très bien, » répondit-il, et, après s’être incliné, il s’éloigna.

Elle prit un chemin, lui un autre ; deux fois elle se retourna pour le regarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers les champs. Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se retourna pas.

Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d’un autre éloigna mes pensées de mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait déclaré que son frère était inexorable comme la mort ; elle n’avait pas exagéré.

 

 

Chapitre 32  

Je continuai à m’occuper de mon école avec autant d’activité et de zèle que possible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude ; malgré tous mes efforts, il me fallut quelque temps avant de pouvoir comprendre la nature de mes écolières. En les voyant si incultes et si engourdies, je croyais qu’il n’y avait plus rien à espérer, pas plus chez les unes que chez les autres ; mais bientôt je vis que je m’étais trompée : il y avait des différences entre elles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous connûmes réciproquement, la différence se développa avec rapidité. Lorsque l’étonnement que leur causaient mon langage et mes manières eut cessé, je m’aperçus que quelques-unes étaient lourdes, endormies, grossières et agressives. Beaucoup, au contraire, se montraient obligeantes et aimables, et je découvris parmi elles d’assez nombreux exemples de politesse naturelle, de dignité et d’excellentes dispositions, qui me remplirent de bonne volonté et d’admiration. Bientôt elles prirent plaisir à bien faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement leurs leçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La rapidité de leurs progrès fut en quelque sorte surprenante, et j’en ressentis un orgueil légitime et heureux ; d’ailleurs je m’étais déjà attachée aux meilleures de mes élèves, et elles aussi m’aimaient. Parmi mes écolières, j’avais quelques filles de ferme, qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaient lire, écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire, de la géographie, de l’histoire, et les travaux de couture les plus délicats ; je trouvai parmi elles des natures estimables, désireuses d’apprendre, et toutes disposées à s’améliorer. Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez elles ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.

Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais, c’étaient de cordiales salutations et des sourires affectueux. Être généralement respecté, même par des ouvriers, c’est vivre calme et heureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait éclore la sérénité de vos sentiments intérieurs. À cette époque de ma vie, mon cœur fut plus souvent gonflé par la reconnaissance qu’abattu par la tristesse ; et pourtant, au milieu de cette existence calme et utile, après avoir passé ma journée dans un travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessiner ou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit, des songes variés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres, d’aventures extraordinaires et romanesques, je rencontrais toujours M. Rochester au moment le plus terrible de la crise. Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix, rencontrer son regard, toucher ses mains et ses joues ; je croyais l’aimer et être aimée de lui ; l’espérance de passer mes jours près de lui se ranimait avec toute sa force d’autrefois. Puis, je m’éveillais, je me rappelais où j’étais et dans quelle position ; tremblante et agitée, je m’asseyais sur mon lit sans rideaux ; la nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mon désespoir et entendait les sanglots de ma passion. Le lendemain matin, à neuf heures, j’ouvrais l’école, et, tranquille, remise, je me préparais aux devoirs de la journée.

Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l’école. Elle venait généralement en faisant sa promenade du matin ; elle arrivait jusqu’à la porte sur son poney, et suivie d’un domestique en livrée. On ne peut rien imaginer de plus charmant que cette jeune amazone, avec son habit pourpre, sa toque de velours noir, gracieusement posée sur ses longues boucles qui venaient caresser ses joues et flotter sur ses épaules ; c’est ainsi qu’elle entrait dans l’école rustique et passait au milieu des petites villageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l’heure où M. Rivers faisait le catéchisme ; je crois que le regard de la jeune visiteuse perçait profondément le cœur du pasteur. Une sorte d’instinct semblait l’avertir lorsqu’elle entrait, même quand il ne la voyait pas, même quand il regardait dans une direction tout opposée à la porte. Dès qu’elle apparaissait, ses joues se coloraient, ses traits de marbre changeaient presque insensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles ; leur calme même exprimait une ardeur contenue plus fortement que n’auraient pu le faire des muscles agités ou un regard passionné.

Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui cachait pas, parce qu’il ne le pouvait pas. En dépit de son stoïcisme chrétien, quand elle s’adressait à lui, il lui envoyait un sourire gai, encourageant et même tendre ; sa main tremblait et ses yeux brûlaient ; si ses lèvres restaient muettes, il semblait dire par son regard triste et résolu : « Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi ; si je me tais, ce n’est pas parce que je doute du succès ; si je vous offrais mon cœur, je crois que vous l’accepteriez. Mais ce cœur a déjà été déposé sur un autel sacré ; les flammes du sacrifice l’entourent, et bientôt ce ne sera plus qu’une victime consumée. »

Alors elle boudait comme un enfant désappointé ; un nuage pensif venait adoucir sa vivacité radieuse ; elle retirait promptement sa main de celle de M. Rivers, et s’éloignait de lui avec une rapidité héroïque, qui ressemblait un peu à celle d’un martyr. Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre, la rappeler, la retenir quand elle s’enfuyait ainsi, mais il ne voulait pas perdre une seule chance d’obtenir le ciel, ni abandonner pour son amour l’espérance d’un paradis vrai et éternel ; et d’ailleurs une seule passion ne pouvait pas suffire à sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait, il ne voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les salons et la paix de Vale-Hall. J’appris tout ceci dans une conversation où, en dépit de sa réserve, j’eus l’audace de lui arracher cette confidence.

Souvent déjà Mlle Oliver m’avait fait l’honneur de venir me visiter dans ma ferme. Bientôt je la connus tout entière, car il n’y avait en elle ni déguisement ni mystère ; elle était coquette, mais bonne ; exigeante, mais pas égoïste ; on l’avait toujours traitée avec beaucoup trop d’indulgence, et pourtant on n’avait pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, mais avait un bon naturel ; pouvait-elle ne pas être vaine ? chaque regard qu’elle dirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si charmant ! mais elle n’était pas affectée. Elle n’avait aucun orgueil de ses richesses ; elle était généreuse, naïve, suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère ; elle était charmante enfin, même aux yeux d’une froide observatrice comme moi ; mais elle n’était pas profondément intéressante, et ne vous laissait pas une vive impression. Elle était bien loin de ressembler aux sœurs de Saint-John, par exemple. Cependant je l’aimais presque autant qu’Adèle, si ce n’est pourtant qu’on accorde à l’enfant surveillé et instruit par soi une affection plus intime qu’à la jeune fille étrangère douée des mêmes charmes.

Elle s’était prise pour moi d’un aimable caprice ; elle prétendait que je ressemblais à M. Rivers : « Seulement, disait-elle, vous n’êtes pas si jolie, bien que vous soyez une gentille et mignonne petite créature ; mais lui, c’est un ange. Cependant vous êtes bonne, savante, calme et ferme comme lui ; faire de vous une maîtresse d’école dans un village, c’est un lusus naturæ ; je suis sûre que, si l’on connaissait votre histoire, on en ferait un délicieux roman. »

Un soir qu’avec son activité enfantine et sa curiosité irréfléchie, mais nullement offensante, elle fouillait dans le buffet et dans la table de ma petite cuisine, elle aperçut d’abord deux livres français, un volume de Schiller, une grammaire allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout ce qui m’était nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, un petit portrait au crayon d’une de mes élèves qui avait une véritable tête d’ange, quelques vues d’après nature, prises dans la vallée de Morton et dans les environs ; elle fut d’abord étonnée, puis ravie.

« Est-ce vous qui avez fait ces dessins ? me demanda-t-elle, savez-vous le français et l’allemand ? Quel amour vous faites ! quelle petite merveille ! Vous dessinez mieux que mon maître de la première pension de S***. Voulez-vous esquisser mon portrait, pour que je le montre à papa ?

— Certainement ! » répondis-je.

Je sentais un plaisir d’artiste à l’idée de copier un modèle si parfait et si éblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé ; son cou et ses bras étaient nus ; elle n’avait pour tout ornement que ses beaux cheveux châtains, qui flottaient sur son cou avec toute la grâce des boucles naturelles. Je pris une feuille de beau carton, et je dessinai soigneusement les contours de son charmant visage. Je me promis de colorier ce dessin ; mais, comme il était déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autre jour.

Elle parla de moi à son père avec tant d’éloges, que celui-ci l’accompagna le soir suivant. C’était un homme grand, aux traits massifs, d’âge mûr, et dont les cheveux grisonnaient. Sa fille, debout à ses côtés, avait l’air d’une brillante fleur près d’une tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-être orgueilleux ; mais il fut très bon pour moi. L’esquisse du portrait de Rosamonde lui plut beaucoup ; il me demanda d’en faire une peinture aussi perfectionnée que possible ; il me pria aussi de venir le lendemain passer la soirée à Vale-Hall.

J’y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la richesse de son propriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout le temps que je restai là ; son père fut très affable ; et lorsqu’après le thé il se mit à causer avec moi, il m’exprima très chaleureusement son approbation pour ce que j’avais fait dans l’école de Morton.

« Mais, ajouta-t-il, d’après tout ce que je vois et tout ce que j’entends, j’ai peur que vous ne soyez trop supérieure pour une semblable place et que vous ne la quittiez bientôt pour une qui vous plaira mieux.

— Oh ! oui, certainement, papa, s’écria Rosamonde, elle est bien assez instruite pour être gouvernante dans une grande famille.

— J’aime bien mieux être ici que dans une grande famille, » pensai-je.

M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec beaucoup de respect ; il dit que c’était un vieux nom, que ses ancêtres avaient été riches, que jadis tout Morton leur avait appartenu, et que maintenant même le dernier descendant de cette famille pouvait, s’il le voulait, s’allier aux plus grandes maisons. Il trouvait triste qu’un jeune homme si beau et si rempli de talents eût formé le projet de partir comme missionnaire ; c’était perdre une vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que M. Oliver ne voyait aucun obstacle à une union entre Saint-John et Rosamonde. Il regardait la naissance du jeune ministre, sa profession sacrée, son ancien nom, comme des compensations bien suffisantes au manque de fortune.

On était au 5 de novembre, jour de congé ; ma petite servante était partie après m’avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle. Tout était propre et brillait autour de moi ; le sol bien sablé, la grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m’étais habillée proprement, et j’étais libre de passer mon après-midi comme bon me semblerait.

Pendant une heure, je m’occupai à traduire quelques pages d’allemand ; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plus agréable et plus facile. J’entrepris d’achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque finie ; il n’y avait plus qu’à peindre le fond, à nuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à l’ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. J’étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu’un frappa rapidement à ma porte, qui s’ouvrit aussitôt. Saint-John entra.

« Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il ; pas à penser, j’espère. Mais je vois que non ; voilà qui est bien ; pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu’ici. Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir. » Et il posa sur la table un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public de ces temps-là était si souvent favorisé.

C’était l’âge d’or de la littérature moderne. Hélas ! les lecteurs de nos jours sont moins heureux. Mais, courage ! je ne veux ni accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n’est pas morte ni le génie perdu. La richesse n’a pas le pouvoir de les enchaîner ou de les tuer ; un jour tous deux prouveront qu’ils existent, qu’ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni ! Non, médiocrité, non, que l’envie ne vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent ; et, sans leur influence divine qui s’étend partout, vous seriez dans l’enfer de votre propre pauvreté.

Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c’était un volume de Marmion), Saint-John s’arrêta pour examiner mon dessin ; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évita mon regard ; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dans son cœur. J’étais alors plus calme et plus froide que lui ; j’avais un avantage momentané ; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je le pouvais.

« Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, il s’impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutes ses angoisses ; il ne confesse rien ; il ne s’épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu’il ne pense pas devoir épouser ; je vais tâcher de le faire causer. »

Je lui dis d’abord de prendre une chaise ; mais il me répondit, comme toujours, qu’il n’avait pas le temps de rester. « Très bien, me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez ; mais vous ne partirez pas maintenant, j’y suis bien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu’à moi ; je vais essayer d’obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du baume de la sympathie… Ce portrait est-il ressemblant ? demandai-je tout à coup.

— Ressemblant à qui ? Je ne l’ai pas regardé attentivement.

— Pardon, monsieur Rivers, vous l’avez regardé. »

Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange ; il me regarda avec étonnement. « Oh ! ce n’est encore rien, pensai-je ; je ne me laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part ; je suis décidée à pousser très loin. »

Je continuai :

« Vous l’avez regardé de près et attentivement ; mais je ne m’oppose pas à ce que vous le regardiez encore. »

Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.

« C’est une peinture bien exécutée, dit-il ; les couleurs sont douces et claires, le dessin correct et gracieux.

— Oui, oui, je le sais ; mais que dites-vous de la ressemblance ? à qui ce portrait ressemble-t-il ? »

Dominant son hésitation, il répondit : « À Mlle Oliver, je pense.

— Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d’avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l’accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne de vous. »

Il continuait à regarder le portrait ; plus il le contemplait, plus il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.

« C’est ressemblant, murmura-t-il ; les yeux sont bien ; la couleur, la lumière, l’expression, tout est parfait ; ce portrait sourit.

— Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il ? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir ? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes ? »

Il leva furtivement les yeux, me regarda d’un air irrésolu et troublé, puis contempla de nouveau le portrait.

« Il est certain que j’aimerais à l’avoir, dit-il ; mais serait-ce sage ? C’est une autre question. » 

Depuis que j’étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que M. Oliver ne s’opposerait pas au mariage, comme j’étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j’avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s’accomplît. Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu’en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j’étais, je répondis :

« Autant que je puis en juger, je trouve qu’il serait plus sage à vous de prendre l’original que le portrait. »

Pendant ce temps, il s’était assis ; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu’il n’était ni fâché ni choqué de mon audace ; je vis même qu’en lui parlant ainsi franchement d’un sujet qu’il regardait comme inabordable, en s’adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout ; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est souvent lui rendre le plus grand des services.

« Elle vous aime, j’en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise ; et son père vous respecte. Puis c’est une charmante enfant ; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l’épouser.

— M’aime-t-elle ? demanda-t-il.

— Certainement, plus qu’aucun autre ; elle parle toujours de vous ; nul sujet ne la réjouit tant, et c’est à cela qu’elle revient le plus souvent.

— J’aime à vous entendre, dit-il ; parlez encore un quart d’heure. »

Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.

« Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre cœur ?

— Ne vous imaginez pas cela ; croyez plutôt que je cède et que mon cœur s’amollit. L’amour humain s’élève en moi comme une fraîche fontaine qu’on vient d’ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j’avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j’avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même ; et maintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale-Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver ; elle me parle avec sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle ; cette vie présente, ce monde d’un jour me suffit. Taisez-vous ; ne dites rien ; mon cœur est rempli d’extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que j’ai marqué ! »

La montre continuait à marcher ; il respirait vite et bas ; je restais muette. Le quart d’heure s’écoula au milieu de ce silence. M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint debout devant le foyer.

« Maintenant, dit-il, j’ai voulu accorder ce court instant au délire et à l’illusion ; j’ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation ; j’ai volontairement placé mon cou sous son joug de fleurs ; j’ai goûté à sa coupe. L’oreiller est brûlant ; un serpent est caché dans la guirlande ; le vin est amer ; ses promesses sont vides et ses offres fausses ; je le vois et je le sais. »

Je le regardai avec étonnement.

« Il est étrange, poursuivit-il, qu’au moment où j’aime si ardemment Rosamonde Oliver, où je l’aime avec toute la violence d’une première passion dont l’objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j’éprouve aussi une certitude complète qu’elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu’elle n’est pas la compagne qui me convient, et qu’après un an de mariage je m’en apercevrais bien, et qu’à douze mois d’enivrement succéderait une vie de regret, je le sais. »

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« C’est étrange, en effet ! »

Il continua :

« Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par ses défauts ; ils sont de telle nature qu’elle ne pourrait sympathiser en rien avec moi ; elle ne comprendrait pas mes aspirations ; elle ne pourrait pas m’aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre ! Rosamonde devenir la femme d’un missionnaire ; non, c’est impossible !

— Mais vous n’avez pas besoin d’être un missionnaire ; vous pouvez renoncer à ce projet.

— Y renoncer ? Ne savez-vous donc pas que c’est ma vocation, ma grande œuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste, mon espérance d’être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition pour le désir glorieux d’améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par la paix, l’esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte de l’enfer par l’espérance du ciel ? Renoncer à ce projet qui m’est plus cher que le sang de mes veines ! C’est de ce côté-là que je dois diriger mes regards, c’est dans ce but que je dois vivre. »

Après une longue pause, je repris :

« Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse ?

— Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans moins d’un mois mon image sera effacée de son cœur ; elle m’oubliera et se mariera probablement à quelqu’un qui la rendra plus heureuse que je n’aurais pu le faire.

— Vous parlez froidement ; mais cette lutte vous fait souffrir ; vous changez.

— Non ; si je change un peu, c’est l’inquiétude que me causent mes projets dont l’exécution est encore mal assurée ; ce matin même j’ai appris que mon successeur, dont j’attends depuis si longtemps l’arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut-être six.

— Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans l’école. »

Sa figure prit de nouveau une expression de surprise ; il ne pensait pas qu’une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain ; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d’hommes, soit de femmes, avant d’avoir dépassé les limites d’une réserve conventionnelle, avant d’avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs cœurs.

« Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit est brave autant que votre œil est pénétrant ; mais laissez-moi vous assurer que vous interprétez mal mes émotions ; vous les croyez plus fortes et plus puissantes qu’elles ne le sont ; vous m’accordez plus de sympathie que je n’ai le droit d’en réclamer. Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant Mlle Oliver, je ne me plains pas ; je méprise ma faiblesse ; je sais qu’elle est vile : c’est une fièvre de la chair ; mais, je vous le dis en vérité, ce n’est pas une convulsion de l’âme ; non, mon âme est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un homme froid et dur. »

Je souris d’un air incrédule.

« Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il ; maintenant elle est toute à votre service ; si l’on pouvait me dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l’affection naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi ; la raison est mon guide, et non pas le sentiment ; mon ambition est illimitée, mon désir de m’élever plus haut, de faire plus que les autres, est insatiable. J’honore la patience, la persévérance, l’industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour l’homme d’accomplir de grandes choses et de s’élever. Je vous examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active, sage et énergique, et non pas parce que je vous plains profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous souffrez encore.

— Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu’un philosophe païen ?

— Non ; il y a une différence entre moi et les déistes ; je crois, et je crois à l’Évangile. Vous vous êtes trompée de nom ; je ne suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la secte de Jésus ; comme son disciple, j’accepte ses doctrines généreuses, pures et miséricordieuses ; je suis décidé à les prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu’elle a su faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d’affection naturelle que j’avais en moi, elle a su développer l’arbre puissant de la philanthropie ; je possédais les racines sauvages et incultes de la droiture humaine, elle m’a fait comprendre la justice de Dieu ; j’étais ambitieux d’acquérir du pouvoir et du renom pour moi-même, elle m’a inspiré la noble ambition de prêcher le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous l’étendard de la croix. Voilà ce qu’a fait la religion, voilà comment elle a su purifier ce qu’elle a trouvé en moi, tailler et dresser ma nature ; mais elle n’a pas pu la détruire, rien ne la détruira jusqu’au jour où ce corps mortel passera dans l’éternité… »

Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur la table à côté de ma palette ; il regarda encore une fois le portrait.

« Elle est belle, murmura-t-il ; c’est bien en vérité la rose au monde.

— Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait ?

— À quoi bon ? non. »

Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle j’avais l’habitude de m’appuyer le bras quand je peignais, afin de ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu’il aperçut tout à coup sur cette feuille ; mais quelque chose attira ses yeux ; il la prit brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m’examiner moi et ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la rapidité de l’éclair ; ses lèvres s’ouvrirent comme s’il allait parler, mais il s’arrêta.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Rien, » me répondit-il ; et remettant le papier à sa place, je le vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce papier disparut dans son gant ; puis il me salua rapidement, me dit adieu et disparut.

À mon tour j’examinai le papier, mais je n’y vis rien, sinon quelques traits que j’avais faits pour essayer mon crayon. Je pensai à cet événement pendant une minute ou deux ; mais ne pouvant pas découvrir ce mystère, et persuadée d’ailleurs qu’il ne devait pas avoir une grande importance, je n’y pensai bientôt plus.

 

Chapitre 33  

Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu amena des tourbillons de neige froids et épais ; vers le soir, la vallée était presque impraticable. J’avais fermé mes persiennes et mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d’entrer par-dessous. J’avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure assise sur le foyer pour écouter la tempête, j’allumai une chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe suivante :

« Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent d’une lueur jaunâtre. »

L’harmonie des vers me fit bientôt oublier l’orage. J’entendis du bruit ; je pensai que c’était le vent qui frappait contre la porte. Mais non ; c’était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante. Il se tenait debout devant moi ; le manteau qui le recouvrait était aussi blanc qu’un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne m’attendais pas à avoir un hôte ce soir-là. 

— Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ? demandai-je, est-il arrivé quelque chose ?

– Non. Comme vous vous inquiétez facilement ! » me répondit-il en suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la neige de ses souliers. « Je vais salir votre chambre, dit-il ; mais il faut m’excuser pour une fois. » Alors il s’approcha du feu. « Je vous assure que j’ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j’ai enfoncé jusqu’à la ceinture ; heureusement la neige est encore molle. »

Je ne pus pas m’empêcher de dire : « Mais pourquoi êtes-vous venu ?

— C’est une question peu hospitalière à faire à un visiteur ; mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c’est simplement pour causer avec vous. J’étais fatigué de mes livres muets et de ma chambre vide. D’ailleurs, depuis hier, je suis dans l’état d’une personne à qui l’on a dit la moitié d’une histoire et qui est impatiente d’en connaître la fin. »

Il s’assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et je commençai à craindre pour sa tête ; en tout cas, s’il était fou, sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n’avais jamais vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu’au moment où, jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du souci et du chagrin. J’attendais, espérant qu’il allait dire quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres ; il pensait. Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa figure. Une pitié involontaire s’empara de moi et je m’écriai :

« Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous ; il est mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur votre santé.

— Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c’est nécessaire ; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc ?

