D’après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne heure et se leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses affaires ; son agent et quelques-uns de ses fermiers étaient arrivés et attendaient le moment de lui parler.
Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce qu’elle devait servir pour les réceptions d’affaires. On fit du feu dans une autre chambre ; j’y portai nos livres et je l’arrangeai en salle d’étude. À partir de ce jour, le château changea d’aspect : il ne fut plus silencieux comme une église ; toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la sonnette ou traverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au-dessous de nous ; depuis que Thornfield avait un maître, il n’était plus si étranger au monde extérieur. Quant à moi, j’en étais contente.
Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle ; elle ne pouvait pas s’appliquer. Elle sortait continuellement de la chambre pour regarder par-dessus la rampe si elle ne pouvait pas apercevoir M. Rochester. Elle trouvait toujours des prétextes pour descendre ; elle désirait probablement entrer dans la bibliothèque, où l’on n’avait nul besoin d’elle ; lorsque je me fâchais et que je la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler de son ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu’elle l’appelait (c’était la première fois que j’entendais tous ses prénoms) ; elle se demandait quel cadeau il pouvait lui avoir apporté. Il paraît que, le soir précédent, M. Rochester lui avait annoncé une petite boîte dont le contenu l’intéresserait beaucoup et qui devait arriver de Millcote en même temps que les bagages.
« Et cela doit signifier, dit-elle, qu’il y aura dedans un cadeau pour moi, et peut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester m’a parlé de vous ; il m’a demandé le nom de ma gouvernante et si elle n’était pas une personne assez mince et un peu pâle. J’ai dit que oui, car c’est vrai ; n’est-ce pas, mademoiselle ? »
Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de Mme Fairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l’après-midi dans la salle d’étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres et son ouvrage et de descendre ; car, d’après le silence qui régnait en bas, et n’entendant plus sonner à la porte, je jugeai que M. Rochester devait être libre. Restée seule, je me dirigeai vers la fenêtre ; mais il n’y avait rien à voir. Le crépuscule et les flocons de neige obscurcissaient l’air et cachaient même les arbustes de la pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au coin du feu.
Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de semblable à un tableau que j’avais vu autrefois, et qui représentait le château de Heidelberg, sur les bords du Rhin. Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque enflammée, et empêcha mon esprit de se laisser aller aux accablantes pensées qui commençaient déjà à s’emparer de lui dans la solitude.
« M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève voulussiez bien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si occupé tout le jour, qu’il n’a pas encore pu demander à vous voir.
— À quelle heure prend-il le thé ? demandai-je.
— Oh !… à six heures. Il avance l’heure de ses repas à la campagne ; mais vous feriez mieux de changer de robe maintenant ; je vais aller vous aider. Tenez, prenez cette lumière.
— Est-il nécessaire de changer de robe ?
— Oui, cela vaut mieux ; je m’habille toujours le soir quand M. Rochester est là. »
Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse ; néanmoins je regagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma robe de laine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma plus belle, et du reste la seule de rechange que j’eusse, excepté une robe gris clair, que, dans mes idées de toilette prises à Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce n’est dans les grandes occasions.
« Il vous faut une broche, » me dit Mme Fairfax.
Je n’avais pour tout ornement qu’une petite perle, dernier souvenir de Mlle Temple. Je la mis et nous descendîmes.
Avec le peu d’habitude que j’avais de voir des étrangers, c’était une épreuve pour moi que d’être ainsi appelée en présence de M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s’avancer la première, et je marchai dans son ombre, lorsque nous traversâmes la salle à manger. Après avoir passé devant l’arche, dont le rideau était baissé pour le moment, nous arrivâmes dans un élégant boudoir.
Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la cheminée. Pilote se chauffait, à demi étendu, à la flamme d’un feu superbe ; Adèle était agenouillée à côté de lui. Sur un lit de repos, et le pied appuyé sur un coussin, paraissait M. Rochester ; il regardait Adèle et le chien ; le feu lui arrivait en plein visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais, son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale de ses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau ; ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer une nature emportée ; sa bouche et son menton étaient durs. Maintenant qu’il n’était plus enveloppé d’un manteau, je pus voir que la carrure de son corps s’harmonisait avec celle de son visage. C’était un beau corps d’athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, mais dépourvu de grandeur et de grâce.
