Sarajevo
1914
En ce matin de juin une pluie fine enveloppe la campagne, elle n'a cessé une semaine durant. Dans l'air lourd et humide la lumière dense mais diffuse est diaphane et froide. Une jeune femme seule, en haillons, les yeux rougis par le froid se fraie un chemin à travers les terres en direction de Sarajevo. Les gouttes de pluie sur sa chevelure, les ronces sous ses pieds, elle ne sent rien. Le regard fixe, le corps tendu, elle file à travers l'espace.
*** La Vallée C'est au crépuscule qu'elle s'arrêta pour la première fois, aux abords d'un campement tsigane. Parmi les tentures et les voilages brillaient des lueurs incendiaires habitées, parfois, par les ombres de corps enfiévrés dont la chaleur s'élevait dans les airs, par delà les roulottes, vaporeuse. Lentement, sans hésiter pourtant, elle se dirigea vers la plus riche d'entre elles. Dans son sillon, bien que la terre soit moite, ses pas ne laissèrent aucune trace. A l'intérieur de la roulotte se trouvait un homme, assis seul, devant un poêle en or. Elle prit place face à lui. La lueur des braises dans la pénombre donnait à son visage des aspects irréels. L'homme la fixa, sans comprendre, puis mu par une impulsion irrésistible leva le bras, se levant lui même à demi, déterminé à toucher de ses doigts tremblants la peau de cette femme étrange. Au moment où il allait l'effleurer, il sentit un frisson le parcourir tout entier, sous cette peau là régnait un incroyable silence. Il comprit, et se rasseyant lui dit ceci : - Voyez, tout cela m'appartient. Parmi tous les gens du voyage qui peuplent cette contrée nul ne peut se vanter d'être plus riche que moi. Il se tut un instant puis reprit : - Toute ma jeunesse, sans que je ne puisse me l'expliquer, je fis le même rêve nuit après nuit, année après année : je me trouve d'abord dans une ville que je surplombe. Il fit un geste de la main. - Je la vois d'en haut. Tout n'y est que richesse et luxe, me déroute les sens. Le marbre, l'albâtre, l'or, le diamant... Oh tout ce que cette ville recèle ! Peu à peu cependant elle se met à disparaitre. Je me trouve alors dans une vallée, une vaste étendue déserte et peu importe la direction que j’emprunte pour m'en échapper c'est vers l'obscurité totale perpétuellement que je me dirige. Mon seul compagnon y 'est un homme muet et farouche que j'ai baptisé "Solitude". La vallée progressivement se met à disparaitre à son tour. Je suis désormais dans une tombe, ni véritablement un caveau, ni tout à fait une grotte. Sur une énorme dalle de pierre repose un homme, à ses pieds l'on a déposé toutes les armes du monde. Il se pencha : - Je m'approche de lui, et en m’approchant je m’aperçois que, sous le linceul, l'homme respire. Quand la jeune femme quitta le camp peu avant l'aube le feu, à l'extérieur, continuait de brûler. Dans la semi-pénombre seules les ombres des chevaux, sur les tentures, encore dansaient.
*** La Mule
Alors que le soleil était déjà haut dans le ciel et que pour la première fois depuis huit jours la pluie avait cessé la jeune femme passa une masure de pierre dont la porte était demeurée entrouverte. Elle entra. Tous les volets étaient fermés, l'unique source de lumière était une lampe à huile qui éclairait la forme d'un hautbois posé contre le mur et le visage d'une dame, vieille et malade, allongée dans un lit étroit. A la vue de la jeune femme, cette dernière se se redressa avec peine et dit ceci : - Pardonnez-moi, je suis une vieille femme malade qui n'attend plus de visite, je n'ai rien à vous offrir. Sans prêter attention à ces paroles, elle prit place sur un tabouret de bois, près du lit. - Vous n'êtes pas d’ici ? lui demanda la vieille. Elle fit non de la tête. - Ou allez-vous ? La jeune femme leva son doigt long et pâle et le pointa en direction de la fenêtre. - Sarajevo ? Elle fit oui de la tête. La vieille femme poussa un profond soupir, comme soulagée : - J’ai donné le jour à cinq enfants. Tous ont quitté ce monde avant moi. Quand mes deux aînés s’en allèrent à la guerre ils me laissèrent une petite mule en guise de cadeau, maigre réconfort. Ici, voyez-vous, on se tait, on s’habitue même aux chagrins les plus profonds. Cette petite mule est devenue un symbole, le symbole de cet espoir que je cachais avec précaution tout au fond de moi. Quatre mois après leur départ son comportement se mit à changer. Chaque jour à la même heure, elle se rendait au champ et restait là, immobile, à fixer l’horizon puis rentrait d’elle-même. Chaque nuit à trois heure précise elle se mettait à hennir, comme à l’agonie, jusqu’au petit matin. Je ne m’en débarrassai pas pourtant. Elle n’était pas malade, non, juste… étrange. Plusieurs mois passèrent ainsi jusqu’à ce qu’un matin un jeune soldat vint me trouver alors que je tirais l’eau. Il me tendit la lettre d’une main tremblante, je lui répondis que je ne savais pas lire. Alors qu’il s’apprêtait à m’annoncer que mes petits ne reviendraient plus, la mule, en pleine journée se mit à pousser son hennissement terrible. Nous nous ruâmes vers l’étable, elle s’était volatilisée. Se levant promptement la jeune femme saisit le hautbois, elle en joua pendant des heures. Lorsqu’elle quitta la petite maison elle était inondée de lumière. Tous les volets étaient grand ouverts.
*** Le Cri Au soir du troisième jour elle atteignit la lisière de la forêt. Le vent sifflait dans les feuilles de la grande canopée. Les arbres quand ils la reconnurent, comme un seul, resserrèrent leurs racines les unes contre les autres. Tout près, dans une clairière, un homme adossé à un rocher les pieds à demi enfouis dans le lit d’une petite rivière, l’appelait sans mouvoir les lèvres : - Je suis soldat. Je connais la Guerre. La terre qui se change en boue, gorgée de sang. Les armes, le choc que produit leur rencontre, Le retentissement de leur écho que l’on peut presque toucher quand il se réverbère. La Guerre est une tempête née du gémissement infâme d’un être mutilé. Une femme pourtant… Un jour. Une bataille. Un cri. Les ruines. Le corps de son jeune fils. Dans la gorge humaine un cri peut se muer en chant, sa mélodie est d’une pureté telle qu’elle voyage à travers les mondes. Pour un moment, rendu muet par sa puissance, le gémissement meurt sur les lèvres du monstre. S’approchant du soldat, la jeune femme se blottit sur son épaule la nuit durant, caressant sa peau froide du bout des doigts.
*** A l’aube du 28 juin 1914, elle arriva finalement à Sarajevo. La ville, encore endormie, s’éveillerait bientôt, indifférente à l’étrange présence qui parcourt ses rues, envahit ses foyers. Quand elle s’en rendra compte, il sera déjà trop tard. Good night, Sarajevo, a thousand times.
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