Passé le court moment d'euphorie causé par la trouvaille du parchemin, nous nous sommes vus, sales, en sueur, nos vêtements à l'état de loques, sans savoir précisément où nous nous trouvions mais nous sachant poursuivis par des voyous armés.
Elle, contrariée, moi, de mauvaise humeur, dans cette bicoque ouverte aux courants d'air, nous avons tout arrêté. Nous avons suspendu toute activité de sorte qu'aucun de nos mots, qu'aucun de nos gestes, qu'aucun de nos regards ne puisse faire du mal à l'autre, ne puisse venir l'égratigner. Nous redoutions l'infection.
D'interminables secondes se sont ainsi écoulées avant que mon amour s'assoie sur le rebord d'une fenêtre.
Alors, je suis sorti. Aucun signe de nos poursuivants. Excepté le frôlement indolent des feuilles séchées agitées par le vent, tout était silence jusqu'à ce que mon téléphone sonne dans ma poche.
- "Allo ?"
- "Patrice ? Ça va ? C'est Joe ! C'est pour te dire que finalement, le rendez-vous se fera dans le quartier d'affaires du Business Gateway, à "Mon Trésor" et non pas au siège de la filiale.
- "Joe ! Tu ne peux pas savoir combien ton appel tombe bien. Nous sommes perdus dans un bled abandonné. Tu pourrais peut-être nous sortir de là ?"
- "Décris-moi ce que tu vois autour de toi et je t'envoie ma cousine, tu verras, elle est très efficace. Moi, je dois finir d'imprimer les documents que le juge m'a transmis pour que la perquisition de tout à l'heure soit parfaitement légale."
Un quart d'heure plus tard, Bernadette arrivait dans un pick-up et nous embarquait nous et nos vélos avant de nous déposer à notre hôtel. Joe viendrait me prendre vers 13 heures m'a-t-elle dit, avant de s'éloigner dans son camion.
On est rentrés, on s'est douchés, on a mangé et Joe est arrivé. Josiane avait décidé de rester à l'hôtel pour lire un peu au calme les aventures de son si-pittoresque-commissaire-Montalbano.
Sur la route, Joe m'a un peu expliqué comment les choses allaient se dérouler. Ce serait très simple, pensait-il, mais une fois arrivés, non pas une mais trois surprises nous attendaient sous la forme d'avocats, une dame et deux messieurs, sapés comme Sharon Stone et Don Johnson. Installés dans le hall de l'immeuble, ils nous toisaient. Joe s'est raidi.
Comment ils nous regardaient ! Leur sourire aimable puait le mépris. Leurs mains tendues transpiraient le dégoût. Leur regard n'était que condescendance. Autant de détails presque imperceptibles qui me rappelaient un instituteur, lors d'une réunion des parents, 49 ans plus tôt "Il fait son possible, Madame. Il est très courageux. Qu'il continue comme ça." avait-il dit à ma mère. Sur le coup, tu crois que c'est un compliment et tu es fier parce que tu n'as pas compris ce qui se cache derrière les mots. Mais quand même, dans un coin de ta tête, ils se frayent un chemin. Et plus tard, ils alimenteront un doute qui limera sournoisement ta confiance durant toute ta putain de vie.
J'ai attrapé Joe par le bras, nous sommes ressortis. "Ils veulent nous énerver ! Restons calmes, Joe ! Je sais ce qu'ils veulent faire, je vois bien leur jeu ; ils espèrent nous pousser à la faute pour sauver leur client". J'ai dit ça à mon jeune collègue avec un beau et large sourire, me sachant observé par les trois mignons à travers la large porte-fenêtre de l'immeuble.
Second demi-tour devant la brochette de faux-culs qui exige les documents signés du magistrat en charge. Joe s'exécute, un peu fébrile. Puis, ils veulent nous accompagner alors que nous sommes dans l'ascenseur. Alors, c'est moi qui prend les choses en main et qui leur dit, cabotin au diable : "Rest assured that we deeply regret to do without your company in the spaces specified by the judge during the search, ladies and gentlemen, but you cannot ignore that your presence would jeopardize the very validity of the procedure." L'expérience donne quelques leçons qui parfois sont un vrai délice à répéter. Les portes se sont fermées et nous sommes montés, Joe et moi.