Il dit ces mots avec indifférence et d’un air absorbé, ce qui me prouva qu’à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je me tus.

Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre supérieure, et son œil se promenait sur la grille ardente. Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si la porte qu’il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de froid.

« Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.

— Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre. »

Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il se redressa ; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une lettre qu’il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder ; dans mon impatience je ne pouvais pas me taire ; peut-être allait-il me mal recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.

« Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana ? demandai-je.

— Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit jours.

— Il n’y a rien de changé pour vous ? Vous ne quitterez pas l’Angleterre avant l’époque que vous m’avez indiquée ?

— Je le crains ; ce serait un trop grand bonheur pour que je puisse y compter. »

Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à parler de mon école et de mes élèves.

« La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à l’école ce matin, et la semaine prochaine j’aurai quatre élèves nouvelles de Foundry-Close ; sans la neige, elles seraient venues aujourd’hui.

— En vérité ?

— M. Oliver paye la pension de deux d’entre elles.

— Ah !

— Il régalera toute l’école à Noël.

— Je le sais.

— Est-ce vous qui le lui avez conseillé ?

— Non.

— Qui est-ce donc ?

— Sa fille, je crois.

— C’est bien d’elle ; elle est si bonne !

— Oui. »

Une nouvelle pause. L’horloge sonna huit heures ; ce bruit le tira de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna de mon côté. 

« Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu du feu. »

J’étais de plus en plus étonnée.

« Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience de connaître la suite d’une histoire ; j’ai réfléchi depuis qu’il valait mieux que je fusse le narrateur et vous l’auditeur. Avant de commencer, il est bon de vous avertir que l’histoire vous semblera un peu ancienne ; mais de vieux détails reprennent quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles. Du reste, usée ou non, elle est courte.

“Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom maintenant) tomba amoureux d’une jeune fille riche ; la jeune fille aussi l’aimait, et elle l’épousa, malgré les conseils de ses amis, qui la renièrent aussitôt après son mariage ; au bout de deux ans, ce couple téméraire avait cessé d’exister, et tous deux étaient tranquillement couchés sous une même pierre. J’ai vu leur tombeau dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église d’une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une charité froide comme les amas de neige dans lesquels j’ai enfoncé ce soir. L’enfant abandonnée fut portée dans la demeure d’un riche parent de sa mère ; elle fut élevée par une tante appelée (maintenant j’arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous tressaillez ; avez-vous entendu du bruit ? C’est probablement un rat qui gratte le mur de l’école ; avant que je la fisse réparer, c’était une grange, et les granges sont généralement hantées par les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l’orpheline pendant dix années ; je ne sais si elle fut heureuse ou non : personne ne me l’a dit. Au bout de ce temps, l’enfant fut envoyée dans un endroit que vous connaissez, à l’école de Lowood, où vous-même avez demeuré. Il paraît que sa conduite fut honorable ; d’élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du rapport qu’il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta Lowood pour se faire gouvernante ; voyez, ici encore vos deux destinées sont semblables ; elle entreprit l’éducation de la pupille d’un certain M. Rochester.

— Monsieur Rivers ! m’écriai-je.

— Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant ; j’ai presque fini, écoutez-moi jusqu’au bout. Je ne sais rien sur M. Rochester, si ce n’est qu’il offrit un mariage honorable à cette jeune fille, et que, devant l’autel, on découvrit qu’il avait une femme vivante, mais folle ; je ne connais ni ses desseins ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui rendit nécessaire de rechercher la gouvernante ; on apprit qu’elle était partie ; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller où ; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit. Toutes les recherches sont restées infructueuses ; on a parcouru tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il est indispensable qu’on la trouve ; on a écrit dans tous les journaux ; moi-même j’ai reçu une lettre d’un M. Briggs, procureur, où l’on me communiquait les détails que je viens de vous rapporter ; n’est-ce pas une histoire étrange ?

— Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je ; vous le pourrez certainement. Qu’avez-vous appris sur M. Rochester ? Où est-il ? que fait-il ? Se porte-t-il bien ?

— Je ne sais rien sur M. Rochester ; la lettre n’en parle que pour mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le nom de la gouvernante et l’événement qui rend sa présence indispensable.

— Personne n’est donc allé au château de Thornfield ? personne n’a donc vu M. Rochester ?

— Je ne pense pas.

— Lui a-t-on écrit ?

— Certainement.

— Et qu’a-t-il répondu ? Qui a sa lettre ?

— M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n’a pas été faite par M. Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax. »

Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient fondées : il avait probablement quitté l’Angleterre et, dans son désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du continent ; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes passions ? Je n’osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre maître ! lui qui avait presque été mon mari ! lui que j’avais si souvent appelé mon cher Édouard !

« Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers.

— Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi ! m’écriai-je avec chaleur.

— Très bien, me dit-il tranquillement ; du reste je suis occupé d’autre chose que de lui, j’ai mon histoire à finir. Puisque vous ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous le dire moi-même ; attendez, je l’ai ici : il vaut toujours mieux avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier. » 

Il prit de nouveau son portefeuille, l’ouvrit, et y chercha quelque chose ; de l’un des compartiments il tira un vieux morceau de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots : Jane Eyre. J’avais probablement écrit cela dans un moment d’oubli.

« Briggs, continua-t-il, me parlait d’une Jane Eyre, et c’était également ce nom qui se trouvait dans les journaux ; je connaissais une Jane Elliot ; je confesse que j’avais des soupçons, mais je ne fus certain qu’hier dans l’après-midi. Avouez-vous votre nom et renoncez-vous au pseudonyme ?

— Oui, oui ; mais où est M. Briggs ? Il en sait peut-être plus long que vous sur M. Rochester.

— Briggs est à Londres ; je doute qu’il sache rien sur M. Rochester ; ce n’est pas M. Rochester qui l’intéresse. Vous oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails insignifiants ; vous ne me demandez pas pourquoi M. Briggs vous cherche, et pourquoi il a besoin de vous.

— Eh bien ! pourquoi ?

— Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère, est mort ; qu’il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant vous êtes riche ; simplement pour cela, rien de plus.

— Moi, riche ?

— Oui, vous, une riche héritière. »

Il y eut un moment de silence.

« Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela n’offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires. »

C’était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de l’indigence pour devenir riche subitement, c’est même très beau ; mais ce n’est pas une chose que l’on comprenne tout d’un coup et dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide, tout terrestre, mais il n’a rien d’idéal ; tout ce qui s’y rattache est calme, et la joie qu’on ressent ne peut pas se manifester avec enthousiasme ; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant qu’on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par penser aux affaires : dans le fond, on est satisfait, mais il y a de graves soucis ; on se contient, on reçoit la nouvelle de son bonheur avec un visage sérieux.

D’ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort : c’était mon seul parent. Depuis que je savais qu’il existait, j’avais nourri l’espérance de le voir un jour ; maintenant je ne le pourrais plus. Puis cet argent ne venait qu’à moi seule, et non pas à moi et à une famille qui s’en serait réjouie ; à moi toute seule. Certainement c’était un bonheur : je serais si heureuse d’être indépendante ! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée gonflait mon cœur.

« Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers ; je croyais que Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander maintenant à combien monte votre fortune.

— Eh bien, oui ; à combien monte-t-elle ?

— Oh ! cela ne vaut même pas la peine d’en parler ; on dit vingt mille livres sterling, je crois ; mais qu’est-ce que cela ?

— Vingt mille livres sterling ! »

Mon étonnement fut grand ; j’avais compté sur quatre ou cinq mille ; cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint-John, que je n’avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors à rire.

« Eh bien ! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l’air moins épouvantée.

— C’est une forte somme ; ne pensez-vous pas qu’il y a erreur ?

— Pas le moins du monde.

— Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n’y a-t-il que 2000 ?

— C’est écrit en lettres et non pas en chiffres : vingt mille. »

Je me faisais l’effet d’un individu dont les facultés gastronomiques sont très grandes, et qui tout à coup se trouve assis seul levant une table préparée pour cent. M. Rivers se leva et mit son manteau.

« Si la nuit n’était pas si mauvaise, dit-il, j’enverrais Anna vous tenir compagnie ; vous avez l’air si malheureuse qu’il n’est pas très prudent de vous laisser seule ; mais la pauvre Anna ne pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi ; ses jambes ne sont pas aussi longues ; ainsi donc je me vois obligé de vous laisser à votre tristesse. Bonsoir. » 

Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.

« Arrêtez une minute ! m’écriai-je.

— Eh bien ?

— Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour apprendre des détails sur moi ; comment il vous connaît, et ce qui a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci, vous pourriez l’aider à me découvrir…

— Oh ! me dit-il, c’est que je suis ministre, et les ministres sont souvent consultés dans les cas embarrassants. »

Il tourna de nouveau le loquet.

« Non, cela ne me satisfait pas ! m’écriai-je.

En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que ma curiosité, au lieu d’être satisfaite, n’en fut que piquée davantage.

« Il y a quelque chose d’étrange là-dedans, ajoutai-je, et je veux tout savoir.

— Une autre fois.

— Non, ce soir, ce soir même ! »

Et comme il s’éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle et lui. Il semblait embarrassé.

« Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m’avoir tout dit.

— Je préférerais que ce fût une autre fois.

— Non, il le faut !

— J’aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par Marie. »

Ces objections ne faisaient qu’accroître mon ardeur ; je voulais être satisfaite, et tout de suite ; je le lui dis.

« Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et difficile à persuader.

— Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se débarrasser.

— Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.

— Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a fait sortir toute la neige de votre manteau ; l’eau en a profité pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue inondée… Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne jamais le crime d’avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi ce que je désire savoir…

— Eh bien ! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le poids de la goutte d’eau qui tombe sans cesse ; d’ailleurs il faudra toujours que vous le sachiez : autant maintenant que plus tard. Vous vous appelez Jane Eyre ? 

— Certainement ! nous l’avons déjà dit.

— Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous ? J’ai été baptisé John Eyre Rivers.

— Non, en vérité, je ne le savais pas ; je me rappelle avoir vu la lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m’avez prêtés ; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom ; mais alors certainement… »

Je m’arrêtai ; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer la pensée qui m’était venue ; mais bientôt elle se changea pour moi en une grande probabilité ; toutes les circonstances s’accordaient si bien ! la chaîne, qui jusque-là n’avait été qu’une série d’anneaux séparés et sans forme, commençait à s’étendre droite devant moi ; chaque anneau était parfait et l’union complète. Avant que Saint-John eût parlé, un instinct m’avait avertie de tout. Mais comme je ne dois pas m’attendre à trouver le même instinct chez le lecteur, je répéterai l’explication donnée par M. Rivers.

« Ma mère s’appelait Eyre, me dit-il ; elle avait deux frères : l’un, ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead ; l’autre, John Eyre, était commerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre, nous écrivit, au mois d’août dernier, pour nous apprendre la mort de notre oncle et pour nous dire qu’il avait laissé sa fortune à la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d’une querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu’il n’avait jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit de nouveau pour nous apprendre qu’on ne pouvait pas retrouver l’héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose sur elle ; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l’a fait découvrir. Vous savez le reste… »

Il voulut de nouveau partir ; mais je m’appuyai le dos contre la porte.

« Laissez-moi parler, dis-je ; donnez-moi le temps de respirer. »

Je m’arrêtai ; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la main, et paraissait assez calme. Je continuai :

« Votre mère était la sœur de mon père ?

— Oui.

— Par conséquent elle était ma tante ? »

Il fit un signe affirmatif.

« Mon oncle John était votre oncle ? Vous, Diana et Marie, vous êtes les enfants de sa sœur, et moi je suis la fille de son frère ?

— Sans doute. 

— Alors vous êtes mes cousins ; la moitié de notre sang coule de la même source ?

— Oui, nous sommes cousins. »

Je le regardai ; il me sembla que j’avais trouvé un frère, un frère dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer ; deux sœurs dont les qualités étaient telles, qu’elles m’avaient inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles, que j’avais contemplées avec un mélange amer d’intérêt et de désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j’avais regardé à travers l’étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes filles étaient mes parentes ; cet homme jeune et grand, qui m’avait ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m’était allié par le sang : bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée ! C’était là une véritable richesse, une richesse du cœur ! une mine d’affections pures et naturelles ! C’était un bonheur vif, immense et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j’avais éprouvé en apprenant que j’étais riche ; car, quoique cette nouvelle eût été la bienvenue, je n’en avais ressenti qu’une joie modérée. Dans l’exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains ; mon pouls bondissait, mes veines battaient avec force.

« Oh ! je suis heureuse ! je suis heureuse ! » m’écriai-je.

Saint-John sourit.

« N’avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points essentiels pour vous occuper de niaiseries ? reprit-il. Vous êtes restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche ; et maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance.

— Que voulez-vous dire ? Peut-être est-ce de peu d’importance pour vous. Vous avez des sœurs, vous n’avez pas besoin d’une cousine ; mais moi, je n’avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui, je le répète, je suis heureuse ! »

Je me promenai rapidement dans ma chambre ; puis je m’arrêtai, suffoquée par les pensées qui s’élevaient en moi, trop rapides pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait lieu avant longtemps ; je regardais les murailles blanches, et je crus voir un ciel couvert d’étoiles, dont chacune me conduisait vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour ceux qui m’avaient sauvé la vie, et que jusque-là j’avais aimés d’un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur rendre la liberté ; ils étaient éloignés les uns des autres, et je pouvais les réunir ; l’indépendance et la richesse qui m’appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N’étions-nous pas quatre ? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq mille livres à chacun ; c’était bien assez. Justice serait faite et notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m’accablait plus, ce n’était plus un legs de pièces d’or, mais un héritage de vie, d’espérances et de joies.

Je ne sais quel air j’avais pendant que je songeais à toutes ces choses ; mais je m’aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une chaise derrière moi, et s’efforçait doucement de me faire asseoir. Il me conseillait d’être calme ; je lui déclarai que mon esprit n’était nullement troublé ; je repoussai sa main, et je me mis de nouveau à me promener dans la chambre.

« Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les prierez de venir tout de suite ici. Diana m’a dit qu’elle et sa sœur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune ; aussi je pense qu’avec cinq mille elles seront tout à fait satisfaites.

— Dites-moi où je pourrai trouver un verre d’eau, me répondit Saint-John ; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous calmer.

— C’est inutile. Répondez-moi : quel effet produira sur vous cette fortune ? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes ?

— Vous vous égarez ; votre tête se trouble. Je vous ai appris cette nouvelle trop brusquement ; votre exaltation dépasse vos forces.

« Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience ; je suis calme ; c’est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne pas me comprendre.

— Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous comprendrais mieux.

— M’expliquer ! mais il n’y a pas d’explication à donner. Il est bien facile de comprendre qu’en partageant vingt mille livres sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il revient cinq mille livres à chacun ; tout ce que je vous demande, c’est d’écrire à vos sœurs pour leur apprendre l’héritage qu’elles viennent de faire.

— C’est-à-dire que vous venez de faire.

— Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D’ailleurs je veux avoir une demeure et des parents : j’aime Moor-House et j’y resterai ; j’aime Diana et Marie, et je m’attacherai à elles pour toute la vie. Je serai heureuse d’avoir cinq mille livres ; mais vingt mille ne feraient que me tourmenter ; et puis, si cet argent m’appartient aux yeux de la loi, il ne m’appartient pas aux yeux de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à fait inutile ; je ne veux ni discussion ni opposition ; entendons-nous entre nous et décidons cela tout de suite.

— Vous agissez d’après votre premier mouvement ; il faut que vous y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu’on puisse regarder vos paroles comme valables.

— Oh ! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien. Vous reconnaissez la justice de ce que je dis ?

— J’y vois en effet une certaine justice ; mais elle est contraire aux coutumes. La fortune entière vous appartient ; mon oncle l’a gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui il voulait ; il vous l’a donnée. Après tout, la justice vous permet de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la considérer comme votre propriété.

— Pour moi, répondis-je, c’est autant une affaire de sentiment que de conscience ; je puis bien une fois me laisser aller à mes sentiments : j’en ai si rarement l’occasion ! Quand même pendant une année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne pourrais pas renoncer au plaisir infini que j’ai rêvé, au plaisir d’acquitter en partie une dette immense et de m’attacher des amis pour toute ma vie.

— Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous ne savez pas ce que c’est de posséder de la fortune et d’en jouir ; vous ne savez pas l’importance que vous donneront vingt mille livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la société, l’avenir qui sera ouvert devant vous ; vous ne le savez pas.

— Et vous, m’écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle ardeur j’aspire vers un amour fraternel. Je n’ai jamais eu de demeure ; je n’ai jamais eu ni frères ni sœurs ; je veux en avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à m’admettre parmi vous, n’est-ce pas ?

— Jane, je serai votre frère, et mes sœurs seront vos sœurs, sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits.

— Mon frère éloigné de mille lieues, mes sœurs asservies chez des étrangers, et moi riche, gorgée d’or, sans l’avoir jamais ni gagné ni mérité ! Est-ce là une égalité fraternelle, une union intime, un profond attachement ? 

— Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur domestique peuvent être satisfaites par d’autres moyens que ceux dont vous parlez ; vous pouvez vous marier.

— Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.

— C’est trop dire ; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve de l’exaltation où vous êtes.

— Non, ce n’est pas trop dire ; je sais ce que j’éprouve, et combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage. Personne ne m’épouserait par amour, et je ne veux pas qu’en me prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne veux pas d’un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel je ne pourrais pas sympathiser. J’ai besoin de mes parents, c’est-à-dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez mon frère ; quand vous avez prononcé ces mots, j’ai été heureuse. Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.

— Je crois que je le puis ; je sais que j’ai toujours aimé mes sœurs ; mon affection pour elles est basée sur le respect que j’ai pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez à mes sœurs par vos habitudes et vos goûts ; votre présence m’est toujours agréable, j’ai déjà trouvé dans votre conversation un soulagement salutaire ; je sens que je pourrai facilement vous faire une place dans mon cœur et vous considérer comme ma plus jeune sœur.

— Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous feriez mieux de partir ; car si vous restiez plus longtemps, vous pourriez bien m’irriter encore par vos scrupules injurieux.

— Et l’école, mademoiselle Eyre ? il faudra la fermer à présent, je pense ?

— Non, je resterai à mon poste jusqu’à ce que vous ayez trouvé une autre maîtresse. »

Il sourit d’un air approbateur, me donna une poignée de main et prit congé de moi.

Je n’ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j’eus à soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude ; mais comme j’étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines virent enfin que j’étais irrévocablement décidée à partager également, comme au fond de leurs cœurs ils sentaient toute la justice de mon intention, et savaient bien qu’à ma place ils auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à s’en rapporter à des arbitres. Les juges furent M. Oliver et un homme de loi capable ; tous deux se mirent de mon côté, et je fus victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune.

 

 

Chapitre 34  

Quand tout fut achevé, on approchait de Noël ; c’était le moment des vacances ; je fermai l’école de Morton, après avoir pris mes mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins de mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le cœur ; donner un peu quand on a beaucoup reçu, c’est simplement ouvrir un passage à l’ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis longtemps je m’étais aperçue avec joie que beaucoup de mes écolières m’aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis plus clairement encore ; elles me manifestèrent leur affection avec force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que j’avais vraiment une place dans ces cœurs d’enfants ; je leur promis que chaque semaine j’irais les visiter et leur donner une heure de leçon.

M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l’école, compté les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait défiler devant moi et avoir fermé la porte, j’étais debout, la clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées ; et c’est beaucoup dire : car, après tout, les paysans anglais sont les mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l’Europe. J’ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes ; les meilleures m’ont paru ignorantes, grossières et stupides, comparées à mes enfants de Morton.

« Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute une saison de travail ? me demanda M. Rivers quand les enfants furent partis ; n’êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez fait un bien véritable à vos frères ?

— Sans doute.

— Et vous n’avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas qu’une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien employée ? 

— Oui, répondis-je ; mais quant à moi, je ne pourrais pas continuer toujours cette existence : j’ai besoin de jouir de mes propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et il faut que j’en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni mon esprit vers l’école ; j’en suis sortie, et je suis disposée à profiter pleinement des vacances. »

Le visage de Saint-John devint sérieux.

« Eh bien ! dit-il ; quelle ardeur soudaine ! que voulez-vous donc faire ?

— Je veux être aussi active que possible ; d’abord je vous prierai de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne pour vous servir.

— Avez-vous besoin d’elle ?

— Oui ; je voudrais qu’elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu’elles trouvent tout en ordre.

— Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire quelque excursion ; j’aime mieux qu’il en soit ainsi. Anna ira avec vous.

— Alors dites-lui de se tenir prête pour demain ; voilà la clef de l’école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme. »

Il la prit.

« Vous avez l’air bien joyeuse, me dit-il ; je ne comprends pas complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, quelles ambitions avez-vous ? Enfin, quel est le but de votre vie ?

— Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la force de ce mot ?) de nettoyer Moor-House du haut en bas ; ma seconde est de frotter tout avec de la cire, de l’huile et un nombre infini de torchons, jusqu’à ce que chaque objet redevienne bien brillant ; ma troisième, d’arranger les chaises et les tables, les lits et les tapis, avec une précision mathématique ; ensuite, je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu dans toutes les chambres ; enfin, les deux jours qui précéderont l’arrivée de vos sœurs seront employés par Anna et moi à battre des œufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les rites culinaires qu’on ne peut expliquer qu’imparfaitement à ceux qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour l’arrivée de Marie et de Diana ; mon ambition est de leur montrer le beau idéal d’une réception affectueuse. 

Saint-John sourit légèrement ; cependant il paraissait mécontent.

« Tout cela est très bien pour le moment, dit-il ; mais sérieusement, j’espère que quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille.

— C’est ce qu’il y a de meilleur dans le monde, m’écriai-je.

— Non, Jane, non. Ce monde n’est pas un lieu de jouissance, ne cherchez pas à en faire un paradis ; ce n’est pas un lieu de repos : ne devenez pas indolente.

— Au contraire, je veux être active.

