Quelques mois avant l’été, Alexandra scruta avec indécision deux robes. Elle tenait dans sa main un cintre avec une robe rose à ruchés et une autre noire plus habillée. Elle s’imaginait devoir refaire sa garde-robe car elle avait grossi des seins. Elle le répétait à son meilleur ami qui supportait sans flancher le récit de ses tracas depuis maintenant trois ans. Selon elle, Alexandra avait vingt ans et autant de kilos qu’elle désespérait de perdre.
Marc-Olivier assistait aux essayages d’un air résigné pour rassurer Alexandra. Il leva un sourcil perplexe en observant la robe noire qu’elle défaisait de son papier de soie puis s’exclama : « Ah non, pas la noire, je sais que tu ne veux plus mettre des robes de gamines mais là, il ne faut pas exagérer, tu n’as pas quarante ans non plus, juste vingt ».
-« O.k, c’est trop habillé ? La rose à ruchés, alors ? », hasarda Alexandra en faisant la moue devant son miroir.
Marc-Olivier trancha la question.
« Bon, écoute, je sors et je te laisse essayer la rose ». Marc-Olivier referma la porte de la chambre et partit dans la cuisine.
Seule devant sa glace, Alexandra devait faire face à ses contradictions. Certes, elle ignorait l’issue de cette année de bagne mais elle savait dès le début qu’elle lui assurerait quelques kilos à perdre. Pourtant, peu de temps avant Noël, elle avait saisi une chance d’en finir avec cette question de poids en étudiant le livre « vous êtes ce que vous mangez, le programme qui va transformer votre vie ». Hélas, depuis son vingtième anniversaire, l’habitude des crêpes au goûter avec son ami Marco perdurait chaque samedi en dépit de la présence de ce maudit livre acheté à Noël.
À présent, Alexandra avait à peine vingt ans et elle n’aurait laissé personne dire que c’était le plus bel âge. En effet, ses difficultés de poids perduraient depuis le lycée. La seule innovation de cette année de bagne était cette tasse offerte par Marco dans laquelle elle buvait du thé chaque jour. Sur cette tasse cadeau, on pouvait retrouver le slogan du livre : « vous êtes ce que vous mangez ». Le dessin de pomme se voulait humoristique. Marco avait pensé bien faire. Hélas, le programme qui allait changer sa vie ne permettait toujours pas à Alexandra de désirer une pomme à la place d’une crêpe. Ainsi, Alexandra préférait définitivement les crêpes.
Était-ce par ironie ou par hasard ? Le studio qu’elle partageait avec Marc-Olivier était petit et le programme vengeur « vous êtes ce que vous mangez » s’affichait crânement dans la cuisine. À ses côtés reposait une pâte à crêpes qui s’étalerait bientôt en un frémissement de dentelles dorées. Qu'allait-il advenir de cette contradiction?
En attendant ce moment de pause, Alexandra s’escrimait avec ses nouvelles robes. Pendant ce temps, de l'autre côté de la cloison, la galettière fumait en volutes qui s’élançaient droit vers le ciel. Un petit marque-page dépassait du livre obsédant, avec un gentil petit mot de son ami Marco. « Pour te soutenir dans tes efforts, n’oublie jamais ta tasse, signé Marco ».
Inutile de préciser à quel point l’essayage de la robe rose fut difficile pour Alexandra. Malheureusement pour elle, il s’agissait d’une de ces robes ajustées dont la coupe laissait peu de place à l’imagination. Alexandra l’avait achetée en raison de son col travaillé en ruchés pour détourner les regards de ses seins. Par une ironie cruelle, alors que les publicités affichaient des canons qui disaient vouloir remonter leur moral à plat avec un soutien-gorge pigeonnant, le moral d’Alexandra s’affaissait en contemplant son décolleté trop gonflé. En effet, il fallait bien admettre que cette robe rose n’offrait pas assez d’élasticité pour contenir le promontoire formé par sa poitrine qui atteignait cette année-là son point culminant. Les ruchés de la robe se repliaient les uns sur les autres comme autant d’accroche-cœurs. Ces accroche-cœurs s’agitaient désormais en rouleaux d’écume alors que la barrette qui ceignait ses cheveux commença à tanguer avec la houle. De guerre lasse, Alexandra se résigna à appeler son meilleur ami à l’aide. Depuis la cuisine, Marco entendit une petite voix mouillée l’appeler au secours depuis la chambre.
Marco avait surgi dans la chambre d’Alexandra et contemplait le problème avec attention. La situation était tendue.
