Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vous avez devant les yeux une des chambres de l’auberge de George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d’un papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes les auberges ; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d’une lampe suspendue au plafond et d’un excellent feu, près duquel je me suis assise en manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l’humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d’octobre. J’avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l’horloge de Millcote venait de sonner huit heures.
Lecteurs, quoique j’aie l’air fort bien installée, je n’ai pas l’esprit très tranquille ; je pensais que quelqu’un serait là pour m’attendre à l’arrivée de la diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la personne chargée de m’attendre. J’espérais entendre prononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à Thornfield ; mais je n’aperçus rien de semblable, et quand je demandai au garçon si l’on n’était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre et d’attendre, malgré mes craintes et mes doutes.
Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine d’atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons de retourner au lieu qu’elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l’orgueil ranime son courage. Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je me décidai à sonner.
« Y a-t-il près d’ici un endroit appelé Thornfield ? demandai-je au garçon qui répondit à mon appel.
— Thornfield ? je ne sais pas, madame, mais je vais m’en informer. »
Il sortit, mais rentra bientôt après.
« Êtes-vous mademoiselle Eyre ? dit-il.
— Oui.
— Eh bien, il y a quelqu’un ici qui vous attend. »
Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de l’auberge, et à la lueur d’un réverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.
« C’est là votre bagage ? dit brusquement l’homme qui m’attendait, en indiquant ma malle.
— Oui. »
Il la plaça dans l’espèce de charrette qui devait nous conduire ; je montai ensuite, et, avant qu’il refermât la portière, je lui demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.
« À six milles environ.
— Combien mettrons-nous de temps pour y arriver ?
— À peu près une heure et demie. »
Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, et j’eus le temps de réfléchir. J’étais heureuse d’être enfin si près d’atteindre mon but, et, m’adossant dans la voiture, confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.
« Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n’est pas une personne aimant à briller ; tant mieux. Une seule fois dans ma vie j’ai vécu chez des gens riches, et j’y ai été malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m’entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse ! En entrant à Lowood j’avais pris cette résolution, et elle m’a porté bonheur ; mais, chez Mme Reed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin ? »
J’ouvris la fenêtre et je regardai : Millcote était derrière nous. À en juger d’après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plus importante que Lowton ; il me sembla que nous étions dans une espèce de commune ; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout le district. Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais moins pittoresque ; plus animé, mais moins romantique.
Le chemin était difficile et la nuit obscure ; le cocher laissait son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.
Enfin il se tourna sur son siège et me dit :
« Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant. »
Je regardai de nouveau ; nous passions devant une église ; j’aperçus ses petites tours courtes et larges, et j’entendis l’horloge sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d’une colline une file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait briller des lumières derrière les rideaux d’une fenêtre cintrée ; tout le reste était dans l’obscurité. La voiture s’arrêta devant la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante ; je descendis et j’entrai dans la maison.
« Par ici, madame, » me dit la bonne ; et elle me fit traverser une pièce carrée, tout entourée de portes d’une grande élévation. Elle m’introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée par le feu et par les bougies, m’éblouit un moment à cause de l’obscurité où j’étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je fus à même de voir ce qui m’entourait, un agréable tableau se présenta à mes yeux.
J’étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table ronde ; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu’on puisse imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe de soie noire et un tablier de mousseline blanche : c’était bien ainsi que je m’étais figuré Mme Fairfax ; seulement je lui avais donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le beau idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice. Il n’y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe qui vous embarrasse. Au moment où j’entrai, la vieille dame se leva et vint avec empressement au-devant de moi.
« Comment vous portez-vous, ma chère ? me dit-elle ; j’ai peur que vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route ; John conduit si lentement ! Mais vous devez avoir froid ? approchez-vous donc du feu.
— Madame Fairfax, je suppose ? dis-je.
— Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie. »
Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon chapeau ; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras.
« Oh ! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle ; mais vos mains sont presque gelées par le froid. Leah, ajouta-t-elle, faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs : voilà les clefs de l’office. »
Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna à la servante.
« Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez apporté votre malle avec vous, n’est-ce pas, ma chère ?
— Oui, madame.
— Je vais la faire porter dans votre chambre, » dit-elle.
Et elle sortit.
« Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m’attendais bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens froids et roides ; mais ne nous félicitons pas trop vite. »
Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres qui s’y trouvaient, et m’offrit de quoi me rafraîchir. J’étais confuse en me voyant l’objet des soins les plus attentifs que j’eusse jamais reçus, et ces soins m’étaient donnés par un supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu’elle fît rien d’extraordinaire, je pensai qu’il valait mieux recevoir tranquillement ses politesses.
« Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir ? demandai-je, lorsque j’eus pris ce qu’elle m’offrait.
— Que dites-vous, ma chère ? je suis un peu sourde, » répondit la bonne dame en approchant son oreille de ma bouche.
Je répétai ma question plus distinctement.
« Mlle Fairfax ? Oh ! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom de votre future élève.
— En vérité ? Elle n’est donc point votre fille ?
— Non, je n’ai pas de famille. »
J’allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens ; mais je me rappelai qu’il n’était pas poli de faire trop de questions, et d’ailleurs, j’étais sûre de l’apprendre tôt ou tard.
« Je suis si contente, me dit-elle en s’asseyant vis-à-vis de moi et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que vous soyez arrivée ! Ce sera charmant d’avoir une compagne. Certainement on est toujours bien ici ; Thornfield est un vieux château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans le plus beau quartier d’une ville, quand on est seule. Je dis seule ; Leah est sans doute une gentille petite fille ; John et sa femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, et on ne peut pas les traiter en égaux ; il faut les tenir à une certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L’hiver dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent ; l’hiver dernier, il n’est venu personne ici, excepté le boucher et le facteur, depuis le mois de novembre jusqu’au mois de février. J’étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne l’amusait pas beaucoup ; elle trouvait cette tâche trop assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil et les longs jours apportent tant de changement ; puis, au commencement de l’automne, la petite Adèle Varens est venue avec sa nourrice ; un enfant met de la vie dans une maison, et maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie. »
Mon cœur se réchauffa en entendant parler ainsi l’excellente dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne ; puis je lui exprimai mon désir d’être pour elle une compagne aussi agréable qu’elle l’avait espéré.
« Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle : il est tout à l’heure minuit ; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être fatiguée ; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer votre chambre. J’ai fait préparer pour vous la chambre qui se trouve à côté de la mienne ; elle est petite, mais j’ai pensé que vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles sont si tristes et si isolées ! moi-même je n’y couche jamais. »
Je la remerciai de son choix, et, comme j’étais vraiment fatiguée de mon voyage, je me montrai très-empressée de me retirer. Elle prit la bougie et m’emmena. Elle alla d’abord voir si la porte de la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se dirigea vers l’escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne, la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor qui conduisait aux chambres, avait plutôt l’air d’appartenir à une église qu’à une maison. L’escalier et le corridor étaient froids comme une cave, on s’y sentait seul et abandonné ; de sorte qu’en entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et meublée en style moderne.
Lorsque Mme Fairfax m’eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma porte et je regardai tout autour de moi. Bientôt l’impression produite par cette grande salle vide, ce spacieux escalier et ce long et froid corridor, fut effacée devant l’aspect plus vivant de ma petite chambre. Je me rappelai qu’après une journée de fatigues pour mon corps et d’anxiétés pour mon esprit, j’étais enfin en sûreté. Le cœur gonflé de reconnaissance, je m’agenouillai devant mon lit et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait donné, puis je lui demandai de me rendre digne de la bonté qu’on me témoignait si généreusement avant même que je l’eusse méritée. Enfin je le suppliai de m’accorder son aide pour la tâche que j’allais avoir à accomplir. Cette nuit-là, ma couche n’eut point d’épines et ma chambre n’éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, je m’endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il faisait grand jour.
Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant à travers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un tapis étendu sur le parquet et un mur recouvert d’un joli papier ! Je ne pus m’empêcher de comparer cette chambre à celle de Lowood avec ses simples planches et ses murs noircis. Les choses extérieures impressionnent vivement dans la jeunesse. Aussi me figurai-je qu’une nouvelle vie allait commencer pour moi ; une vie qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussi ses joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce changement de scène et ce champ nouveau ouvert à l’espérance : je ne puis pas au juste dire ce que j’attendais ; mais c’était quelque chose d’heureux qui ne devait peut-être pas arriver tout de suite ni dans un mois, mais dans un temps à venir que je ne pouvais indiquer.
Je me levai et je m’habillai avec soin ; obligée d’être simple, car je ne possédais rien de luxueux, j’étais portée par ma nature à aimer une extrême propreté. Je n’avais pas l’habitude de dédaigner l’apparence et de ne pas songer à l’impression que je ferais ; au contraire, j’avais toujours désiré paraître aussi bien que possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de beauté. Quelquefois j’avais regretté de ne pas être plus jolie ; quelquefois j’avais souhaité des joues roses, un nez droit, une petite bouche bien fraîche ; j’avais souhaité d’être grande, bien faite. Je sentais qu’il était triste d’être si petite, si pâle, d’avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces aspirations et ces regrets ? Il serait difficile de le dire ; je ne pouvais pas moi-même m’en rendre bien compte et pourtant j’avais une raison, une raison positive et naturelle.
