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C’est un certain 7 juin que je vins au monde. Ne me demandez pas lequel. Pour de vrai, je n’y croirais pas : La vie est passée si vite. C’est si loin. Je n’ai pas envie de m’en souvenir. Au demeurant, cela a t-il grande importance à quelques années près ?
Lors de ma naissance, ma mère n’était pas là. C’est ma tante qui m’a donné le jour. Pratique, elle vivait avec nous. Nous, c’est papa, ma mère officielle et ma mère-tante (que ma mère officielle nomma plus tard non sans humour (le sien) « emmertante ». Je pris en grandissant l’habitude de la nommer maman, ce qui exaspérait mon géniteur, lui jetant à la face son erreur de distributeur de gènes. Erreur qui aurait pu être explicable, mes deux mères étaient jumelles et se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Seule une petite cicatrice au coin de l’œil de ma mère officielle les distinguait, souvenir d’un chahut de l’enfance.
Je suis né avide de découvertes. Sitôt le cordon coupé, je rampai vorace vers la fontaine à lait que mes petites cellules détectrices d’odeurs situaient vers les seins de ma génitrice. Je n’en eu pas le temps. Une grosse femme en blouse rose m’a saisi encore gluant et sanguinolant pour me mettre au bain.
Est-ce de cette immense frustration qu’est née mon aversion pour ce mode de toilette ?
Je n’ai eu accès à ma boisson reconstituante qu’à mon retour, propre, bien sapé, mais un bonnet en jersey ridicule sur la tête. Pas sous la forme vivante d’un nichon accueillant, l’alimentation, non. On m’a infligé une boisson en canette. Un biberon de verre et son embout caoutchouc.
Est-ce de cette frustration qu’est né mon goût immodéré pour les seins des femmes ?
Alors il m’a semblé nécessaire de me reposer un peu. La distance que j’avais parcouru avait beau n’être seulement de quelques centimètres, elle n’en avait pas été moins pénible. Serré de toute part, subissant des poussées fort désagréables sur les fesses et le ventre, la tête dans un étau sans le moindre consentement demandé, suivi de ce que je vous ai exposé au préalable, une sieste s’imposait.
Mais que dalle, nib[1]. Des tas de gens sont arrivés dans le temple de la félicité des femmes devenus mères. Ils m’ont tiré de mon berceau et accessoirement de mon sommeil pour me contempler, me brailler dans les oreilles, m’embrasser plus ou moins rasés, me disant des ressemblances avec des personnes que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam. Ils brandissaient des cadeaux divers et variés dont je n’avais rien à faire.
Et je te palpe, et je te secoue, et je te pose, et je te prends. C’est ça la vie ? C’est pour ça que j’ai entrepris tout ça ? J’en ai eu faim. On m’a gavé à nouveau via le biberon. Désespéré, j’ai fait une croix sur un roploplo convivial. Premier cours de frustration.
Puis un type en blanc est passé. Parait que c’est celui qui m’a mis au monde. Je ne le félicite pas. J’étais très bien où j’étais. Il trainait avec lui une odeur d’hygiène contrainte, faite de désinfectant, de chlore et d’antiseptique. Par la porte restée ouverte s’est insinuée cet autre frescun[2] hospitalier fait de sueur, de viande saignante et de diverses production des corps. J’en ai été agressé dans ma paix relative au point de pleurer tout le temps de la consultation. Et je te donne des directives aux roses et à ma mère-tante. Faites lui ceci, faites lui cela, pas comme ci mais comme ça. Et je dors quand, moi ?
Est-ce de ce dérangement permanent que m’est venu le goût pour la paisible campagne ?
Ma mère officielle est enfin arrivée comme Belsunce[3], bouche pincée, les yeux mitraillant des éclairs. Je peux vous dire qu’elle ne semblait pas heureuse de faire ma connaissance. Elle ne s’est pas jetée non plus sur sa sœur pour la féliciter. Entre les deux, il y avait un malaise palpable. Ce malaise se nommait papa. Il était seul, cul cousu[4], les yeux baissés, renfrogné et pataud. Ça ne lui a pas duré longtemps mais sur cette journée, je suis affirmatif. Ma mère officielle lui décochait quelques sentences cinglantes qui le faisait rougir de se contenir. Il avait envie de répondre mais il se taisait. Cela se voyait aux grandes plaques rouges qui couvraient son cou, signe d’une colère qu’il se devait de réprimer, mal placé qu’il était pour ramener sa fraise. Selon le principe de la cocotte minute, il montait en pression. Il fallut que ma génitrice détourne l’attention vers moi qui ne demandait rien et enfin, ma mère officielle consentit à me prendre dans les bras et fondre en larmes comme une pleureuse lors d’un enterrement. Elle-même était stérile. Salpingite mal soignée.
Est-ce de ces exaspérations que me vient la détestation des embrouilles ?
La nuit vint qui me débarrassa de ces fâcheux. Je restais en tête à tête avec maman dans cette chambre terne, aux murs vaguement verts pour n’être ni bleus ni roses et ne vexer personne.
Est-ce de ces nuits fétides que me vient la défiance pour les couleurs molles ?
Le moment était venu pour moi de me venger de toutes ces turpitudes à mon égard. Je pris grand soin de ce sommeil que ma mère-tante attendait après ses propres épreuves. À gorge déployée, je le tins à bonne distance de tout ses espoirs, beuglant tout ce que je pouvais.
Est-ce de ce tour de chant que me vient un goût singulier pour les voix d’opéra ?
Mal m’en prit. Une blouse rose fit irruption pendant mon medley. Elle m’emmena tout en me faisant force reproches sur le nécessaire repos des mamans dans une salle où d’autres ténors et soprani étaient rassemblés.
Et moi alors, personne pour me plaindre ?
Je ne vous ai pas présenté, ou mal, les protagonistes de cette histoire. Je manque à tous mes devoirs.
