Chapitre 4 : Yazid.
Je m’appelle Yazid. Quand nous habitions là-bas, j’adorais déjà les bidules qui bougent, les mécaniques bien foutues. Tout ce que la famille et les voisins m’amenaient, lecteurs cd, machines à coudre, mobylettes, machines à laver, je le réparais. Puis, avec mon père et ma petite sœur, parce que nous ne pouvions plus rester là-bas, nous nous sommes installés ici où j’ai rencontré Amir. On s’est tout de suite bien entendu parce que lui aussi aimait désosser les trucs afin de comprendre comment ils fonctionnaient. Amir était plus orienté informatique et robotique. Alors, je m’y suis mis aussi et je m’y suis presque instantanément senti à l’aise. Très rapidement tout me sembla facile, super intuitif, comme si moi et ces machines, nous étions cousin-cousines. J’avais ça dans le sang. Tout le monde le disait. J’avais un don pour ces trucs. J’étais un vrai as. J’aurais aimé poursuivre mes études dans ce domaine, devenir ingénieur, concevoir des circuits, des structures et des logiques, mais vu notre situation familiale, ce n’était pas possible. Mon père travaillait dans le bâtiment. Ça ne gagne pas grand-chose un carreleur. Là-bas, on avait un commerce de machines agricoles, mon père, ma mère, mes trois sœurs et moi. Tout a été détruit. Ici, en plus des quelques heures avec Amir dans la boutique informatique de son oncle, j’avais trouvé un mi-temps alimentaire à la Royal Mail Holdings public limited company.
C’est à partir de là que mon histoire a rejoint celle d’Antonia. Un beau matin, en arrivant sur mon lieu de travail, le bureau de poste de Brighton, j’ai trouvé sur ma place une lettre assez spéciale, tout à fait inhabituelle, d’abord, parce que l’enveloppe avait été confectionnée à partir de la page d’un magazine, ensuite, parce que l’affranchissement était un faux. L’expéditeur avait imité le graphisme d’un timbre, mais d’un timbre qui n’existait que dans son imagination. On y voyait le buste d’un homme barbu, la mention « Postage revenue » et la valeur. Le faussaire avait même découpé les dents en bordure. Avez-vous déjà dénombré les dents sur un timbre-poste ? Comptez soixante-six pour le format standard ! Il faut vraiment n’avoir rien d’autre à foutre ou être complètement fauché, ou être complètement fauché et n’avoir rien d’autre à foutre pour découper très régulièrement soixante-six demis ronds dans un bout de papier de cinq centimètres carrés ! De voir ce travail aussi précis que dérisoire, ça m’a ému. « Dépêchez-vous, facteur. C’est une lettre d’amour ! » indiqué à gauche de l’affranchissement a achevé de me toucher. Les nom et adresse du destinataire quant à eux m’apprirent que l’expéditeur était sûrement une expéditrice, car la lettre était destinée à un monsieur. Je ne le connaissais pas, mais il habitait au premier étage d’une librairie que je connaissais bien.
C’était amusant et tellement plus glamour que les lettres de rappel rappel du gaz ou les invitations à se présenter à la Town House que, non sans m’être permis d’écrire en tout petit « J’suis au taquet », j’ai emmené la petite œuvre d’art aussi sec pour la déposer dans la boîte aux lettres du veinard. Quelques jours plus tard, une lettre sœur arriva. Même type d’enveloppe, même méticulosité autour de la confection du timbre, pas d’erreur possible. Un petit mot à mon attention y était inscrit « Merci facteur ! » signé « la petite souris grise ». Je me suis senti plus proche de la mystérieuse expéditrice, bientôt accepté dans son cercle, un cercle dans lequel, en principe, un facteur n’entre pas. Proche d’elle et de lui, autorisé à un peu exister au sein de leur idylle, j’ai eu une idée, j’ai ajouté « Jouons ! Je vais essayer de vous deviner. Qu’en dites-vous ? » Je ne me rappelle pas si c’était le printemps, mais dans mon esprit, c’était le printemps, c’était gai, c’était doux. À partir de ce moment, les échanges plus ou moins hebdomadaires se sont succédé. La petite souris grise était jeune, mais moins que je l’avais imaginé. Ses cheveux étaient roux et elle s’habillait plutôt sexy, en cuir notamment. Elle n’avait suivi aucune formation artistique, mais elle était modèle et gagnait sa vie en posant. Sa peau était « pâle, peut-être même un peu trop. » Elle habitait Brighton comme moi, mais dans le centre où elle s’était acheté un petit appartement. Elle ne possédait pas de voiture. Oui, elle fumait, mais elle essayait d’arrêter. Elle n’avait pas d’enfant. Elle mesurait environ un mètre septante-cinq. Elle s’intéressait à…
De nuit, assis durant huit heures sur des tabourets pivotants, souvent avec une cigarette au bec dont les cendres tombaient avec la lenteur des flocons de neige sur leur tablier d’un gris bleu aussi fatigué que leurs yeux, les trieurs, connaissant par cœur toutes les rues de Brighton, jetaient les lettres à la fréquence d’une et demi par seconde sur des étagères métalliques compartimentées. Mais de lettres de la petite souris grise, il n’y en eût jamais plu qui passèrent entre leurs mains.