— Jane, je vous pardonne pour le moment ; je vous accorde deux mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d’avoir trouvé des parents ; mais alors j’espère que vous regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure la civilisation ; j’espère qu’alors vous serez de nouveau troublée par la force de votre énergie. »

Je le regardai avec surprise.

« Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi ; je suis disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l’agitation. Dans quel but ?

— Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous en avertis, j’essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des liens charnels ; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne ; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me comprenez-vous, Jane ?

— Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j’ai de bonnes raisons pour être heureuse, et je veux l’être. Adieu ! »

En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmes beaucoup de peine ; elle était charmée de voir qu’au milieu de tout l’embarras d’un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir l’ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous-mêmes avions causé. J’avais été passer une journée à S*** pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m’avaient assigné une somme pour cela et m’avaient donné carte blanche pour toutes les modifications que je désirerais faire. J’en fis peu dans la chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement, parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur vieille maison, qu’à regarder un ameublement neuf, quelque élégant qu’il fût ; cependant quelques changements étaient nécessaires pour donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais. J’achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze, soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette : tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait encore le parloir et une chambre de réserve ; j’y mis des meubles de vieil acajou, recouverts en velours rouge ; des toiles furent tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand tout fut fini, il me sembla qu’à l’intérieur Moor-House était un véritable modèle de confort modeste, tandis qu’à l’extérieur, surtout à cette époque de l’année, on eût dit un grand bâtiment vaste, froid et désert.

Le jour tant désiré vint enfin ; elles devaient arriver le soir, et longtemps d’avance les feux furent allumés en haut et en bas, la cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées ; tout était prêt.

Saint-John arriva le premier. Je l’avais prié de ne pas venir tant que tout ne serait pas en ordre ; du reste, la seule idée du travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l’aurait éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que j’avais fait cuire pour le thé. S’approchant du foyer, il me demanda si j’étais enfin fatiguée de mon métier de servante ; je lui répondis en l’invitant à m’accompagner pour visiter le résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup d’œil sur les chambres que je lui montrais et n’y entra même pas ; puis il me dit que j’avais dû avoir beaucoup de peine et de fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps, mais pas une seule fois il n’exprima de satisfaction de voir sa maison bien arrangée.

Ce silence me glaça ; je pensai que mes changements avaient peut-être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait ; je le lui demandai, et probablement d’un ton un peu découragé. 

« Pas le moins du monde, me répondit-il ; au contraire, j’ai remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l’ancienne organisation ; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces choses plus qu’il ne l’aurait fallu. Par exemple, combien de temps avez-vous consacré à cette chambre ? » 

Puis il me demanda où se trouvait un livre qu’il me nomma.

Je le lui montrai dans la bibliothèque ; il le prit, et, se retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit à lire.

Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à sentir qu’il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La douceur et la tendresse n’avaient pas d’attrait pour lui ; il ne sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai ; mais il ne voulait jamais se reposer, et il n’approuvait pas le repos chez ceux qui l’entouraient.

En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa belle figure absorbée par l’étude, je compris qu’il ne pourrait pas faire un bon mari, qu’être sa femme serait une grande épreuve. Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, je pensai que ce n’était qu’un amour des sens ; je compris qu’il méprisât l’influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, qu’il souhaitât l’étouffer et le détruire ; enfin je vis qu’il avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un bonheur constant ni à l’un ni à l’autre. C’est dans des hommes semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, ses législateurs, ses hommes d’État, ses conquérants ; rempart vigoureux et où peuvent s’appuyer les plus grands intérêts, mais pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique.

« Ce salon n’est pas sa place, me dis-je ; les montagnes de l’Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de fuir le calme de la vie de famille ; ce n’est pas là ce qu’il lui faut ; ses facultés s’endorment et ne peuvent pas se développer pour briller avec éclat. C’est dans une vie de lutte et de danger, où le courage, l’énergie et la force d’âme sont nécessaires, qu’il parlera et agira, qu’il sera le chef et le supérieur, tandis que devant ce foyer un joyeux enfant l’emporterait sur lui ; je le vois maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire.

— Les voilà qui arrivent, » s’écria Anna en ouvrant la porte du salon.

Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je sortis ; il faisait nuit ; mais j’entendis un bruit de roue. Anna eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s’était arrêtée devant la grille ; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien connues sortirent l’une après l’autre. Avant une minute, ma figure était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d’abord les joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana ; elles riaient et m’embrassaient ; puis ce fut au tour d’Anna ; enfin Carlo qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu affirmativement, elles se hâtèrent d’entrer.

Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées par l’air froid de la nuit, mais elles s’épanouirent devant la lumière du feu. Pendant que le cocher et Anna apportaient les paquets, elles demandaient où était Saint-John. À ce moment celui-ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrent les bras autour du cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baiser calme, murmura à voix basse quelques mots pour leur souhaiter la bienvenue, resta quelque temps à écouter ce qu’on lui disait ; puis, prétextant que ses sœurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retourna dans sa retraite.

Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs chambres ; mais Diana voulut d’abord donner quelques ordres hospitaliers à l’égard du cocher ; après cela toutes deux me suivirent. Elles furent enchantées des changements que j’avais faits ; elles ne cessaient d’admirer les nouvelles tentures, les tapis tout frais, les vases de belle porcelaine ; elles m’exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J’eus le plaisir de sentir que tout ce que j’avais fait répondait parfaitement à leurs désirs et ajoutait un grand charme à leur joyeux retour.

Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si éloquentes et eurent tant de choses à raconter, que je ne m’aperçus pas beaucoup du silence de Saint-John. Celui-ci était sincèrement content de voir ses sœurs ; mais il ne pouvait pas prendre part à leur enthousiasme et à leurs flots de joie : le retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir ; mais le tumulte joyeux et la réception brillante l’irritaient ; je vis qu’il désirait être au lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu de la soirée, à peu près une heure après le thé, on entendit un coup à la porte ; Anna entra nous dire qu’un pauvre garçon venait chercher M. Rivers pour sa mère mourante. « Où demeure-t-il, Anna ? demanda Saint-John.

— Tout au haut de Whitcross-Brow ; c’est presque à quatre milles d’ici, et tout le long du chemin il y a des marécages et de la mousse.

— Dites-lui que je vais y aller.

— Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur ; il n’y a pas de route plus mauvaise la nuit ; à travers les marais, le chemin n’est pas tracé du tout. Et puis la nuit est si froide ! vous n’avez jamais vu un vent plus vif. Vous feriez mieux, monsieur, de lui dire que vous irez demain matin. »

Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son manteau ; il partit sans une objection, sans un murmure. Il était neuf heures ; il ne revint qu’à minuit, fatigué et affamé, mais avec une figure plus heureuse que quand il était parti : il avait accompli un devoir, fait un effort ; il se sentait assez fort pour agir et se vaincre ; il était plus satisfait de lui-même.

Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience fut souvent à l’épreuve. C’était la semaine de Noël ; elle ne fut employée à aucun travail régulier et se passa dans une joyeuse dissipation domestique. L’air des marais, la liberté dont on jouit chez soi, et l’heureux événement qui venait d’arriver, tout enfin agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant ; elles étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée, et ce qu’elles disaient était spirituel, original, et avait tant de charme pour moi, que rien ne me faisait plus de plaisir que de les écouter et de prendre part à leur conversation. Saint-John ne cherchait pas à réprimer notre vivacité ; mais il nous évitait ; il était rarement à la maison ; sa paroisse était grande et les habitants éloignés les uns des autres ; toute la journée il visitait les pauvres et les malades.

Un matin à déjeuner, Diana, après être demeurée pensive pendant quelque temps, lui demanda s’il n’avait pas renoncé à ses projets.

« Non, répondit-il, et rien ne m’y fera renoncer. »

Il nous apprit alors que son départ était définitivement fixé pour l’année suivante.

« Et Rosamonde Oliver ? » dit Marie.

Ces mots semblaient lui être échappés involontairement ; car, à peine les eut-elle prononcés, qu’elle fit un geste comme si elle eût voulu les rétracter.

Saint-John tenait un livre à la main : il avait l’habitude peu aimable de lire à table ; il le ferma et nous regarda.

« Rosamonde Oliver, dit-il, va se marier à M. Granby, un des plus estimables habitants de S***. C’est le petit-fils et l’héritier de sir Frédéric Granby ; M. Oliver m’a appris cette nouvelle hier. »

Ses sœurs se regardèrent ; puis leurs yeux se fixèrent sur moi ; alors, toutes les trois, nous nous mîmes à contempler Saint-John : il était aussi serein et aussi froid que le cristal.

« Ce mariage a été arrangé bien vite, dit Diana ; ils ne peuvent pas se connaître depuis longtemps.

— Depuis deux mois seulement ; ils se sont rencontrés en octobre au bal de S***. Mais quand il n’y a aucun obstacle à une union, quand elle est désirable sous tous les rapports, les retards sont inutiles ; ils se marieront lorsque le château de ***, que sir Frédéric leur donne, sera en état de les recevoir. »

Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui demander s’il ne souffrait pas de cette union ; mais il semblait avoir si peu besoin de sympathie, qu’au lieu de me hasarder à le consoler, je fus un peu honteuse en me rappelant ce que je lui avais déjà dit. D’ailleurs j’avais perdu l’habitude de lui parler ; il avait repris sa réserve, et je sentais que tout épanchement se glaçait en moi. Il n’avait pas tenu sa promesse : il ne me traitait pas comme ses sœurs ; il mettait toujours entre elles et moi une différence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que j’étais sa parente et que je vivais sous le même toit que lui, la distance entre nous me semblait bien plus grande que lorsque j’étais simplement la maîtresse d’école d’un village ; en me rappelant tout ce qu’il m’avait dit un jour, j’avais peine à comprendre sa froideur actuelle.

Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le voir relever tout à coup la tête, qu’il tenait penchée sur son pupitre, pour me dire :

« Vous le voyez, Jane, j’ai combattu et j’ai remporté la victoire. »

Je tressaillis en l’entendant s’adresser ainsi à moi, et je ne répondis pas tout de suite. Enfin, après un moment d’hésitation, je lui dis :

« Mais êtes-vous sûr que vous n’êtes pas parmi ces conquérants auxquels leur triomphe a coûté trop cher ? une autre victoire semblable ne vous abattrait-elle pas entièrement ?

— Je ne le pense pas ; mais quand même, qu’importe ? Je n’aurai plus jamais à combattre pour cette même cause ; la victoire est définitive. Maintenant ma route est facile à suivre : j’en remercie Dieu. »

En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le silence.

Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus calme ; nous reprîmes nos habitudes ordinaires et nous recommençâmes des études régulières. Alors Saint-John s’éloigna moins de la maison. Quelquefois il restait des heures entières dans la même chambre que nous. Pendant que Marie dessinait, que Diana continuait sa lecture de l’Encyclopédie, qu’elle avait entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j’étudiais l’allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l’étude d’une langue orientale, étude qu’il croyait nécessaire à l’accomplissement de son projet.

Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé ; mais ses yeux bleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui était devant eux, et errant tout autour de la chambre, se fixaient de temps en temps sur ses compagnons d’étude avec une curieuse intensité d’observation. Si on le remarquait, il détournait immédiatement son regard, et pourtant ses yeux scrutateurs revenaient sans cesse se diriger vers notre table. Je me demandais toujours ce que cela signifiait. Je m’étonnais également de la satisfaction qu’il témoignait régulièrement dans une circonstance qui me semblait de peu d’importance, c’est-à-dire lorsque, chaque semaine, je me rendais à mon école de Morton. Et ce qui m’étonnait encore plus, c’est que, lorsqu’il faisait de la neige, de la pluie ou du vent, si ses sœurs m’engageaient à ne point aller à Morton, lui, au contraire, méprisant leur sollicitude, m’encourageait à accomplir ce devoir en dépit des éléments.

« Jane n’est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il ; elle peut supporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige aussi bien que nous ; sa constitution saine et élastique luttera mieux contre les variations du climat que d’autres plus fortes. »

Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n’osais pas me plaindre, parce que je voyais que mes plaintes le contrariaient ; la fermeté lui plaisait toujours, le contraire l’ennuyait.

Un jour pourtant j’obtins la permission de demeurer à la maison, parce que j’étais vraiment enrhumée ; ses sœurs allèrent à Morton à ma place. Je restai à lire Schiller ; quant à lui, il déchiffrait des caractères orientaux. Ayant achevé ma traduction, je voulus me mettre à un thème ; pendant que je changeais mes cahiers, je regardai de son côté, et je m’aperçus que je subissais l’examen de son œil bleu et perçant. Je ne sais pas depuis combien de temps il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur. Je sentis la superstition s’emparer de moi, comme si j’avais eu à mes côtés quelque divinité fantastique.

« Jane, me dit-il, que faites-vous ?

— J’apprends l’allemand.

— Je voudrais que vous quittassiez l’allemand pour étudier l’hindoustani.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi. » 

Alors il m’expliqua que lui-même étudiait l’hindoustani ; qu’à mesure qu’il avançait, il oubliait le commencement ; que ce serait d’un grand secours pour lui d’avoir une élève avec laquelle il pourrait repasser sans cesse les premiers éléments et, par ce moyen, les bien fixer dans son esprit. Il ajouta qu’il avait longtemps hésité entre moi et ses sœurs, et qu’enfin il m’avait choisie, parce qu’il avait vu que c’était moi qui étais capable de rester le plus longtemps appliquée. Il me demanda de lui rendre ce service, en ajoutant que du reste le sacrifice ne serait pas long, puisqu’il comptait partir avant trois mois.

Il n’était pas facile de refuser une chose à Saint-John ; on sentait que chez lui toutes les impressions, soit tristes, soit heureuses, restaient profondément gravées et duraient toujours. Je consentis. Quand mes cousines revinrent, Diana trouva son frère qui s’était emparé de son élève ; elle se mit à rire, et toutes deux déclarèrent que Saint-John n’aurait jamais pu les décider à une semblable chose. Il répondit tranquillement :

« Je le savais. »

Je trouvai en lui un maître patient, indulgent, mais exigeant ; il me donnait beaucoup à faire, et, quand j’avais rempli son attente, il me témoignait son approbation à sa manière. Petit à petit, il acquit sur moi une certaine influence qui me retira toute liberté d’esprit. Ses louanges et ses observations étaient plus entravantes pour moi que son indifférence ; quand il était là, je ne pouvais ni parler ni rire librement ; un instinct importun m’avertissait sans cesse que la vivacité lui déplaisait profondément, chez moi du moins. Je sentais bien qu’il n’aimait que les occupations sérieuses, et, malgré mes efforts, je ne pouvais pas me livrer à des travaux d’un autre genre en sa présence. J’étais dominée par un charme puissant. Quand il me disait : « Allez, » j’allais ; « Venez, » je venais ; « Faites cela, » je le faisais ; mais je n’aimais pas ma servitude, et j’aurais préféré son indifférence d’autrefois.

Un soir, à l’heure de se coucher, ses sœurs l’entouraient pour lui dire adieu ; selon son habitude, il les embrassa toutes deux et me donna une poignée de main. Diana était, ce soir-là, d’une humeur joyeuse (elle n’était jamais douloureusement opprimée comme moi par la volonté de son frère ; car la sienne était aussi forte dans un sens opposé) ; aussi elle s’écria :

« Saint-John, vous dites que Jane est votre troisième sœur, et vous ne la traitez pas comme nous ; vous devriez l’embrasser aussi. »

En disant ces mots, elle me poussa vers lui. Je trouvai Diana un peu hardie, et je me sentais confuse. Cependant Saint-John pencha sa tête, et sa belle figure grecque se trouva à la hauteur de la mienne ; ses yeux perçants interrogeaient les miens. Il m’embrassa. Il n’y a pas de baiser de marbre ou de glace, sans cela j’aurais rangé dans une de ces classes le froid embrassement de mon cousin le ministre ; mais peut-être y a-t-il des baisers destinés à éprouver ceux qu’on embrasse : le sien était de ce nombre. Après m’avoir donné ce baiser, il me regarda, comme pour apprendre l’effet qu’il avait produit sur moi ; mais c’était difficile à voir : je ne rougis pas ; je pâlis peut-être un peu, parce qu’il me sembla que son baiser était un sceau posé sur mes chaînes. Depuis ce jour, il n’oublia jamais de m’embrasser ; mon calme et ma gravité, dans cette circonstance, semblaient avoir un certain charme pour lui.

Quant à moi, je désirais chaque jour davantage lui plaire ; mais chaque jour je sentais que, pour y arriver, il fallait renoncer de plus en plus à ma nature, enchaîner mes facultés, donner une pente nouvelle à mes goûts, me forcer à poursuivre un but vers lequel je n’étais pas naturellement attirée. Il me poussait vers des hauteurs que je ne pouvais pas atteindre ; il voulait me voir soumise à l’étendard qu’il déployait : mais c’était aussi impossible que de mouler mes traits irréguliers sur sa figure pure et classique, que de donner à mes yeux verts et changeants la teinte azurée et le brillant éclat des siens.

Ce n’était pas lui seul qui empêchait l’épanchement de ma joie. Depuis quelque temps il m’était facile de paraître triste ; une grande souffrance me rongeait le cœur et tarissait toute source de bonheur. Cette douleur était l’attente.

Vous croyez peut-être que j’avais oublié M. Rochester dans tous ces changements de lieux et de fortune. Oh ! non, pas un instant. Sa pensée me poursuivait toujours ; ce n’était pas une de ces vapeurs légères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces souvenirs tracés sur le sable, qu’efface le premier orage : c’était un nom profondément gravé et qui devait durer aussi longtemps que le marbre sur lequel il était inscrit. J’étais sans cesse poursuivie par le désir de connaître sa destinée ; chaque soir, quand j’étais à Morton, je m’enfermais dans ma petite ferme pour y songer, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j’allais me réfugier dans ma chambre pour rêver à lui.

Dans le cours de ma correspondance avec M. Briggs, à l’occasion du testament, je lui avais demandé s’il connaissait la résidence actuelle de M. Rochester et l’état de sa santé. Mais, ainsi que le pensait Saint-John, il ne savait rien. Alors j’écrivis à Mme Fairfax, pour lui demander des détails ; j’étais sûre d’obtenir des renseignements par ce moyen ; j’étais convaincue que la réponse serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sans qu’elle arrivât ; mais lorsque, après deux mois d’attente, la poste ne m’eut encore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété s’emparer de moi.

J’écrivis de nouveau ; je pensais que ma première lettre avait peut-être été perdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances ; cet espoir dura quelques semaines, comme le précédent, puis, comme lui, fut détruit ; je ne reçus pas une ligne, pas un mot. Après avoir vainement attendu six mois, mon espérance s’éteignit tout à fait, et je devins vraiment triste.

Le printemps était beau, mais je n’en jouissais pas. L’été approchait. Diana essayait de m’égayer ; elle me dit que j’avais l’air malade et voulut m’accompagner aux bains de mer. Saint-John s’y opposa : il déclara que je n’avais pas besoin de distraction, mais plutôt de travail ; que ma vie n’avait pas de but et qu’il m’en fallait un ; et, probablement pour suppléer à ce qui me manquait, il prolongea encore mes leçons d’hindoustani et devint de plus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne le pouvais pas.

Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu’à l’ordinaire. Voici ce qui avait occasionné ce surcroît de souffrance. Dans la matinée, Anna m’avait dit qu’il y avait une lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour la prendre, presque certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, je vis tout simplement une lettre d’affaires de M. Briggs. Cet amer désappointement m’arracha quelques larmes, et, au moment où je me mis à étudier les caractères embrouillés et le style fleuri des écrivains indiens, mes yeux se remplirent de nouveau.

Saint-John m’appela pour me faire lire ; mais la voix me manqua, les paroles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions seuls dans le parloir ; Diana étudiait son piano dans le salon, et Marie jardinait. C’était un beau jour de mai, la brise était fraîche et le soleil brillant ; Saint-John ne sembla nullement étonné de mon émotion. Il ne m’en demanda pas la cause et se contenta de me dire :

« Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu’à ce que vous soyez plus calme. »

Et, pendant que je m’efforçais de réprimer rapidement ma douleur, il demeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre et me regardant comme un médecin qui examine avec les yeux de la science une crise attendue et facile à comprendre pour lui. Après avoir étouffé mes sanglots, essuyé mes larmes et murmuré tout bas quelque chose sur ma santé, j’achevai de prendre ma leçon. Saint-John serra ses livres et les miens, ferma son pupitre et me dit : « Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi.

— Je vais appeler Diana et Marie.

— Non, aujourd’hui je ne veux qu’une seule compagne, et cette compagne sera vous. Habillez-vous ; sortez par la porte de la cuisine ; prenez la route qui conduit dans le haut de Marsh-Glen ; je vous rejoindrai dans un instant. »

Je ne voyais aucun expédient : toutes les fois que j’ai eu affaire à des caractères durs, positifs et contraires au mien, je n’ai jamais su rester entre l’obéissance absolue ou la révolte complète ; jusqu’au moment d’éclater je suis demeurée entièrement soumise, mais alors je me suis insurgée avec toute la véhémence d’un volcan. Dans les circonstances présentes j’étais peu disposée à la révolte ; j’obéis donc aux ordres de Saint-John, et, au bout de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de la vallée.

Le vent soufflait de l’ouest ; il nous arrivait chargé du doux parfum de la bruyère et du jonc. Le ciel était d’un bleu irréprochable ; le torrent qui descendait le long du ravin avait été grossi par les pluies et se précipitait abondant et clair, reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azurées du firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers pour marcher sur un gazon doux et fin, d’un vert émeraude, parsemé de délicates fleurs blanches et de petites étoiles d’un jaune d’or. Nous étions entourés de montagnes, car la vallée était placée au centre de la chaîne.

« Asseyons-nous ici, » dit Saint-John au moment où nous atteignions les premiers rochers qui gardent l’entrée d’une gorge où le torrent se précipite en cascade.