J’ai longtemps cru que ma mère officielle s’appelait « Oh » et mon père « Eh ». Il s’agissait des seuls vocables que mes parents utilisaient entre eux. Mon père était blond, grand et sec. J’ai hérité ça de lui. Il avait de longs bras aux muscles comme des câbles : fins et d’une force sans pareille. Je me suis émerveillé longtemps de le voir briser une noix entre pouce et index comme ça, sans y prêter attention, sans forcer. Son visage aux grands yeux clairs lui conférait un aspect faussement doux. Il était tout autant impitoyable, tout autant inflexible, tout autant dur qu’il était fort. Je ne sais rien sur ses origines, ses parents disparus depuis longtemps que je n’ai jamais connus. Il parlait tantôt d’Espagne, tantôt de Roumanie.
Ma mère officielle et ma maman étaient de vraies jumelles donc deux copies conformes comme je les ai décrites. Physiquement. Sur leur personnalité, je n’ai rarement vu êtres si dissemblables. J’ai supposé que ma grand-mère avait été bien secouée ou qu’elle avait eu un accident pendant sa grossesse. Tout s’était mélangé entre ses filles et la répartition des qualités et des défauts en avait été bouleversée, partagée en deux portions inégales. Elles avaient des origines russes. Leurs arrière-grands-parents étaient en villégiature en France cette année 1917. Ils étaient restés, s’y étaient installés, leurs biens confisqués et le restant de la famille massacré en Russie.
L’officielle était toujours bien mise, bien coiffée, ses cheveux blonds en minivague. Maquillée, rouge à lèvres, elle faisait faire ses tailleurs stricts copiés sur les modèles Chanel chez un tailleur quartier du Panier. Volontiers atrabilaire, acariâtre en face à face, plus effacée, en parfaite adéquation aux dires de son mari en sa présence. On comprend pourquoi.
Quant à ma mère-tante, elle avait les cheveux longs qu’elle regroupait en chignon choucroute. Un air de Bardot. Elle arborait d’ailleurs souvent un tablier en Vichy rose pour ses taches ménagères et pour trainer à la maison. Lors des grandes occasions, elle adorait les robes à fleurs très colorées. Pour toute conversation avec elle, mon père abusait du « Toi » le plus souvent suivi de « te mêle pas » ou « ta gueule », ce qui limitait les échanges. Elle y avait renoncé et économisait sa salive.
En ce qui me concerne, petit blondinet malingre, personne ne m’appelait. Plus tard, je serai « Viens à table » ou « Va au lit », « Arrête ce boucan » selon les circonstances. Pas de prénom, forclusion de l’onomastique qui n’a été transgressée qu’à mon entrée à l’école et utilisée en exclusivité en ce lieu. Pour de vrai je me nomme Noël. Evident lorsqu’on a débarqué sur terre un 7 juin.
Cela ne me rendait pas malheureux. Rien ne me rendait malheureux.
Au retour de la maternité, le silence s’est installé dans la maison. A moins qu’il n’existât avant mon arrivée tumultueuse. Je n’ai pas les moyens de vous en informer, je plaide les circonstances atténuantes. On m’a installé dans une chambre chez ma mère-tante. Hors de question pour mon père et son épouse d’être dérangés jour et nuit par un fifi qui va caguer et qui aura faim de longue. Mon domaine était un cafoutchi[5]. Les murs bleu sainte vierge devaient souffrir d’un acné qui n’était pas juvénile. Ils n’avaient pas vu ni peintre ni peinture depuis l’an pèbre[6]. De grosse cloques soulevaient la peinture sur les quatre cotés, laissant entrevoir le plâtre verdi de moisissure. Coté contacts humains, mon entourage n’était au complet que le soir lors de mon repas avant ma nuit. On m’avait mis au biberon d’entrée car il était exclu que ma mère-tante déballe ses nibards dans le quotidien familial. « Déjà que... ».
L’habitude et la sagesse venant, j’avais mieux accepté l’embout de caoutchouc pour me nourrir au détriment des seins voluptueux à l’odeur si douce de celle qui m’avait mis au monde. J’ai su utiliser le calme apparent de cette maison où l’on ne se parle pas pour développer une qualité qui, les mois et les années passant, n’a jamais décrue, bien au contraire : une insatiable curiosité. Vous en conviendrez avec moi, nous partons de très bas en termes de connaissances et d’expériences lors de notre venue en ce bas monde. Tout est à apprendre, à acquérir, à éprouver. J’ai conçu un plaisir indicible à engranger ces apprentissages, acquisitions, épreuves. Cela suffisait à mon bonheur. Tout m’interrogeait, me captivait. Le moindre progrès, la moindre réponse à une question me procuraient et me procurent encore à ce jour une grande satisfaction.
A la maison, c’était limité : les sensations physiques comme le froid, le chaud, le dur, le mou, une voix grave ou aigue, le ton agréable ou désagréable à entendre, l’obscur, le lumineux.
Ce n’était pas souvent mais s’il advenait que mon père me regarde, je le dévisageai de mes grands yeux tout ronds et lui de dire :
Ce qui constituait un abus de langage quand on connait sa force. Et ma mère officielle, jamais à court de reproches, de lui répondre que je condamnais, silencieux, sa cagade dénaturée. Cela provoquait chez lui quelques plaques rouges sur son cou et chez ma mère-tante un regard plus absent que de coutume, un « outresilence » qui durerait des heures.
Peu m’importait. Je scrutais tous ces jeux d’acteurs depuis mon berceau, évaluant avec gourmandise l’intensité des rares phrases des uns ou des autres, la profondeur des silences, les images mises en scène.
