Je continuai à m’occuper de mon école avec autant d’activité et de zèle que possible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude ; malgré tous mes efforts, il me fallut quelque temps avant de pouvoir comprendre la nature de mes écolières. En les voyant si incultes et si engourdies, je croyais qu’il n’y avait plus rien à espérer, pas plus chez les unes que chez les autres ; mais bientôt je vis que je m’étais trompée : il y avait des différences entre elles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous connûmes réciproquement, la différence se développa avec rapidité. Lorsque l’étonnement que leur causaient mon langage et mes manières eut cessé, je m’aperçus que quelques-unes étaient lourdes, endormies, grossières et agressives. Beaucoup, au contraire, se montraient obligeantes et aimables, et je découvris parmi elles d’assez nombreux exemples de politesse naturelle, de dignité et d’excellentes dispositions, qui me remplirent de bonne volonté et d’admiration. Bientôt elles prirent plaisir à bien faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement leurs leçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La rapidité de leurs progrès fut en quelque sorte surprenante, et j’en ressentis un orgueil légitime et heureux ; d’ailleurs je m’étais déjà attachée aux meilleures de mes élèves, et elles aussi m’aimaient. Parmi mes écolières, j’avais quelques filles de ferme, qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaient lire, écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire, de la géographie, de l’histoire, et les travaux de couture les plus délicats ; je trouvai parmi elles des natures estimables, désireuses d’apprendre, et toutes disposées à s’améliorer. Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez elles ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.
Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais, c’étaient de cordiales salutations et des sourires affectueux. Être généralement respecté, même par des ouvriers, c’est vivre calme et heureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait éclore la sérénité de vos sentiments intérieurs. À cette époque de ma vie, mon cœur fut plus souvent gonflé par la reconnaissance qu’abattu par la tristesse ; et pourtant, au milieu de cette existence calme et utile, après avoir passé ma journée dans un travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessiner ou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit, des songes variés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres, d’aventures extraordinaires et romanesques, je rencontrais toujours M. Rochester au moment le plus terrible de la crise. Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix, rencontrer son regard, toucher ses mains et ses joues ; je croyais l’aimer et être aimée de lui ; l’espérance de passer mes jours près de lui se ranimait avec toute sa force d’autrefois. Puis, je m’éveillais, je me rappelais où j’étais et dans quelle position ; tremblante et agitée, je m’asseyais sur mon lit sans rideaux ; la nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mon désespoir et entendait les sanglots de ma passion. Le lendemain matin, à neuf heures, j’ouvrais l’école, et, tranquille, remise, je me préparais aux devoirs de la journée.
Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l’école. Elle venait généralement en faisant sa promenade du matin ; elle arrivait jusqu’à la porte sur son poney, et suivie d’un domestique en livrée. On ne peut rien imaginer de plus charmant que cette jeune amazone, avec son habit pourpre, sa toque de velours noir, gracieusement posée sur ses longues boucles qui venaient caresser ses joues et flotter sur ses épaules ; c’est ainsi qu’elle entrait dans l’école rustique et passait au milieu des petites villageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l’heure où M. Rivers faisait le catéchisme ; je crois que le regard de la jeune visiteuse perçait profondément le cœur du pasteur. Une sorte d’instinct semblait l’avertir lorsqu’elle entrait, même quand il ne la voyait pas, même quand il regardait dans une direction tout opposée à la porte. Dès qu’elle apparaissait, ses joues se coloraient, ses traits de marbre changeaient presque insensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles ; leur calme même exprimait une ardeur contenue plus fortement que n’auraient pu le faire des muscles agités ou un regard passionné.
Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui cachait pas, parce qu’il ne le pouvait pas. En dépit de son stoïcisme chrétien, quand elle s’adressait à lui, il lui envoyait un sourire gai, encourageant et même tendre ; sa main tremblait et ses yeux brûlaient ; si ses lèvres restaient muettes, il semblait dire par son regard triste et résolu : « Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi ; si je me tais, ce n’est pas parce que je doute du succès ; si je vous offrais mon cœur, je crois que vous l’accepteriez. Mais ce cœur a déjà été déposé sur un autel sacré ; les flammes du sacrifice l’entourent, et bientôt ce ne sera plus qu’une victime consumée. »
Alors elle boudait comme un enfant désappointé ; un nuage pensif venait adoucir sa vivacité radieuse ; elle retirait promptement sa main de celle de M. Rivers, et s’éloignait de lui avec une rapidité héroïque, qui ressemblait un peu à celle d’un martyr. Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre, la rappeler, la retenir quand elle s’enfuyait ainsi, mais il ne voulait pas perdre une seule chance d’obtenir le ciel, ni abandonner pour son amour l’espérance d’un paradis vrai et éternel ; et d’ailleurs une seule passion ne pouvait pas suffire à sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait, il ne voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les salons et la paix de Vale-Hall. J’appris tout ceci dans une conversation où, en dépit de sa réserve, j’eus l’audace de lui arracher cette confidence.
Souvent déjà Mlle Oliver m’avait fait l’honneur de venir me visiter dans ma ferme. Bientôt je la connus tout entière, car il n’y avait en elle ni déguisement ni mystère ; elle était coquette, mais bonne ; exigeante, mais pas égoïste ; on l’avait toujours traitée avec beaucoup trop d’indulgence, et pourtant on n’avait pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, mais avait un bon naturel ; pouvait-elle ne pas être vaine ? chaque regard qu’elle dirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si charmant ! mais elle n’était pas affectée. Elle n’avait aucun orgueil de ses richesses ; elle était généreuse, naïve, suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère ; elle était charmante enfin, même aux yeux d’une froide observatrice comme moi ; mais elle n’était pas profondément intéressante, et ne vous laissait pas une vive impression. Elle était bien loin de ressembler aux sœurs de Saint-John, par exemple. Cependant je l’aimais presque autant qu’Adèle, si ce n’est pourtant qu’on accorde à l’enfant surveillé et instruit par soi une affection plus intime qu’à la jeune fille étrangère douée des mêmes charmes.
Elle s’était prise pour moi d’un aimable caprice ; elle prétendait que je ressemblais à M. Rivers : « Seulement, disait-elle, vous n’êtes pas si jolie, bien que vous soyez une gentille et mignonne petite créature ; mais lui, c’est un ange. Cependant vous êtes bonne, savante, calme et ferme comme lui ; faire de vous une maîtresse d’école dans un village, c’est un lusus naturæ ; je suis sûre que, si l’on connaissait votre histoire, on en ferait un délicieux roman. »
Un soir qu’avec son activité enfantine et sa curiosité irréfléchie, mais nullement offensante, elle fouillait dans le buffet et dans la table de ma petite cuisine, elle aperçut d’abord deux livres français, un volume de Schiller, une grammaire allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout ce qui m’était nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, un petit portrait au crayon d’une de mes élèves qui avait une véritable tête d’ange, quelques vues d’après nature, prises dans la vallée de Morton et dans les environs ; elle fut d’abord étonnée, puis ravie.
« Est-ce vous qui avez fait ces dessins ? me demanda-t-elle, savez-vous le français et l’allemand ? Quel amour vous faites ! quelle petite merveille ! Vous dessinez mieux que mon maître de la première pension de S***. Voulez-vous esquisser mon portrait, pour que je le montre à papa ?
— Certainement ! » répondis-je.
Je sentais un plaisir d’artiste à l’idée de copier un modèle si parfait et si éblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé ; son cou et ses bras étaient nus ; elle n’avait pour tout ornement que ses beaux cheveux châtains, qui flottaient sur son cou avec toute la grâce des boucles naturelles. Je pris une feuille de beau carton, et je dessinai soigneusement les contours de son charmant visage. Je me promis de colorier ce dessin ; mais, comme il était déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autre jour.
Elle parla de moi à son père avec tant d’éloges, que celui-ci l’accompagna le soir suivant. C’était un homme grand, aux traits massifs, d’âge mûr, et dont les cheveux grisonnaient. Sa fille, debout à ses côtés, avait l’air d’une brillante fleur près d’une tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-être orgueilleux ; mais il fut très bon pour moi. L’esquisse du portrait de Rosamonde lui plut beaucoup ; il me demanda d’en faire une peinture aussi perfectionnée que possible ; il me pria aussi de venir le lendemain passer la soirée à Vale-Hall.