Depuis notre première rencontre, on le savait, on jouait dans la même équipe alors dans l'ascenseur en mouvement, lui et moi, on était reliés et on jubilait, heureux de notre complicité, de notre audace et aussi sans doute un peu d'avoir rembarrer l'instituteur qu'il avait certainement du croiser, lui aussi.
Une fois dans les bureaux de la TotalEnergieMaurice, avec les deux agents mis à notre disposition, on a filmé tous les documents qui pouvaient nous intéresser et les ordinateurs qu'on a pu trouver. On y a apposé les scellés et on a tout emporté au palais de justice, département fiscalité.
On était pressés de jeter un premier coup d’œil sur notre prise de guerre et on savait que ça prendrait un peu de temps. Alors j'ai appelé l'hôtel pour prévenir Josiane que je rentrerais tard. Mais elle était partie une demi-heure après moi ; quelqu'un, dans une grosse voiture noire, d'ailleurs accidentée, était passé la prendre, m'a expliqué le portier qui a ajouté, me sentant inquiet, que je pouvais être rassuré car elle était enjouée en franchissant la porte du hall de l'hôtel pour rejoindre la voiture.
"Bon ben si Josiane est enjouée, moi, je peux bosser tranquille" j'ai pensé. Elle m'expliquerait cette nuit. Du coup, Joe et moi, on s'y est mis. Je classais les documents papier pendant que Joe convertissait les données des disques durs en concret à répertorier plus tard. On avait bien avancé lorsqu'on nous a livré des pizzas que l'administration nous avait fait préparer.
Les cartons sur les genoux et des quartiers en mains, Joe et moi, fatigués, on regardait tout ce bazar sans plus rien dire. Une espèce de lassitude avait tari notre loquacité. On entendait plus que nos masticages. Après quelques minutes, Joe a dit "C'est bizarre, ce truc" en regardant un gros IBM obsolète, posé sur le sol au fond de la pièce. Les mains encore encombrées de notre repas, nous nous sommes approchés. "S'ils gardent cet ordi, il y a une raison." j'ai dit. Joe a ouvert la tour grise. Et, scotché sur le fond, on a pu voir une calepin bleu clair. Rien n'était écrit sur la couverture. Joe l'a saisi et me l'a donné. On l'a survolé ensemble :
20/01/2010 : M prend contact avec T et propose ses services.
28/07/2010 : T demande des précisions.
29/07/2010 : M indique une taupe chez T. M peut nommer la taupe et détruire les
informations rapportées par la taupe.
05/02/2010 : T demande des gages de bonne foi.
06/02/2010 : M nomme la taupe mais ne détruira pas les infos sans paiement. La taupe
s'appelle Julian Bauerschmidt.
15/02/2010 : T licencie la taupe. T accepte le deal. T propose un prix différent. Un montant
important mais inconnu dont la trace a été trouvée lors de forages. Aucune trace dans la comptabilité.
25/02/2010 : M vient rencontrer T à Maurice.
26/02/2010 : T dresse le bilan avec F, son spécialiste. Les S seront mis à disposition. M
pourra garder 60 % de ce qui sera récupéré. F a toute liberté pour engager des
agents supplémentaires qui se partageront 40 %.
(...)
"Y'a que ma Josiane qui pourra comprendre ce charabia. Je suis trop fatigué, Joe. Je te laisse. Je te demande pardon. Tu me tiens au courant ? A demain !" et je suis rentré, raccompagné par un policier dans un véhicule banalisé.
En arrivant à l'hôtel, le portier m'a fait un sourire un peu étrange avant de me remettre un billet plié en deux. "Rejoins-nous au sous-sol, dans la salle de billard. Je l'ai privatisée pour nous, mon chéri. Viens vite !" signé "Ta Josiane !"
