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C’est à partir de la Royal Mail Holdings public limited company que l’histoire de Yazid, agent des postes, rejoignit celle d’Antonia et par ricochet la mienne. Un beau matin, en arrivant sur sa place de facteur, une lettre assez spéciale, tout à fait inhabituelle, l’y attendait. Elle attira son attention tout d’abord, parce que l’enveloppe avait été confectionnée à partir de la page d’un magazine soigneusement découpée et pliée. Ensuite, c’est son affranchissement qui heurta Yazid. C’était un faux, un faux fantaisiste pour lequel l’auteur avait imité le graphisme classique d’un timbre, mais d’un timbre qui n’existait que dans son imagination. En effet, en plus de la mention « Postage revenue » et de la valeur, le visage de l’homme barbu figuré sur le timbre n’avait jamais existé. Il n’était que pure invention du contrefacteur qui avait même façonné toutes les dents de bordure. Comptez-en soixante-six pour le format standard ! Il faut vraiment n’avoir rien d’autre à foutre ou être complètement fauché pour découper très régulièrement soixante-six demis ronds dans un bout de papier de cinq centimètres carrés ! La découverte de ce travail aussi précis que dérisoire toucha Yazid. « Dépêchez-vous, facteur. C’est une lettre d’amour ! » indiqué à gauche de l’affranchissement acheva de l’émouvoir. Peut-être n’avait-il rien d’autre à foutre ou était-il complètement fauché, mais ce dont Yazid était sûr, c’est que le faussaire était amoureux fou. Les nom et adresse du destinataire apprirent aussi à Yazid que l’expéditeur était sûrement une expéditrice car la lettre était destinée à un monsieur qu’il ne connaissait pas mais qui habitait au premier étage d’une librairie qu’il connaissait bien.
C’était amusant et tellement plus glamour que les lettres de rappel du gaz ou les invitations à se présenter à la Town House que, non sans s’être permis d’écrire en tout petit « J’suis au taquet », Yazid emmena la petite œuvre d’art aussi sec pour la déposer dans la boîte aux lettres de l’aimé. Quelques jours plus tard, une lettre sœur arriva, mais la même fantaisie ouvragée pour l’enveloppe et la contrefaçon adorable pour le timbre étaient cette fois augmentées d’un petit mot à l’attention de Yazid « Merci facteur ! » signé « la petite souris grise ». Se sentant plus proche de la mystérieuse expéditrice, intégré dans son cercle, un cercle dans lequel, en principe, un facteur n’entre pas, Yazid se sentit proche d’elle et de lui, autorisé à un peu exister au sein de leur idylle. Il eût une idée, Il ajouta « Jouons ! Je vais essayer de vous deviner. Qu’en dites-vous ? » Ce n’était peut-être pas le printemps, mais dans son esprit, ça l’était, c’était gai, c’était doux. À partir de là, les échanges plus ou moins hebdomadaires se succédèrent. La petite souris grise était jeune, mais moins qu’il l’avait imaginé. Ses cheveux étaient roux et elle s’habillait plutôt sexy, en cuir notamment. Elle n’avait suivi aucune formation artistique, mais elle était modèle et gagnait sa vie en posant. Sa peau était « pâle, peut-être même un peu trop. » Elle habitait dans le centre où elle s’était acheté un petit appartement. Elle ne possédait pas de voiture. Oui, elle fumait et n’avait jamais imaginé arrêté. Elle n’avait pas d’enfant. Elle mesurait environ un mètre septante-cinq. Elle s’intéressait à…
De nuit, assis durant huit heures sur des tabourets pivotants, souvent avec une cigarette au bec dont les cendres tombaient avec la lenteur des flocons de neige sur leur tablier d’un gris bleu aussi fatigué que leurs yeux, les trieurs, connaissant par cœur toutes les rues de la ville, jetaient les lettres à la fréquence d’une et demi par seconde sur des étagères métalliques compartimentées. Mais de lettres de la petite souris grise, il n’y en eût jamais plu qui passèrent entre leurs mains.
Chaque jour un facteur doit distribuer environ soixante kilos de papier. La charge étant bien trop importante, la Poste, dans son infinie sagesse acquise à l’époque lointaine où elle était un service public, avait créé les surcharges, des portions de courrier déposées par les chauffeurs en différents points le long de l’itinéraire du postier. La première, Yazid la récupérait dans un Tea Room du quartier de The Lanes. Après des débuts réservés et discrets, très progressivement, Jenny, la serveuse du matin et lui s’apprivoisèrent. Yazid avait besoin qu’on ne brusque pas les choses, Jenny aussi. Après les quelques mois nécessaires à ce qu’il se sente vraiment chez lui au That Little Tea Shop in the Lanes, chaque jour, deux minutes avant qu’il pousse la coquette porte d’entrée en bois blanc, Jenny le voyait passer sur le trottoir d’en face si bien que son expresso l’attendait sur le comptoir quand il s’installait face à elle. Pendant qu’il le buvait et qu’elle terminait la découpe des citrons, ils bavardaient.
Un matin, alors que Yazid, de sa voix un peu forte, finissait de raconter à Jenny l’histoire de la petite souris grise, une cliente quitta, pour les rejoindre, la table où elle était installée. Jeune, petite habillée d’un pull-over ligné rouge et orange surmontant un jean à pattes d’éléphant et des converses, elle leur dit sur le ton de la confession « Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète, mais j’ai entendu votre conversation. La petite souris grise, je la connais. L’histoire que vous venez de raconter, je la connaissais. La petite souris grise est une très bonne amie à moi et cette histoire, elle me l’a racontée. Je suis sûre qu’elle ne m’en voudra pas de vous révéler son prénom, Antonia. »
La fille au pull-over ligné rouge et orange, Yazid l’avait rencontrée plus tôt, à l’occasion de la livraison des paquets qu’elle commandait régulièrement sur des sites de seconde main. Elle habitait à proximité du Tea room, au 26. Sa boîte était la deuxième en partant du haut, celle avec le Dymo « Linda Johnston ». L’après-midi même, Yazid sonna chez elle afin, il l’espérait, qu’elle lui organise un rendez-vous avec Antonia. « C’est incroyable ! Je viens de l’avoir au téléphone. Je l’avais appelée pour lui raconter l’histoire de ce matin. Elle aussi aimerait vous rencontrer. »
Parfois, pas souvent, c’est même très rare, lors d’une rencontre, une inexplicable certitude illumine tout. Aucune inhibition, aucun frein, ni aucune convenance formelle n’existe plus. Un partage évident émerge instantanément de nulle part. Aucun malentendu n’est à craindre aussi longtemps que dure le miracle, parfois une soirée, parfois une vie. C’est exactement ce qui se produisit entre Antonia et Yazid lorsque, le soir même, il se rencontrèrent chez Linda.
Quand il arriva dans l’appartement mansardé, Antonia s’y trouvait déjà. À son entrée, elle posa sa tasse de thé sur la petite table en rotin devant elle avant de se tourner vers lui et de lui offrir un vrai beau sourire.
Pendant qu’avec un accent russe très prononcé, elle parlait de son amour pour la danse, de son père accordéoniste et de sa mère chanteuse, le téléphone de Yazid sonna.