Cependant, lorsque j’eus bien lissé mes cheveux, pris un col propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au moins le mérite d’être bien faite, je pensai que j’étais digne de paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne s’éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de toilette, je sortis de ma chambre.
Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis le glissant escalier de chêne. J’arrivai à la grande salle, où je m’arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui ornaient les murs (l’un d’eux représentait un affreux vieillard en cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et l’horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d’un noir d’ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais il faut dire que je n’étais pas accoutumée à la grandeur. La porte vitrée était ouverte, j’en profitai pour sortir. C’était une belle matinée d’automne ; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets jaunis et sur les champs encore verts. J’avançai de quelques pas vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages. Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse ; elle ressemblait plutôt au manoir d’un gentleman qu’au château d’un noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de vieux arbres noueux d’une taille gigantesque ; de là venait probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires pour faire de Thornfield une espèce d’ermitage dont on n’aurait pas soupçonné l’existence si près d’une ville telle que Millcote. Sur le versant d’une des collines était étagé un petit hameau dont les toits se mêlaient aux arbres. L’église du district était plus près de Thornfield que le hameau ; le haut de sa vieille tour perçait entre la maison et les portes, au-dessus d’un monticule.
Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais ; j’écoutais le croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la salle et je pensais combien cette maison était grande pour une seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut à la porte.
« Quoi ! déjà dehors ? dit-elle ; je vois que vous êtes matinale. »
Je m’avançai vers elle ; elle m’embrassa et me tendit la main.
« Thornfield vous plaît-il ? » me demanda-t-elle.
Je lui répondis qu’il me plaisait infiniment.
« Oui, dit-elle, c’est un joli endroit ; mais il perdra beaucoup si M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons exigent la présence du propriétaire.
— M. Rochester ! m’écriai-je ; qui est-ce ?
— Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement ; ne saviez-vous pas qu’il s’appelait Rochester ?
— Certes, non, je ne le savais pas ; je n’avais jamais entendu parler de lui. »
Mais la bonne dame semblait croire que l’existence de M. Rochester était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir conscience.
« Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.
— À moi ! Dieu vous bénisse, mon enfant ; quelle idée ! à moi ! je ne suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au second degré de mon mari ; mais je n’ai jamais cherché à tirer parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux ; je me considère comme une simple femme de charge ; mon maître est toujours très poli pour moi ; je ne demande rien de plus.
— Et la petite fille, mon élève ?
— Est la pupille de M. Rochester. Il m’a chargée de lui trouver une gouvernante. Il a l’intention, je crois, de la faire élever dans le comté de… La voilà qui vient avec sa bonne, car c’est le nom qu’elle donne à sa nourrice. »
Ainsi l’énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et bonne n’était pas une grande dame, mais une personne dépendante comme moi. Je ne l’en aimais pas moins ; au contraire, j’étais plus contente que jamais. L’égalité entre elle et moi était réelle, et non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma position ne devait s’en trouver que plus libre.
Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. Je regardai mon élève, qui d’abord ne sembla pas me remarquer : c’était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son cou.
« Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous quelque jour une femme bien savante. »
Elle approcha.
« C’est là ma gouvernante ? » dit-elle en français à sa nourrice, qui lui répondit : « Mais oui, certainement.
— Sont-elles étrangères ? demandai-je, étonnée de les entendre parler français.
— La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent ; elle ne l’avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y a six mois environ. Lorsqu’elle est arrivée, elle ne savait pas un mot d’anglais ; maintenant elle commence à le parler un peu ; mais je ne la comprends pas, parce qu’elle confond les deux langues. Quant à vous, je suis persuadée que vous l’entendrez très bien. »
Heureusement que j’avais eu une maîtresse française, et comme j’avais toujours cherché à parler le plus possible avec Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j’avais appris tous les jours un peu de français par cœur, en m’efforçant d’imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse, j’étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour être sûre de me tirer d’affaire avec Mlle Adèle. Elle s’avança vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu’on lui eut dit que j’étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d’abord brièvement ; mais lorsque nous fûmes à table, et qu’elle eut fixé pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle commença tout à coup son bavardage.