Un peu au delà, la montagne n’avait plus ni fleurs ni gazon, la mousse lui servait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays, d’abord inculte, devenait sauvage ; la fraîcheur se changeait en froid. Ce lieu semblait destiné à servir de dernier refuge.

Je m’assis ; Saint-John se tint près de moi ; il regarda la gorge et le gouffre ; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers le ciel sans nuage qui le colorait. Il retira son chapeau et laissa la brise soulever ses cheveux et caresser son front. Il semblait être entré en communion avec le génie de ce précipice et ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose.

« Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes rêves quand je dormirai sur les bords du Gange, et plus tard encore, quand un autre sommeil s’appesantira sur moi, près des bords d’un fleuve plus sombre. »

Étrange manifestation d’un étrange amour ! Passion austère d’un patriote pour son pays ! Il s’assit. Pendant une demi-heure nous demeurâmes silencieux tous les deux ; au bout de ce temps, il me dit :

« Jane, je pars dans six semaines ; j’ai arrêté ma place sur un bateau qui mettra à la voile le 20 du mois de juin.

— Dieu vous protégera, répondis-je, car c’est pour lui que vous travaillez.

— Oui, reprit-il, c’est là ma gloire et ma joie. Je suis le serviteur d’un maître infaillible. Je ne marche pas sous une direction humaine ; je ne serai pas soumis aux lois défectueuses, à l’examen incertain de mes faibles frères : mon roi, mon légiste, mon chef, est la perfection même. Il me semble étrange que tous ceux qui m’entourent ne brûlent pas de se ranger sous la même bannière, de prendre part à la même œuvre.

— Tous n’ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles que de désirer marcher avec les forts.

— Je ne parle pas des faibles, je n’y pense même pas ; je parle de ceux qui sont dignes de cette tâche et capables de l’accomplir.

— Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver.

— Vous dites vrai ; mais, quand on les a trouvés, on doit les exciter, les exhorter à faire un effort, leur montrer les dons qu’ils ont reçus et leur dire pourquoi, leur parler au nom du ciel, leur offrir, de la part de Dieu, une place parmi les élus.

— S’ils sont nés pour cette œuvre, leur cœur le leur dira bien. »

Il me semblait qu’un charme terrible s’opérait autour de moi, et je craignais d’entendre prononcer le mot fatal qui achèverait l’enchantement.

« Et que vous dit votre cœur ? demanda Saint-John.

— Mon cœur est muet, mon cœur est muet, répondis-je en tremblant.

— Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et infatigable. Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme, comme la compagne de mes travaux. »

Il me sembla que la vallée et le ciel s’affaissaient ; les montagnes s’élevaient. C’était comme si je venais d’entendre un ordre du ciel, comme si un messager invisible, semblable à celui de la Macédoine, m’eût crié : « Venez, aidez-nous. » Mais je n’étais pas un apôtre ; je ne pouvais pas voir le héraut, je ne pouvais pas recevoir son ordre. 

« Oh ! Saint-John, m’écriai-je, ayez pitié de moi ! »

J’implorais quelqu’un qui ne connaissait ni pitié ni remords, quand il s’agissait d’accomplir ce qu’il regardait comme son devoir. Il continua :

« Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d’un missionnaire ; vous avez reçu les dons de l’esprit et non pas les charmes du corps ; vous êtes faite pour le travail et non pas pour l’amour. Il faut que vous soyez la femme d’un missionnaire, et vous le serez ; vous serez à moi ; je vous réclame, non pas pour mon plaisir, mais pour le service de mon maître.

— Je n’en suis pas digne ; ce n’est pas là ma vocation, » répondis-je.

Il avait compté sur ces premières objections et il n’en fut point irrité. Il était appuyé contre la montagne, avait les bras croisés sur la poitrine et paraissait parfaitement calme. Je vis qu’il était préparé à une longue et douloureuse opposition, et qu’il s’était armé de patience pour continuer jusqu’au bout, mais qu’il était décidé à sortir victorieux de la lutte.

« Jane, reprit-il, l’humilité est la base de toutes les vertus chrétiennes. Vous avez raison de dire que vous n’êtes pas digne de cette œuvre ; mais qui en est digne ? Et ceux qui ont été véritablement appelés par Dieu se sont-ils jamais crus dignes de cette vocation ? Moi, par exemple, je ne suis que poussière et cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus grand des pécheurs ; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de mon indignité. Je connais mon chef ; il est aussi juste que puissant, et, puisqu’il a choisi un faible instrument pour accomplir une grande œuvre, il suppléera à mon insuffisance par les richesses infinies de sa providence. Pensez comme moi, Jane, et, comme moi, ayez confiance. Je vous donne le rocher des siècles pour appui ; ne doutez pas qu’il pourra supporter le poids de votre faiblesse humaine.

— Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je n’ai jamais étudié leurs travaux.

— Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner le secours dont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche heure par heure, être toujours près de vous, vous aider à chaque instant. Je ferai tout cela dans le commencement ; mais je sais que vous pouvez, et bientôt vous serez aussi forte et aussi capable que moi, et vous n’aurez plus besoin de mon secours.

— Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette tâche ? je ne la sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée pendant que vous me parlez ; aucune flamme ne s’allume en moi, aucune voix ne me conseille et ne m’encourage ; je ne me sens point animée par une vie nouvelle. Je voudrais pouvoir vous montrer qu’en ce moment mon esprit est un cachot que n’éclaire aucun rayon ; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive, qui a peur d’être entraînée par vous à tenter ce qu’elle ne pourra pas accomplir.

— J’ai une réponse à vous faire ; écoutez-moi. Depuis que je vous connais, je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez été le sujet de mes études ; je vous ai soumise à d’étranges épreuves : qu’ai-je vu, qu’ai-je conclu ? Quand vous étiez maîtresse d’école dans un village, vous avez su accomplir avec exactitude et droiture une tâche qui ne convenait ni à vos habitudes ni à vos goûts ; j’ai vu que vous l’accomplissiez avec tact et capacité : vous avez su vous vaincre. En voyant le calme avec lequel vous avez reçu la nouvelle de votre fortune subite, j’ai reconnu que vous n’étiez pas avide de richesse, que l’argent n’avait aucune puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avez partagé votre fortune en quatre parts, n’en gardant qu’une pour vous et abandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse, j’ai vu que votre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter mon désir, vous avez abandonné une étude qui vous intéressait et que vous en avez entrepris une qui m’intéressait, quand j’ai vu l’assiduité infatigable avec laquelle vous avez persévéré, votre énergie inébranlable contre les difficultés, j’ai compris que vous aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtes docile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse, très douce et très héroïque : cessez de vous défier de vous-même ; moi, j’ai en vous une confiance illimitée ; votre secours me sera d’un prix inappréciable ; vous me servirez de directrice des écoles de l’Inde, et vous serez ma compagne et mon aide parmi les femmes indiennes. »

Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer ; la persuasion avançait vers moi à pas lents, mais assurés. J’avais beau fermer les yeux, les derniers mots prononcés par Saint-John venaient d’éclaircir pour moi le sentier qui m’avait d’abord paru impraticable ; l’œuvre qui m’avait semblé si vague et si confuse devenait moins impossible à mesure qu’il parlait, et prenait une forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse ; je lui demandai un quart d’heure pour réfléchir.

« Très volontiers, » me répondit-il.

Et se levant, il s’éloigna un peu, se jeta sur une touffe de bruyère et attendit en silence.

« Je puis faire ce qu’il me demande, me dis-je, je suis bien forcée de le voir et de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie est épargnée ; mais je sens bien que mon existence ne pourra pas être longue sous ce soleil de l’Inde. Eh bien ! après ? peu lui importe à lui ; quand l’heure de mourir sera venue, il me rendra avec un visage serein au Dieu qui m’aura donnée à lui. Je vois tout cela bien clairement. En quittant l’Angleterre, j’abandonnerai un pays aimé, mais vide pour moi. M. Rochester n’y demeure pas ; et quand même il y serait, qu’est-ce que cela pour moi ? Je dois vivre sans lui ; rien n’est plus absurde et plus faible que d’attendre chaque jour un changement impossible qui nous réunisse ; comme Saint-John me l’a dit un jour, je dois chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui que j’ai perdu. La tâche qu’il me propose n’est-elle pas la plus glorieuse que Dieu puisse assigner et l’homme accepter ? Ces nobles labeurs, ces sublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour remplir le vide des affections détruites, des espérances perdues ? Je crois qu’il faut dire oui ; et cependant je frémis. Hélas ! si je suis Saint-John, je renonce à la moitié de moi-même ; si je pars pour l’Inde, je vais au-devant d’une mort prématurée ; et l’intervalle où je quitterai l’Angleterre pour l’Inde et celui où je quitterai l’Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par moi ? Cela aussi, je le vois bien clairement ; je lutterai pour satisfaire Saint-John jusqu’à ce que chacun de mes nerfs en souffre, et je le satisferai ; j’accomplirai tout ce qu’il a pu concevoir. Si je vais avec lui, si je fais le sacrifice qu’il me demande, je le ferai entièrement. Je déposerai tout sur l’autel, mon cœur, ma vie, la victime entière enfin. Il ne m’aimera jamais, mais il m’approuvera. Je lui montrerai une énergie qu’il n’a pas encore vue, des ressources qu’il ne soupçonne pas. Oui, je peux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me plaindre davantage.

« Oui, il m’est possible de consentir à ce qu’il me demande ; il n’y a qu’une chose que je ne peux pas accepter, qui m’épouvante trop : il m’a priée d’être sa femme, et il n’a pas plus le cœur d’un mari pour moi que ce rocher gigantesque et sauvage, au bas duquel bouillonne le torrent. Il tient à moi, comme un soldat à une bonne arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée à lui, je ne m’en affligerai pas ; mais puis-je accepter cela ? puis-je le voir exécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage, recevoir de lui l’anneau d’alliance, souffrir toutes les formes de l’amour (car, je n’en doute pas, il les observera scrupuleusement), et savoir que son esprit est loin de moi ? Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu’il m’accordera sera un sacrifice fait à ses principes ? Non, un tel martyre serait horrible ; je ne veux pas avoir à le supporter ; je vais lui dire que je l’accompagnerai comme sa sœur, et non pas comme sa femme. »

Je regardai de son côté : il était toujours là tranquillement étendu, son visage tourné vers moi ; ses yeux perçants m’examinaient attentivement ; il se leva promptement et s’approcha de moi.

« Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre.

— Votre réponse demande une explication ; elle n’est pas claire.

— Jusqu’ici, repris-je, vous avez été mon frère d’adoption, moi votre sœur d’adoption ; continuons à vivre ainsi, car nous ferons mieux de ne pas nous marier. »

Il secoua la tête.

« Une fraternité d’adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous étiez ma véritable sœur, ce serait différent ; je vous emmènerais et je ne chercherais pas de femme. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il faut que notre union soit consacrée par le mariage, sans cela elle est impossible ; des obstacles matériels s’y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane ? Réfléchissez un instant, et votre bon sens vous guidera. »

Je réfléchis quelque temps ; mais j’en revenais toujours là : c’est que nous ne nous aimions pas comme doivent s’aimer un mari et une femme, et j’en concluais que nous ne devions pas nous marier.

« Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère ; vous, vous me regardez comme une sœur : continuons à vivre ainsi.

— Nous ne le pouvons pas ; nous ne le pouvons pas, me répondit-il d’un ton bref et résolu ; c’est impossible. Vous avez dit que vous iriez avec moi aux Indes ; rappelez-vous que vous l’avez dit.

— À une condition.

— Oui, oui. Mais le point important c’est de quitter l’Angleterre, de m’aider dans mes travaux futurs, et vous l’acceptez. Vous avez déjà presque mis la main à l’œuvre ; vous êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devez vous inquiéter que d’une chose : de connaître le meilleur moyen pour accomplir l’œuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vos sentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si compliqués. Réunissez toutes ces considérations en un seul but : celui de bien remplir la mission que vous a assignée votre puissant maître ; et pour cela il faut que vous ayez un aide ; non pas un frère, c’est un lien trop faible, mais un époux. Moi non plus je n’ai pas besoin d’une sœur, car elle pourrait m’être enlevée un jour. Il me faut une femme ; c’est la seule compagne que je puisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu’à la mort. »

Ses paroles me faisaient frémir ; mes membres, et jusqu’à la moelle de mes os, subissaient sa domination.

« Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une autre qui vous conviendra mieux.

— Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous dire ? Je vous le répète encore, ce n’est pas au corps insignifiant, à l’être lui-même, aux sens égoïstes de l’homme enfin que je désire m’unir, c’est au missionnaire.

— Eh bien ! je donnerai mon énergie au missionnaire, c’est tout ce dont il a besoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même ; ce ne serait qu’ajouter le bois et la peau à l’amande. Il n’en a pas besoin, je les garde.

— Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que Dieu sera satisfait de cette demi-oblation ? qu’il acceptera ce sacrifice mutilé ? C’est la cause de Dieu que je plaide ; c’est sous son étendard que je vous enrôle ; et en son nom je ne puis pas accepter une fidélité partagée : il faut qu’elle soit entière.

— Oh ! dis-je, je donnerai mon cœur à Dieu ; mais vous, vous n’en avez pas besoin. »

Je crois qu’il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec lequel je prononçai ces mots, et dans le sentiment qui les accompagnait. Jusque-là j’avais craint Saint-John silencieusement, parce que je ne l’avais pas compris. Il m’avait tenue en respect, parce que je doutais. Jusque-là je ne savais pas ce qu’il y avait en lui du saint et ce qu’il y avait de l’homme mortel. Mais bien des choses venaient de m’être révélées par cette conversation ; je commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais ses faiblesses, je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur un banc de bruyère, c’était un homme faible comme moi. Le voile qui couvrait sa dureté et son despotisme venait de tomber ; je vis son imperfection, et je pris courage. J’étais auprès d’un égal avec lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvais résister si bon me semblait.

Il était demeuré silencieux après m’avoir entendue parler ; je me hasardai à le regarder : ses yeux penchés sur moi exprimaient à la fois une grande surprise et un profond examen.

Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma conduite.

« N’oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu’il s’agit d’une chose sainte, d’une chose dont nous ne pouvons pas parler légèrement sans commettre une faute. J’espère, Jane, que vous étiez sérieuse quand vous avez dit que vous donneriez votre cœur à Dieu. C’est tout ce que je vous demande ; détachez votre cœur des hommes pour le donner à votre Créateur, et alors la venue du royaume de Dieu sur la terre sera le but de vos efforts les plus sérieux, l’objet de vos délices. Vous serez prête à faire tout ce qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts et les miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de corps et d’esprit par le mariage ; c’est là la seule union qui puisse donner la persévérance et la continuité aux desseins et aux destinées des hommes, et alors, passant sur tous les caprices insignifiants, les difficultés triviales, les délicatesses de sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l’espèce, la force ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterez d’accepter cette union.

— Croyez-vous ? dis-je brièvement.

Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais étrangement terribles dans leur tranquille sévérité ; son front, où on lisait le commandement, mais qui manquait d’ouverture ; ses yeux brillants, profonds, scrutateurs, mais jamais doux ; sa taille grande et imposante. J’essayai de me figurer que j’étais sa femme ; mais en voyant ce tableau, cette union me semblait de plus en plus impossible. Je pouvais être son vicaire, son camarade. À ce titre je pourrais traverser l’Océan avec lui, travailler sous le soleil de l’Orient, dans les déserts de l’Asie ; admirer et exciter son courage, sa piété et sa force ; accepter tranquillement sa domination ; sourire avec calme devant son invincible ambition ; séparer le chrétien de l’homme ; admirer profondément l’un et pardonner librement à l’autre. Il est certain qu’attachée à lui par ce seul lien, je souffrirais souvent, mon corps aurait à supporter un joug bien pesant ; mais mon cœur et mon esprit seraient libres ; il me resterait toujours une âme indépendante ; et, dans mes moments d’isolement, je pourrais m’entretenir avec mes sentiments naturels, que rien n’aurait enchaînés. Mon esprit recèlerait des recoins qui ne seraient qu’à moi, et que Saint-John n’aurait jamais le droit de sonder ; des sentiments qui s’y développeraient, frais et abrités, sans que son austérité pût les flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je ne pouvais pas accepter le rôle de femme ; je ne pouvais pas être sans cesse retenue, domptée ; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature, le forcer à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et laisser la flamme captive consumer ma vie. 

« Saint-John ! m’écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses.

— Eh bien ? me répondit-il froidement.

— Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre compagnon, non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser et devenir une portion de vous.

— Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il fermement ; sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui n’ai pas encore trente ans, pourrais-je emmener aux Indes une jeune fille de dix-neuf ans, si elle n’est pas ma femme ? Si nous ne sommes pas unis par le mariage, comment pourrons-nous vivre toujours ensemble, quelquefois dans la solitude, quelquefois au milieu des tribus sauvages ?

— C’est très possible, répondis-je brièvement ; c’est aussi facile que si j’étais votre véritable sœur, ou un homme, un prêtre comme vous.

— On sait que vous n’êtes pas ma sœur, et je ne puis pas vous faire passer pour telle ; le tenter serait attirer sur tous deux des soupçons injurieux. Du reste, quoique vous ayez le cerveau vigoureux de l’homme, vous avez aussi le cœur de la femme, et ce serait impossible.

— Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain, parfaitement possible. J’ai un cœur de femme, c’est vrai, mais non pas par rapport à vous. Je n’ai pour vous que la constance du camarade, la franchise, la fidélité et l’affection d’un compagnon de lutte, le respect et la soumission d’un néophyte ; rien de plus, n’ayez pas peur.

— C’est ce dont j’ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même ; c’est bien là ce dont j’ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra les franchir… Jane, dit-il tout haut, vous ne vous repentirez pas de m’avoir épousé, soyez-en certaine. Il faut nous marier ; je vous le répète, c’est le seul moyen, et notre mariage sera sûrement suivi d’assez d’amour pour rendre cette union juste, même à vos yeux. »

Je ne pus pas m’empêcher de m’écrier en me levant et en m’appuyant contre le rocher :

« Je méprise ce faux sentiment que vous m’offrez ; oui, Saint-John, et quand vous me l’offrez, je vous méprise vous-même. »

Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée ; il serait difficile de dire s’il fut surpris ou irrité, car il sut se dominer entièrement.

« Je ne m’attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche, me dit-il ; je crois n’avoir rien fait ni rien dit qui méritât le mépris. » 

Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et calme.

« Pardonnez-moi, Saint-John, m’écriai-je ; mais c’est votre faute si j’ai été excitée à parler ainsi : vous avez entrepris un sujet sur lequel nous différons d’opinion et que nous ne devrions jamais discuter. Le seul nom de l’amour est une pomme de discorde entre nous ; que serait donc l’amour même ? Que ferions-nous ? qu’éprouverions-nous ? Mon cher cousin, abandonnez votre projet de mariage, oubliez-le.

— Non, dit-il ; c’est un projet longtemps chéri, le seul qui puisse me faire atteindre mon grand but ; mais je ne veux plus vous prier maintenant. Demain je pars pour Cambridge. J’ai là plusieurs amis auxquels je voudrais dire adieu. Je serai absent une quinzaine de jours. Pendant ce temps, vous songerez à mon offre, et n’oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n’est pas moi, mais Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir une noble carrière ; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y entrer ; sinon vous condamnez votre vie à être une existence de bien-être égoïste et de complète obscurité. Prenez garde d’être comptée au nombre de ceux qui ont refusé la foi et qui sont pires que les infidèles. »

Il s’arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les rivières et les montagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond de son cœur, parce que je n’étais pas digne de les lui entendre exprimer. Quand nous retournâmes à la maison, son silence me fit comprendre tout ce qu’il éprouvait pour moi. Je lus sur son visage le désappointement d’une nature austère et despotique qui avait été en butte à la résistance là où elle comptait sur la soumission ; la désapprobation d’un juge froid et inflexible qui avait trouvé chez un autre des sentiments et des manières de voir qu’il ne pouvait point admettre. En un mot, l’homme aurait voulu me forcer à l’obéissance, et ce n’était que le chrétien sincère qui supportait ma perversité avec tant de patience et laissait un temps si long à ma réflexion et à mon repentir.

Ce soir-là, après avoir embrassé ses sœurs, il jugea convenable de ne pas même me donner une poignée de main, et il quitta la chambre en silence. Comme, sans avoir d’amour, j’avais beaucoup d’affection pour lui, je fus attristée par cet oubli volontaire, si attristée que mes yeux se remplirent de larmes.

« Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint-John vous vous êtes disputés ; mais suivez-le : il vous attend et se promène dans le corridor ; il se réconciliera facilement. » 

Dans ces choses-là, j’ai peu d’orgueil ; j’aime mieux être heureuse que digne. Je courus après lui ; il était au bas de l’escalier.

« Bonsoir, Saint-John, dis-je.

— Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement.

— Donnez-moi une poignée de main, » ajoutai-je.

Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts ! Ce qui était arrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La cordialité ne pouvait pas l’échauffer, ni les larmes l’émouvoir. Ainsi, avec lui, il n’y aurait jamais d’heureuse réconciliation, de joyeux sourires, de généreuses paroles ; cependant le chrétien était patient et doux.

Quand je lui demandai s’il m’avait pardonné, il me répondit qu’il n’avait pas l’habitude de se souvenir des injures, qu’il n’avait rien à pardonner puisqu’il n’avait pas été offensé.

Après m’avoir fait cette réponse, il me quitta ; j’aurais préféré qu’il m’eût jetée à terre.

 

Chapitre 35  

Il ne partit pas pour Cambridge le jour suivant, ainsi qu’il l’avait dit ; il resta une semaine entière, et, pendant ce temps, il me fit sentir quelle dure punition pouvait infliger un homme bon mais sévère, consciencieux mais implacable quand on l’avait offensé. Sans un seul acte d’hostilité ouverte, sans un seul mot de reproche, il s’efforça de me montrer qu’il me blâmait.

