Le mois accordé par M. Rochester était écoulé ; on pouvait compter les heures qui restaient : il n’y avait plus moyen de reculer le jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n’avais plus rien à faire ; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le long du mur de ma petite chambre ; le lendemain elles devaient rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane Rochester que je ne connaissais pas. Il n’y avait plus qu’à clouer les adresses sur les malles.
M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de carton : « Mme Rochester, hôtel de… à Londres » ; mais je n’avais pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester ! elle n’existait pas et elle ne naîtrait pas d’ici au lendemain matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses lui appartenaient. C’était bien assez que, dans le petit cabinet de toilette, des vêtements qu’on disait être à elle eussent remplacé ma robe de Lowood et mon chapeau de paille ; car certainement cette robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau, n’étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme une lueur fantastique dans l’obscurité de ma chambre. « Restez seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges ! Je suis fiévreuse ! j’entends le vent siffler, et je vais descendre pour me rafraîchir à son souffle. »
Je n’étais pas agitée seulement par l’activité des préparatifs et par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi avancée ; mais il y avait une troisième cause plus forte que les autres.
Mon cœur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse ; il m’était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre ; seule, j’en avais connaissance. L’événement avait eu lieu la nuit précédente. Ce jour-là, M. Rochester s’était absenté de la maison et n’était point encore revenu ; des affaires l’avaient appelé dans une de ses terres, éloignée d’une trentaine de milles, et il fallait qu’il s’en occupât lui-même avant de quitter l’Angleterre. J’attendais son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la solution de cette énigme qui m’inquiétait. Lecteurs, attendez avec moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai mon secret.
Je me dirigeai du côté du verger, afin d’y trouver un abri contre le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il semblait augmenter ses mugissements ; les arbres pliaient tous du même côté, sans jamais se tordre en différents sens ; ils relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers le nord. Les nuages couraient rapides et épais d’un pôle à l’autre ; et, dans cette journée de juillet, on n’avait pas vu un coin de ciel bleu.
J’éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d’air qui mugissait dans l’espace. Après avoir descendu l’allée de lauriers, je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et flétri ; le tronc fendu bâillait comme un fantôme ; les deux côtés de l’arbre n’étaient pas complètement séparés l’un de l’autre, la base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore ; mais la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le prochain orage ne devait pas laisser l’arbre debout ; mais, pour le moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout : c’était une ruine, mais une ruine entière.
« Vous faites bien de vous tenir serrés l’un contre l’autre, dis-je, comme si le fantôme eût pu m’entendre ; vous êtes brisés et déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en vous, à cause de l’union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne reverdiront plus ; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches pour chanter et faire leurs nids ; le temps de l’amour et du plaisir est passé ; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au jour de sa ruine. »
À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait ; son disque était d’un rouge sang et à moitié voilé par les nuages ; elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir dans Thornfield ; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains, on entendit des gémissements mélancoliques : c’était si triste que je m’éloignai en courant.
J’errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le gazon était couvert ; je m’amusai à séparer celles qui étaient mûres, et je les portai dans l’office, puis je remontai dans la bibliothèque pour m’assurer si le feu était allumé : car, bien qu’on fût en été, je savais que, par cette triste soirée, M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était allumé depuis quelque temps, et brûlait activement ; je plaçai le fauteuil de M. Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la table à côté ; je baissai les rideaux, et je fis apporter des bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j’eus achevé ces préparatifs, j’étais plus agitée que jamais ; je ne pouvais ni rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la chambre et l’horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en même temps.
« Comme il est tard ! me dis-je ; je m’en vais aller devant les portes du parc ; la lune brille par moments ; on voit assez loin sur la route ; peut-être arrive-t-il maintenant ; en allant à sa rencontre, j’éviterai quelques moments d’attente. »
Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte ; mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était tranquille et solitaire ; excepté lorsqu’un nuage venait obscurcir la lune, le chemin n’offrait aux regards qu’une ligne longue, pâle et sans animation.
Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et d’impatience ; honteuse, je l’essuyai rapidement. J’errai encore quelque temps : la lune avait entièrement disparu derrière des nuages épais ; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie augmentait.
« Je voudrais le voir venir ! je voudrais le voir venir ! m’écriai-je, saisie d’un accès de mélancolie. J’espérais qu’il arriverait avant le thé ; voilà la nuit. Qu’est-ce qui peut le retarder ? Lui est-il arrivé quelque accident ? »
L’événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon esprit ; j’y vis l’annonce d’un malheur. J’avais peur que mes espérances ne fussent trop belles pour se réaliser ; j’avais été si heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin.
« Eh bien ! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison ; je ne pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais dehors par ce mauvais temps. J’aime mieux avoir les membres fatigués que le cœur triste ; je m’en vais aller à sa rencontre. »
Je sortis ; j’allai vite, mais pas loin. Je n’avais pas fait un quart de mille que j’entendis le pas d’un cheval ; un cavalier arriva au grand galop ; un chien courait à ses côtés. Plus de tristes pressentiments ; c’était lui ! il arrivait monté sur Mesrour et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s’était dégagée des nuages et brillait dans le ciel ; il prit son chapeau et le remua au-dessus de sa tête ; je courus à sa rencontre.
« Ah ! s’écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c’est évident ; mettez le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez. »
J’obéis, la joie me rendit agile ; je sautai devant lui ; je reçus un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans son exaltation, il s’écria :
« Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à une heure semblable ? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ?
— Non ; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par cette pluie et ce vent.
— Du vent et de la pluie, en vérité ? Vous êtes mouillée comme une nymphe des eaux ; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous le demande encore, n’y a-t-il rien ?
— Non, monsieur, rien maintenant ; je ne suis plus ni effrayée ni malheureuse.
— Alors vous l’avez été ?
— Un peu ; je vous raconterais cela plus tard, monsieur ; mais je suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.
— Je rirai de bon cœur, lorsque la matinée de demain sera passée ; jusque-là je n’ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu’une anguille, aussi épineuse qu’un buisson de roses ; partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë ; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n’est-ce pas, Jane ?
— J’avais besoin de vous ; mais ne vous félicitez pas trop tôt. Nous voici arrivés à Thornfield ; laissez-moi descendre. »
Il me déposa à terre ; John vint prendre le cheval, et M. Rochester me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j’allais monter l’escalier, il m’arrêta et me fit promettre de ne pas être lente : je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis ; il était à souper.
« Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S’il plaît à Dieu, après ce repas vous n’en prendrez plus qu’un à Thornfield, d’ici à longtemps du moins. »
Je m’assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.
« C’est à cause de votre voyage de demain, Jane ; la pensée que vous allez voir Londres vous ôte l’appétit.
— Ce projet n’est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir ; tout dans la vie me semble manquer de réalité.
— Excepté moi ; je suis bien chair et os, touchez-moi.
— Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme ; vous êtes un véritable rêve. »
Il étendit sa main en riant.
« Cela est-il un rêve ? » dit-il en la posant sur mes yeux.
Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.
« Oui, lorsque je la touche, c’est un rêve, dis-je en l’éloignant de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper ?
— Oui, Jane. »
Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls de nouveau, j’attisai le feu et je m’assis sur une chaise basse aux pieds de mon maître.
« Il est près de minuit, dis-je.
— Oui ; mais rappelez-vous, Jane, que vous m’avez promis de veiller avec moi la nuit qui précéderait mon mariage.
— Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou deux ; je n’ai point envie d’aller me coucher.
— Tous vos préparatifs sont-ils finis ?
— Tous, monsieur.
— Les miens aussi ; j’ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield demain matin, une demi-heure après notre retour de l’église.
— Très bien, monsieur.
— En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane ; comme vos joues se sont colorées et comme vos yeux brillent ! Êtes-vous bien portante ?
— Je le crois.
— Vous le croyez ! Mais qu’y a-t-il donc ? dites-moi ce que vous éprouvez.
— Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce que j’éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours ; qui sait ce qu’amènera la prochaine ?
— C’est de la mélancolie, Jane ; vous avez été trop excitée ou trop fatiguée.
— Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux ?
— Calme, non, mais heureux jusqu’au fond du cœur. »
Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage ; je remarquai sur sa figure une expression ardente.
« Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il ; soulagez votre esprit du poids qui l’opprime en le partageant avec moi ; que craignez-vous ? Avez-vous peur de ne pas trouver en moi un bon mari ?
— Aucune pensée n’est plus éloignée de mon esprit.
— Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer, la vie qui va commencer pour vous ?
— Non.
— Jane, vous m’intriguez ; votre regard et votre voix annoncent une douloureuse audace qui m’étonne et m’attriste ; j’ai besoin d’une explication.
— Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n’étiez pas à la maison.
— Non, je le sais ; et il y a quelques instants vous avez parlé d’une chose qui avait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n’est rien d’important, mais enfin cela vous a troublée ; racontez-le moi. Peut-être Mme Fairfax vous a-t-elle dit quelque chose, ou peut-être avez-vous entendu une conversation des domestiques ; et votre dignité trop délicate aura été blessée.
— Non, monsieur. »
Minuit sonnait ; j’attendis que le timbre eût cessé son bruit argentin et l’horloge ses sonores vibrations, puis je continuai :
« Hier, toute la journée, j’ai été très occupée et très heureuse au milieu de cette incessante activité ; car je n’ai aucune crainte en entrant dans cette vie nouvelle, comme vous semblez le croire : c’est au contraire une grande joie pour moi d’avoir l’espérance de vivre avec vous, parce que je vous aime. Non, monsieur, ne me faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parler sans m’interrompre. Hier j’avais foi en la Providence et je croyais que tout travaillait à notre bonheur ; la journée avait été belle, si vous vous le rappelez, l’air était si doux que je ne pouvais rien craindre pour vous. Le soir je me promenai quelques instants devant la maison en pensant à vous ; je vous voyais en imagination tout près de moi, et votre présence me manquait à peine. Je pensais à l’existence qui allait commencer pour moi, je pensais à la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de même que la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits ruisseaux est aussi plus vaste et plus agitée que l’eau basse d’un détroit resserré entre les terres. Je me demandais pourquoi les philosophes appelaient ce monde un triste désert ; pour moi, il me semblait rempli de fleurs. Lorsque le soleil se coucha, l’air devint froid et le ciel se couvrit de nuages ; je rentrai. Sophie m’appela pour regarder ma robe de mariée qu’on venait d’apporter, et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile, que dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de Londres ; je suppose que, comme j’avais refusé les bijoux, vous aviez voulu me forcer à accepter quelque chose d’aussi précieux. Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous taquinerais sur votre goût aristocratique et vos efforts à déguiser votre fiancée plébéienne sous les vêtements de la fille d’un pair ; je cherchais comment je m’y prendrais pour venir vous montrer le voile de blonde brodée que j’avais moi-même préparé pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si ce n’était pas suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari ni fortune, ni beauté, ni relations ; je voyais d’avance votre regard, j’entendais votre impétueuse réponse républicaine ; je vous entendais déclarer avec dédain que vous ne désiriez pas augmenter vos richesses ou obtenir un rang plus élevé en épousant soit une bourse, soit un nom.
— Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière ! s’écria M. Rochester. Mais qu’avez-vous trouvé dans le voile, sinon des broderies ? Recouvrait-il une épée ou du poison, que votre regard devient si lugubre ?
— Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne recouvraient rien, sinon l’orgueil des Rochester ; mais je suis habituée à ce démon, et il ne m’effraye plus. Cependant, à mesure que l’obscurité approchait, le vent augmentait ; hier soir il ne soufflait pas avec violence comme aujourd’hui, mais il faisait entendre un gémissement triste et bien plus lugubre : j’aurais voulu que vous fussiez à la maison. J’entrai ici, la vue de cette chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça. Quelque temps après, j’allai me coucher, mais je ne pus pas dormir : j’étais agitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre ; le vent qui s’élevait toujours semblait chercher à voiler quelque son douloureux. D’abord je ne pus pas me rendre compte si ces sons venaient de la maison ou du dehors ; ils se renouvelaient sans cesse, aussi douloureux et aussi vagues ; enfin je pensai que ce devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fus heureuse lorsque le bruit cessa ; mais cette nuit sombre et triste me poursuivit dans mes rêves ; tout en dormant, je continuais à désirer votre présence, et j’éprouvais vaguement le sentiment pénible qu’une barrière nous séparait. Pendant le commencement de mon sommeil, je croyais suivre les sinuosités d’un chemin inconnu ; une obscurité complète m’environnait ; la pluie mouillait mes vêtements. Je portais un tout petit enfant, trop jeune et trop faible pour marcher ; il frissonnait dans mes bras glacés et pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur la route beaucoup en avant, et je m’efforçais de vous rejoindre ; je faisais efforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier de vous arrêter : mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles expiraient sur mes lèvres, et, pendant ce temps, je sentais que vous vous éloigniez de plus en plus.
— Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant que je suis près de vous, nerveuse enfant ! Oubliez des malheurs fictifs, pour ne penser qu’au bonheur véritable. Vous dites que vous m’aimez, Jane, je ne l’oublierai pas, et vous ne pouvez plus le nier ; ces mots-là n’ont pas expiré sur vos lèvres, je les ai bien entendus ; ils étaient clairs et doux, peut-être trop solennels, mais doux comme une musique. Vous m’avez dit : “Il est beau pour moi d’avoir l’espérance de vivre avec vous, Édouard, parce que je vous aime.” M’aimez-vous, Jane ? répétez-le encore.
— Oh ! oui, monsieur, je vous aime de tout mon cœur.
— Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c’est étrange, ce que vous venez de dire m’a fait mal. Je pense que c’est parce que vous l’avez dit avec une énergie si profonde et si religieuse, parce que dans le regard que vous avez fixé sur moi il y avait une foi, une fidélité et un dévouement si sublimes, que j’ai cru voir un esprit près de moi et que j’en ai été ébloui. Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder ; lancez-moi un de vos sourires malins et provocants ; dites-moi que vous me détestez, taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne m’agitez pas ; j’aime mieux être irrité qu’attristé.
— Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j’aurai achevé mon récit ; mais écoutez-moi jusqu’au bout.
— Je croyais, Jane, que vous m’aviez tout dit, et que votre tristesse avait été causée par un rêve. »
Je secouai la tête.
« Quoi ! s’écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose ? mais je ne veux pas croire que ce soit rien d’important ; je vous avertis d’avance de mon incrédulité. Continuez. »
Son air inquiet, l’impatience craintive que je remarquais dans ses manières, me surprirent ; néanmoins, je poursuivis.
« Je fis un autre rêve, monsieur ; Thornfield n’était plus qu’une ruine déserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux hiboux ; de toute la belle façade, il ne restait qu’un mur très élevé, mais mince et qui semblait fragile ; par un clair de lune, je me promenais sur l’herbe qui avait poussé à la place du château détruit ; je heurtais tantôt le marbre d’une cheminée, tantôt un fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portais toujours le petit enfant inconnu ; je ne pouvais le déposer nulle part, malgré la fatigue que je ressentais dans les bras ; bien que son poids empêchât ma marche, il fallait le garder. J’entendais sur la route le galop d’un cheval ; j’étais persuadée que c’était vous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour bien des années. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse et imprudente, désirant vous apercevoir une dernière fois : les pierres roulèrent sous mes pieds ; les branches de lierre auxquelles je m’étais accrochée se brisèrent ; l’enfant effrayé me prit par le cou et faillit m’étrangler. Enfin, j’arrivai au haut du mur ; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche ; à chaque instant vous paraissiez plus petit ; le vent soufflait si fort que je ne pouvais pas me tenir. Je m’assis sur le mur et j’apaisai l’enfant sur mon sein. Je vous vis tourner un angle de la route, je me penchai pour vous voir encore ; le mur éboula un peu ; je fus effrayée, l’enfant glissa de mes genoux, je perdis l’équilibre, je tombai et je m’éveillai.