J’y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la richesse de son propriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout le temps que je restai là ; son père fut très affable ; et lorsqu’après le thé il se mit à causer avec moi, il m’exprima très chaleureusement son approbation pour ce que j’avais fait dans l’école de Morton.
« Mais, ajouta-t-il, d’après tout ce que je vois et tout ce que j’entends, j’ai peur que vous ne soyez trop supérieure pour une semblable place et que vous ne la quittiez bientôt pour une qui vous plaira mieux.
— Oh ! oui, certainement, papa, s’écria Rosamonde, elle est bien assez instruite pour être gouvernante dans une grande famille.
— J’aime bien mieux être ici que dans une grande famille, » pensai-je.
M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec beaucoup de respect ; il dit que c’était un vieux nom, que ses ancêtres avaient été riches, que jadis tout Morton leur avait appartenu, et que maintenant même le dernier descendant de cette famille pouvait, s’il le voulait, s’allier aux plus grandes maisons. Il trouvait triste qu’un jeune homme si beau et si rempli de talents eût formé le projet de partir comme missionnaire ; c’était perdre une vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que M. Oliver ne voyait aucun obstacle à une union entre Saint-John et Rosamonde. Il regardait la naissance du jeune ministre, sa profession sacrée, son ancien nom, comme des compensations bien suffisantes au manque de fortune.
On était au 5 de novembre, jour de congé ; ma petite servante était partie après m’avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle. Tout était propre et brillait autour de moi ; le sol bien sablé, la grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m’étais habillée proprement, et j’étais libre de passer mon après-midi comme bon me semblerait.
Pendant une heure, je m’occupai à traduire quelques pages d’allemand ; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plus agréable et plus facile. J’entrepris d’achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque finie ; il n’y avait plus qu’à peindre le fond, à nuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à l’ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. J’étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu’un frappa rapidement à ma porte, qui s’ouvrit aussitôt. Saint-John entra.
« Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il ; pas à penser, j’espère. Mais je vois que non ; voilà qui est bien ; pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu’ici. Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir. » Et il posa sur la table un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public de ces temps-là était si souvent favorisé.
C’était l’âge d’or de la littérature moderne. Hélas ! les lecteurs de nos jours sont moins heureux. Mais, courage ! je ne veux ni accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n’est pas morte ni le génie perdu. La richesse n’a pas le pouvoir de les enchaîner ou de les tuer ; un jour tous deux prouveront qu’ils existent, qu’ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni ! Non, médiocrité, non, que l’envie ne vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent ; et, sans leur influence divine qui s’étend partout, vous seriez dans l’enfer de votre propre pauvreté.
Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c’était un volume de Marmion), Saint-John s’arrêta pour examiner mon dessin ; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évita mon regard ; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dans son cœur. J’étais alors plus calme et plus froide que lui ; j’avais un avantage momentané ; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je le pouvais.
« Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, il s’impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutes ses angoisses ; il ne confesse rien ; il ne s’épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu’il ne pense pas devoir épouser ; je vais tâcher de le faire causer. »
Je lui dis d’abord de prendre une chaise ; mais il me répondit, comme toujours, qu’il n’avait pas le temps de rester. « Très bien, me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez ; mais vous ne partirez pas maintenant, j’y suis bien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu’à moi ; je vais essayer d’obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du baume de la sympathie… Ce portrait est-il ressemblant ? demandai-je tout à coup.
— Ressemblant à qui ? Je ne l’ai pas regardé attentivement.
— Pardon, monsieur Rivers, vous l’avez regardé. »
Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange ; il me regarda avec étonnement. « Oh ! ce n’est encore rien, pensai-je ; je ne me laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part ; je suis décidée à pousser très loin. »
Je continuai :
« Vous l’avez regardé de près et attentivement ; mais je ne m’oppose pas à ce que vous le regardiez encore. »
Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.