Non pas que Saint-John nourrît dans son esprit une haine antichrétienne ; non pas qu’il eût voulu nuire à un seul cheveu de ma tête, s’il l’avait pu ; par nature et par principe, il dédaignait une basse vengeance. Il m’avait pardonné de lui avoir dit que je le méprisais et que je méprisais son amour, mais il n’avait point oublié, et je savais qu’il n’oublierait jamais. Je voyais par la manière dont il me regardait que ces paroles étaient toujours écrites dans l’air entre lui et moi ; toutes les fois que je lui parlais, elles résonnaient à son oreille, et je le voyais par ses réponses.

Il n’évitait pas de causer avec moi ; chaque matin, au contraire, il m’appelait près de lui. Je crois que l’homme corrompu prenait un plaisir que ne partageait pas le pur chrétien à montrer avec quelle habileté il pouvait, tout en parlant et en agissant comme ordinairement, retirer à chaque phrase et à chaque acte ce charme et cet intérêt qui jadis donnaient un attrait austère à son langage et à ses manières. Pour moi, il n’était plus un homme de chair, mais un homme de marbre. Ses yeux ressemblaient à une pierre bleue, brillante et froide ; sa langue, à un instrument, rien de plus.

Tout cela était pour moi une torture douloureuse et raffinée ; elle entretenait en moi une indignation brûlante et secrète, une douleur intérieure qui m’accablait et m’ôtait la force. Je sentais que, si je devenais sa femme, cet homme bon et pur comme la source souterraine m’aurait bientôt tuée sans retirer une seule goutte de sang à mes veines et sans souiller sa conscience sans tache ; je sentais surtout cela lorsque je cherchais à me rapprocher de lui ; je le trouvais sans pitié. Il ne souffrait pas de notre éloignement, il ne désirait pas la réconciliation, et, quoique bien des fois mes larmes abondantes eussent mouillé la page sur laquelle nous étions penchés tous deux, elles ne l’impressionnaient pas plus que si son cœur eût été de pierre ou de métal. Quelquefois aussi, il était plus affectueux que jadis à l’égard de ses sœurs ; on eût dit qu’il craignait que sa simple froideur ne fût pas assez forte pour me convaincre qu’il m’avait bannie, et qu’il voulait encore y ajouter la force du contraste ; et je suis persuadée qu’il le faisait non par méchanceté, mais par principe.

Le soir qui précéda son départ pour Cambridge, je le vis se promener seul dans le jardin ; en le regardant, je me rappelai que cet homme, quelque éloigné de moi qu’il fût maintenant, m’avait autrefois sauvé la vie, que nous étions parents, et je voulus faire un dernier effort pour regagner son affection. Je sortis et je m’approchai de lui au moment où il était appuyé sur la petite grille du jardin. J’en vins tout de suite au sujet qui m’intéressait.

« Saint-John, dis-je, je suis malheureuse parce que vous êtes encore fâché contre moi ; soyons amis.

— J’espère que nous sommes amis, dit-il tranquillement, en continuant à regarder le lever de la lune qu’il contemplait déjà lorsque je m’étais approchée.

— Non, Saint-John, repris-je ; nous ne sommes pas amis comme autrefois, vous le savez.

— Le croyez-vous ? alors c’est un tort. Quant à moi, je ne vous souhaite aucun mal et je vous veux du bien.

— Je vous crois, Saint-John, parce que je vous sais incapable de souhaiter du mal à qui que ce soit ; mais, comme je suis votre parente, je désire une autre affection que cette philanthropie générale que vous étendez même jusqu’aux étrangers.

— Certainement, dit-il, votre désir est raisonnable, et je suis loin de vous regarder comme une étrangère. »

Ces mots, dits d’un ton tranquille et froid, étaient mortifiants et irritants. Si j’avais écouté ma colère et mon orgueil, je l’aurais immédiatement quitté ; mais il y avait en moi quelque chose de plus fort que ces sentiments. Je vénérais les talents et les principes de mon cousin ; j’appréciais son affection, et la perdre était une douloureuse épreuve pour moi ; je ne voulais pas renoncer si vite à la reconquérir.

« Faut-il nous séparer ainsi, Saint-John, et, quand vous partirez pour l’Inde, me quitterez-vous sans m’avoir dit une seule parole douce ? »

Il cessa de contempler la lune et me regarda en face.

« Quand j’irai aux Indes, Jane, je vous quitterai ? Comment ! ne venez-vous pas avec moi ?

— Vous m’avez dit que je ne le pouvais pas, à moins de vous épouser.

— Et vous ne le voulez pas, vous persistez dans votre résolution ? »

On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d’une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.

« Non, Saint-John, dis-je pourtant, je ne vous épouserai pas ; je persiste dans ma résolution. »

L’avalanche se remua et avança un peu, mais elle ne tomba pas encore.

« Je vous demanderai de nouveau pourquoi ce refus, poursuivit Saint-John.

— Autrefois, dis-je, c’était parce que vous ne m’aimiez pas ; maintenant, c’est parce que vous me détestez presque. Si je vous épousais, vous me tueriez, et vous me tuez déjà. »

Ses joues et ses lèvres se décolorèrent entièrement.

« Je vous tuerais, je vous tue déjà ! Vos paroles sont de celles qu’on ne devrait pas prononcer. Elles sont violentes, indignes d’une femme et fausses. Elles trahissent le malheureux état de votre esprit ; elles mériteraient des reproches sévères ; elles semblent inexcusables : mais c’est le devoir d’un chrétien de pardonner à son frère jusqu’à soixante-dix-sept fois. »

Le mal n’était que commencé ; je venais de l’achever. Je désirais effacer de son esprit la trace de ma première offense, et je venais de l’imprimer d’une manière plus profonde et plus funeste dans ce cœur qui se souvenait de tout.

« Maintenant, dis-je, vous allez me haïr tout à fait ; il est inutile de tenter une réconciliation ; je vois que j’ai fait de vous mon éternel ennemi. »

Ces mots furent d’autant plus funestes qu’ils touchaient juste. Sa lèvre pâle se contracta un moment ; je vis quelle colère inflexible je venais d’exciter en lui, et j’en eus le cœur serré.

« Vous interprétez mal mes paroles, m’écriai-je en saisissant sa main. Je vous assure que je n’ai eu l’intention ni de vous affliger ni de vous blesser. »

Il sourit amèrement et retira vivement sa main de la mienne.

« Maintenant, dit-il après une pause, il est probable que vous allez rétracter votre parole et que vous refuserez d’aller aux Indes ?

— Pardon, répondis-je, je veux bien y aller comme votre compagnon. »

Il y eut un long silence ; je ne sais quelle lutte se passa en lui entre la nature et la grâce ; mais ses yeux brillaient d’un éclat singulier, et des ombres étranges passaient sur sa figure. Il dit enfin :

« Je vous ai déjà prouvé qu’il était impossible à une femme de votre âge de suivre un homme du mien, sans que tous deux soient unis par le mariage. Je vous l’ai prouvé d’une telle manière, que je ne pensais pas vous entendre jamais faire de nouveau allusion à ce projet, et je regrette de vous voir parler ainsi. »

Je l’interrompis ; tout ce qui ressemblait à un reproche me donnait courage.

« Saint-John, dis-je, soyez raisonnable ; car dans ce moment-ci vous déraisonnez. Vous prétendez être choqué par ce que je vous ai dit ; mais vous ne l’êtes pas réellement : car, avec votre esprit supérieur, vous ne pouvez pas vous méprendre sur mon intention. Je le répète, je serai votre vicaire, si vous le désirez, jamais votre femme. »

Il devint de nouveau mortellement pâle ; mais il réprima encore sa colère et me répondit emphatiquement, mais avec calme :

« Je ne puis pas accepter qu’une femme qui n’est pas à moi m’aide dans ma mission. Il paraît que vous ne pouvez pas vous accorder avec moi ; mais si vous êtes sincère dans votre offre, pendant que je serai à la ville, je parlerai à un missionnaire marié, dont la femme a besoin de quelqu’un pour l’aider. Votre fortune personnelle vous rendra inutiles les secours de la société, et ainsi vous n’aurez pas la honte de manquer à votre parole et de déserter l’armée dans laquelle vous vous étiez engagée à vous enrôler.

Je n’avais jamais fait aucune promesse formelle ; je n’avais jamais pris aucun engagement ; aussi ce langage me parut-il trop dur et trop despotique. Je répondis :

« Il n’y a ici ni honte, ni promesse brisée, ni désertion ; je ne suis nullement forcée d’aller aux Indes, surtout avec des étrangers. Avec vous j’aurais beaucoup tenté, parce que je vous admire, que j’ai confiance en vous et que je vous aime comme une sœur ; mais je suis convaincue que n’importe avec qui j’aille dans ce pays, je ne pourrai pas y vivre longtemps.

— Ah ! vous avez peur pour vous, dit-il en relevant sa lèvre.

— C’est vrai. Dieu ne m’a pas donné la vie pour que je la perde ; je commence à croire que ce que vous me demandez équivaut à un suicide ; d’ailleurs, avant de quitter l’Angleterre pour toujours, je veux m’assurer que je ne serai pas plus utile en y restant qu’en partant.

— Que voulez-vous dire ?

— Il n’est pas nécessaire que je m’explique ; mais il y a une chose sur laquelle j’ai depuis longtemps des doutes douloureux, et je ne puis aller nulle part avant d’avoir éclairci ces doutes.

— Je sais vers quel objet se tournent vos yeux et à quoi s’attache votre cœur. La chose qui vous préoccupe est illégale et impie ; il y a longtemps que vous auriez dû réprimer ce sentiment, et maintenant vous devriez rougir d’y faire allusion. Vous pensez à M. Rochester. »

C’était vrai, et je le confessai par mon silence.

« Eh bien ! continua Saint-John, allez-vous donc vous mettre à la recherche de M. Rochester ?

— Il faut que je sache ce qu’il est devenu.

— Alors, reprit-il, il ne me reste qu’à me souvenir de vous dans mes prières et à supplier Dieu du fond de mon cœur qu’il ne fasse pas de vous une réprouvée. J’avais cru reconnaître en vous une élue ; mais Dieu ne voit pas comme les hommes : que sa volonté soit faite. »

Il ouvrit la porte, sortit et descendit dans la vallée. Je ne le vis bientôt plus.

En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la fenêtre ; elle semblait pensive. Diana, qui était bien plus grande que moi, posa sa main sur mon épaule et examina mon visage.

« Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant ; je suis sûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se passe entre vous et Saint-John ; je viens de vous regarder par la fenêtre pendant une demi-heure environ. Pardonnez-moi ce rôle d’espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ce que je me suis imaginé ; Saint-John est si extraordinaire ! » Elle s’arrêta ; je ne dis rien ; elle reprit bientôt : « Je suis sûre que mon frère a quelque intention par rapport à vous ; pendant longtemps il vous a témoigné un intérêt dont il n’avait jamais favorisé personne. Dans quel but ? Je voudrais qu’il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane ? Dites-le-moi. »

Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante.

« Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde.

— Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux ? Pourquoi reste-t-il si souvent seul avec vous ? Pourquoi vous garde-t-il sans cesse près de lui ? Marie et moi nous pensions qu’il désirait vous épouser.

— Il le désire, en effet ; il m’a demandé d’être sa femme. »

Diana frappa des mains.

« C’est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions ! s’écria-t-elle. Vous l’épouserez, Jane, n’est-ce pas ? et il restera en Angleterre.

— Bien loin de là, Diana ; son seul désir, en m’épousant, est d’avoir une compagne qui puisse l’aider à accomplir sa mission dans l’Inde.

— Comment ! il désire que vous alliez aux Indes ?

— Oui.

— Quelle folie ! s’écria-t-elle ; je suis bien sûre que vous ne pourriez pas y vivre trois mois. Vous n’irez pas ; vous n’avez pas consenti, n’est-ce pas, Jane ?

— J’ai refusé de l’épouser.

— Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle.

— Profondément ; je crains qu’il ne me pardonne jamais, et pourtant je lui ai offert de l’accompagner à titre de sœur.

— C’était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous acceptiez ; quels incessants labeurs dans un pays où la fatigue tue les plus forts, et vous êtes faible ! Vous connaissez Saint-John ; il vous demanderait l’impossible : avec lui, il ne faudrait même pas se reposer pendant les heures les plus chaudes ; et j’ai remarqué que malheureusement vous vous efforciez de faire tout ce qu’il vous demandait. Je suis étonnée que vous ayez eu le courage de refuser sa main. Vous ne l’aimez donc pas, Jane ?

— Non, pas comme mari.

— Cependant il est beau.

— Et moi, Diana, je suis si laide ; nous ne pouvions pas nous convenir. 

— Laide ! vous ? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta ! »

Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projet d’accompagner son frère.

« Il faut bien que j’y renonce, répondis-je ; car tout à l’heure, lorsque je lui ai répété que j’étais prête à lui servir d’aide, il a été choqué de mon manque de modestie. Il semblait considérer comme très étrange ma proposition de l’accompagner sans être mariée à lui, comme si je n’avais pas toujours été habituée à voir en lui un frère.

— Jane, pourquoi dites-vous qu’il ne vous aime pas ?

— Je voudrais que vous pussiez l’entendre vous-même sur ce sujet. Il m’a répété bien des fois que ce n’était pas pour lui qu’il se mariait, mais pour l’accomplissement de sa tâche ; que j’étais faite pour le travail, non pour l’amour. C’est probablement vrai ; mais, dans mon opinion, puisque je ne suis pas faite pour l’amour, il s’ensuit que je ne suis pas faite pour le mariage. Diana, ne serait-il pas cruel d’être enchaînée pour toute la vie à un homme qui ne verrait en vous qu’un instrument utile ?

— Oh oui ! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu’il n’en soit plus question.

— Et puis, continuai-je, quoique je n’aie pour lui qu’une affection de sœur, si j’étais forcée de devenir sa femme, peut-être ses talents me feraient-ils concevoir pour lui un amour étrange, inévitable et torturant ; car il y a quelquefois une grandeur héroïque dans son regard, ses manières, sa conversation. Oh ! alors je serais bien malheureuse ! Il ne désire pas mon amour, et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est un sentiment superflu qu’il ne m’a jamais demandé et qui ne me convient pas ; je sais qu’il en serait ainsi.

— Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana.

— Oui, il est bon et grand ; mais en poursuivant ses desseins magnifiques, il oublie avec trop de dédain les besoins et les sentiments de ceux qui aspirent moins haut que lui : aussi ceux-là feront mieux de ne pas suivre la même route que lui, de peur que, dans sa course rapide, il ne les foule aux pieds. Le voilà qui vient ; je vais vous quitter, Diana. »

Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans ma chambre.

Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l’heure du souper. Pendant le repas, il fut aussi calme qu’à l’ordinaire. Je croyais qu’il me parlerait à peine, et j’étais persuadée qu’il avait renoncé à ses projets de mariage ; je vis bientôt que je m’étais trompée dans mes deux suppositions. Il me parla comme ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelque temps, c’est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il avait invoqué l’aide de l’Esprit saint pour dompter sa colère, et il croyait m’avoir pardonné encore une fois.

Quand l’heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt et unième chapitre de l’Apocalypse. De tout temps, j’avais aimé à lui entendre prononcer les paroles de la Bible ; mais jamais sa belle voix ne me paraissait si douce et si sonore, ni ses manières si imposantes dans leur noble simplicité, que lorsqu’il nous lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là, sa voix prit un timbre encore plus solennel et ses manières une intention plus pénétrante. Il était assis au milieu de nous ; la lune de mai brillait à travers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et rendait presque inutile la lumière posée sur la table. Saint-John était penché sur sa vieille Bible, et lisait les pages où saint Jean raconte qu’il a vu un nouveau ciel et une nouvelle terre, « que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu’il essuiera toute larme de leurs yeux, qu’il n’y aura plus ni mort, ni deuil, ni cri, ni travail, car ce qui était auparavant sera passé. »

Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement frappée ; car je sentis, par une légère altération dans sa voix, que ses yeux s’étaient tournés de mon côté. Voici ce qu’il contenait :

« Celui qui vaincra héritera toutes choses ; je serai son Dieu et il sera mon fils. » Puis Saint-John continua d’une voix lente et claire : « Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans l’étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort. »

Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John craignait pour moi.

Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d’une ardente inspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le livre de vie, et il aspirait vers l’heure qui lui ouvrirait cette cité « où les rois de la terre apportent ce qu’ils ont de plus magnifique et de plus précieux, et qui n’a besoin ni de soleil ni de lune pour l’éclairer ; car la gloire de Dieu l’éclaire, et l’agneau est son flambeau. »

Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture de la Bible ; son zèle s’éveilla. Il méditait profondément, s’entretenait avec Dieu et semblait se préparer à une victoire. Il demanda la force pour les cœurs faibles, la lumière pour ceux qui s’écartent du troupeau, le retour même à la onzième heure du jour pour ceux que les tentations du monde ou de la chair ont entraînés loin du droit chemin ; il supplia l’Éternel d’arracher un tison à la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d’imposant dans une semblable véhémence. Je fus d’abord étonnée de sa prière ; mais, lorsque je le vis continuer et s’animer, je fus touchée et enfin saisie de respect. Il sentait si bien ce qu’il y avait de grand et de bon dans son dessein, que ceux qui l’entendaient ne pouvaient pas sentir autrement que lui.

La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le lendemain de très bonne heure. Après l’avoir embrassé, Diana et Marie quittèrent la chambre : il me sembla qu’il le leur avait demandé tout bas. Je lui tendis la main et je lui souhaitai un bon voyage.

« Merci, Jane, me dit-il ; je reviendrai dans une quinzaine de jours ; je vous laisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si j’écoutais l’orgueil humain, je ne vous parlerais plus de mariage ; mais je n’écoute que mon devoir, et je n’ai en vue que la gloire de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi. Je ne veux pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère ; repentez-vous pendant qu’il en est encore temps. Rappelez-vous qu’il nous est commandé de travailler tant que le jour dure ; car la nuit approche, où aucun homme ne pourra plus travailler. Souvenez-vous du sort de ceux qui veulent avoir toutes leurs joies sur la terre. Dieu vous donne la force de choisir cette richesse que personne ne pourra vous enlever ! »

Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il avait parlé avec véhémence et douceur. Son regard n’était certainement pas celui d’un amant qui contemple sa maîtresse, mais celui d’un pasteur qui rappelle sa brebis errante, ou plutôt celui d’un ange gardien surveillant l’âme qui lui a été confiée. Tous les hommes de talent, que ce soient des hommes de sentiment ou non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu’ils soient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu’ils règnent et soumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que je me trouvai tout à coup arrivée au point que j’évitais depuis si longtemps. Je fus tentée de cesser toute lutte, de me laisser entraîner par le torrent de sa volonté, de m’engloutir dans le gouffre de son existence et d’y sacrifier ma vie. Il me dominait presque autant que m’avait autrefois dominée M. Rochester, pour une cause différente ; dans les deux cas, j’étais folle. Céder autrefois eût été manquer aux grands principes ; céder maintenant eût été une erreur de jugement. Je vois tout cela clairement, à présent que la crise douloureuse est passée. Alors je n’avais pas conscience de ma folie.

Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre ; j’oubliai mes refus. Mes craintes se dissipèrent ; mes efforts furent paralysés. Cette union que j’avais jadis repoussée devenait possible à mes yeux : tout changeait subitement. La religion m’appelait, les anges me faisaient signe de venir, Dieu commandait ; la vie se déroulait rapidement devant moi ; les portes de la mort s’ouvraient, et au delà me laissaient voir l’éternité. Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout sacrifier en ce monde ; cette sombre chambre me paraissait pleine de visions.

« Pourriez-vous vous décider maintenant ? me demanda le missionnaire.

Son accent était doux, et il m’attira amicalement vers lui. Oh ! combien cette douceur était plus puissante que la force ! Je pouvais résister à la colère de Saint-John ; sa bonté me faisait plier comme un roseau : et pourtant, j’eus toujours conscience que, si je cédais, je m’en repentirais un jour. Une heure de prière solennelle n’avait pas pu changer sa nature ; elle n’avait pu que l’élever.

« Je pourrais me décider si j’étais certaine, répondis-je ; je pourrais jurer de devenir votre femme si j’étais convaincue que telle est la volonté de Dieu ; et plus tard advienne que pourra !

— Mes prières sont exaucées ! » s’écria Saint-John.

Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s’il se fût emparé de moi ; il m’entoura de ses bras presque comme s’il m’eût aimée : je dis presque ; je pouvais apprécier la différence, car je savais ce que c’est que d’être aimé ; mais comme lui j’avais mis l’amour hors de question, et je ne pensais qu’au devoir. Des nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce qui était bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à suivre. Jamais je n’avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce qui se passa alors fut le résultat de mon exaltation.

La maison était tranquille ; car je crois que, sauf Saint-John et moi, tout le monde reposait. La seule lumière qui nous éclairât s’éteignait ; la lune brillait dans la chambre. Mon cœur battait rapidement ; j’entendais ses pulsations. Tout à coup, ses battements furent arrêtés par une sensation inexprimable, qui bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres. Cette sensation ne ressemblait pas à un choc électrique ; mais elle était aussi aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là, ma plus grande activité n’avait été qu’une torpeur d’où l’on me commandait de sortir. Mes sens s’éveillaient haletants ; mes yeux et mes oreilles attendaient ; ma chair frémissait sur mes os.

« Qu’avez-vous entendu ? qu’avez-vous vu ? » me demanda Saint-John.

Je n’avais rien vu ; mais j’avais entendu une voix me crier :

« Jane ! Jane ! Jane ! » et rien de plus.

Oh Dieu ! qui pouvait-ce être ? J’aspirai l’air avec force.

J’aurais pu dire : « Où est-ce ? » car cette voix ne sortait ni de la chambre, ni de la maison, ni du jardin, ni de l’air, ni des abîmes de la terre, ni du ciel. Je l’avais entendue ; mais où, et comment ? il m’eût été impossible de le dire. C’était la voix d’un être humain, une voix bien connue et bien aimée, celle d’Édouard Rochester. Elle était triste, douloureuse, sauvage, aérienne, et semblait prier.