Pendant quelques mois qui ont suivi mon débarquement dans le monde, nous avons eu quelques visites. En gros, celles des gens qui avaient fait le déplacement à la maternité. Avec le temps, ces présences se sont raréfiées, puis ont disparu. Seules persistaient celles du frère et la belle-sœur de mon père, la femme qui faisait des bisous mouillés un peu dégoutants. Le tonton d’Aubagne était avocat. Il tentait à chaque visite de persuader mon père de mettre un peu d’ordre devant la loi, de protéger ma génitrice, clarifier les droits de chacun et chacune. Il faut dire que ma mère-tante avait accouché sous le nom de sa sœur qui, par ce stratagème, était devenu ma mère officielle, ma maman perdant tous ses droits. Vous imaginez le travail. L’honneur était sauf pour les parents, mais bonjour les dégâts pour elle. C’était tellement tordu que les mois passant et moi grandissant, ma mère officielle n’a plus supporté que je nomme ma génitrice maman ni que j’en parle comme de ma mère-tante. Son jeu de mot « emmertante » lui-même n’a plus eu cours. Elle avait instauré le terrorisme du silence. J’ai toujours refusé de nommer cette personne « maman ». En cas de besoin impérieux, je l’appelai « mère ». Je me suis arrangé pour ne pas avoir besoin d’elle, jamais.
Pour en revenir à l’oncle, à force de se faire remballer et pas qu’un peu, il a renoncé non sans une dernière dispute magistrale. Dispute qui a laissé les deux femmes en larmes, et les hommes, père et oncle, rouges comme des gratte-culs d’une colère de bestiasses[8]. De vrais coqs de combat. Le cou de mon géniteur, marqueur de sa fureur avait pris la teinte d’une énorme tache de vin empiétant sur ses joues et son front. L’oncle a tourné les talons, pressentant une rouste de derrière les fagots. Il n’avait rien d’un guerrier prêt à mourir au combat. L’amour fraternel est soluble dans le conflit.
Ma grand-mère maternelle (faudrait il mettre un s à maternelle ?) voulut la jouer plus fine. Elle a tenté de faire alliance avec ses filles. Sans plus de résultats. Ma mère officielle, peu encline à faire un pas quelconque vers sa sœur pêcheresse, en a parlé à mon père. Est-ce par esprit de contrition, il a gentiment conduit la mamé à la gare avec ses bagages sous le bras, la priant d’aller se faire voir ailleurs, si possible très loin de la maison. Je ne l’ai jamais revue.
De ce jour, nous n’avons plus reçu personne chez nous. Pas plus pour un séjour que pour un repas ou un apéro. La famille, bannie et pas d’amis du tout.
Comme tous les enfants, j’ai grandi ajoutant à ma palette émotionnelle la découverte de ces aliments que l’on inclus peu à peu, qui ont à la fin remplacé les biberons originels. J’ai connu des jouissances inédites, des expériences intenses sans aucun dégout jamais. Le sucré des carottes, le complexe du choux, l’umami des tomates, l’acidité du citron. Les papilles en émoi. Le simple goût des mets ou leur association en recette nommée « T’as fait quoi pour ce midi ? » me ravissaient. Ma mère-tante qui avait comme entendu la charge de m’alimenter s’étonnait de mon attrait pour tout type de plat cuisiné. Elle allait même jusqu’à m’interpeller :
C’est pour dire.
Autre grand évènement qui a marqué ma tendre enfance de gamin livré à lui-même : la découverte de la marche. Non pas que je m’en souvienne comme si c’était hier. Je l’ai appris, reconstitué à partir des bribes que maman me livrait quand elle voulait bien se souvenir d’évènements me concernant.
J’ai marché relativement tôt, avant un an, et je me suis employé dans la foulée à visiter toute la maison. Plus exactement les parties accessibles. Pendant des mois j’ai exploré ces pièces et couloirs chez maman et chez mes parents, palpant, regardant, suçant, mâchouillant, respirant, sentant tout ce qui était à ma portée. Comme tous les enfants me direz vous et vous aurez raison. Ma spécificité d’après les dires maternels était de n’être jamais en repos hormis de trop courtes périodes de sommeil à son goût. D’ailleurs j’avais banni les siestes rapidement. Cela ne m’intéressait pas de dormir. On me mettait au lit et je gardais les yeux ouverts. Si personne ne me remettait à terre, je demeurais debout sur mon couchage à contempler les murs bleus et leurs bubons, les raies de lumière traversant les volets dans lesquels dansaient des particules de poussières, les mallons du sol dont aucun n’avait la même teinte. Comme je ne pleurais pas, si ma mère-tante voulaient quelques heures de quiétude, elle n’hésitait pas à m’y laisser.
Si la patience est une qualité qui s’acquiert, je peux revendiquer une expérience précoce. J’attendais jusqu’à enfin saturer et me manifestais alors par des appels type sirène. On n’est jamais trop prudent, autant donner le maximum pour un effet rapide. Là, par la grâce de ses bras j’étais à terre et pouvais vaquer à mes aventures en terre familière. Cela a duré jusqu’à ce que je sache sortir seul de mon lit-cage. Pour gagner en autonomie, j’ai appris à en démonter les barreaux. Cela a mis fin à toute expérience de sieste non désirée. Trois années passèrent dans cet univers où jamais je n’ai languis.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’intégrai l’école. Ma famille et mon domicile m’offraient quelques curiosités. J’étais à des lieus de me douter qu’un tel paradis existât. Des garçons, des filles, des maitres, des maitresses, des cantinières. J’en ressentis un frisson physique de bonheur, de jouissance. Le mot me semble approprié. Les activités proposées me rapprochaient de mes congénères. J’épongeai toutes les sensations qu’une telle proximité exerçait sur moi. Je n’étais que peu causant, réservais mes paroles pour les maitresses si elles s’adressaient à moi. Le reste du temps, je scrutais les évènements, j’observais mes semblables. Pour prendre une métaphore plus d’actualité, je remplissais mon disque dur.