« C’est une peinture bien exécutée, dit-il ; les couleurs sont douces et claires, le dessin correct et gracieux.
— Oui, oui, je le sais ; mais que dites-vous de la ressemblance ? à qui ce portrait ressemble-t-il ? »
Dominant son hésitation, il répondit : « À Mlle Oliver, je pense.
— Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d’avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l’accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne de vous. »
Il continuait à regarder le portrait ; plus il le contemplait, plus il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.
« C’est ressemblant, murmura-t-il ; les yeux sont bien ; la couleur, la lumière, l’expression, tout est parfait ; ce portrait sourit.
— Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il ? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir ? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes ? »
Il leva furtivement les yeux, me regarda d’un air irrésolu et troublé, puis contempla de nouveau le portrait.
« Il est certain que j’aimerais à l’avoir, dit-il ; mais serait-ce sage ? C’est une autre question. »
Depuis que j’étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que M. Oliver ne s’opposerait pas au mariage, comme j’étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j’avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s’accomplît. Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu’en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j’étais, je répondis :
« Autant que je puis en juger, je trouve qu’il serait plus sage à vous de prendre l’original que le portrait. »
Pendant ce temps, il s’était assis ; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu’il n’était ni fâché ni choqué de mon audace ; je vis même qu’en lui parlant ainsi franchement d’un sujet qu’il regardait comme inabordable, en s’adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout ; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est souvent lui rendre le plus grand des services.
« Elle vous aime, j’en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise ; et son père vous respecte. Puis c’est une charmante enfant ; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l’épouser.
— M’aime-t-elle ? demanda-t-il.
— Certainement, plus qu’aucun autre ; elle parle toujours de vous ; nul sujet ne la réjouit tant, et c’est à cela qu’elle revient le plus souvent.
— J’aime à vous entendre, dit-il ; parlez encore un quart d’heure. »
Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.
« Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre cœur ?
— Ne vous imaginez pas cela ; croyez plutôt que je cède et que mon cœur s’amollit. L’amour humain s’élève en moi comme une fraîche fontaine qu’on vient d’ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j’avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j’avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même ; et maintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale-Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver ; elle me parle avec sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle ; cette vie présente, ce monde d’un jour me suffit. Taisez-vous ; ne dites rien ; mon cœur est rempli d’extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que j’ai marqué ! »
La montre continuait à marcher ; il respirait vite et bas ; je restais muette. Le quart d’heure s’écoula au milieu de ce silence. M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint debout devant le foyer.
« Maintenant, dit-il, j’ai voulu accorder ce court instant au délire et à l’illusion ; j’ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation ; j’ai volontairement placé mon cou sous son joug de fleurs ; j’ai goûté à sa coupe. L’oreiller est brûlant ; un serpent est caché dans la guirlande ; le vin est amer ; ses promesses sont vides et ses offres fausses ; je le vois et je le sais. »
Je le regardai avec étonnement.
« Il est étrange, poursuivit-il, qu’au moment où j’aime si ardemment Rosamonde Oliver, où je l’aime avec toute la violence d’une première passion dont l’objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j’éprouve aussi une certitude complète qu’elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu’elle n’est pas la compagne qui me convient, et qu’après un an de mariage je m’en apercevrais bien, et qu’à douze mois d’enivrement succéderait une vie de regret, je le sais. »
Je ne pus m’empêcher de m’écrier :
« C’est étrange, en effet ! »
Il continua :
« Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par ses défauts ; ils sont de telle nature qu’elle ne pourrait sympathiser en rien avec moi ; elle ne comprendrait pas mes aspirations ; elle ne pourrait pas m’aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre ! Rosamonde devenir la femme d’un missionnaire ; non, c’est impossible !
— Mais vous n’avez pas besoin d’être un missionnaire ; vous pouvez renoncer à ce projet.
— Y renoncer ? Ne savez-vous donc pas que c’est ma vocation, ma grande œuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste, mon espérance d’être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition pour le désir glorieux d’améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par la paix, l’esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte de l’enfer par l’espérance du ciel ? Renoncer à ce projet qui m’est plus cher que le sang de mes veines ! C’est de ce côté-là que je dois diriger mes regards, c’est dans ce but que je dois vivre. »
Après une longue pause, je repris :
« Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse ?
— Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans moins d’un mois mon image sera effacée de son cœur ; elle m’oubliera et se mariera probablement à quelqu’un qui la rendra plus heureuse que je n’aurais pu le faire.
— Vous parlez froidement ; mais cette lutte vous fait souffrir ; vous changez.
— Non ; si je change un peu, c’est l’inquiétude que me causent mes projets dont l’exécution est encore mal assurée ; ce matin même j’ai appris que mon successeur, dont j’attends depuis si longtemps l’arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut-être six.
— Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans l’école. »
Sa figure prit de nouveau une expression de surprise ; il ne pensait pas qu’une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain ; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d’hommes, soit de femmes, avant d’avoir dépassé les limites d’une réserve conventionnelle, avant d’avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs cœurs.
« Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit est brave autant que votre œil est pénétrant ; mais laissez-moi vous assurer que vous interprétez mal mes émotions ; vous les croyez plus fortes et plus puissantes qu’elles ne le sont ; vous m’accordez plus de sympathie que je n’ai le droit d’en réclamer. Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant Mlle Oliver, je ne me plains pas ; je méprise ma faiblesse ; je sais qu’elle est vile : c’est une fièvre de la chair ; mais, je vous le dis en vérité, ce n’est pas une convulsion de l’âme ; non, mon âme est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un homme froid et dur. »
Je souris d’un air incrédule.
« Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il ; maintenant elle est toute à votre service ; si l’on pouvait me dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l’affection naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi ; la raison est mon guide, et non pas le sentiment ; mon ambition est illimitée, mon désir de m’élever plus haut, de faire plus que les autres, est insatiable. J’honore la patience, la persévérance, l’industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour l’homme d’accomplir de grandes choses et de s’élever. Je vous examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active, sage et énergique, et non pas parce que je vous plains profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous souffrez encore.
— Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu’un philosophe païen ?
— Non ; il y a une différence entre moi et les déistes ; je crois, et je crois à l’Évangile. Vous vous êtes trompée de nom ; je ne suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la secte de Jésus ; comme son disciple, j’accepte ses doctrines généreuses, pures et miséricordieuses ; je suis décidé à les prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu’elle a su faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d’affection naturelle que j’avais en moi, elle a su développer l’arbre puissant de la philanthropie ; je possédais les racines sauvages et incultes de la droiture humaine, elle m’a fait comprendre la justice de Dieu ; j’étais ambitieux d’acquérir du pouvoir et du renom pour moi-même, elle m’a inspiré la noble ambition de prêcher le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous l’étendard de la croix. Voilà ce qu’a fait la religion, voilà comment elle a su purifier ce qu’elle a trouvé en moi, tailler et dresser ma nature ; mais elle n’a pas pu la détruire, rien ne la détruira jusqu’au jour où ce corps mortel passera dans l’éternité… »
Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur la table à côté de ma palette ; il regarda encore une fois le portrait.
« Elle est belle, murmura-t-il ; c’est bien en vérité la rose au monde.
— Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait ?
— À quoi bon ? non. »
Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle j’avais l’habitude de m’appuyer le bras quand je peignais, afin de ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu’il aperçut tout à coup sur cette feuille ; mais quelque chose attira ses yeux ; il la prit brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m’examiner moi et ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la rapidité de l’éclair ; ses lèvres s’ouvrirent comme s’il allait parler, mais il s’arrêta.
« Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Rien, » me répondit-il ; et remettant le papier à sa place, je le vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce papier disparut dans son gant ; puis il me salua rapidement, me dit adieu et disparut.
À mon tour j’examinai le papier, mais je n’y vis rien, sinon quelques traits que j’avais faits pour essayer mon crayon. Je pensai à cet événement pendant une minute ou deux ; mais ne pouvant pas découvrir ce mystère, et persuadée d’ailleurs qu’il ne devait pas avoir une grande importance, je n’y pensai bientôt plus.