M. Rochester devait s’être aperçu de mon entrée et de celle de Mme Fairfax ; mais il paraît qu’il n’était pas d’humeur à la remarquer, car notre approche ne lui fit même pas lever la tête.
« Voilà Mlle Eyre, » dit tranquillement Mme Fairfax.
Il s’inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l’enfant.
« Que Mlle Eyre s’asseye, » dit-il. Son salut roide et contraint, son ton impatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter : « Que diable cela me fait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs ? pour le moment, je ne suis pas disposé à causer avec elle. »
Je m’assis sans embarras. Une réception d’une exquise politesse m’aurait sans doute rendue très confuse. Je n’aurais pas pu y répondre avec la moindre élégance ou la moindre grâce, mais cette brutalité fantasque ne m’imposait aucune obligation, au contraire, en acceptant cette boutade, j’avais l’avantage. D’ailleurs, l’excentricité du procédé était piquante, et je désirais en connaître la suite.
M. Rochester continua de ressembler à une statue, c’est-à-dire qu’il ne parla ni ne bougea. Mme Fairfax pensa qu’il fallait au moins que quelqu’un fût aimable ; elle commença à parler avec douceur comme toujours, mais comme toujours aussi avec vulgarité : elle le plaignit de la masse d’affaires qu’il avait eues tout le jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnée sa foulure ; puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tant que le mal durerait.
« Madame, je voudrais avoir du thé, » fut la seule réponse qu’elle obtint.
Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à arranger les tasses et les cuillers avec une attentive célérité. Adèle et moi, nous nous approchâmes de la table, mais le maître ne quitta pas son lit de repos.
« Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester ? me dit Mme Fairfax. Adèle pourrait la renverser. »
Je fis ce qu’elle me demandait. Lorsqu’il prit la tasse de mes mains, Adèle, pensant le moment favorable pour faire une demande en ma faveur, s’écria :
« N’est-ce pas, monsieur, qu’il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans votre petit coffre ?
— Qui parle de cadeau ? dit-il d’un air refrogné ; vous attendiez-vous à un présent, mademoiselle Eyre ? Aimez-vous les présents ? »
Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres, irrités et perçants.
« Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience ; un cadeau passe généralement pour une chose agréable.
— Généralement ; mais vous, qu’en pensez-vous ?
— Je serais obligée d’y réfléchir quelque temps, monsieur, avant de vous donner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des aspects, et il faut les considérer tous avant d’avoir une opinion.
— Mademoiselle Eyre, vous n’êtes pas aussi naïve qu’Adèle ; dès qu’elle me voit, elle demande un cadeau à grands cris ; vous, vous battez les buissons.
— C’est que j’ai moins confiance qu’Adèle dans mes droits ; elle peut invoquer le privilège d’une vieille connaissance et de l’habitude, car elle m’a dit que de tout temps vous lui aviez donné des jouets ; quant à moi, je serais bien embarrassée de me trouver un titre, puisque je suis étrangère et que je n’ai rien fait qui mérite une marque de reconnaissance.
— Oh ! ne faites pas la modeste ; j’ai examiné Adèle, et j’ai vu que vous vous êtes donné beaucoup de peine avec elle ; elle n’a pas de grandes dispositions, et en peu de temps vous l’avez singulièrement améliorée.
— Monsieur, vous m’avez donné mon cadeau, et je vous en remercie. La récompense la plus enviée de l’instituteur, c’est de voir louer les progrès de son élève.
— Oh ! oh ! » fit M. Rochester ; et il but son thé en silence, « Venez près du feu, » dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que Mme Fairfax se fut assise dans un coin avec son tricot.
Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me montrer les beaux livres et les ornements placés sur les consoles et les chiffonnières ; dès que nous entendîmes la voix de M. Rochester, nous nous hâtâmes d’obéir. Adèle voulut s’asseoir sur mes genoux, mais il lui ordonna de jouer avec Pilote.
« Il y a trois mois que vous êtes ici ? me demanda-t-il.
— Oui, monsieur.
— D’où veniez-vous ?