Mes semblables, pas tant que ça. Pas tous. Je pris conscience de la différence des sexes lors des séances pipi. Pour les filles, pas de zizi, la contingence de s’assoir sur les toilettes, une fente qui dissimulait je ne savais quoi. Il me fallait une explication. Je me suis employé à la concevoir.
Les garçons se cantonnaient à certaines occupations, ciblaient certains jeux considérant qu’ils étaient seuls dignes de leur domaine. Ils manœuvraient des petites voitures plus ou moins vite, créaient des accidents, des collisions, des courses. La collaboration s’avérait difficile entre eux. Assez rapidement, ils se repliaient dans un coin de la classe qu’ils s’octroyaient et finissaient par jouer seuls. Idem pour les jeux de construction. Chacun voulait avoir l’initiative, la maitrise de l’entreprise. Cela se terminait le plus souvent par la destruction de l’assemblage, la dispute pour une pièce, un cube.
Cela ne m’intéressait pas.
Je me suis souvent demandé si la différence anatomique séparant filles et garçons avait une influence sur leur comportement mutuel. Les années qui ont suivi ont renforcé ma conviction que cet ascendant est immense.
Les filles se disputaient moins, jouaient souvent ensemble sans que personne ne crie, ne se batte, ne quitte le jeu en pleurs.
Plus tard, je les ai vues jouer à la marelle, à la corde à sauter, à l’élastique. Elles riaient ensemble, se tenaient par le bras, le cou, dansaient en rondes, s’applaudissaient. Les petits gars n’arrivaient pas à terminer une partie de ballon leur équipe au complet. Le plus fort houspillait le plus faible, le petit gros, le maladroit qui quittait le terraine en pleurant ou tout en colère et menaces de vengeance. Les filles semblaient infatigables quand les gars s’énervaient et sortaient du jeu.
J’en conclus que, si les filles ne disposaient pas du petit appendice pour faire pipi, elles disposaient en revanche d’un genre de moteur - je n’avais rien trouvé d’autre - dans le ventre, moteur qui leur donnait cette force, ce pouvoir. Si j’appréciais de faire pipi debout, je regrettais de ne pas avoir cette énergie dont elles jouissaient. Moins de force seules, peut être, mais seules, elles ne le restaient jamais longtemps.
Dans les salles de classe, la différence entre les sexes existait tout autant. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour en faire le constat. Les filles répondaient moins aux questions des maitres ou maitresses, mais elles répondaient juste. Je n’ai jamais vu une fille cacher sa copie de son coude à sa voisine de bureau si celle-ci était en rade. Les garçons se couchaient sur leur bras s’ils estimaient que cela favoriserait leur voisin de lui laisser entrevoir une réponse, vraie ou fausse d’ailleurs. Ils répondaient sans quelquefois lever le doigt, souvent très rapidement, plus que les filles mais se trompaient plus fréquemment.
Ma conclusion fut donc que le moteur servait à diriger la tête et la pensée autant que le corps. Je n’y voyais que du bénéfice pour les filles. Je n’aurai pas sacrifié mon zizi pour autant, c’était un truc qu’elles n’avaient pas, mais elles méritaient le respect pour tout ce que nous ne savions pas faire, nous les garçons.
J’ai été déçu de l’inexactitude de ma théorie à la découverte de l’anatomie féminine plus tard. Mes réflexions à la suite de cette désillusion m’ont amené à penser que le moteur est dans la tête. Si les gars et les filles ont tous une cervelle, ils ne s’en servent pas de la même façon. Cela m’a consolé, je peux lutter à armes égales. J’ai une tête comme les filles. Et la liberté de m’en servir comme je l’entends.
Personne ne parlait sexualité à la maison, vous pouvez en être surs. Personne ne parlait de rien d’ailleurs. Quelquefois sous forme métaphorique et dégradante. Et dégradée en ce domaine. A l’école primaire, mes petits camarades plus délurés ont évoqué lors des récréations, loin des oreilles des instituteurs, un ensemble des évènements pouvant advenir entre homme et femme. Cela dépassait mon entendement. Je ne comprenais pas à quoi ils faisaient référence. Je ricanais bêtement en hochant la tête cherchant une explication logique si je ne pouvais fuir la conversation. J’ai pu constater par la suite nombre d’inexactitudes, d’approximations, d’interprétations qui ne facilitaient pas ma perception de la libido. En tout et pour tout, j’avais compris que mon appendice qui avait la possibilité de se dilater, cela je l’avais expérimenté, pouvait servir à autre chose qu’à faire pipi. Aussi que le moteur des filles avait un rôle dans l’apparition des bébés. Ceci renforçait encore mon admiration pour cette terra incognita. J’avais observé sur la plage du Prophète des femmes avec des ventres gros et distendus. Cela se disait enceinte officiellement, embarrassée pudiquement.
Pour ce qui est de la mécanique de la grossesse, si peu, nibe.
Je ne vous ai pas encore révélé, malgré quelques indices habilement distribués, que j’habite la magnifique ville qu’est Marseille dans les maisons derrière la corniche Kennedy, quartier du Roucas[9] Blanc. J’y reviendrai plus tard.
Je ne suis pas satisfait si je n’ai pas une explication, une réponse à mes questions. Dans le cas de la sexualité, je ne pouvais compter sur personne. J’en avais conclu selon la théorie que j’avais élaborée, que lors du rapprochement entre les sexes, comme l’on dit de façon pudique, le moteur de la dame aspirait l’une des petites boules, les alibofis[10] qui ornent le dessous de notre zizi. Une fois installée dans le moteur, elle pouvait alors grossir déformant le ventre de la future mère jusqu’à prendre les proportions d’un ballon de basket en devenant un bébé. Mon dilemme dans cette interprétation était celui-ci : comment faisaient les gens qui avaient trois enfants ou plus ? Est-ce que la boule avalée par le moteur repousse ? Est-ce que le papa peut en louer, en acheter une ou plusieurs supplémentaires chez le docteur ? Et celui qui n’avait qu’un enfant comme chez moi n’avait-il qu’une boule restante ? Il passait le reste de sa vie ainsi ?