— Maintenant, Jane, est-ce tout ?
— C’est toute la préface, monsieur ; l’histoire va venir. Lorsque je m’éveillai, un rayon passa devant mes yeux. “Oh ! voilà le jour qui commence,” pensai-je ; mais je m’étais trompée : c’était la lumière d’une chandelle. Je supposai que Sophie était entrée ; il y avait une bougie sur la table de toilette, et la porte du petit cabinet où, avant de me coucher, j’avais suspendu ma robe de mariée et mon voile, était ouverte. J’entendis du bruit ; je demandai aussitôt : “Sophie, que faites-vous là ?” Personne ne répondit ; mais quelqu’un sortit du cabinet, prit la chandelle et examina les vêtements suspendus au portemanteau. “Sophie, Sophie !” m’écriai-je de nouveau, et tout demeura silencieux. Je m’étais levée sur mon lit, et je me penchais en avant ; je fus d’abord étonnée, puis tout à fait égarée. Mon sang se glaça dans mes veines. Monsieur Rochester, ce n’était ni Sophie, ni Leah, ni Mme Fairfax ; ce n’était même pas, j’en suis bien sûre, cette étrange femme que vous avez ici, Grace Poole.
— Il fallait bien que ce fût l’une d’elles, interrompit mon maître.
— Non, monsieur, je vous assure que non ; jamais je n’avais vu dans l’enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La taille, les contours, tout était nouveau pour moi.
— Faites-moi son portrait, Jane.
— Elle m’a paru grande et forte ; ses cheveux noirs et épais pendaient sur son dos. Je ne sais quel vêtement elle portait : il était blanc et droit ; mais je ne puis vous dire si c’était une robe, un drap, ou un linceul.
— Avez-vous vu sa figure ?
— Pas dans le premier moment ; mais bientôt elle décrocha mon voile, le souleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête, se tourna vers une glace ; alors je vis parfaitement son visage et ses traits dans le miroir.
— Et comment étaient-ils ?
— Ils me parurent effrayants ; oh ! monsieur, jamais je n’ai vu une figure semblable : son visage était sauvage et flétri ; je voudrais pouvoir oublier ces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite et ces traits noirs et gonflés.
— Les fantômes sont généralement pâles, Jane.
— Celui-là, monsieur, était d’une couleur pourpre ; il avait les lèvres noires et enflées, le front sillonné, les sourcils foncés et placés beaucoup au-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous que je vous dise qui ce fantôme m’a rappelé ?
— Oui, Jane.
— Eh bien ! il m’a rappelé le spectre allemand qu’on nomme vampire.
— Eh bien ! que fit-il ?
— Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en deux, le jeta à terre et le foula aux pieds.
— Après ?
— Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors ; peut-être vit-il le jour poindre, car il prit la chandelle et se dirigea vers la porte ; mais le fantôme s’arrêta devant mon lit, ses yeux flamboyants se fixèrent sur moi. Il approcha sa lumière tout près de ma figure et l’éteignit sous mes yeux ; je sentis que son terrible visage était tout près du mien, et je perdis connaissance ; pour la seconde fois de ma vie seulement, je m’évanouis de peur.
— Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens ?
— Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai ; je me baignai la tête dans l’eau ; je bus ; je me sentais faible, mais nullement malade, et je résolus de ne raconter mon aventure qu’à vous seul. Maintenant, monsieur, dites-moi quelle était cette femme.
— Une création de votre cerveau exalté, c’est certain ; il faut que je prenne grand soin de vous, mon trésor : des nerfs comme les vôtres demandent des ménagements.
— Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n’ont rien à faire là dedans ; la vision est réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu.
— Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi ? Le château de Thornfield est-il en ruine ? Suis-je séparé de vous par d’insurmontables obstacles ? Est-ce que je vous quitte sans une larme, sans un baiser, sans une parole ?
— Pas encore.
— Suis-je sur le point de le faire ? Le jour qui doit nous lier à jamais est déjà commencé, et, quand nous serons unis, je vous assure que vous n’aurez plus de ces terreurs d’esprit.
— Des terreurs d’esprit, monsieur ! Je voudrais pouvoir croire qu’il en est ainsi ; je le souhaite plus que jamais, puisque vous-même ne pouvez pas m’expliquer ce mystère.
— Et puisque je ne le puis pas, Jane, c’est que la vision n’a pas été réelle.
— Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j’ai regardé tous les objets qui me sont familiers et dont l’aspect était si joyeux à la lumière du jour, j’aperçus la preuve évidente de ce qui s’était passé : mon voile était jeté à terre et déchiré en deux morceaux. »
Je sentis M. Rochester tressaillir ; il m’entoura rapidement de ses bras.
« Dieu soit loué, s’écria-t-il, que le voile seul ait été touché, puisqu’un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière ! Oh ! quand je pense à ce qui aurait pu arriver !… »
Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il continua gaiement :
« Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci : cette vision est moitié rêve, moitié réalité ; je ne doute pas qu’une femme ne soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être Grace Poole ; vous-même l’appeliez autrefois une créature étrange, et, d’après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer ainsi. Que m’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle fait à Mason ? Plongée dans un demi-sommeil, vous l’avez vue entrer et vous avez remarqué ce qu’elle faisait : mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous l’avez vue telle qu’elle n’est pas. La figure enflée, les cheveux dénoués, la taille d’une prodigieuse grandeur, tout cela n’est qu’une invention de votre imagination, une suite de vos cauchemars : le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne d’elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans ma maison. Lorsqu’il y aura un an et un jour que nous serons mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien ! Jane, êtes-vous satisfaite ? Acceptez-vous mon explication ? »
Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je n’étais pas satisfaite ; mais, pour plaire à M. Rochester, je m’efforçai de le paraître : certainement j’étais soulagée. Je lui répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée depuis longtemps, je me préparai à le quitter.
« Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des enfants ? me demanda-t-il en allumant sa bougie.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d’Adèle ; couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que l’événement que vous m’avez raconté eût excité vos nerfs. Je préfère que vous ne couchiez pas seule ; promettez-moi d’aller dans la chambre d’Adèle.
— J’en serai même très contente, monsieur.
— Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à Sophie de vous éveiller de bonne heure ; car il faut que vous soyez habillée et que vous ayez déjeuné avant huit heures. Et maintenant, plus de sombres pensées ; chassez les tristes souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le vent est tombé ? ce n’est plus qu’un petit murmure ; la pluie a cessé de battre contre les fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une belle nuit. »
Il disait vrai : la moitié du ciel était entièrement pure ; le vent d’ouest soufflait, et les nuages fuyaient vers l’est en longues colonnes argentées ; la lune brillait paisiblement.
« Eh bien ! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment se porte ma petite Jane, maintenant ?
— La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également.
— Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais vos songes vous montreront un amour heureux et une union bénie. »
La prédiction ne fut qu’à moitié accomplie : je ne fis pas de rêves douloureux, mais je n’eus pas non plus de songes joyeux ; car je ne dormis pas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai le sommeil de l’enfance, si tranquille, si innocent, si peu troublé par les passions, et j’attendis ainsi le jour ; tout ce que j’avais de vie s’agitait en moi. Aussitôt que le soleil se leva, je sortis de mon lit. Je me rappelle qu’Adèle se serra contre moi au moment où je la quittai ; je l’embrassai et je dégageai mon cou de sa petite main ; je me mis à pleurer, émue par une étrange émotion, et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes sanglots son repos doux et profond. Elle semblait être l’emblème de ma vie passée, et celui au-devant duquel j’allais bientôt me rendre, le type redouté, mais adoré, de ma vie future et inconnue.