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Jane Eyre, de Charlotte Brontë
Chapitre 18

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Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l’activité régnait désormais dans le château ; quelle différence entre cette quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de solitude que j’avais passés dans ces murs ! On avait chassé les sombres pensées et oublié les tristes souvenirs ; partout et toujours il y avait de la vie et du mouvement ; on ne pouvait pas traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet. 

La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, étaient également animées ; et le salon ne restait silencieux et vide que lorsqu’un ciel bleu et un beau soleil de printemps invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur les terres de M. Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut remplacé par des pluies continuelles ; mais rien ne put détruire la gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu’offrait le château devinrent plus animés et plus variés.

Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu’il fallait chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu’ils pourraient inventer. On avait parlé de charades ; mais, dans mon ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à manger ; les lumières furent disposées différemment, et les chaises placées en cercle vis-à-vis de l’arche. Pendant que M. Rochester et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu’il y avait dans le château en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce ; les jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par les femmes de chambre ; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.

M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir celles qui feraient partie de sa charade.

« Mlle Ingram est certainement pour moi, » dit-il, après avoir nommé les deux demoiselles Eshton et Mme Dent.

Il se tourna vers moi ; je me trouvais près de lui au moment où il rattachait le bracelet de Mme Dent. « Voulez-vous jouer ? » me demanda-t-il. Je secouai la tête ; je craignais qu’il n’insistât, mais il n’en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à ma place ordinaire.

Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de la même charade que lui ; le reste de la compagnie, présidé par le colonel Dent, s’assit sur les chaises devant l’arche. M. Eshton m’ayant remarquée, demanda tout bas si l’on ne pourrait pas me faire une place ; mais lady Ingram répondit aussitôt :

« Non, elle a l’air trop stupide pour comprendre ce jeu. »

Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut tiré. Sous l’arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d’un long vêtement blanc ; un livre était ouvert sur une table placée devant lui ; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans le manteau de M. Rochester, et tenait un livre à la main. Quelqu’un d’invisible fit retentir joyeusement la cloche ; Adèle, qui avait demandé à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et répandit autour d’elle le contenu d’une corbeille de fleurs qu’elle portait dans ses bras ; alors apparut la belle Mlle Ingram, vêtue de blanc, enveloppée d’un long voile et le front orné d’une couronne de roses. M. Rochester marchait à côté d’elle, et tous deux s’approchèrent de la table ; ils s’agenouillèrent ; Mme Dent et Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de reconnaître la pantomime d’un mariage. Lorsque tout fut fini, le colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins, s’écria :

« Bride (mariée) ! »

M. Rochester s’inclina, et le rideau tomba.

Un temps assez long s’écoula avant qu’on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de nouveau, je m’aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus de soin que précédemment. Le salon, comme je l’ai déjà dit, était de deux marches plus élevé que la salle à manger ; on avait placé sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je reconnus pour l’avoir vu dans la serre, où il était ordinairement entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges ; vu sa taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portant un turban sur la tête, était assis à côté du bassin ; ses yeux noirs et son teint basané s’harmonisaient bien avec son costume ; on eût dit un émir de l’Orient ; puis je vis s’avancer Mlle Ingram ; elle aussi portait un costume oriental : une écharpe rouge était nouée autour de sa taille ; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes ; ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement posé sur sa tête ; son attitude, son teint, ses traits, toute sa personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du temps des patriarches ; et c’était bien là en effet ce qu’elle voulait représenter.

Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu’elle portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque l’homme couché se leva et s’approcha d’elle ; il sembla lui faire une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à boire ; alors l’étranger prit une cassette cachée sous ses vêtements, l’ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et des boucles d’oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son étonnement et son admiration ; l’étranger s’agenouilla près d’elle et mit la cassette à ses pieds ; mais les regards et les gestes de la belle israélite exprimèrent l’incrédulité et le ravissement ; cependant l’inconnu, s’avançant vers elle, attacha les bracelets à ses bras et les boucles à ses oreilles : C’étaient Eliézer et Rébecca ; les chameaux seuls manquaient au tableau.