J’allais souvent à la plage avec ma mère-tante. Cela me donnait l’occasion d’espincher sur le ventre des femmes en couple la présence de la petite olive déjà installée qui avec le temps deviendrai un enfant. Je suis resté sur ma faim. J’observais également les slips de bains des messieurs pour voir s’ils étaient propriétaires d’une ou deux boules, voire plus, bien à leurs places. Hélas, les maillots n’étaient que peu moulants ces années là ne dévoilant rien des chounes[11] ou des muges[12] que je matais. Et ma mère-tante me tançait : « Arrête de regarder les gens comme ça, c’est malpoli ». Alors je restais en rade, mes hypothèses non confirmées. Dans un soupir, je détournais le regard et m’intéressais à la mer, aux vagues sans cesse renouvelées, les iles dans le lointain dont je rêvais l’exploration. J’écoutais les cris et barjacâges[13] des enfants jouant qui dans l’eau, qui sur le sable. Je détestais leur bruit et n’ai jamais rien fait pour me rapprocher d’eux. Je faisais le vide, me concentrais sur la rumeur sourde de la ville derrière nous, le cri rauque et disgracieux des mouettes, le raillement des goélands. Lassé de cette activité, j’allais me baigner à l’écart de la marmaille, nageais loin de la plage car maman m’avait appris brasse et crawl pour être tranquille et revenais construire des châteaux près d’elle mais seul.
Perturbé par mon manque de connaissance et inquiet pour mon avenir, je me suis armé de courage pour poser la question à mon père un jour où il semblait moins revêche. Le fait d’habiter Marseille interdit à quiconque l’emploi du mot naïf ou naïveté. Je n’ai donc eu comme réponse que « quel counas[14] ce gamin » qui a mis fin à ma tentative d’échange. Je n’ai donc décroché la vérité que bien plus tard. Elle a fait table rase du phénomène de maternité et de paternité que dans ma candeur, j’avais envisagé. Mon système à moi semblait pourtant plus simple. J’en ai fait mon deuil et j’ai enfin trouvé l’ensemble des réponses dont j’avais besoin, je ne demandais pas plus.
S’est alors posé le problème du désir. Plus tard. Laissez-moi finir de vous présenter ma famille si magnifiquement dysfonctionnelle.
Longtemps mes journées ont été rythmées d’absences. Quand j’ai fini par vivre chez eux, d’aussi loin que je me souvienne, le matin, l’un ou l’autre de mes parents, il faut bien les nommer ainsi, ils se présentaient comme tels, ouvrait la porte et m’appelait : « debout ». La porte se refermait. Leur travail était terminé. Je ne me formalisais de rien. Je me levais et descendais. Je trouvais alors ma mère-tante qui venait de l’autre aile de la maison, celle sans étage. C’est elle qui me faisait un peu de toilette avec un coin de serviette, m’habillait ou m’aidait à m’habiller et me servait à manger. Elle cuisinait tantôt chez elle, tantôt chez sa sœur. Mon petit déjeuner, c’était du pain, du fromage ou des olives, de la brousse salée, de la pate de coing maison et des fruits du jardin quand c’était la saison. Pas souvent, car il n’y avait qu’un pauvre abricotier qui luttait pour survivre dans une terre ingrate et rocheuse. S’ajoutait un verre de lait sucré au miel fourni par un client de mon père. Tout cela composait son régime quotidien et, café en moins, j’étais soumis aux même conditions. Il n’était pas question d’acheter quoi que ce soit pour un gamin « autant ensuqué[15] ».
Ma mère-tante ne disposait que d’un statut de gouvernante priée de garder silence. Elle exerçait son boulot de traductrice à domicile. À elle de garder et assumer la séquelle de sa luxure. Je ne me suis jamais demandé ce que faisaient mes parents de leur journée.
J’ai appris un jour que mon père était facteur d’accordéons. Avec le temps, j’ai découvert qu’il était réputé dans la France entière, que les stars de l’instrument se battaient pour l’avoir et le faire travailler. Je le comprenais d’autant mieux que, pensais-je, ce ne doit pas être courant de poster des accordéons. Pour moi, le mot facteur ne se concevait qu’en lien avec la poste, le monsieur en bleu et vélomoteur jaune, lié à la distribution du courrier. Le facteur d’accordéon devait donc livrer chez les acheteurs l’objet de leur convoitise ou le cadeau qui leur était fait par un expéditeur quelconque. Jamais je ne l’avais vu travailler dans son atelier. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il ait la capacité de fabriquer lui-même ces instruments. Le seul accès au quartier pour notre demeure était une entrée dédiée sur la rue derrière avec sa façade art déco, ses baies et fenêtres toutes en hauteur, largement vitrées. Lui travaillait dans une partie de la maison qui donne sur une autre rue, par delà le jardin clos où végétait notre abricotier. Cette zone ne dispose pour toute ouverture, vue depuis la cour, que d’une porte pleine et une lucarne sale. Jamais je ne m’y suis aventuré. Il a fallu la mort de mon géniteur pour que je découvre enfin son local de travail.
Ce personnage excentrique n’a jamais souhaité avoir une voiture. Il n’en avait pas besoin pour son travail, nous ne partions jamais en vacances, donc la messe était dite.
Pas d’auto. Un Solex.
Il arrivait que lui-même ait besoin de se rendre à la gare Saint Charles ou dans une entreprise de messagerie pour expédier un de ses précieux instruments. Si précieux qu’il conçût une caisse en contreplaqué rembourrée avec des édredons pour berceau. Les miens une fois inutiles. Elle était adaptée pour le porte bagage du dit Solex. Ma mère-tante me racontât les plaisanteries éculées et les clichés qu’il distillait à chacune de ses sorties en ville : à Marseille, le code de la route n’est pas celui de la France. L’été, on roule ni à droite ni à gauche, on roule à l’ombre. Ou sur les feux rouges : tu dois démarrer quand le feu en face passe à l’orange, et tu peux encore passer au rouge jusqu’à ce que la file de l’autre coté ne démarre. Et encore...
