J’ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit ; lui, moi, le ministre et le clerc, étions seuls présents. Quand nous revînmes de l’église, j’entrai dans la cuisine, où Marie préparait le dîner, tandis que John nettoyait les couteaux.
« Marie, dis-je, j’ai été mariée ce matin à M. Rochester. »
La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de gens discrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer une nouvelle importante sans crainte d’avoir les oreilles percées par des exclamations aiguës, ni d’avoir à supporter un torrent de surprises. Marie leva les yeux et me regarda. Pendant quelques minutes elle tint suspendue en l’air la cuiller dont elle se servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, et John cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers son rôti, me dit simplement :
« En vérité, mademoiselle ? Eh bien, tant mieux, certainement. » Au bout de quelque temps elle ajouta : « Je vous ai bien vue sortir avec mon maître ; mais je ne savais pas que vous alliez à l’église pour vous marier. »
Et elle continua d’arroser son rôti.
Quand je me tournai vers John, je vis qu’il ouvrait la bouche si grande qu’elle menaçait d’aller rejoindre ses oreilles.
« J’avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais que M. Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son maître alors qu’il était encore cadet de famille ; c’est pourquoi il l’appelait souvent par son nom de baptême), je savais que M. Édouard le ferait, et j’étais persuadé qu’il n’attendrait pas longtemps ; je suis sûr qu’il a bien fait. »
En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant.
« Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m’a dit de vous donner ceci, à vous et à Marie. » Et je lui remis un billet de cinq livres.
Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en repassant devant la porte, j’entendis les mots suivants : « Elle lui conviendra mieux qu’une grande dame. « Puis : « Il y en a de plus jolies, mais elle est bonne et n’a pas de défauts. Du reste, il est facile de voir qu’elle lui semble bien belle. »
J’écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j’avais fait. Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma lettre. Diana et Marie m’approuvèrent entièrement. Diana m’annonça qu’elle viendrait me voir après la lune de miel.
« Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit M. Rochester, lorsque je lui lus la lettre ; car la lune de miel brillera sur toute notre vie, et ses rayons ne s’éteindront que sur votre tombe ou sur la mienne. »
Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle ; il ne répondit jamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion. Six mois après il m’écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans faire allusion à mon mariage. Sa lettre était calme et même amicale, bien que très sérieuse. Depuis ce temps notre correspondance, sans être très fréquente, fut régulière. Il espère que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur ne pourra pas me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans le monde et ne s’inquiètent que des choses de la terre.
Sans doute vous n’avez pas complètement oublié la petite Adèle ; quant à moi, je me souviens toujours d’elle. J’obtins bientôt de M. Rochester la permission d’aller la voir à sa pension. Je fus émue par la joie qu’elle témoigna en me revoyant. Elle me parut pâle et maigre, et elle me dit qu’elle n’était point heureuse. Je trouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop sévères pour un enfant de son âge. Je l’emmenai avec moi. Je voulais redevenir son institutrice ; mais je vis bientôt que c’était impossible : un autre demandait mon temps et mes soins ; mon mari en avait absolument besoin. Je cherchai une pension plus douce, et assez voisine pour que je pusse aller la voir souvent et la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu’elle ne manquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle s’habitua bientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit de rapides progrès dans ses études. En grandissant, l’éducation anglaise corrigea en grande partie les défauts de sa nature trop française. Quand elle quitta sa pension, je trouvai en elle une compagne agréable et complaisante ; elle était docile, d’un bon naturel, et avait d’excellents principes. Par ses soins reconnaissants pour moi et les miens, elle m’a bien récompensée des petites bontés que j’ai jamais pu avoir pour elle.
Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent mentionnés ici, et alors j’aurai fini.
Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que c’est que de vivre entièrement avec et pour l’être que j’aime le plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne peuvent l’exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari autant qu’il est la mienne ; jamais aucune femme n’a été plus liée à son mari que moi ; jamais aucune n’a été plus la chair de sa chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la présence l’un de l’autre que nous ne sommes las des battements de nos cœurs ; nous sommes toujours ensemble, et c’est pour nous le moyen d’être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu’en société. Nous causons tout le jour, et c’est comme si nous méditions d’une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma confiance et j’ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent ; il en résulte un accord parfait.