M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau ; mais il paraît qu’ils ne purent pas s’entendre sur le mot, car le colonel demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa de nouveau le rideau.

Lorsqu’il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu’une partie du salon ; le reste était caché par des tentures sombres et grossières ; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on apercevait une table et une chaise de cuisine ; ces objets étaient éclairés par une faible lueur provenant d’une lanterne ; toutes les bougies avaient été éteintes.

Au milieu de cette triste scène était assis un homme ; ses mains jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à terre ; je reconnus M. Rochester, malgré sa figure grimée, ses vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait, séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés ; il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient enchaînées.

« Bridewell ! s’écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi le signal que la charade était finie.

Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils rentrèrent dans la salle à manger ; M. Rochester conduisait Mlle Ingram ; elle le complimentait sur la manière dont il avait joué.

« Savez-vous, dit-elle, que c’est dans votre dernier rôle que je vous préfère ? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous auriez fait un galant bandit.

— Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage ? demanda-t-il en se tournant vers elle.

— Oui, malheureusement, car il vous allait bien.

— Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins ?

— Oui, c’est ce que je préférerais après un bandit italien ; et ce dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d’Orient.

— Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme ; nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces témoins. »

Elle rougit et se mit à rire.

« Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c’est à votre tour. »

Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses compagnons s’assirent sur les sièges vides ; Mlle Ingram se mit à sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux acteurs ; désormais le lever du rideau n’avait plus aucun intérêt pour moi ; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes yeux, fixés de temps en temps sur l’arène, étaient toujours attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière dont les acteurs s’acquittèrent de leurs rôles ; mais j’entends encore la conversation qui suivait chaque tableau ; je vois M. Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram ; je la vois incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher son épaule et se balancer près de ses joues ; j’entends encore leurs murmures ; je me rappelle les regards qu’ils échangeaient, et je me souviens même de l’impression que produisit sur moi ce spectacle.

J’ai dit que j’aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas faire taire ce sentiment, uniquement parce que M. Rochester ne prenait plus garde à moi, parce qu’il pouvait passer des heures près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté, parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m’effleurer en passant, qui, lorsque son œil noir et impérieux s’arrêtait par hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d’un objet si indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l’aimer parce que je sentais qu’il épouserait bientôt cette jeune fille, parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son orgueilleuse sécurité, parce qu’enfin, à chaque heure, je découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui, bien qu’elle se fît rechercher plutôt qu’elle ne recherchait elle-même, était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans son orgueil.

Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir l’amour ; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme dans ma position et une jeune fille dans la position de Mlle Ingram. Non, je n’étais pas jalouse, ou du moins c’était très rare ; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance : Mlle Ingram était au-dessous de ma jalousie ; elle était trop inférieure pour l’exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité ; je veux dire ce que je dis : elle était brillante, mais non pas remarquable ; elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit était pauvre et son cœur sec. Aucune fleur sauvage ne s’était épanouie sur ce sol ; aucun fruit naturel n’y avait mûri ; elle n’était ni bonne ni originale ; elle répétait de belles phrases apprises dans des livres, mais elle n’avait jamais une opinion personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la sympathie ni la pitié ; il n’y avait en elle ni tendresse ni franchise ; sa nature se manifestait quelquefois par la manière dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle. Lorsque l’enfant s’approchait d’elle, elle la repoussait en lui donnant quelque nom injurieux ; d’autres fois, elle lui ordonnait de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et dureté. Je n’étais pas seule à étudier ces manifestations de son caractère : M. Rochester, l’époux futur, exerçait une incessante surveillance ; cette conscience claire et parfaite des défauts de sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard, étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.