Les féminines de l’équipe devaient au moins sourire à ces boutades ineptes sous peine de reproches dévalorisants pour leur féminité.
Ma mère officielle travaillait dans la presse. Je m’étais, pour elle aussi, collé au sens premier du mot. Je savais ce qu’était un presse purée, un presse citron. Maman s’en servait. J’imaginais cette femme s’aventurant sous de gigantesques pales venant écraser des tonnes de légumes, réparant toutes les parties de l’instrument si elles étaient en panne. Ou repoussant à la pelle des milliers de pépins de citrons, d’oranges qui servaient à élaborer les jus de fruits que l’on trouvait à l’alimentation du coin. Cela ne laissait pas de m’étonner : elle partait au travail en autobus bien vêtue, maquillée, ongles vernis, en escarpins et revenait de même, jamais salie ni tachée. Au mieux, une auréole sous les bras les jours de chaleur. Mon interprétation de son métier fut démentie plus tard lors d’une rentrée de septembre. A la demande de la maitresse sur les métiers des parents, je compris que ma mère officielle travaillait dans un journal et que c’est cela qu’elle appelait la presse.
Rares étaient les quotidiens dans la maison. Quand la lecture fut acquise pour moi, je lui demandai de me donner un article qu’elle avait écrit. Elle me répondit qu’elle n’avait jamais rien publié pour la simple raison qu’elle était comptable au Provençal. Encore enfant, je compris qu’elle faisait son gandin en disant « je travaille dans la presse ». C’est plus valorisant que de dire « je fais des opérations tout le jour ».
Ma mère-tante ne travaillait pas au dehors. Le métier de traductrice n’est pas un métier selon mes parents, puisqu’elle peut rester dans sa cuisine. Elle portait sur ses frêles épaules ce que l’on appelle la charge mentale du foyer : s’occuper de son demi-fils, laver le linge et le repasser, entretenir les sols, les carreaux, soigner le jardin où en plus de l’abricotier invalide elle s’efforçait de faire pousser les pieds de tomates, courgettes et aubergines pour la ratatouille l’été, fortement prisée par mon père. Sans compter les poubelles, les courses, les repas pour tous, bref, tout ce qui fait les joies de la femme au foyer. Elle avait accès au Solex pour faire le marché, descendre au Vieux-Port remplir les sacoches pour quelques jours. Son travail (occupation selon mon géniteur) lui permettait de s’acquitter de cette tache aussi souvent que nécessaire. Quand tout était accompli, alors elle pouvait se pencher sur les textes, communiqués, ouvrages qu’elle avait à traduire dans un sens ou dans l’autre. Elle parlait cinq langues avec le français : anglais, allemand, italien et russe bien entendu.
En récompense, si le travail ancillaire était bien fait, elle n’avait pas à encaisser réprimandes, doléances, reproches, engueulades selon l’humeur du facteur d’accordéon et de sa moitié. Sur ses conditions de vie, ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai constaté la différence d’ameublement entre les deux parties de la maison : chez mes parents, où régnait gout et décoration raffinée dans toutes les pièces, meubles de style, plafonniers ou appliques de caractère et chez ma mère-tante tout un bataclan de bric et de broc et éclairage au néon. Quant à ma chambre d’enfant, rien à voir avec la chambre qu’ils m’avaient attribuée chez eux, toute blanche immaculée. Ecart de moyens et de considération. Une caractéristique commune : pas de photo, pas plus d’ancêtres plus ou moins proches que de photo de mariage, ou de moi non plus. Un jour où je m’en étonnais :
Les jeudis (les mercredis par la suite) et les week-ends, maman s’arrange pour avoir le temps de me conduire à la plage dès que la météo le permet. Ce qui est assez courant dans cette ville, convenons-en. Il ne s’agit pas de me procurer du plaisir, mais de faire en sorte que je ne sois pas en permanence « dans ses pattes » comme en hiver ou par temps de pluie, quand nous ne pouvons sortir. Elle ne supporte pas de me voir passer des heures immobile à son coté pendant ses fonctions de domestique ou ses longues rédactions, sans parler, à rêver.
Non, je ne le peux pas. Il ne se passe rien dans ma chambre, je n’ai aucune raison d’y rester. En bas au moins, je peux l’observer dans les enchainements de taches, d’occupations qui me conduisent par les rêveries induites aussi loin qu’un vol transatlantique.
D’une pierre deux coups, les journées à la plage lui permettent de souffler et se reposer de sa vie servile. Elle n’a pas à cuisiner pour moi, un petit sandwich fait l’affaire.
Depuis que je suis écolier, comme je l’ai dit, on m’a installé dans une chambre chez mon père et ma mère officielle. Cela participe de la comédie qui se joue entre adultes pour mon école, je suppose. Mais les ennuis me concernant restent à charge de maman. Dès que je suis malade pendant la nuit, mon paternel vient frapper à la porte de ma mère-tante pour lui ordonner de venir s’occuper de moi. Prudente, elle prend alors un maximum de précautions en vue de s’épargner un lever qui lui coupe son sommeil. A mon grand désespoir et à ma grande honte, elle m’affuble au Prophète d’un immense T-Shirt pour éviter les coups de soleil lorsque nous arrivons sur le grilladou[17]. Avec ma peau de blond, elle sait la douleur d’une brulure si je ne me protège pas. C’est moins cher et plus efficace que les crèmes. Je bougonne « jamais vu d’autres marseillais se baigner en T-Shirt ». Elle tient bon. Fort heureusement, le plaisir de la mer compense ces brefs instants de gêne.