— De Lowood, dans le comté de…
— Ah ! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée ?
— Huit ans.
— Huit ans ! alors vous avez la vie dure ; je croyais que la moitié de ce temps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je ne m’étonne plus que vous ayez l’air de venir de l’autre monde ; je me suis déjà demandé où vous aviez pu attraper cette espèce de figure. Hier, lorsque vous êtes venue au-devant de moi dans le sentier de Hay, j’ai pensé aux contes de fées, et j’ai été sur le point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval ; je n’en suis pas encore bien sûr. Quels sont vos parents ?
— Je n’en ai pas.
— Et vous n’en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez-vous ?
— Non.
— Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise sur cet escalier, vous attendiez votre peuple.
— De qui parlez-vous, monsieur ?
— Eh ! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui devait leur être propice ; ai-je brisé un de vos cercles, pour que vous ayez jeté sur mon passage ce maudit morceau de glace ? »
Je secouai la tête.
« Il y a plus d’un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que tous les hommes verts ont abandonné l’Angleterre. Ni dans le sentier de Hay, ni dans les champs environnants, vous ne trouverez des traces de leur passage. Désormais le soleil de l’été n’éclairera pas plus leurs bacchanales que la lune de l’hiver. »
Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien comprendre à notre conversation.
« Eh bien ! dit M. Rochester, si vous n’avez ni père ni mère, vous devez au moins avoir des oncles ou des tantes ?
— Non, aucun que je connaisse.
— Quelle est votre demeure ?
— Je n’en ai pas.
— Où demeurent vos frères et vos sœurs ?
— Je n’ai ni frères ni sœurs.
— Qui vous a fait venir ici ?
— J’ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m’a écrit.
— Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain elle était ; et chaque jour je remercie la Providence du choix qu’elle m’a fait faire. Mlle Eyre a été une compagne parfaite pour moi, et une institutrice douce et attentive pour Adèle.
— Ne vous donnez pas la peine d’analyser son caractère, répondit M. Rochester. Les éloges n’influent en rien sur mon opinion ; je jugerai par moi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval.
— Monsieur ! dit Mme Fairfax.
— C’est à elle que je dois cette foulure. »
La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre.
« Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville ? reprit M. Rochester.
— Non, monsieur.
— Avez-vous vu beaucoup de monde ?
— Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants de Thornfield.
— Avez-vous beaucoup lu ?
— Je n’ai jamais eu qu’un très petit nombre de livres à ma disposition, et encore ce n’étaient pas des ouvrages bien remarquables.
— Vous avez mené la vie d’une nonne, et sans doute vous avez été élevée dans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois, dirige Lowood, est un ministre.
— Oui, monsieur.
— Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le vénériez comme un couvent de religieuses vénère son directeur.
— Oh non !
— Vous êtes bien froide ; comment ! Une novice qui ne vénère pas un prêtre ! Voilà quelque chose de scandaleux.
— Je détestais M. Brockelhurst, et je n’étais pas la seule ; c’est un homme dur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et, par économie, il nous achetait des aiguilles et du fil tels que nous pouvions à peine coudre.
— C’était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de nouveau put prendre part à la conversation.
— Et était-ce son plus grand crime ? demanda M. Rochester.
— Avant l’établissement du Comité, et tant qu’il fut seul maître dans l’école, il ne nous donnait même pas une nourriture suffisante. Une fois chaque semaine il nous ennuyait par ses longues lectures, et tous les soirs il exigeait que nous lussions des livres qu’il avait faits sur la mort subite et le jugement. Ces livres nous effrayaient tellement que nous n’osions plus aller nous coucher.
— À quel âge êtes-vous entrée à Lowood ?
— À dix ans.
— Et vous y êtes restée huit ans : alors vous avez dix-huit ans ! »
Je répondis affirmativement.
« Vous voyez que l’arithmétique est utile ; sans elle je n’aurais jamais pu deviner votre âge ; car ce n’est pas facile à trouver, quand les traits et l’air sont si peu en rapport avec l’âge. Qu’avez-vous appris à Lowood ? jouez-vous du piano ?
— Un peu.
