Et c'est comme ça, qu'après avoir perdu bêtement plus d'une heure au guichet de l'aéroport où l'on nous a expliqué qu'il n'y avait aucune crainte à avoir en ce qui concernait le prise en charge de nos valises, le risque de turbulence ou la qualité de notre sommeil, je me suis retrouvé dans l'avion Ryanair à destination de l'île Maurice...avec Josiane assise à ma droite et une charmante jeune femme à ma gauche.
Elle conversait à travers un Iphone dernière génération dans un anglais impeccable, avec son fiancé, ai-je cru comprendre. Sa voix douce et mélodieuse me dérangeait d'autant moins qu'elle la modulait à la perfection. Qu'est-ce qu'elle était belle avec sa chevelure rousse négligemment nouée dont s'échappait une mèche qui ruisselait sur sa tempe et atteignait presque le col de sa robe d'été en coton clair légèrement décolletée ! Un parfum discret et fleuri émanait de cette inconnue et finissait d'affirmer sa classe absolue dont l'éclat était d'autant plus criant et cruel que son voisin en manquait manifestement.
Au fur et à mesure de la communication téléphonique, pour ne pas interrompre son éloquent interlocuteur, ma voisine parlait de moins en moins. Quand un "indeed" ou un "perhaps" glissait maintenant parfois sur ses lèvres, j'y entendais graduellement une musique plus triste qui n'était pas sans me rappeler les mélodies les plus déprimantes de Mahler ou de Dalida. Finalement, elle n'a plus dit un mot, se contentant d'écouter en silence ce qui m'a semblé être une rupture en crescendo, interprétée par un goujat, dans une finale wagnerienne. Je ne sais pas vous mais moi, quand j'entends la musique de Wagner, je trouve que ça sent la choucroute, mais pas celle qui embaume ces charmantes auberges alsaciennes durant les vacances de Pâques, non, celle qui pue et agresse le nez des voyageurs qui n'ont pu éviter le grand hall de la gare centrale scandaleusement occupé depuis des années par un marchand de hot-dogs et son aubette dégueulasse.
Bref, après le coup de timbale final, je n'ai pas pu m'empêcher de me tourner, le plus discrètement possible, vers ma voisine et j'ai vu alors, sous ses yeux d'un vert éclatant, couler deux larmes qui m'ont complètement chamboulé. "Comment ce salaud a-t-il pu ?" J'ai pensé. Il faut être honnête si ma voisine avait été une petite grosse avec des cheveux gras, ma réaction aurait été très différente, alors que cette virtuelle petite-grosse-avec-des-cheveux-gras, statistiquement n'aurait pas mérité plus de se faire larguer qu'une autre. Je dirais même qu'on pourrait penser que, statistiquement, elle l'aurait plutôt mérité moins. Mais je m'égare.
Enfin, j'ai décidé d'agir et, malgré le coup de genou appuyé de Josiane, je me suis lancé, j'ai osé une phrase qui se voulait réconfortante : "One lost, ten found again !"
Elle s'est retournée vers moi, me laissant voir un doux sourire sous ses yeux rougis, tel un petit pansement de ciel bleu perdu dans un océan de nuages menaçants, et m'a dit, avec une tendresse déconcertante, "Thank you ! You're a nice man, mister ...??? I'm Barbara." a-t-elle poursuivi en me tendant la main qu'elle avait fine et douce comme un pétale de rose.
- "Il s'appelle Patrice et moi c'est Josiane" m'a pris de court celle qui m'était un peu sortie de l'esprit.
- "Oooh ! Josiane ! That's very nice ! Enfin, je veux dire, Oooh ! Josiane, c'est très joli" a poursuivi Barbara avec exactement le même accent que Jane Birkin dans "La course à l'échalote". C'était le décollage pour l'avion, à cinq degrés, pour moi, Pierre Richard, à nonante.
- "My fuse blows down, enfin, je veux dire, mon fusible fond" me suis-je bien gardé de dire.
- "Champagne !" Vous m'accompagnez au Champagne, n'est-ce pas, Josiane et Patrice ? Il faut s'amuser parce qu'
"il faut sourire lorsque c'est grave,
seules les plaisanteries doivent
se faire dans le plus grand sérieux"."
- "Je prendrai plutôt un Vittel si ça ne vous dérange pas, Barbara" a répondu ma moitié, assez tièdement.
- "Et bien moi, je prendrai bien une petite coupe avec vous, Mademoiselle" j'ai dit, encore plongé dans mon état d'excitation béate.
- "Oooh you're so gentleman, Patrice ! Call me Barbara. Enfin, je veux dire Ooooh, vous êtes si gentleman, Patrice, appelez-moi Barbara. You even can tell me "tu" because now you know my deepest love affairs. Enfin, je veux dire..."
- "On a compris, Barbara ! On est quand même capables d'aligner et de comprendre deux ou trois mots d'anglais" l'a coupée Josiane.
L'hôtesse nous a amené nos boissons que Barbara a réglées avec sa carte Visa Gold et nous avons trinqué. Sa coupe de champagne en main, elle était comme un poisson dans l'eau visiblement habituée aux vols long courrier, une espèce de poisson volant donc en fait. Josiane a fait semblant de s'endormir pendant que je parlais avec enthousiasme de la mission fiscale qui m'attendait. C'est dingue comment ma nouvelle amie et moi étions en phase. Elle semblait presque atteindre l'orgasme à l'écoute des réglementations fiscales françaises, il est vrai, très raffinées.
Ensuite, le vol s'est poursuivi sous les étoiles au dessus, avec les ronflements de Josiane sur ma droite et la respiration presque inaudible de Barbara sur ma gauche. Ses si sensuelles inspirations qui amenaient l'air à sa poitrine suivies de ses expirations qui l'expulsaient de son corps parfait comme des anges chassés du paradis semblaient me supplier de la prendre dans mes bras ou, tout au moins de veiller sur elle. Je décidai de ne pas dormir et de revêtir ma tunique de protecteur.
"Je veille, Barbara. Je suis auprès de vous. Nul ne vous fera de mal" ai-je pensé très fort durant une bonne demi-heure avant de m'assoupir pour une nuit interdite à tout cauchemar jusqu'à l'atterrissage.