Les prémices de l’écroulement se trouvaient devant ses yeux : une fumée apparaissait dans le ciel. Cette fumée déployait son panache en prenant la forme d'un pin maritime qui grandissait à vue d'œil. La porte venait de claquer en un courant d’air et la vapeur d’eau tapissait le miroir de la chambre. Il est difficile de décrire ce qui se passa dans la tête de MARCO à cet instant. Sans doute s’approcherait-on de la vérité, en disant qu’il avait l’impression d’être un homme à la mer. Il observait une éruption volcanique ravager la côte. Seul dans son navire, il contemplait les seins d’Alexandra qui lui paraissaient toujours plus élevées alors que ses épaules s’élançaient en hauteur comme des golfes dorés. Alors que MARCO approchait d’Alexandra, ce qu’il pensait ferme devenait mou et s’élança en nuées. Depuis la côte, Alexandra rendue impuissante subissait une étrange avalanche. Son corps se dépliait en larges promontoires alors que ses bras disparaissaient dans une brume d’eau. Face à ces éléments déchaînés MARCO distinguait mal comment accoster Alexandra. Il pensa arriver à bon port en saisissant d’une main l’épaule de son amie pour tirer sur la fermeture éclair et la secourir. À ce moment, Marc-Olivier sentit sa main s’enfoncer doucement dans une pâte moelleuse qu’il retint du mieux qu’il put. La fermeture de la robe se bloqua alors qu’Alexandra exhalait une odeur vanillée toujours plus envahissante, presque irrespirable. Ses mèches de cheveux formaient des traînées de caramel sur sa robe. À présent, Marco contemplait une écume étrange se déverser sur la peau de son amie. Les fils de feu mêlés à l’écume se déployaient en rubans fondants qui dévalaient le corps d’Alexandra à grande vitesse. À présent, c’étaient aux deux glaciers de fondre sous la chaleur. La robe rose d’abord moite au toucher s’évanouit en un voile sucré. Marco regarda Alexandra avec stupeur.
Pour Alexandra, tout avait commencé par ses jambes. Elle les avait senties se dérober alors que son corps s’épanchait d’un seul et même mouvement circulaire comme un tremblement de terre. Les parties de son corps s’affalèrent les unes sur les autres en se repliant sur elles-mêmes. Son visage fut étiré en fleur de chantilly par une douille d’acier. Une dentelle de chocolat se planta au sommet de son corps d’où le sirop dévalait les courbes en nuées ardentes. La dentelle de chocolat scella le destin de l'édifice. En contemplant les dômes de vanille fondus sous la chaleur, Marco comprit la mort dans l’âme que ce bel ensemble doré serait bientôt enseveli. Il regarda celle qu’il aimait en secret s’abîmer lentement dans le vide avec le regard lucide de l’homme faisant face à son destin.
Soudain, alors qu’il croyait dévisager Alexandra, Marc-Olivier s’aperçut qu’il ne contemplait plus qu’une chantilly crémeuse sur laquelle glissait lentement mais sûrement un sirop de caramel. Deux pommes caramélisées gisaient au creux de cette île de chantilly. Au sommet de l’édifice fumant, Marc-Olivier observait un cratère d’où émanait une forte odeur de rhum vanillé. A présent, l'île se repliait sur elle-même. L’écume blanche reculait le rivage doré de plusieurs kilomètres en le noyant sous l'écume.
Les yeux de MARCO se décillaient à présent. Il se trouvait face à une crêpe flambée roulée de pommes caramélisées et surmontée de glace vanille chantilly. Ce dessert se trouvait coiffé d’une dentelle de chocolat croquant qui manquait de chavirer.
Notre ami Marco essuya son front. Selon l’expression populaire, on pourrait dire qu’il n’était pas dans son assiette. Sans doute cette version latine, pensa-t-il. Quand il ouvrit la porte de la chambre à coucher, il trouva Alexandra assise sur son bureau en train de croquer dans un morceau de chocolat noir auprès de sa nouvelle tasse « vous êtes ce que vous mangez ». Marc-Olivier se souvint qu’il venait d’aider Alexandra à traduire une version latine relatant l’éruption du Vésuve. Vêtue de sa robe rose à ruchés, Alexandra le regardait en souriant tout en balançant ses jambes au rythme d’un électro aérien. Sa robe la serrait un peu trop. Le carré de chocolat noir venait de fondre sur ses doigts et barbouillait ses fiches de révisions. Elle planta son regard dans celui de Marc-Olivier, le regard médusé :
AE. Myriam 2021
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