Cette formalité accomplie, elle confie à la Méditerranée le soin de s’occuper de ma personne. Elle peut alors se plonger dans des traductions qu’elle prend parfois dans son cabas ou les grilles de mots croisés, son loisir préféré. La lecture ne vient qu’en second après le noircissement des petites cases, quand sa réserve s’épuise.
Elle aussi je l’épuise. Souvent. J’en suis conscient.
Exemple : J’ai bien intégré qu’elle parle plusieurs langues. Lorsqu’il y a des touristes à notre proximité, je lui demande ce qu’ils se disent. J’ai souvent droit à « tu m’agaces » ou « là je comprend pas ». Mais, de temps en temps, elle prête l’oreille et me fait la traduction à voix basse de phrases qui ressemblent à celles que nous échangeons nous même. Rien de sublime. Il lui arrive de sourire et de me donner une traduction qui n’a rien de comique. Je la soupçonne alors de ne pas me restituer la vérité vraie et garder le plaisir pour elle.
J’ai aussi voulu savoir pourquoi cette plage était « La plage du prophète ». Je m’imagine une sorte de gourou qui aurait entrainé à sa suite des myriades de fidèles vêtus de loques ou de peaux de biques sur le sable pour leur faire un enseignement bizarre en lien avec les extraterrestres. Son geste ultime serait de se plonger dans l’eau pour être désincarné par une soucoupe volante qui le survolerait, le soleil au zénith.
Maman m’avoue l’ignorer et personne ne peut ni sait me le dire à la maison. Je n’ai droit qu’à des yeux levés vers le plafond et un profond soupir. Mes questions usent la famille. Vite. Sans abandonner, je tanne ma mère-tante pour qu’elle se renseigne à la mairie du quartier. Nous passons donc à une annexe où j’ai trois aux trois réponses connues en plus des félicitations pour ma soif de savoirs : c’est le nom d’un bateau qui avait ses habitudes dans l’anse ; le nom d’un établissement qui y avait connu ses années de gloire ; ou encore en hommage à un chanteur lyrique local fort consensuel. Je ne veux retenir que l’hypothèse du bateau, plus tournée vers la mer idéalisée et l’aventure de possibles pirates arrivant direct de l’ile de la Tortue et qui me fait rêver.
Un jour où le froid nous interdit quelques heures sur la corniche, elle a l’idée de me faire découvrir Notre Dame de La Garde. Voyant que nous partons dans le sens opposé à nos habitudes, puis empruntons un bus, je me mets en position découverte. Nouveau trajet, nouveau quartier. Nous terminons le voyage à pied, dans un mistral glacial qui brule les oreilles en haut de la colline. Depuis longtemps, j’avais repéré ce monument. Comment passer sans le voir en vivant dans cette ville ? Je suis scotché par les traces de balles sur les façades datant de la libération à la fin de la guerre. Je peine encore aujourd’hui à savoir le Marseille, un brin nonchalant, transformé en cité guerrière dans un tel pastis. Elle entre et me lâche la main, s’assoit sur un banc et sort ses grilles découpées dans le journal. On n’est pas des mange-Bon-Dieu dans la famille. Elle cesse de s’occuper de moi. En ce qui me concerne, elle sait ce qui va advenir.
Je suis de prime abord décontenancé. Je croyais le bâtiment plus grand. Mais il y a tant à voir. L’architecture retient mon attention un long moment. Plus encore les milliers d’ex-voto dont les murs intérieurs sont recouverts. Si certains ne comportent qu’une inscription, d’autres sont illustrés de scènes peintes ou gravées de terribles naufrages, de maladies, d’accidents divers et variés. Les abréviations et citations latines employées me posent questions. Que signifient toutes ces lettres, ces phrases ? Je demeure des heures ce jour là et les autres lors de nos pèlerinages à imaginer le sens caché de ces acronymes, à traduire à ma façon les mots dont le sens m’échappe, bien que je parvienne à les lire, les déchiffrer facilement. Le seul mot ex-voto demeure pour moi un mystère. Je connais quelques mots débutant par « ex » mais ils sont collés avec une suite : exagérer, exaspérer (j’exaspère mon père), excellent, exécuter...
Pourquoi est-il détaché ici ? Je reste avec mes questions jusqu’à ce que je consulte le vieux Larousse des jumelles du temps de leurs études. Je me le suis approprié. Il ne quitte pas ma chambre pour pallier toute urgence de vocabulaire. J’ai une curiosité et une grande tendresse pour les mots en W, X, Y ou Z du fait de leur rareté. Warrant, xénélasie, ypérite, zeugma...autant de découvertes, d’enchantements. Quelquefois, il me faut, c’est un comble, consulter le dictionnaire pour des mots figurant dans des définitions que je ne comprend pas. Un puzzle à remplir, excitant.
En descendant la colline pour prendre le bus retour, ma mère-tante me parle fort sérieusement de ces naufragés qu’elle nomme Marius et Olive. Ils avaient fait le vœu de partir à pied du Vieux Port jusqu’à la Bonne Mère avec des pois chiches dans les chaussures s’ils ne mourraient pas en mer. Ils furent sauvés et respectèrent leur résolution. Au bout de quelques pas, l’un boite déjà meurtri par les graines très dures, l’autre marche tout guilleret et ce jusqu’à l’édifice. Le premier interpelle alors son ami, l’accusant de ne pas avoir respecté la promesse, l’autre lui répond que si, il a bien garni ses chaussures de pois chiches, mais cuites.
Voyant que je ne ris pas, elle me dit que c’est une blague. Je ne comprends pas la plaisanterie, ni ce qu’il y a de risible à cette histoire. Je ne vois que l’aspect pragmatique et l’imagination dont a fait preuve le pêcheur. Son intelligence.
Ma mère-tante s’en ouvre à mes parents au repas du soir.