— C’est juste, c’est la réponse convenue. Entrez dans la bibliothèque !… s’il vous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de commandement, je suis habitué à dire : “Faites cela,” et on le fait. Je ne puis changer cette habitude pour une nouvelle venue. Entrez donc dans la bibliothèque ; prenez une lumière, laissez la porte ouverte, asseyez-vous au piano, et jouez un air. »
Je partis et je suivis ses indications.
« Assez ! me cria-t-il au bout de quelques minutes ; je vois que vous jouez un peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu mieux que quelques-unes, mais pas bien. »
Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua :
« Ce matin, Adèle m’a montré quelques esquisses qu’elle dit être de vous ; je ne sais si elles sont entièrement faites par vous : un maître vous a probablement aidée ?
— Non, en vérité ! m’écriai-je.
— Oh ! ceci pique votre orgueil ; eh bien, allez chercher votre portefeuille, si vous pouvez affirmer que tout ce qu’il contient est de vous ; mais n’assurez rien sans être certaine, car je m’y connais.
— Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même. »
J’apportai mon portefeuille.
« Approchez la table, » dit-il.
Je la roulai jusqu’à lui. Adèle et Mme Fairfax s’avancèrent pour voir les dessins.
« Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester ; vous prendrez les dessins à mesure que j’aurai fini de les regarder ; mais ne placez pas vos figures si près de la mienne. »
Il examina les peintures et les esquisses ; il en mit trois de côté ; après avoir regardé les autres, il les jeta loin de lui.
« Emportez-les sur l’autre table, madame Fairfax, dit-il, et regardez-les avec Adèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me regardant, asseyez-vous et répondez à mes questions. Je vois bien que ces trois peintures ont été faites par la même main ; cette main est-elle la vôtre ?
— Oui.
— Quand avez-vous trouvé le temps de les faire ? car elles ont dû demander beaucoup de temps et un peu de réflexion.
— Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j’ai passées à Lowood, quand je n’avais pas autre chose à faire.
— Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies ?
— Dans ma tête.
— Dans cette tête que je vois sur vos épaules ?
— Oui, monsieur.
— A-t-elle encore d’autres sujets du même genre ?
— J’espère que oui, et j’espère même qu’ils seraient meilleurs. »
Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau.
Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j’ai le temps de vous les décrire. D’abord, je dois vous avertir qu’elles n’ont rien de merveilleux. Les sujets s’étaient présentés avec force à mon esprit ; ils étaient frappants, tels que je les avais conçus avant d’essayer de les reproduire ; mais ma main ne put pas obéir à mon imagination, ou du moins ne reproduisit qu’une pâle copie de ce que voyait mon esprit.
C’étaient des aquarelles. La première représentait des nuages livides sur une mer agitée. L’horizon et même les vagues du premier plan étaient dans l’ombre ; un rayon de lumière faisait ressortir un mât à moitié submergé, et au-dessus duquel un noir cormoran étendait ses ailes tachetées d’écume ; il portait à son bec un bracelet d’or orné de pierres précieuses, auxquelles je m’étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus brillantes. Au-dessous du mât et de l’oiseau de mer flottait un cadavre qu’on n’apercevait que confusément à travers les vagues vertes. Le seul membre qu’on pût voir distinctement était le bras qui venait d’être dépouillé de son ornement.
Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte de gazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus s’étendait le ciel bleu foncé d’un crépuscule. Une femme, dont on ne voyait que le buste, apparaissait dans ce ciel ; j’avais combiné, pour la représenter, les teintes les plus sombres et les plus douces. Son front était surmonté d’une étoile ; le bas de sa figure était voilé par des brouillards ; ses yeux étaient sauvages et sombres ; ses cheveux flottaient autour d’elle comme des nuages obscurs déchirés par l’électricité ou l’orage ; sur son cou brillait une pâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette lueur se répandait aussi sur les nuages légers qui entouraient cet emblème de l’Étoile du soir.
Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d’un glacier s’élançant vers un ciel d’hiver. Les rayons du nord envoyaient à l’horizon leurs légions de dards. Sur le premier plan, on apercevait une tête colossale appuyée sur le glacier. Deux mains délicates croisées au-dessous du front couvraient d’un voile noir le bas de la figure. On ne voyait qu’un front pâle, des yeux fixes, creux et désespérés. Au-dessus des tempes, au milieu d’un turban déchiré et de draperies noires vaguement indiquées, brillait un cercle de flammes blanches parsemées de pierres précieuses d’une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette pâle auréole était l’emblème d’un diadème royal, et elle couronnait un être qui n’avait pas de corps.
« Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins ? me demanda M. Rochester.
— J’étais absorbée, monsieur ; oui, j’étais heureuse ; peindre est une des jouissances les plus vives que j’aie connues !
— Ce n’est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos plaisirs n’étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une sorte de rêve d’artiste, quand vous avez mélangé ces teintes étranges. Y passiez-vous longtemps chaque jour ?
— C’était pendant les vacances ; je n’avais rien à faire ; je m’y mettais le matin et j’y restais jusqu’à la nuit ; la longueur des jours d’été favorisait mon inclination.
— Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux ?
— Loin de là, je souffrais du contraste qu’il y avait entre mon idéal et mon œuvre ; je me sentais complètement impuissante à réaliser ce que j’avais imaginé.
— Pas tout à fait ; vous avez fixé l’ombre de vos pensées, mais pas plus, probablement. Vous n’aviez pas assez de science et d’habileté technique pour les rendre complètement ; cependant ces esquisses sont remarquables pour une écolière. La pensée qu’elles veulent représenter est fantastique ; ces yeux de l’Étoile du soir, vous avez dû les voir dans un de vos rêves. Comment avez-vous pu les faire si clairs et pourtant si peu brillants ? Que vouliez-vous dire en les faisant si profonds et si solennels ? Qui vous a appris à peindre le vent ? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette hauteur. Où avez-vous vu Latmos ? car c’est Latmos. Retirez ces dessins. »
J’avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant sa montre, il dit brusquement :
« Il est neuf heures ; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de laisser Adèle veiller si tard ? Allez la coucher. »
Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre ; il accepta ses caresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l’aurait fait Pilote, moins peut-être.
« Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous, » dit-il en montrant la porte ; ce qui signifiait qu’il était fatigué de notre compagnie et qu’il désirait nous renvoyer.
Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille ; nous lui fîmes un salut auquel il répondit froidement, et nous nous retirâmes.
« Vous prétendiez que M. Rochester n’était pas très original, madame Fairfax ? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je la rejoignis dans sa chambre.
— Vous le trouvez donc bizarre ?
— Je le trouve très mobile et très brusque.
— C’est vrai ; il peut bien faire cet effet-là à un étranger, mais moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n’y pense jamais : et puis, si son caractère est singulier, il faut se montrer indulgent.
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que c’est sa nature, et que personne ne peut changer sa nature ; ensuite, parce qu’il est sans doute accablé de douloureuses pensées, et que c’est là ce qui lui donne un caractère inégal.
— Quelles pensées donc ?
— Des luttes de famille.
— Il n’a pas de famille.
— Mais il en a eu ; il a perdu son frère aîné, il y a quelques années.
— Son frère aîné ?
— Oui, il n’y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède cette propriété.
— Neuf ans, c’est déjà passable ; aimait-il donc son frère au point d’être resté inconsolable tout ce temps ?
— Oh non ! je crois qu’il y a eu des disputes entre eux. M. Rowland Rochester n’était pas très juste à l’égard de M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l’honneur du nom ; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux M. Rochester et M. Rowland s’entendirent, et, afin d’enrichir M. Édouard, ils l’entraînèrent dans une position douloureuse. Je ne sais pas au juste ce qu’ils firent ; mais toujours est-il que M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu’il eut à souffrir. Il n’est pas indulgent ; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu’il soit resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère l’a laissé maître du château. Du reste, je ne m’étonne pas qu’il évite ce lieu.
— Et pourquoi ?
— Il le trouve triste peut-être. »
La réponse était vague. J’aurais désiré quelque chose de plus clair ; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des détails plus circonstanciés sur l’origine et la nature des épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c’était un mystère pour elle et qu’elle ne pouvait que faire des conjectures ; il était évident qu’elle ne désirait plus parler de cela : je le compris et j’agis en conséquence.