Chaque jour un facteur doit distribuer environ soixante kilos de papier. La charge étant bien trop importante, la Poste, dans son infinie sagesse acquise à l’époque lointaine où elle était un service de public, avait créé les surcharges, des portions de courrier déposées par les chauffeurs en différents points de l’itinéraire du postier. La première, je la récupérais dans un Tea Room du quartier de The Lanes. Après des débuts réservés et discrets, très progressivement, la serveuse du matin et moi nous nous étions apprivoisé. J’ai besoin qu’on ne brusque pas les choses, Jenny, c’était son prénom, aussi. Après les quelques mois nécessaires à ce que je me sente vraiment chez moi au That Little Tea Shop in the Lanes, chaque jour, deux minutes avant que je pousse la porte d’entrée, Jenny me voyait passer sur le trottoir d’en face si bien que mon expresso m’attendait sur le comptoir quand je m’installais face à elle. Pendant que je le buvais et qu’elle terminait la découpe des citrons, nous parlions.
Un matin, de ma voix un peu forte, alors que je finissais de raconter à Jenny l’histoire de la petite souris grise, une cliente quitta, pour nous rejoindre, la table où elle était installée. Jeune, petite habillée d’un pull-over ligné rouge et orange surmontant un jean à pattes d’éléphant et des converses, elle nous sur le ton de la confession « Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète, mais j’ai entendu votre conversation. La petite souris grise, je la connais. L’histoire que vous venez de raconter, je la connaissais, car la petite souris grise est une bonne amie à moi et cette histoire, elle me l’a racontée. Je suis sûre qu’elle ne m’en voudra pas de vous révéler son prénom, Antonia. »
La fille au pull-over ligné rouge et orange, je l’avais rencontrée plus tôt, à l’occasion de la livraison des paquets qu’elle commandait régulièrement sur des sites de seconde main. Elle habitait non loin du Tea room, au 26. Sa boîte était la deuxième en partant du haut, celle avec le Dymo Linda Johnston.
L’après-midi même, j’ai sonné chez elle afin, je l’espérais, qu’elle organise un rendez-vous avec Antonia. « C’est incroyable ! Je viens de l’avoir au téléphone. Je l’avais appelée pour lui expliquer notre extraordinaire conjonction ce matin. Elle aussi aimerait vous rencontrer. »
Parfois, pas souvent, c’est même très rare, ça ne m’est arrivé qu’à trois reprises, lors d’une rencontre, une inexplicable déferlante de certitude et de confiance illumine tout. Aucune peur, aucune inhibition, aucun frein, aucune complaisance rhétorique, ni aucune convenance formelle n’existe plus. Une communion, un partage évident instantané émerge de nulle part. Les échanges de regards, de sourires, d’idées et de rires sont spontanés, naturels, innés. Aucun malentendu n’est possible aussi longtemps que dure le miracle, parfois une soirée, parfois une vie. C’est exactement ce qui s’est produit entre Antonia et moi lorsque, le soir même, je l’ai rencontrée chez son amie.
Quand je suis arrivé dans l’appartement mansardé de Linda, Antonia s’y trouvait déjà, installée sur un fauteuil en osier. À mon entrée, elle posa sa tasse de thé sur la petite table en rotin devant elle avant de se tourner vers moi et de m’offrir un très joli sourire.
« Je suis si heureuse de voir le visage qui se cachait derrière notre petite histoire. J’aimerais aussi pouvoir y mettre un prénom…
— Yazid. Je m’appelle Yazid, Antonia. »
Pendant qu’elle nous parlait, à Linda et à moi, de son enfance à Donetsk, de son amour pour la danse, de son père accordéoniste et de sa mère chanteuse, mon téléphone sonna.
— Attends ! Ne réponds pas tout de suite, laisse un peu sonner, s’il te plaît, Yazid ! C’est si beau, cette sonnerie ! C’est quoi ?
— Ce n’est pas un appel, Antonia, ce n’est que l’avertissement du reboot d’une application qui a dû planter.
Ce qu’on entend là, c’est ma cousine Haya, elle chantait tout le temps. Écoute… Ce son, c’est elle juste avant la récolte, au pied du grand olivier, debout sur un escabeau au milieu des autres cueilleuses et des enfants… Tu entends, sa voix ? Toute la chaleur de sa voix ? Et comment elle espère, demande, implore ? Ça ne se répète jamais, ça varie tout le temps… Ensuite, écoute ! Tu entends ? J’adore ! À l’unisson, les voix des autres femmes se joignent à la sienne. Il n’y a rien de plus joyeux que des voix de femmes à l’unisson, je trouve… Ah oui, maintenant, tout le groupe commence à frapper dans les mains. Tu sens comme ça t’emporte ? Et le cousin qui a rejoint avec sa derbouka… Tu as vu comment on est passé sans s’en rendre compte de l’espérance du début, à l’allégresse finale ?
— C’est magnifique ! C’est lyrique ! C’est vraiment beau ! C’est tellement autre chose ! C’est comme si la musique vivait !
— Si tu veux, je peux te l’installer sur ton téléphone.
— C’est vrai ? Tu pourrais ? J’adorerais.
— Ce n’est pas si compliqué. Je le fais tout de suite. Ça aurait fait plaisir à Haya, j’en suis sûr. Il n’y aura que nous deux, dans tout le vaste monde, à avoir cette sonnerie !
— Tu m’as l’air drôlement débrouillard pur ces trucs.
— Tu n’as même pas idée. » Je lui ai dit en riant.