Cela ne décourage pas ma gardienne des jours sans école. Nous remontons souvent à la « basilique ». Ce mot que j’ai entendu prononcer sans le voir écrit m’a intrigué autant que les ex-voto. J’y sentais l’encens, la bougie qui se consume. En aucun cas le condiment principal de la soupe au pistou. Fantaisie d’adulte sans doute. Jusqu’au verdict du dictionnaire qui m’amuse plus que les blagues de maman. Basilique ou basilic, terrain de jeu sans égal au fil des gravures et peintures plus que naïves, elles aussi, qui ornent ses murs.
La fin de l’année scolaire approche. Un soir à table, nous sommes tous réunis pour le repas. Tels les moines dans leur réfectoire, nous écoutons sans avoir le choix de faire autrement mon père éructer contre tout ce qui bouge et se présente: le gouvernement, le fisc, les voisins, ses clients, ses fournisseurs... Taches rouges sur le cou. Danger.
Personne ne moufte, le nez dans son assiette, de peur de se voir pris dans la tourmente. Pour être précis, ma mère officielle et ma mère-tante. Moi, cela me laisse indifférent. Je ne l’écoute pas, l’entends à peine. Je repasse en boucle dans la tête tout ce qui m’a distrait durant cette journée d’école. Je ne sais ce qui attire le regard de mon père vers moi. Cette indifférence affichée ? ces yeux absents ? ma placidité ? Il se met à m’invectiver, me reprochant mon air con avec mes yeux de gobi[19]. Personne ne me défend, comme il se doit.
Je me souviens alors que l’institutrice m’a remis une lettre à l’attention de mes parents au moment de quitter l’école. Je me lève et cours la chercher. Lui pense que je m’esbigne, que je me suis vexé ou que sais-je et me hurle dessus encore plus fort. Je lui tend le courrier et le tampon de l’école ne fait pas baisser son irritation.
Je ne réponds rien, j’ignore tout du contenu. Il ajuste ses lunettes de lecture, tire son Opinel de sa poche et découpe l’enveloppe, nerveux, soufflant. Sa tête change.
Je ne me souviens pas des termes exacts employés par la maitresse. Elle signalait à mes heureux parents qu’ils avaient mis au monde un petit surdoué. Un vrai, labellisé. Je faisais montre de compétences incroyables dans tous les domaines de ses enseignements, je survolais mes camarades par mes connaissances jugées incroyables pour mon âge. Un test effectué par une psychologue spécialisée avait confirmé les hypothèses de l’enseignante. Elle se proposait de me faire entrer directement en sixième alors que j’allais sur mes 9 ans et en gros je serai sans doute bachelier à quatorze ans avec un bel avenir à la clé si je persiste dans cette voie, si rien ne vient entraver ma scolarité.
Il pose la lettre et me dévisage. Quitte ses lunettes. Je suis gêné de son regard clair et me tortille sur ma chaise, désolé d’être au centre de l’attention de ce père et de ces femmes qui se demandent ce que la maitresse a pu écrire pour déstabiliser la statue de Zeus siégeant en bout de table.
Il lit la lettre à voix haute, alternant regard vers les femmes et vers le fruit de leurs entrailles.
Se tournant vers moi... « et insoupçonnables ».
De ce jour, tout change. Je ne reçois pas plus d’amour ou de preuve d’amour à moins de considérer que mon inscription dans une école d’élite puis un établissement pour surdoués n’en soit une.
Quand je rentre à la maison je suis sommé de travailler, faire des devoirs, lire selon des horaires militaires. Mon père va régulièrement à Emmaüs et emplit les sacoches de sa trapanelle[21] d’une quantité de livres vendus par lots qu’il dépose dans ma chambre sans en consulter le contenu, la bonne idée. Il est loin d’être inculte mais la littérature n’est pas son domaine. Encore jeune dans mon développement, je me retrouve avec des titres qu’il aurait récusés s’il avait en avait connu les histoires : J’irai cracher sur vos tombes, Le diable au corps, Belle de jour et d’autres se sont glissés au milieu du Nœud de vipères, de la Comtesse de Ségur, du Lion ou de L’âne Culotte.
J’ai toujours tout lu avec attention, considérant qu’il s’agit des aventure, des récits de héros ou d’anti-héros. Je ne vois pas en quoi la littérature est en mesure d’éclairer mon parcours, participer de mon éducation. Il m’a fallu des années pour comprendre à quel point ils peuvent avoir et ont impactés ma vie. J’ai toutefois eu le pressentiment, pas si cucul, que je ne devais pas faire une synthèse de lecture sur L’amant de Lady Chatterley ou San Antonio à ma prof de sixième si je ne voulais pas d’ennuis cette année là.
Même l’été en vacances, quand la chaleur est intense, ma mère-tante a consigne de ne pas me sortir à la plage avant mes deux heures de travail quotidiennes. Cela me va. Ces heures de lecture remplissent ma vie et c’est tout ce à quoi j’aspire. La plage est un dessert.
[1] Rien.
[2] Parfum désagréable.
[3] Arriver comme Belsunce : venir les mains vides.
[4] Renfermé, mutique.
[5] Petite pièce, logement minuscule comme un cagibi.
[6] Une date fort lointaine.
[7] Tè, vé ! : tiens, regarde !
[8] Imbéciles, débiles.
[9] Rocher.
[10] Les testicules.
[11] Sexes féminin.
[12] Sexes masculins. (Autre nom du poisson mulet)
[13] Discussions vaines, inutiles « à tort et à travers ».
[14] Con, et même gros con.
[15] Abruti.
[16] Littéralement, personne habillée sans recherche ou à l’aspect de vaurien.
[17] Grill. Par extension, la plage où l’on s’expose au soleil.
[18] Fou, insensé.
[19] Poisson aux gros yeux.
[20] Utilisé pour interpeller un proche.
[21] Vieux deux roues ou vieille automobile à peine en état de rouler.