I.
Cet homme partit de ma vie furtivement après m’avoir oublié une saison entière, mais je ne lui en voulus pas. Peut-être un peu aujourd’hui. Parce que le temps est très précieux et qu’il devait le savoir. Assurément.
Peut-être s’était-il laissé enliser dans les miasmes morbides des douleurs antérieures. Peut-être qu’il ne voyait plus le soleil comme il aimait tant à le voir. Peut-être qu’il ne savait plus le geste de se pincer pour titiller sa conscience. Ce geste qu’il prônait et revendiquait fort et que je gardai de lui …
Je ne veux plus me laisser enliser par les charmes insondables des mots fins et lettrés. J’aime. C’est même une passion. Mais non, je prends mon carnet et je sors, afin que le soleil caresse mes cheveux. Mes beaux cheveux luisants, fournis et si rebelles, héritage de lui.
J’écrirai toute ma vie cet être d’intransigeance, lui qui prônait la souplesse.
Cet être de silence, lui qui me donnait de petits bisous furtifs et qui prônait l’action et la réactivité.
Pas celle du cœur, caché si loin dans l’absence des mots.
L’action et la réactivité des êtres libres qui consacrent leur vie aux revendications et à la justice, à la dignité.
Pourquoi le silence ?
Haïssable. Malade. Opaque.
Oui, pourquoi ?
Je ne pleure plus. Mais je dis les choses. Parce que j’appris, de l’autre côté, que les mots sont indépassables, forts, courageux et surtout puissants. Et j’écrirai. Encore mieux.
J’écrirai mon être fort et sensible et beau et tumultueux. Mon être fort, je crois. Et là, au bout de mon bras, j’ai cet être de présence qui ne me lâchera jamais. Sauf involontairement. En l’absence métaphysique de sa volonté tyrannique.
II.
J’ai vu dans la cage d’escalier un homme accroupi, tête baissée, très mal en point …
- Avez-vous besoin d’aide, Monsieur ?
- Plus maintenant.
- On a toujours besoin d’une main tendue, quelle que soit notre situation, fit-je, doucement.
- Pas les fourbes et j’en fus un pendant très longtemps.
- Pourquoi vous jugez-vous ?
- Parce que là, maintenant, j’obéis à un principe de vérité. Je suis au naturel et non assujetti à l’instinct de conservation. Et je veux mourir.
- Écoutez, vous êtes dans un piteux état, dans une cage d’escaliers et je vous offre mon aide. Acceptez-la, je vous prie.
- Je me suis agité dans tous les sens toute ma vie pour garantir ma pitance. Là, j’expie mon indignité. Je m’en vais en finir avec la dégradation de soi. Basta. Un sursaut d’une fierté que j’ai dû balayer, bien assez tôt. Une stratégie de survie comme une autre. Laissez-moi mourir s’il vous plaît. C’est l’affaire de quelques instants.
- Non, je ne le peux pas.
- Alors, écoutez-moi, je serai bref. Forcément. Je suis un Phédon. J’ai amusé la galerie, je l’ai fait rire, j’ai avalé bien des couleuvres et j’ai continué. L’indignité est un vrai métier et j’en suis un professionnel. J’ai de la mauvaise foi, de la jalousie et de l’envie des autres, de la vraie méchanceté et des tonnes de vieux nœuds gordiens. Ces derniers sont la base de mon être profond. Vous savez, l’être humain est foncièrement mauvais à l’état brut. Même s’il peut choisir de s’abreuver à l’humanisme. Néanmoins, l’humanisme est le luxe de ceux qui ne s’arrachent pas la peau pour subsister. Travailleur ou flagorneur. Deux variétés. L’un est sobre. L’autre sous substance. C’est affreux, n’est-ce pas ?
Je ne me suis pas offert le luxe de m’auto-évaluer, d’être juge de ma bassesse et de me structurer. Trop occupé à subsister. Je suis resté vitalement « complaisant, flatteur, empressé ». Je n’avais pas de vie propre à proprement parler. Je trainais ma bonhommie au service des autres. Je m’agitais, je tirais profit, je briquais leur personne. J’avais, chevillé à l’esprit et au bras cassé, ma magnifique mauvaise foi. Que voulez-vous, il fallait bien vivre !
- Monsieur, je vous demande juste si vous avez besoin d’aide. La concierge sera tantôt là et elle sera moins humaine, je la connais bien.
- Merci de votre proposition d’aide. Je meurs dans pas longtemps. C’est mon choix. Je ne vaux pas grand-chose. Ne vous en faites pas.
Il avait parlé d’un trait, sans lever la tête. Sa voix s’était fort affaiblie vers la fin et il s’affaissa sur lui-même, sans vie.
III.
Au mois d’août à Paris, il s’éprit follement d’une Anglaise qui se fit passer pour un modèle. Lui-même prétendit être un peintre talentueux, mais fauché, qui connaitra la gloire après sa mort. Il fut sur le point de la hâter, mais se ravisa quand elle vint à son secours.
- Elle reviendra à Paname, nous marcherons le long des quais, main dans la main et je l’aimerai comme personne ne le fit avant moi. Ce qui me fera oublier que je suis un vendeur de matériel de pêche à la Samar, en blouse grise et que j’aurais tellement voulu être un peintre fauché et beau comme un dieu grec. Ah, sa bouche ! Ce I want to live !