M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de notre mariage : c’est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés, ce qui a rendu notre union si intime ; car j’étais sa vue comme je suis encore sa main droite. J’étais littéralement, ainsi qu’il me le disait souvent, la prunelle de ses yeux ; c’était par moi qu’il lisait la nature et les livres. Je n’étais jamais fatiguée de regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, les villes, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des paysages qui nous environnaient, et de remplacer par mes paroles ce que lui refusaient ses yeux. Je n’étais jamais fatiguée de lire pour lui, de le conduire où il désirait aller, de faire ce qu’il désirait faire ; et j’éprouvais une joie infinie à lui rendre ces tristes services parce qu’il me les demandait sans éprouver ni honte douloureuse ni poignante humiliation. Il m’aimait si sincèrement qu’il n’hésitait pas à avoir recours à moi. Je l’aimais si tendrement qu’en le servant je satisfaisais mon désir le plus doux.
Il y avait deux ans que nous étions mariés ; un matin que j’écrivais une lettre sous sa dictée, il s’approcha, se pencha vers moi et me dit :
« Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou ? »
J’avais une chaîne d’or ; je lui répondis que oui.
« Et avez-vous une robe d’un bleu pâle ? »
J’en avais une. Il m’apprit alors que depuis quelque temps il lui avait semblé voir s’éclaircir les ténèbres qui recouvraient l’un de ses yeux, et que maintenant il en était sûr.
Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et recouvra enfin la vue d’un de ses yeux. Il ne voit pas très bien : il ne peut ni lire ni écrire longtemps ; mais il peut se conduire. La terre n’est plus un chaos pour lui ; et quand son premier-né fut placé entre ses bras, il put voir que son fils avait hérité de ses yeux, de ses yeux d’autrefois, si grands, si brillants et si noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le cœur rempli d’émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans le châtiment.
Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d’autant plus que ceux que nous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes deux mariées ; chaque année elles viennent nous voir ou nous allons les voir. Le mari de Diana est un capitaine de marine ; c’est un galant officier et un excellent homme. Marie a épousé un ministre, ami de collége de son frère et digne de cette union par ses vertus et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M. Warthon aiment sincèrement leurs femmes et en sont aimés.
Quant à Saint-John, il quitta l’Angleterre pour aller aux Indes. Il entreprit la tâche qu’il s’était imposée et il la poursuit encore : jamais pionnier plus infatigable et plus résolu ne se lança au milieu des rochers et des périls ; il demeure ferme, fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie, zèle et foi ; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement. Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui encombrent la route du Seigneur. Il est peut-être austère, exigeant, ambitieux même ; mais son austérité est celle du guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui se tient en garde contre les tentations des impies, son exigence est celle de l’apôtre qui ne parle qu’au nom du Christ quand il dit : « Que celui qui veut être à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive. » Son ambition est l’aspiration d’une âme qui veut une place dans les premiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui se tiennent purs de toute souillure devant le trône de Dieu, partagent la dernière victoire avec l’Agneau sans tache, et sont appelés les élus et les fidèles.
Saint-John ne s’est pas marié ; il ne se mariera jamais. Jusqu’ici il a pu accomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin. Son glorieux soleil est près du déclin. La dernière lettre que j’ai reçue de lui m’a arraché des larmes humaines, mais a rempli mon cœur d’une joie divine : il pressentait sa récompense et apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que la prochaine fois ce sera une main étrangère qui m’écrira pour m’apprendre que le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans la joie du seigneur. Et pourquoi pleurer ?
La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la crainte de la mort. Aucun nuage ne s’appesantira sur son esprit ; son cœur sera intrépide, son espérance sûre, sa foi ferme ; ses propres paroles en sont un témoignage.
« Mon maître, dit-il, m’a averti ; chaque jour il m’annonce plus clairement ma délivrance. J’avance rapidement, et à chaque heure qui s’écoule, je réponds avec plus d’ardeur : « Amen ; Venez, Seigneur Jésus ! »
FIN