Je voyais qu’il allait l’épouser pour des raisons de famille, ou peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses relations lui convenaient. Je sentais qu’il ne lui avait pas donné son amour, et qu’elle n’était pas propre à gagner jamais ce précieux trésor ; là était ma plus vive souffrance ; c’était là ce qui nourrissait constamment ma fièvre : elle ne pouvait pas lui plaire.

Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement épris d’elle, j’aurais voilé mon visage ; je me serais tournée du côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré s’entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée de force, de ferveur et d’amour, j’aurais eu à un moment une lutte douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un instant, mais victorieuse enfin, je l’aurais admirée ; j’aurais reconnu sa perfection et j’aurais été calme pour le reste de ma vie ; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner M. Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s’en douter, puisqu’elle croyait au contraire que chaque coup portait ; m’apercevoir qu’elle s’enorgueillissait de son succès, alors que cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui qu’elle voulait séduire ; être témoin de toutes ces choses, incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà ce que je ne pouvais supporter.

Chaque fois qu’elle manquait son but, je voyais si bien par quel moyen elle aurait pu réussir ! Chacune de ces flèches lancées contre M. Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds, je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu percer jusqu’au plus profond de ce cœur orgueilleux ; elles auraient pu amener l’amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette figure sardonique ; et, même sans aucune arme, Mlle Ingram eût pu remporter une silencieuse victoire. 

« Pourquoi n’a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peut l’approcher sans cesse ? Non, elle ne l’aime pas d’une véritable affection ; sans cela elle n’aurait pas besoin de ces continuels sourires, de ces incessants coups d’œil, de ces manières étudiées, de ces grâces multipliées : il me semble qu’il lui suffirait de s’asseoir tranquillement près de lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus directement à son cœur. J’ai vu sur les traits de M. Rochester une expression bien plus douce que celle qu’excitent chez lui les avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n’était pas provoquée par des manœuvres calculées : il suffisait d’accepter ses questions, d’y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace : alors il devenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre chaleur ; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu’ils seront mariés ? Je ne crois pas qu’elle le puisse ; et pourtant ce ne serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse avec lui. »

Rien de ce que j’ai dit jusqu’ici ne peut faire supposer que je blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention ; je ne croyais pas qu’il pût être influencé par de tels motifs dans le choix d’une femme : mais plus je considérais l’éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les blâmer d’agir d’après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dès leur enfance ; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et je comprenais qu’ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu’à sa place je n’aurais voulu prendre pour femme qu’une jeune fille aimée. « Mais les avantages d’une telle union, pensais-je, sont si évidents que tout le monde les verrait comme moi, s’il n’y avait pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre. »

Là, comme toujours, j’étais indulgente pour M. Rochester ; j’oubliais ses défauts que j’avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m’étais efforcée de voir tous les côtés de son caractère, d’examiner ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable ; mais je n’apercevais plus que le bon.

Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m’avait repoussée, la dureté qui m’avait révoltée, m’impressionnaient tout différemment : j’y trouvais une sorte d’âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblait préférable à la fadeur ; cette expression sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu’un observateur attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais qui disparaissait avant qu’on eût pu en mesurer l’étrange profondeur ; cette vague expression qui me faisait trembler comme si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à coup frémi sous mes pas ; cette expression que je contemplais quelquefois tranquille et le cœur gonflé, mais sans jamais sentir mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j’aspirais à la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me disais qu’un jour elle pourrait regarder dans l’abîme, en explorer les secrets, en analyser la nature.

Pendant que je ne pensais qu’à mon maître et à sa future épouse, que je ne voyais qu’eux, que je n’entendais que leurs discours, que je ne faisais attention qu’à leurs mouvements, les autres invités de M. Rochester étaient également occupés de leur intérêt et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l’un vers l’autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou horreur, selon le sujet de leur commérage ; la douce Mme Dent causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de temps en temps, ou m’adressaient une parole aimable. Sir George Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, la justice ou les affaires du comté ; lord Ingram babillait avec Amy Eshton ; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn, et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de l’autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel, suspendaient leur conversation pour observer les principaux acteurs : car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram, puisqu’elle était intimement liée à lui, étaient la vie et l’âme de toute la société ; si M. Rochester s’absentait une heure seulement, l’engourdissement s’emparait aussitôt de ses hôtes ; et lorsqu’il rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui reprenait sa vivacité.

Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où il fut appelé à Millcote pour ses affaires ; il ne devait revenir que tard.

Le temps était humide ; on s’était proposé d’aller voir un camp de Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay ; mais la pluie força d’abandonner ce projet ; plusieurs messieurs partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent tranquillement aux cartes ; Blanche Ingram, après avoir fatigué par son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient l’associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance sentimentale en s’accompagnant du piano ; puis elle alla chercher un roman, se jeta d’un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmer par une amusante fiction les heures de l’absence. Toute la maison était silencieuse ; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.

La nuit approchait ; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l’heure de s’habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s’écria :

« Voilà M. Rochester qui revient. »

Je me retournai ; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit de roues dans l’allée du château ; on vit avancer une chaise de poste.

« Pourquoi revient-il en voiture ? dit Mlle Ingram ; il est parti sur son cheval Mesrour, et Pilote l’accompagnait ; qu’a-t-il pu faire du chien ? »

En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière : dans son empressement, elle ne m’avait pas remarquée ; mais lorsqu’elle me vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de poste s’arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j’aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.

« Mon Dieu, que c’est irritant ! s’écria Mlle Ingram ; et vous, insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s’adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux renseignements ? »

Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j’étais cause de cette méprise.

On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit ; il salua lady Ingram, parce qu’elle lui parut la dame la plus âgée de la société.

« Il paraît que j’ai mal choisi mon moment, madame, dit-il ; mon ami M. Rochester est absent ; mais je viens d’un long voyage, et je compte assez sur notre ancienne amitié pour m’installer ici jusqu’à son retour. »

Ses manières étaient polies ; son accent avait quelque chose de tout particulier ; il ne me semblait ni étranger ni Anglais ; il pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n’avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coup d’œil ; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait ; ou plutôt il lui manquait ce qu’il faut pour plaire ; ses traits étaient réguliers, mais mous ; ses yeux grands et bien fendus, mais inanimés. Telle fut du moins l’impression qu’il me produisit.

La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu’après le dîner que je revis l’étranger ; ses manières n’étaient plus gênées, mais sa figure me plut moins encore qu’avant ; ses traits étaient à la fois immobiles et désordonnés ; ses yeux erraient sur tous les objets, sans même en avoir conscience ; son regard était étrange. Bien que sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait ; ce visage ovale manquait de puissance ; cette petite bouche vermeille, de fermeté ; il n’y avait rien de pensif dans ce front bas ; ces yeux bruns et troubles n’exprimaient jamais le commandement.

Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée ; il s’était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s’avançait de plus en plus vers la flamme, comme s’il avait froid. Je le comparai à M. Rochester ; il me semble qu’entre un jars bien lisse et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le dogue à la peau rude et à l’œil aiguisé, la différence ne doit pas être beaucoup plus grande.

Il avait parlé de M. Rochester comme d’un ancien ami ; curieuse amitié ! Preuve évidente de la vérité de l’ancien dicton : les extrêmes se touchent.

Deux ou trois messieurs l’entouraient, et j’entendais de temps en temps des fragments de leur conversation ; d’abord je ne pus pas bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises près de moi, m’empêchaient de tout entendre ; elles aussi parlaient de l’étranger ; toutes les deux le trouvaient très beau ; Louisa prétendait que c’était une charmante créature et qu’elle l’adorait ; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite bouche, qui lui semblaient d’une beauté idéale.

« Comme son front est doux ! s’écria Louisa ; son visage n’a aucune de ces irrégularités que je déteste tant ; quelle tranquillité dans son œil et dans son sourire ! »

À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l’autre bout de la chambre pour leur parler de l’excursion projetée à la commune de Hay.

Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé près du feu ; j’appris que le nouveau venu s’appelait M. Mason, qu’il venait de débarquer en Angleterre, et qu’il arrivait d’un pays chaud ; je m’expliquai alors la couleur de sa figure, son empressement à s’approcher du feu, et je compris pourquoi il portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston, villes espagnoles, m’indiquèrent qu’il avait résidé aux Indes Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j’appris que c’était là qu’il avait vu M. Rochester pour la première fois, et il dit que son ami n’aimait pas les brûlantes chaleurs, les ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par Mme Fairfax que M. Rochester avait voyagé, mais je croyais qu’il s’était borné à visiter l’Europe. Jusque-là, pas un mot n’avait pu me faire supposer qu’il eût erré sur des rives éloignées.

Je réfléchissais, lorsqu’un incident tout à fait inattendu vint rompre ma rêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu’on ouvrait une porte, demanda d’autre charbon pour mettre dans le feu, qui avait cessé de flamber, bien qu’un amas de cendres rouges répandît encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir apporté le charbon, s’arrêta près de Mme Eshton, et lui dit quelque chose à voix basse ; je n’entendis que ces mots : « Une vieille femme très ennuyeuse. »

« Dites-lui qu’on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, répondit le magistrat.

— Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, Eshton ; nous pouvons nous en servir ; consultons d’abord les dames. » Et il continua à haute voix : « Mesdames, vous vouliez aller visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay ; Sam vient de nous dire qu’une de ces vieilles sorcières est dans la salle des domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la bonne aventure ; désirez-vous la voir ?

— Certainement, colonel, s’écria lady Ingram, vous n’encouragerez pas une si grossière imposture ; renvoyez cette femme d’une façon ou d’une autre.

— Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres domestiques non plus ; dans ce moment-ci Mme Fairfax l’engage à se retirer, mais elle s’est assise au coin de la cheminée, et dit que rien ne l’en fera sortir jusqu’au moment où on l’aura présentée ici.

— Et que veut-elle ? demanda Mme Eshton.

— Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu’elle y réussirait.

— Comment est-elle ? demandèrent les demoiselles Eshton.

— Oh ! horriblement laide, mesdemoiselles ; presque aussi noire que la suie.

— C’est une vraie sorcière alors, s’écria Frédéric Lynn ; qu’on la fasse entrer ! 

— Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre ce plaisir.

— Mes chers enfants, y pensez-vous ? s’écria lady Lynn.

— Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.

— En vérité, ma mère ? et pourtant il le faudra, s’écria la voix impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la musique ; je suis curieuse d’entendre ma bonne aventure. Sam, faites entrer cette femme.

— Ma Blanche chérie ! songez…

— Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu’on m’obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam.

— Oui, oui, oui, s’écrièrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ; faites-la entrer, cela nous amusera. »

Le domestique hésita encore un instant.

« Elle a l’air d’une femme si grossière ! dit-il.

— Allez, » s’écria Mlle Ingram ; et Sam partit.

Aussitôt l’animation se répandit dans le salon ; un feu roulant de railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam rentra.

« Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il ; elle prétend que ce n’est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l’un après l’autre.

— Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus exigeante ; soyez raisonnable, mon bel ange.

— Menez-la dans la bibliothèque, s’écria impérieusement le bel ange. Ce n’est pas ma mission non plus de l’entendre devant un vil troupeau. Je veux l’avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la bibliothèque ?

— Oui, madame ; mais elle a l’air si intraitable !

— Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi. »

Sam sortit, et le mystère, l’animation, l’attente, s’emparèrent de nouveau des esprits.

« Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et désire savoir quelle est la première personne qu’elle va voir.

— Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d’œil sur cette sorcière avant de laisser les dames s’entretenir avec elle, s’écria le colonel Dent ; dites-lui, Sam, que c’est un monsieur qui va venir. » 

Sam sortit et rentra bientôt.

« Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs ; ils n’ont que faire de se déranger. » Puis il ajouta en réprimant avec peine un sourire : « Elle ne veut s’entretenir qu’avec les femmes jeunes et pas mariées.