« Ah ! s’écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et Sophie aussi le pourra ; elle va être bien contente, personne ne la comprend ici ; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice ; elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait une cheminée qui fumait, qui fumait ! J’étais malade, et Sophie et M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une jolie pièce qu’on appelait le salon. Sophie et moi nous avions deux petits lits dans une autre chambre ; je suis presque tombée du mien ; il était comme un banc. Ah ! mademoiselle, comment vous appelez-vous ?
— Eyre, Jane Eyre.
— Aire ! Bah ! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s’arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et toutes couvertes de fumée ; elle ne ressemblait pas du tout à la jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre ; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu’on appelle un hôtel ; nous y sommes restés près d’une semaine. Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplie d’arbres qu’on appelait le Parc. Il y avait beaucoup d’autres enfants et un grand étang couvert d’oiseaux que je nourrissais avec des miettes de pain.
— Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite ? » demanda Mme Fairfax.
Je la comprenais parfaitement, car j’avais été habituée au bavardage de Mme Pierrot.
« Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelques questions sur ses parents ; je désirerais savoir si elle se les rappelle.
— Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cette jolie ville dont vous m’avez parlé ?
— J’ai longtemps demeuré avec maman ; mais elle est partie pour la Virginie. Maman m’apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers ; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisait chanter. J’aimais cela. Voulez-vous m’entendre chanter ? »
Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux ; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d’opéra. Il s’agissait d’une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l’orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches ; car elle a pris la résolution d’aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.
Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant ; mais je supposai que l’originalité consistait justement à faire entendre des accents d’amour et de jalousie sortis des lèvres d’un enfant. C’était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.
Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit :
« Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers. »
Choisissant une attitude, elle commença : « La ligue des rats, fable de La Fontaine. » Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu’elle avait été enseignée avec soin.
« Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable ? demandai-je.
— Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit : “Qu’avez-vous donc ? lui dit un de ces rats, parlez !” elle me faisait lever la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je danse devant vous ?
— Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la Virginie, avec qui êtes-vous donc restée ?
— Avec Mme Frédéric et son mari ; elle a pris soin de moi, mais elle ne m’est pas parente. Je crois qu’elle est pauvre, car, elle n’a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n’y suis pas restée longtemps. M. Rochester m’a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre avec lui, et j’ai répondu que oui, parce que j’avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu’il avait toujours été bon pour moi, m’avait donné de belles robes et de beaux joujoux ; mais il n’a pas tenu sa promesse, car, après m’avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais. »
Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la bibliothèque, qui, d’après les ordres de M. Rochester, devait servir de salle d’étude. La plupart des livres étaient sous clef ; une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et des voyages. Il avait supposé que c’était là tout ce que pourrait désirer une gouvernante pour son usage particulier ; du reste, je me trouvais amplement satisfaite pour le présent ; et, en comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j’avais là une riche moisson d’amusement et d’instruction. J’aperçus en outre un piano tout neuf et d’une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.
Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendre attentive. Elle n’avait pas été habituée à des occupations régulières, et je pensai qu’il serait irréfléchi de l’enfermer trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu’il était midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu’à l’heure du dîner.
Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons, Mme Fairfax m’appela.
« Votre classe du matin est achevée, je suppose, » me dit-elle.
La voix venait d’une chambre dont la porte était ouverte. J’entrai en l’entendant s’adresser à moi. J’aperçus alors une pièce magnifique, ornée d’un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges ; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d’une aristocratique demeure ; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.
« Quelle belle pièce ! m’écriai-je en regardant autour de moi ; je n’en ai jamais vu de moitié si imposante.
— C’est la salle à manger ; je viens d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d’air et de soleil ; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités ! le salon là-bas a l’odeur d’une cave. »
Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d’un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l’arche, et je regardai devant moi. J’aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c’était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir ; l’un et l’autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d’un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges ; d’étincelants vases de Bohême, d’un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.
« Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax ! m’écriai-je ; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.
— Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues ; quand il arrive, il n’aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d’une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.
— M. Rochester est-il exigeant et tyrannique ?
— Pas précisément ; mais il a les goûts et les habitudes d’un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.
— L’aimez-vous ? est-il généralement aimé ?
— Oh ! oui ; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.
— Mais vous personnellement, l’aimez-vous ? Est-il aimé pour lui-même ?
— Je n’ai aucune raison pour ne pas l’aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral ; mais il n’est jamais resté longtemps au milieu d’eux.
— N’a-t-il rien de remarquable ? En un mot, quel est son caractère ?
