Elle sentait comme une effervescence au dehors, des chuchotements, des va-et-vient, le téléphone qui n’arrêtait pas de sonner …
- Elle est décédée, dit son père, distinctement.
Le livre lui tomba des mains, elle bondit hors de son lit et courut vers le salon.
- Qui est décédé, Papa ?
- Tata Sophia, dit-il, laconiquement.
- Non, on n’est pas sûrs … Va dormir chérie.
- Elle est décédée, répéta le père, comme vidé de tout ce qui fait la Vie. C’est terminé.
Il était livide, titubant. Il répéta la même phrase plusieurs fois et finit par choir sur son fauteuil habituel. La maison se fit froide, les murs hauts et muets. Sa mère, agitée, choisit d’aller faire des tisanes. Elle réagissait toujours par l’action, l’activité, le faire et souvent, c’était décousu ou inopportun. Peut-être pas tellement cette fois-là.
À 14 ans, mourir est un verbe abstrait, un idiome de grands seniors, de vieillards grabataires, dilettantes de finitude et de putréfaction. Des espèces de vivants, gris, morts déjà, mais qui s’activent à hâter la fin des autres.
« Tata était-elle déjà là-bas ? Oui, mais avec les organisateurs de la mort ? Avec les morts eux-mêmes ? »
Dans un entre-deux flou et sombre qu’elle ne pouvait même pas imaginer. Elle avait l’esprit comme pétrifié, les pensées vagues. Elle voulait retourner à la lecture de son livre exactement comme avant la phrase figeante de son père. Elle alla à sa chambre dans le silence glaçant de la maison, de son père, dans la frénésie chaotique de sa mère et des tisanes. Elle reprit son livre, son fil de lecture sans rien saisir de ce qu’elle avait sous les yeux. Elle reprenait le passage, une fois, deux fois, trois fois … Son esprit ne fonctionnait plus.
Elle alla de nouveau au salon, regarda son père dont le visage était totalement défait. Il ne savait pas comment se remettre sur pied, comment ordonner ses pensées, comment arrêter une démarche à entreprendre, par quel bout réagir et aller au-devant de ses jeunes neveux et nièces.
- Papa, comment a-t-elle pu partir ? Vous savez que j’ai organisé une veillée de prières avec mes cousines ? Nous n’avions pas fermé l’œil. Je réveillais celles qui s’assoupissaient. C’était de 21h au matin. Mes yeux étaient tout rouges et je tombais de sommeil. J’étais épuisée, mais j’étais celle qui n’avait pas fléchi une seule fois. J’ai parlé à Dieu et il m’avait garanti qu’elle allait s’en sortir. Il me l’a dit : Tes prières me sont parvenues. C’était exactement ce qu’il me dit. Il m’a menti, Papa. Je n’aime pas ça.
- Va dormir, ma chérie. Tu as fait ce que tu as pu, aux dimensions de ton cœur pur.
- Non, j’ai fait ce que vous nous dites depuis très longtemps : Dieu entend. Il est juste et miséricordieux.
- Et c’est vrai.
- Non, ce n’est pas vrai. Mes cousines sont seules aujourd’hui. Il est injuste et cruel. Je le déteste.
- Ne dis pas ça. C’est blasphématoire et tu es dans l’irrespect de Celui qui commande tout ici-bas.
- Papa, il commande mal, il n’a aucune pitié des enfants et je crois bien que je ne vais plus lui faire confiance.
- Attention à ce que tu dis, ma fille, lui dit sa mère, assez sévèrement.
- Non, Mama, Je dis ce qu'il en est. Je déteste qu'on se moque de moi, répondit-elle, les yeux étincelants de colère.
À suivre