« Je viens, m’écriai-je ; attendez-moi. Oh ! je vais venir. »

Je courus ouvrir la porte, et je regardai dans le corridor : il était sombre. Je courus dans le jardin : il était vide.

« Où êtes-vous ? » m’écriai-je.

Les montagnes derrière Marsh-Glen répétèrent faiblement : « Où êtes-vous ? » J’écoutai. Le vent soupirait doucement dans les sapins ; tout autour de moi je ne vis que la solitude des marais et la solitude de la nuit.

« Va-t’en, superstition ! m’écriai-je en voyant un spectre noir se dessiner près des ifs déjà si obscurs. Ce n’est pas là une de tes déceptions ; ce n’est pas là un effet de ta puissance ; c’est l’œuvre de la nature. Elle s’est éveillée et a fait tous ses efforts. »

Je m’éloignai violemment de Saint-John, qui m’avait suivie et voulait me retenir. Mon tour était venu ; ma puissance était en jeu, et je me sentais pleine de force. Je lui demandai de ne me faire ni questions ni remarques. Je le priai de me quitter : il me fallait être seule, je le voulais. Il céda aussitôt. Quand on a une énergie assez forte pour bien commander, il est facile de se faire obéir. Je montai dans ma chambre ; je m’enfermai ; je tombai à genoux, et je priai à ma manière : manière bien différente de celle de Saint-John, mais efficace aussi. Il me semblait que j’étais tout près d’un puissant esprit, et, pleine de gratitude, mon âme se précipitait à ses pieds. Je me relevai après cette action de grâces, je pris une résolution, et je me couchai éclairée et décidée. J’attendis le jour avec impatience. 

 

 

Chapitre 36  

Le jour arriva enfin. Je me levai à l’aurore. Pendant une heure ou deux je m’occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce que contenait ma chambre, afin de les laisser dans l’état qu’exigeait une courte absence. Pendant ce temps, j’entendis Saint-John quitter sa chambre. Il s’arrêta devant la mienne. Je craignais qu’il ne frappât ; mais non : il se contenta de glisser une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces mots :

« Vous m’avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement vous étiez restée un peu plus de temps, vous auriez posé votre main sur la croix du chrétien, sur la couronne des anges. Je reviendrai dans quinze jours, et alors je m’attends à vous trouver tout à fait décidée. Pendant ce temps, priez et veillez, afin de n’être pas tentée ; je crois que l’esprit a bonne volonté, mais la chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure.

« Tout à vous, 

Saint-John. »

« Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j’espère que ma chair est assez forte pour accomplir la volonté du ciel, lorsque cette volonté me sera clairement démontrée. En tous cas, elle sera assez forte pour chercher, sortir des nuages et du doute, et trouver la lumière et la certitude. »

Bien qu’on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et sombre, la pluie fouettait les vitres. J’entendis Saint-John ouvrir la porte de devant, et, regardant à travers la fenêtre, je le vis traverser le jardin ; il prit un chemin au-dessus des marais brumeux, et qui allait dans la direction de Whitecross. C’était là qu’il devait rencontrer la voiture.

« Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai-je ; moi aussi j’irai chercher une voiture à Whitecross ; moi aussi j’ai en Angleterre quelqu’un dont je voudrais savoir des nouvelles avant de partir pour toujours. »

Il me restait encore deux heures avant le déjeuner ; je me mis à me promener doucement dans ma chambre, et à songer à l’événement qui m’avait fait prendre cette résolution subite.

Je me rappelais la sensation que j’avais éprouvée, car elle me revenait toujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que j’avais entendue. De nouveau je me demandai d’où elle pouvait venir, mais aussi vainement qu’auparavant ; il me semblait que ce n’était pas du monde extérieur. Je me disais que c’était peut-être une simple impression nerveuse, une illusion, et pourtant je ne pouvais pas le croire ; cela ressemblait plutôt à une inspiration. Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua les fondements de la prison de saint Paul et de Silas ; il avait ouvert la porte de mon âme, l’avait délivrée de ses chaînes, sortie de son sommeil, et elle s’était éveillée tremblante, attentive et étonnée. Alors trois fois un cri résonna à mes oreilles épouvantées, dans mon cœur haletant et dans mon esprit inquiet et ce cri n’avait rien de surprenant ni de terrible, mais il semblait bien plutôt joyeux de cet effort qu’il avait pu faire sans le secours du corps.

« Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai quelque chose sur celui dont la voix m’a appelée la nuit dernière. Les lettres ont été inutiles ; je tenterai des recherches personnelles. »

Au déjeuner, j’annonçai à Marie et à Diana que j’allais partir pour un voyage et que je serais absente au moins quatre jours.

« Vous allez partir seule ? me dirent-elles.

— Oui, répondis-je ; je pars pour savoir des nouvelles d’un ami dont je suis inquiète depuis quelque temps. »

Elles auraient pu m’objecter qu’elles étaient mes seules amies, car je le leur avais souvent dit, et je suis même persuadée qu’elles y pensèrent dans le moment ; mais avec leur délicatesse naturelle, elles s’abstinrent de toute observation. Diana seule me demanda si j’étais sûre d’être assez bien portante pour voyager ; elle me dit que j’étais très pâle. Je répondis que l’inquiétude seule me faisait souffrir, et que j’espérais en être bientôt délivrée.

Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée ni par les questions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit que je ne pouvais pas m’expliquer, elles acceptèrent gracieusement mon silence, et moi je ne fus pas tentée de le rompre ; elles me laissèrent agir librement, comme moi-même je l’aurais fait à leur égard dans de semblables circonstances.

Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre heures, j’étais devant le poteau de Whitecross, attendant la voiture qui devait me mener à Thornfield. Je l’entendis de loin, grâce au silence de ces montagnes solitaires et de ces routes désertes. Il y avait un an, j’étais descendue de cette même voiture, dans ce même endroit, désolée, sans espoir et sans but. Je fis signe et la voiture s’arrêta ; j’entrai, sans être forcée cette fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une place. J’étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui.

Le voyage était de trente-six heures ; j’étais partie de Whitecross un mardi dans l’après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher s’arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située au milieu d’un pays dont les buissons verts, les grands champs et les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits d’un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux ! combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je songeai aux sombres marais de Morton ! Oui, je connaissais ce paysage et je savais que j’approchais de mon but.

« À quelle distance est le château de Thornfield ? demandai-je au garçon d’écurie.

— À deux milles à travers champs, madame.

— Voilà mon voyage fini, » pensai-je.

Je descendis de voiture ; je chargeai le garçon de garder ma malle jusqu’à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur l’enseigne de l’auberge, et je lus ces mots en lettres d’or : Aux Armes des Rochester. Mon cœur se soulevait ; j’étais déjà sur les terres de mon maître ; je me mis à penser, et je me dis tout à coup : « M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec lui ? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici ; tu n’oseras pas lui parler, ni même rechercher sa présence ; tu te donnes une peine inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des détails aux gens de l’auberge ; ils te diront tout ce que tu désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet homme si M. Rochester est chez lui. »

Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas l’accepter ; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le doute, c’était prolonger l’espoir. Je pouvais encore voir le château sous un bel aspect ; devant moi étaient la barrière et les champs que j’avais franchis le matin où j’avais quitté Thornfield, sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse qui me châtiait sans cesse. Avant d’être encore décidée, je me trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite ! je courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour apercevoir les bois bien connus ! comme je saluais les arbres, les prairies et les collines que j’avais parcourues !

Enfin, j’aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles ; un croassement vint rompre la tranquillité du matin. Une joie étrange me remplissait, j’avançais rapidement. Je traversai encore un champ, je longeai encore un sentier ; on apercevait les murs de la cour et les dépendances de derrière : la maison était encore cachée par le bois des corneilles.

« Je veux la voir d’abord en face, me dis-je ; au moins j’apercevrai ses créneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la fenêtre de mon maître ; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt, peut-être qu’il se promène maintenant dans le verger ou sur le devant de la maison. Si seulement je pouvais le voir, rien qu’un moment ! Je ne serais certainement pas assez folle pour courir vers lui ; et pourtant je ne puis pas l’affirmer, je n’en suis pas sûre. Et alors qu’arriverait-il ? Dieu veille sur lui ! Si je goûtais encore une fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en souffrirait ? Mais je suis dans le délire ; peut-être, en ce moment, contemple-t-il un lever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers agitées du Sud. »

J’avais longé le petit mur du verger et je venais de tourner l’angle. Entre deux piliers de pierre surmontés de boules également en pierre, se trouvait une porte qui conduisait aux prairies. Placée derrière l’un de ces piliers, je pouvais contempler toute la façade de la maison ; j’avançai ma tête avec précaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher n’était ouvert : créneaux, fenêtres, façade, je devais tout apercevoir de là.

Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m’examinaient peut-être pendant ce temps. Je ne sais ce qu’elles pensaient ; elles durent me trouver d’abord très attentive et très timide ; puis, petit à petit, très hardie et très inquiète. Je jetai d’abord un coup d’œil, puis un long regard ; ensuite je sortis de ma retraite et j’avançai dans la prairie. Je m’arrêtai tout à coup devant la façade, et je la regardai d’un air à la fois hardi et abattu ; elles purent se demander ce que signifiait cette timidité affectée du commencement et ces yeux stupides et sans regard de la fin.

Lecteurs, écoutez une comparaison :

Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il voudrait contempler son beau visage sans l’éveiller. Il marche doucement sur le gazon pour ne pas faire de bruit ; il s’arrête, croyant qu’elle a remué ; il recule ; pour rien au monde il ne voudrait être vu. Tout est tranquille ; il avance de nouveau ; il se penche sur elle ; un voile léger recouvre ses traits ; il le soulève et se baisse vers elle ; son œil va apercevoir une beauté florissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard est ardent, comme il la contemple ! Mais tout à coup il tressaille ; il presse violemment entre ses bras ce corps que tout à l’heure il n’osait pas toucher avec ses doigts. Il crie un nom, dépose son fardeau à terre et le regarde avec égarement ; et il continue à la presser, à l’appeler, à la regarder, car il ne craint plus de l’éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement ! Il croyait trouver celle qu’il aimait doucement endormie, et il a trouvé un cadavre.

Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et je n’aperçus qu’une ruine noircie par la fumée.

Il n’y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de regarder les volets des chambres, dans la crainte de réveiller ceux qui y dormaient ; il n’y avait pas besoin d’écouter les portes s’ouvrir ou de croire entendre des pas sur le pavé ou le long de la promenade. La pelouse, les champs, étaient foulés aux pieds et dévastés ; le portail était dépouillé de ses portes ; la façade était telle que je l’avais vue dans un de mes rêves : un mur haut et fragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux, ni cheminées ; tout avait été détruit.

Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert. Je ne m’étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse ; autant les envoyer dans le caveau d’une église. En regardant les pierres noircies, il était facile de comprendre que le château avait été détruit par le feu ; mais qui l’avait allumé ? Comment ce malheur était-il arrivé ? La perte du marbre, du plâtre et du bois, avait-elle été le seul malheur ? Ou bien des existences avaient-elles été détruites comme la maison ? Lesquelles ? Effrayante question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il ne m’était même pas possible d’avoir recours à des signes ou à des preuves muettes.

En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le château dévasté, je reconnus que l’incendie devait être déjà un peu ancien. La neige s’était frayé un chemin sous cette arche vide, et les pluies d’hiver étaient entrées dans ces trous qui jadis servaient de fenêtres ; le printemps avait jeté ses semences dans ces amas de décombres ; le gazon recouvrait les pierres et les solives ; mais, pendant ce temps, où était le malheureux propriétaire de ces ruines ? Dans quel pays demeurait-il ? qui veillait sur lui ? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté de la tour de la vieille église et je me dis : « Est-il allé chercher un abri dans l’étroite maison de marbre des Rochester ? »

Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir qu’à l’auberge ; j’y retournai promptement. L’hôte m’apporta lui-même mon déjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte et de s’asseoir, parce que j’avais quelques questions à lui faire ; mais je ne savais par où commencer, tant je craignais sa réponse ! et pourtant le spectacle que je venais d’avoir sous les yeux m’avait un peu préparée à un récit douloureux. L’hôte était un homme d’âge mûr et d’apparence respectable.

« Vous connaissez sans doute le château de Thornfield ? hasardai-je enfin.

— Oui, madame, j’y ai demeuré autrefois.

— Vous ! Pas de mon temps, pensai-je ; car votre visage m’est étranger.

— J’ai été le sommelier du défunt M. Rochester, » ajouta-t-il.

Défunt ! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine le coup que je cherchais à éviter.

« Défunt ! murmurai-je ; est-il donc mort ?

— Je parle du père de M. Édouard, le maître actuel, » dit-il.

Je respirai de nouveau et mon sang coula librement ; ces mots m’avertissaient que M. Édouard, mon M. Rochester à moi (Dieu veille sur lui !) était vivant. Le maître actuel ! mots doux à entendre ! il me semblait que maintenant je pouvais tout apprendre, avec un calme relatif du moins ; puisqu’il n’était pas dans le tombeau, je croyais pouvoir apprendre avec tranquillité qu’il se fût réfugié même aux antipodes.

« M. Rochester est-il au château de Thornfield ? » demandai-je.

Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais éloigner le plus possible toute question positive sur le lieu de sa résidence.

« Oh ! non, madame, me répondit-il ; personne n’y demeure. Vous n’êtes pas du pays ; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé l’automne dernier. Le château n’est plus qu’une ruine ; il a été brûlé vers l’époque des moissons. C’est un horrible malheur ; des valeurs énormes ont été détruites ; c’est à peine si l’on a pu sauver quelques meubles. Le feu s’est déclaré dans la nuit, et, avant que la nouvelle fût connue à Millcote, le château était déjà un amas de flammes ; c’était un affreux spectacle ; j’en ai été témoin. 

— Au milieu de la nuit, murmurai-je ; oui, c’était là l’heure fatale à Thornfield… Connaît-on la cause de l’incendie ? demandai-je.

— On l’a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu’on en était sûr. Vous ne savez peut-être pas, continua-t-il en approchant sa chaise de la table et en parlant plus bas, qu’il y avait une folle enfermée dans la maison.

— J’en ai entendu parler.

— Eh bien ! madame, elle était bien gardée ; pendant plusieurs années, personne n’était sûr qu’elle existait, car on ne la voyait jamais ; la rumeur publique disait seulement que quelqu’un était caché au château ; mais il était difficile de savoir qui. On disait que M. Édouard avait amené cette femme avec lui, et quelques-uns prétendaient que c’était une ancienne maîtresse ; mais une chose étrange arriva l’année dernière. »

Je craignis de l’entendre raconter ma propre histoire, et je m’efforçai de le ramener au fait.

« Et cette folle ? dis-je.

— Cette folle, madame, se trouva être femme de M. Rochester ; cette découverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au château une jeune institutrice dont M. Rochester…

— Mais l’histoire de l’incendie, interrompis-je.

— J’y arrive, madame ; dont M. Rochester tomba amoureux. Les domestiques disent qu’ils n’ont jamais vu personne aussi éperdument amoureux que lui ; il la suivait partout ; les domestiques l’épiaient, car vous savez, madame, que c’est leur habitude. M. Rochester l’admirait au delà de tout ce qu’on peut s’imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie. Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je ne l’ai jamais vue, mais j’ai entendu Léah, la bonne, parler d’elle ; Léah l’aimait assez. M. Rochester avait quarante ans et l’institutrice n’en avait pas vingt ; vous savez que quand les hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont comme ensorcelés. Eh bien ! M. Rochester voulait l’épouser.

— Vous me raconterez cela plus tard, dis-je ; j’ai des raisons pour désirer connaître le récit de l’incendie. A-t-on soupçonné la folle d’y avoir pris part ?

— Vous l’avez dit, madame ; il est certain que c’est elle et aucun autre qui a mis le feu. Il y avait une personne chargée de la garder ; elle s’appelait Mme Poole. C’était une femme capable pour ce qu’elle avait à faire, et vraiment digne de confiance : elle n’avait qu’un défaut, défaut commun chez ces gens-là : elle gardait toujours près d’elle une bouteille de genièvre, et de temps en temps elle buvait une goutte de trop. C’était pardonnable ; elle avait une vie si rude ! mais c’était dangereux : car, lorsqu’après avoir bu, Mme Poole s’endormait profondément, la folle, qui était aussi maligne qu’une sorcière, prenait les clefs dans sa poche, sortait de la chambre et allait rôder dans la maison pour y faire tout le mal qui lui venait en tête. On dit qu’une fois elle a tenté de brûler M. Rochester dans son lit ; mais je ne connais pas bien cette histoire. La nuit de l’incendie, elle a d’abord mis le feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne ; puis elle est descendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré l’institutrice (on eût dit qu’elle savait quelque chose de tout ce qui s’était passé et qu’elle avait de la rancune contre elle) ; elle mit le feu au lit : mais heureusement personne n’y était couché. L’institutrice s’était enfuie deux mois auparavant, et, bien que M. Rochester l’ait fait chercher comme si elle eût été tout ce qu’il avait de plus précieux au monde, il n’en entendit jamais parler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d’égarement ; il n’était pas fou, mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il voulait être seul ; il renvoya Mme Fairfax, la femme de charge, chez ses amis, qui demeuraient loin de là ; mais il eut des égards, car il lui fit une rente viagère ; elle le méritait bien, c’était une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise en pension ; il rompit avec toutes ses connaissances et s’enferma au château comme un ermite.

— Comment ! est-ce qu’il ne quitta pas l’Angleterre ?

— Quitter l’Angleterre, lui ? oh non ! Il n’aurait seulement pas franchi le seuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait comme un fantôme dans les champs et le verger. On aurait dit qu’il avait perdu la raison ; et je crois qu’il l’a perdue en effet, car avant cela c’était l’homme le plus vif, le plus hardi et le plus fin qu’on ait jamais vu. Ce n’était pas un homme adonné au vin, aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup ; d’ailleurs il n’était pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme. Je l’ai connu tout enfant et, quant à moi, j’ai souhaité bien des fois que Mlle Eyre se fût noyée avant d’arriver à Thornfield.

— Alors M. Rochester était au château quand le feu éclata ?

— Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant que tout était en feu ; il a réveillé les domestiques et les a lui-même aidés à descendre, puis il est retourné pour sauver la folle. Alors on vint l’avertir qu’elle était sur le toit, qu’elle agitait ses bras au-dessus des créneaux et qu’elle jetait de tels cris qu’on eût pu l’entendre à un mille de distance. Je l’ai vue et entendue : c’était une forte femme avec de longs cheveux noirs qui flottaient dans la direction opposée aux flammes. J’ai vu, ainsi que plusieurs autres, j’ai vu M. Rochester monter sur le toit à la lumière des étoiles. Je l’ai entendu appeler : “Berthe !” Puis il s’approcha d’elle ; aussitôt la folle jeta un cri, sauta et tomba morte sur le pavé.

— Morte !

— Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et son sang.

— Grand Dieu !

— Vous avez raison, madame, c’était effrayant. »

Il frissonna.

« Et après ? dis-je.

— Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu’aux fondements ; il ne resta debout que quelques pans de muraille.

— Y eut-il d’autres personnes de tuées ?

— Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être.

— Que voulez-vous dire ?

— Pauvre M. Édouard ! s’écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais cela. Quelques-uns disent que c’est une juste punition pour avoir caché son premier mariage et avoir voulu prendre une autre femme pendant que la sienne vivait encore ; mais, quant à moi, je le plains.

— Vous dites qu’il est vivant ! m’écriai-je.

— Oui, oui ; mais beaucoup pensent qu’il vaudrait mieux qu’il fût mort.

— Pourquoi ? comment ? »

Et mon sang se glaça de nouveau.

« Où est-il ? demandai-je ; est-il en Angleterre ?

— Oui, il est en Angleterre ; il ne peut pas en sortir maintenant, il y est pour toujours. »

Combien mon agonie était douloureuse ! et cet homme semblait vouloir la prolonger.

« Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre M. Édouard ! »

Je craignais pis ; je craignais qu’il ne fût fou. Je rassemblai mes forces pour demander ce qui avait causé ce malheur.

« Son courage et sa bonté, madame. Il n’a pas voulu quitter la maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre ; mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé ; une poutre était tombée de manière à le protéger en partie ; mais un de ses yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement abîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper immédiatement ; son autre œil a été brûlé, de sorte qu’il a complètement perdu la vue, et qu’il est maintenant sans secours, aveugle et estropié.

— Où est-il ? où demeure-t-il maintenant ?

— Au manoir de Ferndean, une propriété qu’il possède à trente milles d’ici à peu près ; c’est un endroit tout à fait désert.

— Qui est avec lui ?

— Le vieux John et sa femme ; il n’a voulu personne autre ; on dit qu’il est tout à fait bas.

— Avez-vous une voiture quelconque ici ?

— Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet.

— Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que, s’il peut me mener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et vous, le double de ce qu’on donne ordinairement. »

 

 

Chapitre 37  

Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille moyenne, sans prétentions architecturales, et située au milieu des bois. J’en avais déjà entendu parler. M. Rochester le nommait souvent, et il y allait quelquefois. Son père avait acheté cette propriété à cause de ses belles chasses ; il l’aurait louée s’il avait pu trouver des fermiers ; mais personne n’en voulait, parce qu’elle était dans un lieu malsain. Ferndean n’était donc ni habité ni meublé, à l’exception de deux ou trois chambres qu’on avait préparées pour l’époque des chasses, époque à laquelle le propriétaire venait toujours passer quelque temps au château.

J’arrivai un peu avant la nuit : le ciel était triste, le vent froid, et j’étais mouillée par une pluie continuelle et pénétrante ; je fis le dernier mille à pied, après avoir renvoyé le cabriolet et payé au cocher la double rétribution que je lui avais promise. On n’apercevait pas le château, bien qu’on en fût déjà tout près, tant le bois qui l’entourait était sombre et épais ; des portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient l’entrée. Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi-obscurité provenant de deux rangées d’arbres. Entre des troncs noueux et blancs, et sous des arches de branches, se trouvait un chemin couvert de gazon et qui longeait la forêt. Je le suivis, espérant atteindre bientôt le château ; mais il continuait toujours et semblait s’enfoncer de plus en plus. On ne voyait ni champs ni habitations.