— Par Dieu, elle a du goût, » s’écria Henri Lynn.

Mlle Ingram se leva avec solennité.

« J’irai la première, dit-elle d’un ton tragique.

— Oh ! ma chérie, réfléchissez ! » s’écria sa mère.

Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l’entendîmes entrer dans la bibliothèque.

Il s’ensuivit un silence relatif ; lady Ingram pensa que c’était le cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence ; Marie déclara que, quant à elle, elle n’oserait jamais s’aventurer ; Amy et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées.

Le temps parut long ; un quart d’heure s’écoula sans qu’on entendît ouvrir la porte de la bibliothèque ; enfin, Mlle Ingram revint par la salle à manger.

Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie ? Tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces regards par un coup d’œil froid ; elle n’était ni gaie ni agitée ; elle s’avança majestueusement vers sa place, et s’assit en silence.

« Eh bien ! Blanche ? dit lord Ingram.

— Que vous a-t-elle dit, ma sœur ? demanda Marie.

— Que pensez-vous d’elle ? Est-elle une vraie diseuse de bonne aventure ? s’écrièrent les demoiselles Eshton.

— Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m’accablez pas ainsi de questions ! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont facilement excitées : par l’importance que vous attachez tous, ma mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison quelque savant génie, ami du diable. J’ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie ; elle m’a dit ce que disent toujours ces gens-là ; mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en prison demain, comme il l’en a menacée. »

Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette manière coupa court à toute conversation. Je l’examinai une demi-heure environ ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page de son livre ; son visage s’obscurcissait, devenait de plus en plus mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement elle n’avait pas été charmée de ce qu’on lui avait dit ; son silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son indifférence affectée, qu’elle attachait une grande importance aux révélations qui venaient de lui être faites.

Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu’elles n’oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir la sorcière ; une négociation fut ouverte par le moyen de l’ambassadeur Sam. Il y eut tant d’allées et venues que le malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble.

Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram : on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris ; au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout agitées.

« Ce n’est pas grand-chose de bon, s’écrièrent-elles toutes ensemble ; elle nous a dit tant de choses ! elle sait tout ce qui nous concerne ! »

En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges que les jeunes gens s’étaient empressés de leur apporter.

On leur demanda de s’expliquer plus clairement ; elles déclarèrent que la sorcière leur avait répété ce qu’elles avaient fait et dit lorsqu’elles étaient enfants, qu’elle leur avait parlé des livres et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des souvenirs que leur avaient donnés leurs amis ; elles affirmèrent aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu’elle avait murmuré à l’oreille de chacune la chose qu’elle désirait le plus et le nom de la personne qu’elle aimait le mieux au monde.

Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur les deux derniers points : mais les jeunes filles ne purent que rougir, balbutier et sourire ; les mères présentèrent des éventails à leurs filles, et répétèrent encore qu’on avait eu tort de ne pas suivre leurs conseils ; les vieux messieurs riaient, et les jeunes gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées.

Au milieu de ce tumulte et pendant que j’étais absorbée par la scène qui se passait devant moi, quelqu’un me toucha le coude ; je me retournai et je vis Sam.

« La sorcière dit qu’il y a dans la chambre une jeune fille à laquelle elle n’a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas partir avant de l’avoir vue. J’ai pensé que ce devait être vous, car il n’y a personne autre ; que dois-je lui dire ?

— Oh ! j’irai ! » répondis-je.

J’étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui venait d’être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois tremblantes jeunes filles.

« Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans la salle, dans le cas où elle vous ferait peur ; vous n’auriez qu’à m’appeler et je viendrais tout de suite.

— Non, Sam, retournez à la cuisine ; je n’ai pas peur le moins du monde. »

C’était vrai, je n’avais pas peur ; mais tout cela m’intéressait et excitait ma curiosité.

 

Publié le 13/12/2024 / 2 lectures
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