Maupuis est mort
Maupuis est mort hier. Je l’ai su par le maton qui le remplace. La même ordure. Il a aboyé en ouvrant ma cellule : « T’avise pas de faire le con parce que Maupuis est mort. Je suis pire que lui »
La porte s’est refermée sur cette menace.
Ce matin, le ciel est sale. Je le vois depuis la lucarne. 20 centimètres par 40, un timbre-poste crasseux.
J’ai mal dormi.
Maupuis est mort, Maupuis est mort, je l’ai répété en boucle toute la nuit. Douze ans que ce gonze orchestre ma vie. Va en enfer, mec !
J’ai les yeux chiasseux, la tête lourde, la vue brouillée, et pourtant je la vois : la porte est ouverte. OUVERTE ! Douze ans d’enfermement, un nouveau maton, et puis cette porte ouverte comme par magie. J’ose à peine bouger. C’est trop violent. Où est le piège ? J’entends des bruits sourds au-dessus de ma tête. Ça cogne dans mes tympans. On dirait des bottes ferrées. Un escadron de la mort ? Je ferme les yeux. Faut que je respire. Je me pince. Non, je ne rêve pas, la porte est ouverte, ça bottine là-haut, et puis ces grognements… une armée de cochons affamés ? Je sais de quoi ils sont capables, jamais rassasiés, capables de te bouffer un homme en dix minutes. La sueur coule le long de mon dos. J’ai peur de sortir. J’appellerai bien ma femme, mais c’est quoi son prénom, déjà ? Pour la première fois en douze ans, cette cellule de deux mètres sur deux, c’est un peu le « chez-moi » qu’il faut quitter. Je flageole, j’ai les guiboles en dentelle. Je me glisse dehors. Je me colle au mur. Personne. Ça sent l’urine. Les cellules sont désertées. Où sont passés les autres ? Becquetés par les cochons ? J’ai du mal à me diriger. C’est où la sortie ? Toutes ces années sans sortir, un seul parloir, j’ai oublié avec qui, et la promenade du jeudi dans la cour. Haute de murs, bétonnée, triste comme un jour de deuil. Faut que je me concentre. Voilà, la cour est là, sur ma droite. J’entends un feulement, un gros chat en colère, ou un tigre échappé d’un cirque. J’essaie de rigoler pour chasser la peur, mais le feulement redouble. Combien sont-ils ? Des chats, des félins ? C’est quoi cette embrouille ? Des jeux du cirque ? Je suis dans l’arène, c’est ça ?
Je gueule une fois encore : C’est ça, vous allez me sauter dessus, me lacérer, me bouffer ? Sortez de votre cachette, tas de nazes, qu’on en finisse !
Ma voix chevrote, j’ai perdu l’habitude de parler. Quelques mots lancés à Maupuis, toujours les mêmes : enfoiré, maudite celle qui t’a conçu, ça n’entretient pas les cordes vocales. Je me glisse dans la cour, je lève la tête, les miradors sont vides. Où sont passés les garde-chiourmes ? Tellement bizarre de ne plus se savoir observer. Et pourtant, je sens une présence. Invisible, mais proche. Je flaire un danger mortel. Si je dois mourir, je veux savoir comment. Mes jambes me soutiennent mal. Je capte des odeurs inconnues, mélange d’acide et de merde. Je me recroqueville, j’avance en crabe, je m’animalise, je traverse la cour en diagonale, mes chaussures godillent, me voici à quatre pattes, gorille patibulaire à la recherche d’une sortie. Mes oreilles tentent d’évacuer les bruits énigmatiques. Sans y parvenir. Ça fait une bouillie sous mon crane : souffles rauques, hululements, martèlements de bottes, miaulements hystériques, cris d’agonie, langues étrangères. Tout se mélange, j’ai l’impression d’être lancé sur le grand huit à toute allure, je m’écroule sur le côté, mes mains griffent l’air, mes bras et mes jambes se désarticulent, une bave amère coule sur mon menton, mes yeux s’exorbitent. Une masse me surplombe. Ça n’a rien d’humain, rien d’animal non plus. Je veux crier. Plus de voix. La chose se déplace, molle, flasque, plus haute que les miradors, plus large que la cour de prison. Elle ricane, elle s’écaille, elle change de couleur, vire du violet au rouge vermillon. Je pleure. Je sens que c’est bientôt fini, que ma vie s’arrête là. Je ne ressens aucune douleur, juste un grand vide. J’aurais voulu revoir le bleu du ciel, plonger mes mains dans l’eau fraîche, rouler mon corps dans les vagues. J’aurais voulu donner un visage à ma mère. Impossible. La chose se déplace, se rapproche, m’encapuchonne, m’aspire, m’étouffe.
Je me désintègre. Je suis devenu la chose.
Du moins une particule de la chose.
Comme Maupuis.
Comme le nouveau maton dont j’ignore le nom.
Comme mes compagnons de captivité.
Je les reconnais, je me serre contre eux, je me pelotonne, je fais un avec leur humanité perdue. Oublié notre passé terrestre.
Nous voici réunis en un agrégat informe.
Pour l’éternité.