— Oh ! son caractère est irréprochable, à ce qu’il me semble ; il est peut-être un peu étrange ; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu’il est fort savant ; mais je n’ai jamais causé longtemps avec lui.
— En quoi est-il étrange ?
— Je ne sais pas ; ce n’est pas facile à expliquer ; rien de bien frappant ; mais on le sent dans ce qu’il dit ; on ne peut jamais être sûr s’il parle sérieusement ou en riant, s’il est content ou non ; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins ; mais n’importe, c’est un très bon maître. »
Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu’on puisse étudier un caractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à cette classe ; mes questions l’embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus ; elle ne cherchait pas plus avant, et s’étonnait certainement de mon désir de le connaître davantage.
Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j’admirai l’élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et belles ; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres et basses, étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles des premiers étages n’avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, et la lumière imparfaite d’une petite fenêtre permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez à l’arche des Hébreux ; des chaises vénérables à dossiers sombres et élevés, d’autres sièges plus vieux encore et où l’on retrouvait cependant les traces à demi effacées d’une broderie faite par des mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l’aspect d’une demeure du passé, d’un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour, j’aimais le silence et l’obscurité de ces retraites ; mais je n’enviais pas pour le repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés d’immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons de la lune !
« Les domestiques dorment-ils dans ces chambres ? demandai-je.
— Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de la maison ; personne ne dort ici. S’il y avait des revenants à Thornfield, il semble qu’ils choisiraient ces chambres pour les hanter.
— Je le crois. Vous n’avez donc pas de revenants ?
— Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.
— Même dans vos traditions ?
— Je ne crois pas ; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôt violents que tranquilles ; c’est peut-être pour cela que maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.
— Oui ; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je. Mais où donc allez-vous, madame Fairfax ? demandai-je.
— Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu’on a d’en haut ? »
Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J’étais de niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alors j’aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison ; le champ aussi grand qu’un parc ; le bois triste et épais séparé en deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu’il était plus vert que les arbres avec leur feuillage ; l’église, les portes, la route, les tranquilles collines ; toute la nature semblait se reposer sous le soleil d’un jour d’automne. À l’horizon, un beau ciel d’azur marbré de taches blanches comme des perles. Rien dans cette scène n’était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j’eus peine à descendre l’échelle. Les mansardes me semblaient si sombres, comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces vertes collines dont le château était le centre, à toute cette scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de contempler avec bonheur !
Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et je me mis à descendre le sombre petit escalier. J’errai quelque temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et obscur, n’ayant qu’une seule fenêtre pour l’éclairer. En voyant ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.
Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes oreilles ; c’était un rire étrange, clair, et n’indiquant nullement la joie. Je m’arrêtai ; le bruit cessa quelques instants, puis recommença plus fort : car le premier éclat, bien que distinct, avait été très faible ; cette fois c’était un accès bruyant qui semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires, quoiqu’il ne partît certainement que d’une seule, dont j’aurais pu montrer la porte sans me tromper.
« Madame Fairfax, m’écriai-je, car à ce moment elle descendait l’escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire ? d’où peut-il venir ?
— C’est probablement une des servantes, répondit-elle ; peut-être Grace Poole.
— L’avez-vous entendue ? demandai-je de nouveau.
— Oui ; et je l’entends bien souvent ; elle coud dans l’une de ces chambres. Quelquefois Leah est avec elle ; quand elles sont ensemble, elles font souvent du bruit. »
Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.
« Grace ! » s’écria Mme Fairfax.
Je ne m’attendais pas à voir apparaître quelqu’un, car ce rire était tragique et surnaturel ; jamais je n’en ai entendu de semblable. Heureusement qu’il était midi, qu’aucune des circonstances indispensables à l’apparition des revenants n’avait accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l’heure ne pouvaient exciter la crainte ; sans cela une terreur superstitieuse se serait emparée de moi. Cependant l’événement me prouva que j’étais folle d’avoir été même étonnée.
Je vis s’ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en sortit. C’était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et dure.
« Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax ; rappelez-vous les ordres que vous avez reçus. »
Grace salua silencieusement et rentra.
« C’est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, continua la veuve. Elle n’est certes pas irréprochable, mais enfin elle fait bien son ouvrage. À propos, qu’avez-vous fait de votre jeune élève, ce matin ? »
La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d’en bas. Adèle vint au-devant de nous en nous criant :
« Mesdames, vous êtes servies. » Puis elle ajouta : « J’ai bien faim, moi ! »
Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de Mme Fairfax.