Je pensai que je m’étais trompée de direction et que je m’étais perdue. L’obscurité du soir et l’obscurité des bois m’environnaient. Je regardai tout autour de moi pour chercher une autre route ; il n’y en avait pas : les troncs énormes et les feuillages épais de l’été s’entrelaçaient étroitement ; nulle part il n’y avait d’ouverture.

J’avançai ; enfin le chemin s’éclaircit ; les arbres devinrent moins touffus. Bientôt j’aperçus une barrière, puis une maison ; l’obscurité rendait difficile de la distinguer des arbres, tant ses murs, à moitié détruits, étaient humides et verdâtres. Après avoir franchi une porte fermée simplement par un verrou, je me trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d’arbres ; il n’y avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande allée sablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la forêt. La maison, vue de face, offrait deux pignons pointus ; les fenêtres étaient étroites et grillées. La porte de devant était également étroite, et on y arrivait par une marche. C’était bien, comme me l’avait dit mon hôte, un lieu désolé, aussi tranquille qu’une église pendant la semaine. La pluie tombant sur les feuilles de la forêt était le seul bruit qu’on entendît.

« Peut-il y avoir de la vie ici ? » me demandai-je.

Oui, il y avait une sorte de vie, car j’entendis un mouvement, l’étroite porte s’ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir de la grange.

La porte s’était ouverte lentement, quelqu’un s’avança à la lueur du crépuscule et s’arrêta sur la marche : c’était un homme ; il avait la tête nue. Il étendit la main, comme pour sentir s’il pleuvait. Malgré l’obscurité, je le reconnus : c’était mon maître, Édouard Rochester.

Je m’arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l’examiner sans être vue, hélas ! sans pouvoir l’être. Soudaine rencontre où l’enivrement était bien comprimé par l’amère souffrance ! Je n’eus pas de peine à retenir ma voix et à ne point avancer rapidement.

Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, son port aussi droit, ses cheveux aussi noirs ; ses traits n’étaient ni altérés ni abattus ; une année de douleur n’avait pas pu épuiser sa force athlétique ou flétrir sa vigoureuse jeunesse ; mais quel changement dans son expression ! Son visage désespéré et inquiet me fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux de proie qui, blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs souffrances. L’aigle emprisonné, qu’une main cruelle priva de ses yeux entourés d’or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez-vous que je craignais sa férocité ? Si vous le pensez, vous me connaissez peu. Je berçais ma douleur de la douce espérance que je pourrais bientôt déposer un baiser sur ce rude front et sur ces paupières fermées ; mais le moment n’était pas venu, je ne voulais pas encore m’approcher de lui.

Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté de la pelouse. Qu’était devenue sa démarche hardie ? Il s’arrêta, comme s’il n’eût pas su de quel côté tourner. Il étendit la main, ouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, faisant un grand effort, dirigea ses yeux vers le ciel et les arbres : je vis bien que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite, car il tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été mutilé ; il semblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui l’entourait ; mais il ne trouva que le vide : les arbres étaient éloignés de quelques mètres. Il renonça à ses efforts, croisa ses bras, et resta tranquille et muet sous la pluie qui tombait avec violence sur sa tête nue. À ce moment, John s’approcha de lui.

« Voulez-vous prendre mon bras, monsieur ? dit-il. Voilà une forte ondée qui commence : ne feriez-vous pas mieux de rentrer ?

— Laissez-moi, » répondit-il.

John se retira sans m’avoir remarquée. M. Rochester essaya de se promener, mais en vain : tout était trop incertain pour lui. Il se dirigea vers la maison, et, après être entré, referma la porte.

Alors je m’approchai et je frappai. La femme de John m’ouvrit.

« Bonjour, Marie, dis-je ; comment vous portez-vous ? »

Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme ; je la tranquillisai, lorsqu’elle me demanda rapidement : « Est-ce bien vous, mademoiselle, qui venez à cette heure dans ce lieu solitaire ? » Je lui répondis en lui prenant la main ; puis je la suivis dans la cuisine, où John était assis près d’un bon feu. Je leur expliquai en peu de mots que j’avais appris tout ce qui était arrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai John de descendre à l’octroi, où j’avais quitté mon cabriolet, et d’y prendre ma malle que j’y avais laissée. Lorsque j’eus retiré mon châle et mon chapeau, je demandai à Marie si je ne pourrais pas coucher une nuit au manoir. Voyant que c’était possible, bien que difficile, je lui dis que je resterais. À ce moment, une sonnette se fit entendre dans le salon.

« Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu’un désire lui parler ; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie.

— Je ne pense pas qu’il veuille vous recevoir, dit-elle ; il ferme sa porte à tout le monde. »

Quand elle revint, je lui demandai ce qu’avait répondu M. Rochester.

« Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez, répondit-elle ; puis elle remplit un verre d’eau et le posa sur un plateau avec deux lumières.

— Est-ce pour cela qu’il a sonné ? demandai-je.

— Oui ; bien qu’il soit aveugle, il veut toujours avoir des lumières le soir.

— Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même. »

Je le lui pris des mains ; elle m’indiqua la porte du salon. Le plateau tremblait dans mes bras, une partie de l’eau tomba du verre ; mon cœur battait avec force. Marie m’ouvrit la porte et la referma.

Le salon était triste ; un feu négligé brûlait dans la grille, et l’aveugle, qui occupait cette chambre, se penchait vers le foyer en appuyant sa tête contre la cheminée antique. Son vieux chien Pilote était couché en face de lui. L’animal s’était éloigné du chemin de l’aveugle, comme s’il eût craint d’être involontairement foulé aux pieds. Au moment où j’entrai, Pilote dressa les oreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit presque jeter le plateau. Je le posai sur la table, puis je m’approchai du chien, je le caressai et je lui dis doucement : « À bas, Pilote ! » M. Rochester se détourna machinalement pour savoir ce qui avait occasionné ce bruit ; mais, ne pouvant rien voir, il se retourna en soupirant.

« Donnez-moi l’eau, Marie, » dit-il.

Je m’approchai avec le verre à moitié plein ; Pilote me suivait, toujours aussi excité.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda M. Rochester.

— À bas, Pilote ! » dis-je de nouveau.

M. Rochester s’arrêta au moment où il allait porter le verre à ses lèvres, et sembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur la table.

« C’est bien vous, Marie, dit-il, n’est-ce pas ?

— Marie est dans la cuisine, » répondis-je. 

Il avança rapidement la main ; mais, ne me voyant pas, il ne put pas me toucher.

« Qui est-ce ? qui est-ce ? » demanda-t-il en s’efforçant de voir. Effort vain et douloureux ! « Répondez-moi, parlez-moi encore ! s’écria-t-il d’un ton haut et impérieux.

— Voulez-vous encore un peu d’eau, monsieur ? dis-je ; car j’en ai répandu la moitié.

— Qui est-ce ? qui est-ce qui parle ?

— Pilote m’a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je suis ici. Je suis arrivée ce soir.

— Grand Dieu ! quel prestige, quelle douce folie s’empare de moi ?

— Il n’y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop fort pour se laisser aller au prestige, votre santé trop vigoureuse pour craindre la folie.

— Où est celle qui parle ? Mais non, ce n’est qu’une voix ! Oh ! je ne puis pas la voir ! mais il faut que je la sente, ou mon cœur cessera de battre, et ma tête se brisera. Qui que vous soyez, laissez-moi vous toucher, ou je mourrai ! »

Il se mit à tâtonner. J’arrêtai sa main errante et je l’emprisonnai dans les deux miennes.

« Ce sont bien ses doigts ! s’écria-t-il ; ses petits doigts délicats ! Alors elle est ici tout entière. »

Sa main vigoureuse s’échappa des miennes ; il saisit mon bras, mon épaule, mon cou, ma taille ; bientôt je me sentis enlacée par lui.

« Est-ce Jane ? est-ce bien elle ? Voilà ses formes, sa taille.

— Et c’est sa voix, ajoutai-je. C’est elle tout entière, c’est toujours son même cœur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur ! je suis heureuse d’être près de vous.

— Jane Eyre ! Jane Eyre ! fut tout ce qu’il put dire.

— Oui, mon cher maître, répondis-je ; je suis Jane Eyre. Je vous ai retrouvé et je reviens vers vous.

— Est-ce bien vous en chair et en os ? Êtes-vous bien ma Jane vivante ?

— Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne suis pas froide comme un cadavre, et je ne m’échappe pas comme un esprit.

— Ma bien-aimée vivante ! Ce sont certainement ses membres, ses traits ; mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes souffrances. C’est un rêve. Souvent la nuit j’ai rêvé que je la tenais pressée contre mon cœur, comme maintenant, et je l’embrassais, et je sentais qu’elle m’aimait et qu’elle ne me quitterait pas. 

— Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais.

— C’était ce que me disait mon rêve ; mais je m’éveillais toujours, et je me voyais cruellement trompé. Je me retrouvais seul et abandonné ; ma vie continuait à être sombre, isolée et sans espoir. L’eau était interdite à mon âme altérée, le pain à mon cœur affamé. Douce vision que je presse dans mes bras, toi aussi tu t’envoleras ; comme tes sœurs tu disparaîtras. Mais embrassez-moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois.

— Oh ! oui, monsieur. »

Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu’il n’était pas le jouet d’un songe.

« C’est vous, Jane, n’est-ce pas ? dit-il ; et vous êtes revenue vers moi ?

— Oui monsieur.

— Alors vous n’êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou dans quelque torrent ? Vous n’êtes pas méprisée chez des étrangers ?

— Non, monsieur ; je suis indépendante maintenant.

— Indépendante ! que voulez-vous dire, Jane ?

— Mon oncle de Madère est mort et m’a laissé cinq mille livres sterling.

— Ah ! s’écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n’aurais jamais rêvé cela. Et puis, c’est bien sa voix si animée, si piquante et pourtant si douce ; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche ?

— Oui, monsieur ; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie ; vous viendrez vous asseoir dans mon salon.

— Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas dévouer votre vie à un pauvre aveugle ?

— Je vous ai dit, monsieur, que j’étais aussi indépendante que riche. Je suis ma maîtresse.

— Et voulez-vous rester avec moi ?

— Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas ; je serai votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous ai trouvé seul, je serai votre compagne ; je lirai pour vous ; je me promènerai avec vous ; je m’assiérai près de vous ; je vous servirai ; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître triste, mon cher maître ; tant que je vivrai, vous ne serez pas seul. »

Il ne répondit pas ; il semblait sérieux et absorbé ; il soupira ; il entr’ouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je me sentis embarrassée ; j’avais peut-être mis trop d’empressement dans mes offres ; peut-être j’avais trop brusquement sauté par-dessus les convenances ; et lui, comme Saint-John, avait été choqué de mon étourderie. C’est qu’en faisant ma proposition, j’avais la pensée qu’il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu’il ne l’eût pas dit, j’étais persuadée qu’il me réclamerait comme sa propriété ; mais, voyant qu’il ne disait rien sur ce sujet et que sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je m’étais peut-être trompée et que j’avais agi trop légèrement. Alors j’essayai de me retirer doucement de ses bras ; mais il me pressa avec force contre lui.

« Non, non, Jane, s’écria-t-il ; ne partez pas. Je vous ai touchée, entendue ; j’ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, toute la douceur d’être consolé par vous ; je ne puis pas renoncer à ces joies. J’ai peu de chose à moi ; il faut du moins que je vous possède. Le monde pourra rire ; il pourra m’appeler absurde et égoïste, n’importe. Mon âme a besoin de vous : elle veut être satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui l’enchaîne.

— Eh bien, monsieur, je resterai avec vous ; je vous l’ai promis.

— Oui ; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante petite garde-malade ; car vous avez un cœur affectueux, un esprit généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne devrais avoir pour vous que des sentiments paternels ; est-ce là votre pensée, dites-moi ?

— Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai d’être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.

— Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane ; vous êtes jeune et vous vous marierez un jour.

— Je ne désire pas me marier.

— Il faut le désirer, Jane. Si j’étais comme jadis, je m’efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux aveugle !… »

Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement ; moi, au contraire, je devins plus gaie et je repris courage ; ces dernières paroles me montraient où était l’obstacle, et comme ce n’était pas un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l’aise ; je repris la conversation avec plus de vivacité.

« Il est temps que quelqu’un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ; vos cheveux me rappellent les plumes de l’aigle ; mais je n’ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d’oiseau.

— Au bout de ce bras, il n’y a ni main ni ongles, dit-il en tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant ; spectacle horrible ! n’est-ce pas, Jane ?

— Oui, il est douloureux de le voir ; il est douloureux de voir vos yeux éteints et la cicatrice de votre front ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’on court le danger de vous aimer trop à cause de tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez.

— Je croyais, Jane, qu’en voyant mon bras et les cicatrices de mon visage, vous seriez révoltée.

— Comment, vous pensiez cela ! Ne me le dites pas du moins ; car alors j’aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant ?

— Oui ; de l’œil droit j’aperçois une lueur.

— Et vous voyez aussi les bougies !

— Chacune d’elles est pour moi un nuage lumineux.

— Pouvez-vous m’entrevoir ?

— Non, ma bien-aimée ; mais je suis infiniment reconnaissant de vous entendre et de vous sentir.

— Quand soupez-vous ?

— Je ne soupe jamais.

— Mais vous souperez ce soir. J’ai faim et vous aussi, j’en suis sûre ; seulement vous n’y pensez pas. »

J’appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J’étais excitée, et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n’y avait pas de dure contrainte ; on n’était pas obligé de faire taire toute vivacité ; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et la lumière à tout mon être ! Je vivais en lui et lui en moi. Bien qu’il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude et plus douce.

Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où j’avais été, ce que j’avais fait et comment je l’avais trouvé ; mais je ne lui répondis qu’à moitié : il était trop tard pour entrer dans ces détails. D’ailleurs j’aurais voulu ne toucher aucune corde trop vibrante, n’ouvrir aucune nouvelle source d’émotion dans son cœur. Mon seul désir pour le moment était de l’égayer ; j’avais réussi en partie ; mais néanmoins sa gaieté ne venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait :

« Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine ; vous en êtes sûre, n’est-ce pas ?

— Je le crois, sans doute, monsieur.

— Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer solitaire ? J’ai étendu la main pour prendre un verre d’eau, et c’est vous qui me l’avez donné ; j’ai fait une question, pensant que la femme de John allait me répondre, et c’est votre voix qui a retenti à mes oreilles.

— Parce que c’était moi qui avais apporté le plateau, et non pas Marie.

— Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, j’ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je n’espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais que le froid quand je laissais le feu s’éteindre, la faim quand j’oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie ; oui, je désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi et me dise qu’elle m’aime ? Ne partira-t-elle pas aussi subitement qu’elle est venue ? J’ai peur de ne plus la retrouver demain. »

Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans l’état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils ; je lui fis remarquer qu’ils étaient brûlés, et je lui dis que je me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs qu’auparavant.

« Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu’il arrivera un moment fatal où vous me quitterez encore ? Vous disparaîtrez comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne pourrai plus vous retrouver.

— Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur ? demandai-je.

— Pourquoi, Jane ?

— Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis une fée ; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin.

— Suis-je bien laid, Jane ?

— Oui, monsieur, vous l’avez toujours été.

— Hein ?… Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas corrigée de votre malice.

— Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous ; ils se nourrissaient d’idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que les vôtres.

— Avec qui diable avez-vous été ?

— Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et alors au moins vous cesserez de douter de mon existence.

— Avec qui avez-vous demeuré, Jane ?

— Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur ; il faudra que vous attendiez jusqu’à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir. Ah ! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre foyer simplement avec un verre d’eau ; il faudra apporter au moins un œuf, sans parler du jambon frit.

— Petite railleuse ! Enfant des fées et des gnomes, j’éprouve près de vous ce que je n’ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous avait eue en place de David, l’esprit malin aurait été exorcisé sans l’aide de la harpe.

— Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous quitter ; car j’ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. Bonsoir.

— Encore un mot, Jane. N’y avait-il que des dames dans la maison où vous avez demeuré ? »

Je m’enfuis en riant, et je riais encore en montant l’escalier.

« Une bonne idée, pensai-je ; j’ai là un moyen pour le tirer de sa tristesse, pendant quelque temps du moins. »

Le lendemain de très bonne heure je l’entendis se remuer et se promener d’une chambre dans l’autre. Aussitôt que Marie descendit, il lui dit : « Mlle Eyre est-elle ici ? » Puis il ajouta : « Quelle chambre lui avez-vous donnée ? N’est-elle point humide ? Mlle Eyre est-elle levée ? Allez lui demander si elle a besoin de quelque chose, et quand elle descendra. »

Je descendis lorsque je pensai qu’il était l’heure de déjeuner. J’entrai très doucement dans la chambre où se trouvait M. Rochester, et je pus le regarder avant qu’il me sût là. Je fus attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps infirme. Il était assis sur sa chaise ; bien qu’il fût tranquille, il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu’on la rallume. Mais, hélas ! ce n’était plus lui qui pouvait rallumer la flamme de son expression ; il avait besoin d’un autre pour cela. Je voulais être gaie et joyeuse ; mais l’impuissance de cet homme jadis si fort me toucha jusqu’au fond du cœur. Cependant je m’approchai de lui avec autant de vivacité que possible.

« Voilà une belle journée, monsieur, dis-je ; la pluie a cessé et a été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir vous promener. »

J’avais réveillé la flamme de son visage ; ses traits rayonnèrent.

« Ah ! vous voilà, ma joyeuse alouette, s’écria-t-il. Venez à moi ; vous n’êtes pas partie ; vous n’avez pas disparu. Il y a une heure, j’ai entendu une de vos sœurs chanter dans les bois. Mais pour moi, son chant n’avait pas d’harmonie, de même que le soleil levant n’a pas de rayon pour moi ; mon oreille est insensible à toutes les mélodies de la terre, et n’aime que la voix de ma Jane. Heureusement qu’elle se fait souvent entendre. Sa présence est le seul rayon qui puisse me réchauffer. »

Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son impuissance : on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais je ne voulais pas pleurer. Je m’essuyai rapidement les yeux, et je me mis à préparer le déjeuner.

La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je conduisis M. Rochester hors du bois triste et humide, dans des champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d’un beau vert brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien ombragé ; il se mit sur un tronc d’arbre, et je ne refusai pas de m’asseoir sur ses genoux. Pourquoi l’aurais-je refusé, puisque tous deux nous étions plus heureux près l’un de l’autre que séparés ? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille. M’entourant de ses bras, il rompit subitement le silence. 

« Déserteur cruel ! s’écria-t-il. Oh ! Jane, vous ne pouvez pas vous figurer ce que j’ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle part ; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que vous n’aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais donné, et votre malle était encore là, telle que vous l’aviez préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais-je, maintenant qu’elle est pauvre et abandonnée ? Qu’avez-vous fait, Jane ? dites-moi. »

Je commençai alors le récit de tout ce qui s’était passé pendant cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois jours où j’avais erré mourante de faim : c’eût été lui imposer une souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus grande que je n’aurais voulu.

Il me dit que je n’aurais pas dû le quitter ainsi, sans m’assurer quelques ressources pour mon voyage. J’aurais dû lui faire part de mon intention, me confier à lui ; il ne m’aurait jamais forcée à être sa maîtresse. Quelque violent qu’il parût dans son désespoir, il m’aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il m’aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde. Il était persuadé, ajoutait-il, que j’avais souffert plus que je ne voulais le dire.

« Eh bien ! répondis-je, quelles qu’aient été mes souffrances, elles n’ont pas duré longtemps. »

Alors je me mis à lui raconter comment j’avais été reçue à Moor-House, et comment j’avais obtenu une place de maîtresse d’école ; puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j’avais découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment dans mon récit. Aussi, quand j’eus achevé, ce nom devint immédiatement le sujet de la conversation de M. Rochester.

« Alors ce Saint-John est votre cousin ? me dit-il.

— Oui.

— Vous en avez parlé souvent ; l’aimiez-vous ?

— Il était très bon, monsieur ; je ne pouvais pas ne pas l’aimer.

— Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable et se conduisant bien ? Que voulez-vous dire ? expliquez-vous.

— Saint-John n’a que vingt-neuf ans, monsieur.

— Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un homme petit, froid et laid ? Est-ce un de ces hommes dont la bonté consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu’à posséder des vertus ?

— Il est d’une infatigable activité ; le but de sa vie est d’accomplir des actes grands et nobles.

— Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on ne peut s’empêcher de hausser les épaules en l’entendant parler.

— Il parle peu, monsieur, mais ce qu’il dit en vaut toujours la peine. Sa tête est très forte ; son esprit inflexible, mais vigoureux.

— Alors c’est un homme remarquable ?

— Oui, vraiment remarquable.

— Instruit ?

— Saint-John est accompli et profondément instruit.

— Ne m’avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas ? Il est probablement sermonneur et suffisant ?

— Je n’ai jamais parlé de ses manières ; mais si elles ne me plaisent pas, c’est que j’ai très mauvais goût : car elles sont polies, calmes et douces.

— J’ai oublié ce que vous m’avez dit de son extérieur. C’est probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses souliers ; n’est-ce pas ?

— Saint-John s’habille bien ; il est grand et beau ; ses yeux sont bleus et son profil grec.

— Le diable l’emporte ! » dit-il à part. Puis, s’adressant à moi, il ajouta : « L’aimiez-vous, Jane ?

— Oui, monsieur Rochester, je l’aimais ; mais vous me l’avez déjà demandé. »

Je vis bien ce qu’éprouvait M. Rochester ; la jalousie s’était emparée de lui et le mordait cruellement ; mais la morsure était salutaire : elle l’arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent.

« Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes genoux, mademoiselle Eyre ? » me dit M. Rochester.

Je ne m’attendais pas à cette observation.

« Pourquoi pas, monsieur Rochester ? répondis-je.

— Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez probablement le contraste bien grand. Vous m’avez dépeint un gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau, avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle et estropié par-dessus le marché. 

— Je n’y avais jamais pensé, monsieur ; mais il est certain que vous ressemblez à un Vulcain.

— Eh bien ! vous pouvez, me quitter ; mais avant de partir (et il me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le plaisir de répondre à une ou deux questions. »

Il s’arrêta.

« Quelles questions, monsieur ? »

Et alors commença un rude examen.

« Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de maîtresse d’école avant de voir une cousine en vous ?

— Oui.

— Vous le voyiez souvent ? Il visitait l’école de temps en temps ?

— Tous les jours.

— Et il approuvait vos plans ? car vous êtes savante et habile, Jane.

— Oui, il les approuvait.

— Il découvrit en vous bien des choses qu’il n’avait pas espéré y trouver ; vous avez des talents peu ordinaires.

— Je ne puis pas vous répondre là-dessus.

— Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l’école ; y venait-il jamais vous voir ?

— De temps en temps.

— Le soir ?

— Une ou deux fois. »

M. Rochester s’arrêta un instant.

« Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses sœurs, lorsque vous eûtes découvert votre parenté ?

— Cinq mois.

— Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses sœurs ?

— Oui. Le parloir nous servait de salle d’étude à tous ; il s’asseyait près de la fenêtre, et nous près de la table.

— Étudiait-il beaucoup ?

— Oui, beaucoup.

— Et quoi ?

— L’hindoustani.

— Et que faisiez-vous pendant ce temps ?

— Au commencement, j’apprenais l’allemand.

— Était-ce lui qui vous l’enseignait ?

— Non, il ne comprenait pas cette langue.

— Ne vous enseignait-il rien ?

— Un peu d’hindoustani. 

— Rivers vous enseignait l’hindoustani ?

— Oui, monsieur.

— Et à ses sœurs aussi ?

— Non.

— Seulement à vous ?

— Seulement à moi.

— Le lui aviez-vous demandé ?

— Non.

— C’était lui qui le désirait ?

— Oui. »

M. Rochester s’arrêta de nouveau.

« Pourquoi le désirait-il ? À quoi pouvait vous servir l’hindoustani ?

— Il voulait m’emmener avec lui aux Indes.

— Ah ! je devine, maintenant ; il voulait vous épouser.

— Il m’a demandé, en effet, de devenir sa femme.

— Ce n’est pas vrai ; c’est un conte impudent que vous inventez pour me contrarier.

— Je vous demande pardon, c’est la vérité ; il me l’a demandé plus d’une fois, et vous-même vous n’auriez jamais pu y mettre plus de persévérance que lui.

— Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter. Combien de fois faudra-t-il répéter la même chose ? Pourquoi cet entêtement à rester perchée sur mes genoux, quand je vous dis de vous en aller ?

— Parce que j’y suis bien.

— Non, Jane, vous n’êtes pas bien ici, car votre cœur n’est pas avec moi. Il est près de votre cousin Saint-John. Oh ! jusqu’à ce moment je croyais que ma petite Jane était toute à moi. Même lorsqu’elle m’abandonna, je croyais qu’elle m’aimait encore. C’était ma seule joie au milieu de mes grandes douleurs. Quoique nous ayons été longtemps loin l’un de l’autre, quoique j’aie versé d’abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, je n’ai jamais eu la pensée qu’elle pût en aimer un autre. Mais il est inutile de s’affliger. Jane, laissez-moi ; épousez Rivers.

— Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous quitterai pas librement.

— Jane, j’aime toujours votre voix ; elle ranime mon espoir, car elle semble annoncer la fidélité. Quand je l’entends, elle me reporte au passé, et j’oublie que vous avez formé des liens nouveaux ; mais je ne suis pas un fou. Partez, Jane.

— Pour aller où, monsieur ? 

— Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi.

— Quel est-il ?

— Vous le savez bien, Saint-John Rivers.

— Il n’est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l’aime pas et il ne m’aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n’est pas ainsi que vous) une belle jeune fille, appelée Rosamonde ; il veut m’épouser parce qu’il pense trouver en moi une bonne femme de missionnaire, ce qu’il n’aurait pas trouvé en elle. Il est grand et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Il ne vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui ; il n’a pour moi ni indulgence ni tendresse ; il ne voit en moi rien d’attrayant, pas même la jeunesse ; il me considère seulement comme utile. Eh bien ! monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec lui ? »

Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me rapprochai de mon maître aveugle, mais aimé. Il sourit.

« Comment, Jane ! est-ce vrai ? me dit-il ; les choses en sont-elles réellement là entre vous et Rivers ?

— Oui, monsieur. Oh ! vous n’avez pas besoin d’être jaloux. Je voulais vous irriter un peu pour vous rendre moins triste. Je pensais que la colère vaudrait mieux que la douleur. Vous désirez mon amour ; eh bien ! si vous pouviez voir combien je vous aime, vous seriez fier et heureux. Tout mon cœur vous appartient, monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quand même le destin devrait nous éloigner pour toujours. »

Il m’embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes pensées.

« Oh ! ma vue éteinte, mes forces perdues ! » murmura-t-il d’un accent douloureux.

Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il pensait ; j’aurais voulu parler pour lui, mais je n’osais pas. Il se détourna un instant ; je vis une larme glisser sous ses paupières closes et le long de ses joues mâles. Mon cœur se gonfla.

« Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l’orage dans le verger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps. Cette ruine aurait-elle le droit de demander à un chèvrefeuille en boutons de la recouvrir de ses fraîches fleurs ?

— Vous n’êtes pas une ruine, monsieur ; vous n’êtes pas un arbre frappé par l’orage : vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes pousseront autour de vos racines, sans même que vous le demandiez, car elles se réjouiront de votre riche ombrage ; elles s’appuieront sur vous et vous enlaceront, parce que votre force leur sera un soutien sûr. » 

Il sourit de nouveau : je venais de le consoler un peu.

« Parlez-vous des amis, Jane ? me demanda-t-il.

— Oui, » répondis-je en hésitant.

Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre mot employer. Il vint à mon secours.

« Mais, Jane, me dit-il, j’ai besoin d’une femme.

— Vous, monsieur ?

— Oui, Est-ce donc nouveau pour vous ?

— Vous n’en aviez pas encore parlé.

— Et cette nouvelle n’est pas la bienvenue, n’est-ce pas ?

— Cela dépend des circonstances, monsieur ; cela dépend de votre choix.

— Vous le ferez pour moi, Jane ; j’accepterai votre choix.

— Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus.

— Je choisirai du moins celle que j’aime le plus. Jane, voulez-vous m’épouser ?

— Oui, monsieur.

— Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu’il faudra soigner ?

— Oui, monsieur.

— Est-ce bien vrai, Jane ?

— Très vrai, monsieur.

— Oh ! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense !

— Monsieur Rochester, si jamais j’ai fait une bonne action dans ma vie, si jamais j’ai eu une bonne pensée, si jamais j’ai prononcé une prière sincère et pure, si jamais j’ai eu un désir noble, je suis récompensée maintenant. Devenir votre femme, c’est pour moi être aussi heureuse que possible sur la terre.

— Parce que vous aimez à vous sacrifier.

— À me sacrifier ? Qu’est-ce que je sacrifie ? la faim pour la nourriture, l’attente pour la joie. Avoir le droit d’entourer de mes bras celui que j’estime, de presser mes lèvres sur celui que j’aime, de me reposer sur celui en qui j’ai confiance, est-ce lui faire un sacrifice ? S’il en est ainsi, certainement j’aime à me sacrifier.

— Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui me manque.

— Tout cela n’est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encore maintenant que je puis vous être utile qu’aux jours de votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.

— Jusqu’ici je n’ai voulu être ni secouru ni conduit ; maintenant je n’en souffrirai plus. Je n’aimais pas à mettre ma main dans celle d’une servante, mais il me sera doux de la sentir pressée par les petits doigts de Jane. Je préférais l’entière solitude à la constante surveillance des domestiques ; mais le doux ministère de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît ; est-ce que je lui plais ?

— Oh ! oui, monsieur, entièrement.

— Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre ; il faudra nous marier immédiatement. »

Son regard et sa parole étaient ardents ; il retrouvait son ancienne impétuosité.

« Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une fois la permission obtenue, nous nous marierons.

— Monsieur Rochester, je viens de m’apercevoir que le soleil se couchait. Pilote est déjà parti dîner ; laissez-moi regarder l’heure à votre montre.

— Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n’en ai plus besoin.

— Il est près de quatre heures, monsieur ; n’avez-vous pas faim ?

— Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent les bijoux et les beaux vêtements ; tout cela ne vaut pas une chiquenaude.

— Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La bise ne souffle plus, et il fait bien chaud.

— Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce moment-ci attaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé ? Depuis le jour où je perdis mon seul trésor, je le porte comme un souvenir.

— Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons plus à l’ombre. »

Mais il ne m’écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée.

« Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et pourtant mon cœur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu bienfaisant. Lui voit plus clairement que les hommes, il juge plus sagement qu’eux. Grâce à lui, je ne vous ai pas fait de mal. Je voulais flétrir une fleur innocente et souiller sa pureté ; le Tout-Puissant me l’a arrachée des mains ; je l’ai presque maudit dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front sous sa volonté, je l’ai défié. La justice divine a poursuivi son cours ; les malheurs m’ont accablé ; j’ai passé bien près de la mort. Les châtiments du Tout-Puissant sont grands ; il m’envoya une épreuve qui me rendit humble pour toujours. Vous savez que j’étais orgueilleux de ma force ; mais que suis-je maintenant qu’il faut me laisser guider par un autre, comme un enfant dans sa faiblesse ? Il y a peu de temps, Jane, que j’ai reconnu la main de Dieu dans mon destin. Alors je commençai à sentir du remords et du repentir, à désirer de me réconcilier avec mon Créateur ; je me mis à prier quelquefois ; mes prières étaient courtes, mais sincères.

« Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c’était lundi soir, je me trouvais dans une singulière disposition : l’égarement avait fait place à la douleur, l’obstination à la tristesse ; depuis longtemps je me disais que, puisque je ne pouvais pas vous trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là, entre onze heures et minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil, je suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m’admettre dans cette éternité où j’avais encore espoir de rejoindre Jane.

« J’étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte : j’aimais à sentir l’air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse voir aucune étoile, et que la présence de la lune ne se révélât pour moi que par une vague lueur. J’aspirais vers toi, Jane ; j’aspirais par mon corps et par mon âme. Je demandais à Dieu, avec un cœur humilié et angoissé, si je n’avais pas été assez longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas une fois encore goûter au bonheur et à la paix. J’avouais que tout ce que j’endurais était bien mérité, mais je disais aussi que j’aurais peine à supporter plus longtemps cette torture. Malgré moi, mes lèvres exprimèrent les désirs de mon cœur, et je m’écriai : « Jane ! Jane ! Jane ! »

— Avez-vous prononcé ces paroles tout haut ?

— Oui, Jane ; et si quelqu’un m’avait entendu, il m’aurait cru fou, car je les prononçai avec une énergie égarée.

— Vous dites que c’était lundi dernier, vers minuit ?

— Oui ; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange : vous allez me croire superstitieux. Il est certain que j’ai toujours eu un peu de superstition dans le sang. N’importe, ce que je vais vous dire est vrai ; du moins il est vrai que j’ai cru entendre ce que je vais vous raconter. Au moment où je m’écriai : « Jane ! Jane ! Jane ! » une voix, je ne puis dire d’où elle venait, mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit : « Je viens ; attendez-moi. » Et, un moment après, j’entendis murmurer dans l’air : « Où êtes-vous ? »

« Je vais vous dire, si je le puis, l’effet que me produisirent ces mots ; mais c’est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est enseveli dans un bois épais où viennent s’éteindre tous les bruits sans qu’aucun résonne jamais. “Où êtes-vous ?” semblait avoir été prononcé sur une montagne, car ces mots furent répétés par un écho. À ce moment, une brise plus fraîche vint effleurer mon front. J’aurais pu croire que Jane et moi nous venions de nous rencontrer dans quelque lieu sauvage ; et je crois vraiment que nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu’à cette heure vous étiez plongée dans un sommeil dont vous n’aviez pas conscience ; peut-être votre âme quittait son enveloppe terrestre pour venir consoler la mienne car c’était votre voix ; je suis bien certain que c’était elle. »

C’était aussi le lundi, vers minuit, que moi j’avais reçu un avertissement mystérieux ; c’était bien là ce que j’avais répondu. J’écoutai le récit de M. Rochester, mais sans lui parler de ce qui m’était arrivé. Cette coïncidence me sembla trop inexplicable et trop solennelle pour la communiquer ou la discuter. Si j’en avais parlé à M. Rochester, je l’aurais profondément impressionné, et son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées, n’avait pas besoin d’être encore obscurci par un récit surnaturel. Je gardai donc ces choses ensevelies dans mon cœur et je les méditai.

« Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu’hier soir, lorsque je vous ai vue apparaître si subitement, j’aie eu peine à croire que vous n’étiez pas une vision, une voix qui s’éteindrait comme quelques jours auparavant le murmure de la nuit et l’écho de la montagne ; maintenant, je vois que vous n’êtes pas une vision, et je remercie Dieu du fond de mon cœur. »

Après m’avoir fait retirer de ses genoux, il se leva, découvrit respectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans regard et demeura dans une muette adoration. Je n’entendis que les derniers mots de sa prière :

« Je remercie mon Créateur, dit-il, de s’être souvenu de sa miséricorde à l’heure du châtiment, et je supplie humblement mon Sauveur de me donner les forces nécessaires pour mener à l’avenir une vie plus pure que par le passé. »

Il étendit la main pour me demander de le conduire ; je pris cette main chérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres ; puis je la passai autour de mon épaule : étant beaucoup plus petite que lui, je pouvais lui servir d’appui et de guide. Nous entrâmes dans le bois et nous retournâmes à la maison. 

 

 

Chapitre 38  

conclusion.

 

J’ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit ; lui, moi, le ministre et le clerc, étions seuls présents. Quand nous revînmes de l’église, j’entrai dans la cuisine, où Marie préparait le dîner, tandis que John nettoyait les couteaux.

« Marie, dis-je, j’ai été mariée ce matin à M. Rochester. »

La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de gens discrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer une nouvelle importante sans crainte d’avoir les oreilles percées par des exclamations aiguës, ni d’avoir à supporter un torrent de surprises. Marie leva les yeux et me regarda. Pendant quelques minutes elle tint suspendue en l’air la cuiller dont elle se servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, et John cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers son rôti, me dit simplement :

« En vérité, mademoiselle ? Eh bien, tant mieux, certainement. » Au bout de quelque temps elle ajouta : « Je vous ai bien vue sortir avec mon maître ; mais je ne savais pas que vous alliez à l’église pour vous marier. »

Et elle continua d’arroser son rôti.

Quand je me tournai vers John, je vis qu’il ouvrait la bouche si grande qu’elle menaçait d’aller rejoindre ses oreilles.

« J’avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais que M. Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son maître alors qu’il était encore cadet de famille ; c’est pourquoi il l’appelait souvent par son nom de baptême), je savais que M. Édouard le ferait, et j’étais persuadé qu’il n’attendrait pas longtemps ; je suis sûr qu’il a bien fait. »

En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant.

« Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m’a dit de vous donner ceci, à vous et à Marie. » Et je lui remis un billet de cinq livres.

Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en repassant devant la porte, j’entendis les mots suivants : « Elle lui conviendra mieux qu’une grande dame. « Puis : « Il y en a de plus jolies, mais elle est bonne et n’a pas de défauts. Du reste, il est facile de voir qu’elle lui semble bien belle. »

J’écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j’avais fait. Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma lettre. Diana et Marie m’approuvèrent entièrement. Diana m’annonça qu’elle viendrait me voir après la lune de miel.

« Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit M. Rochester, lorsque je lui lus la lettre ; car la lune de miel brillera sur toute notre vie, et ses rayons ne s’éteindront que sur votre tombe ou sur la mienne. »

Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle ; il ne répondit jamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion. Six mois après il m’écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans faire allusion à mon mariage. Sa lettre était calme et même amicale, bien que très sérieuse. Depuis ce temps notre correspondance, sans être très fréquente, fut régulière. Il espère que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur ne pourra pas me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans le monde et ne s’inquiètent que des choses de la terre.

Sans doute vous n’avez pas complètement oublié la petite Adèle ; quant à moi, je me souviens toujours d’elle. J’obtins bientôt de M. Rochester la permission d’aller la voir à sa pension. Je fus émue par la joie qu’elle témoigna en me revoyant. Elle me parut pâle et maigre, et elle me dit qu’elle n’était point heureuse. Je trouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop sévères pour un enfant de son âge. Je l’emmenai avec moi. Je voulais redevenir son institutrice ; mais je vis bientôt que c’était impossible : un autre demandait mon temps et mes soins ; mon mari en avait absolument besoin. Je cherchai une pension plus douce, et assez voisine pour que je pusse aller la voir souvent et la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu’elle ne manquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle s’habitua bientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit de rapides progrès dans ses études. En grandissant, l’éducation anglaise corrigea en grande partie les défauts de sa nature trop française. Quand elle quitta sa pension, je trouvai en elle une compagne agréable et complaisante ; elle était docile, d’un bon naturel, et avait d’excellents principes. Par ses soins reconnaissants pour moi et les miens, elle m’a bien récompensée des petites bontés que j’ai jamais pu avoir pour elle.

Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent mentionnés ici, et alors j’aurai fini. 

Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que c’est que de vivre entièrement avec et pour l’être que j’aime le plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne peuvent l’exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari autant qu’il est la mienne ; jamais aucune femme n’a été plus liée à son mari que moi ; jamais aucune n’a été plus la chair de sa chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la présence l’un de l’autre que nous ne sommes las des battements de nos cœurs ; nous sommes toujours ensemble, et c’est pour nous le moyen d’être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu’en société. Nous causons tout le jour, et c’est comme si nous méditions d’une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma confiance et j’ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent ; il en résulte un accord parfait.

M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de notre mariage : c’est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés, ce qui a rendu notre union si intime ; car j’étais sa vue comme je suis encore sa main droite. J’étais littéralement, ainsi qu’il me le disait souvent, la prunelle de ses yeux ; c’était par moi qu’il lisait la nature et les livres. Je n’étais jamais fatiguée de regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, les villes, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des paysages qui nous environnaient, et de remplacer par mes paroles ce que lui refusaient ses yeux. Je n’étais jamais fatiguée de lire pour lui, de le conduire où il désirait aller, de faire ce qu’il désirait faire ; et j’éprouvais une joie infinie à lui rendre ces tristes services parce qu’il me les demandait sans éprouver ni honte douloureuse ni poignante humiliation. Il m’aimait si sincèrement qu’il n’hésitait pas à avoir recours à moi. Je l’aimais si tendrement qu’en le servant je satisfaisais mon désir le plus doux.

Il y avait deux ans que nous étions mariés ; un matin que j’écrivais une lettre sous sa dictée, il s’approcha, se pencha vers moi et me dit :

« Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou ? »

J’avais une chaîne d’or ; je lui répondis que oui.

« Et avez-vous une robe d’un bleu pâle ? »

J’en avais une. Il m’apprit alors que depuis quelque temps il lui avait semblé voir s’éclaircir les ténèbres qui recouvraient l’un de ses yeux, et que maintenant il en était sûr.

Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et recouvra enfin la vue d’un de ses yeux. Il ne voit pas très bien : il ne peut ni lire ni écrire longtemps ; mais il peut se conduire. La terre n’est plus un chaos pour lui ; et quand son premier-né fut placé entre ses bras, il put voir que son fils avait hérité de ses yeux, de ses yeux d’autrefois, si grands, si brillants et si noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le cœur rempli d’émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans le châtiment.

Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d’autant plus que ceux que nous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes deux mariées ; chaque année elles viennent nous voir ou nous allons les voir. Le mari de Diana est un capitaine de marine ; c’est un galant officier et un excellent homme. Marie a épousé un ministre, ami de collége de son frère et digne de cette union par ses vertus et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M. Warthon aiment sincèrement leurs femmes et en sont aimés.

Quant à Saint-John, il quitta l’Angleterre pour aller aux Indes. Il entreprit la tâche qu’il s’était imposée et il la poursuit encore : jamais pionnier plus infatigable et plus résolu ne se lança au milieu des rochers et des périls ; il demeure ferme, fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie, zèle et foi ; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement. Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui encombrent la route du Seigneur. Il est peut-être austère, exigeant, ambitieux même ; mais son austérité est celle du guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui se tient en garde contre les tentations des impies, son exigence est celle de l’apôtre qui ne parle qu’au nom du Christ quand il dit : « Que celui qui veut être à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive. » Son ambition est l’aspiration d’une âme qui veut une place dans les premiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui se tiennent purs de toute souillure devant le trône de Dieu, partagent la dernière victoire avec l’Agneau sans tache, et sont appelés les élus et les fidèles.

Saint-John ne s’est pas marié ; il ne se mariera jamais. Jusqu’ici il a pu accomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin. Son glorieux soleil est près du déclin. La dernière lettre que j’ai reçue de lui m’a arraché des larmes humaines, mais a rempli mon cœur d’une joie divine : il pressentait sa récompense et apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que la prochaine fois ce sera une main étrangère qui m’écrira pour m’apprendre que le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans la joie du seigneur. Et pourquoi pleurer ?

La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la crainte de la mort. Aucun nuage ne s’appesantira sur son esprit ; son cœur sera intrépide, son espérance sûre, sa foi ferme ; ses propres paroles en sont un témoignage.

« Mon maître, dit-il, m’a averti ; chaque jour il m’annonce plus clairement ma délivrance. J’avance rapidement, et à chaque heure qui s’écoule, je réponds avec plus d’ardeur : « Amen ; Venez, Seigneur Jésus ! »

 

FIN

 

 

Publié le 13/12/2024 / 2 lectures
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