Nous ? Comment dire ? En 23 ans, Josiane et moi avions très partiellement levé le voile sur quelques uns de nos fantasmes érotiques. Il nous faudrait probablement des siècles, sinon des millénaires, pour apprendre toutes nos lubriques limites. Il avait fallu plus d'un an depuis notre premier baiser pour que j'ose, sur l'oreiller, lui dire quelques mots un peu voyous qui l'avait, à ma grande surprise mais aussi à ma très grande joie, rendue plus fougueuse encore. Porté par son inespéré répondant, j'avais alors osé des tournures plus audacieuses encore. Mais là, ça avait été le flop. Après que nous ayons repris haleine, Josiane m'avait d'ailleurs un peu débriefé à ce sujet. Ce n'est qu'après cinq ou six ans de vie commune que je suis entré pour la première fois de ma vie dans un sex-shop. J'y ai feint d'y muser, comme j'imaginais que les habitués faisaient, l'air de rien, lorsque la vendeuse m'a rejoint pour me demander ce que je cherchais, d'une façon tellement naturelle et amicale que je suis parvenu à articuler presque intelligiblement
- "Voilà ! C'est pour un ami qui cherche une paire de menottes...".
- "Je ne connais pas votre ami mais il est sûrement plus doux qu'il ne le prétend. Les menottes, c'est dur, ça fait mal sans compter qu'on peut perdre les clefs. Il existe des articles de "bondage" largement aussi excitants qui ne blessent pas et ne risquent pas de mettre votre ami dans une position ridicule. Essayez ceci !" me dit-elle en me tendant un article "Made in Germany" avec le bruit froid du plastique qu'on froisse. "Une notice claire en français l'accompagne. Que votre ami en prenne connaissance !" ajouta-t-elle avec son léger accent néerlandais.
- "D'accord ! Il sera sûrement ravi." J'ai ajouté sans avoir pu vraiment deviner le sens du mot "bondage". Je me débrouillerais. J'ai payé et alors que je glissais le paquet sous ma veste, la demoiselle, souriant à pleines dents, m'a tendu une pochette noire et opaque pour y ranger mon inavouable achat. Enfin tout ça pour dire que notre confiance mutuelle, à Josiane et à moi, s'était créée très doucement, sans brusquerie, à la vitesse des stalagmites. C'était peut-être aussi pour cela qu'après 23 années, nous avions encore aussi faim l'un de l'autre. Et là, Josiane me propose un plan à trois. En un clin d’œil, on va passer de l'Antiquité à la Révolution française. Nos dieux n'y survivront pas.
Fébrile je me suis dirigé vers l'escalier que j'ai descendu. J'ai traversé un corridor peu éclairé tapissé de velour rouge avant de pousser la porte "billiard room". Et là, j'ai vu Josiane et Barbara assises de part et d'autre d'une petite table ronde en merisier. Elles partageaient un Cognac et semblaient beaucoup s'amuser. A mon entrée, elle se sont retournées vers moi, se sont regardée et ont éclaté de rire.
"Cognac, whisky ? Ah non, mon amour ! Tu préfères les alcools sucrés. Je te prépare une vodka pomme" me dit Josiane avant de poursuivre en regardant Barbara "La première fois que nous nous sommes embrassé, j'ai trouvé qu'il avait un goût de pain d'épice. Il est tellement sucré !"
Barbara m'a ensuite tout expliqué. Elle avait été engagée par Fabien quelques jours auparavant en tant qu'appât en vue de mon kidnapping lors de mon arrivée à Maurice mais ma "stupidité" - il fallait bien appeler un chat, un chat - avait fait rater l'affaire. Lorsque l'opération de Fabien serait terminée, elle aurait du toucher 7,5% de la prime, soit un quart car l'équipe composée des deux débiles, de Fabien et d'elle empocherait 30% du magot. C'est Michel qui raflerait les 70% restant.
- "Mais de quel magot parlez-vous, Barbara ? Et de quel Michel ?" ai-je dit.
- "Totalenergies Maurice a triché dans ses comptes afin de défiscaliser des bénéfices. Mais un de ses comptables, un certain Julian Bauerschmidt a dénoncé ces agissements au fisc français puisque Total détient son siège principal à Paris." a poursuivi Barbara.
- "Ah mais attendez ! Lors de la perquisition, nous avons trouvé un calepin que j'ai ici avec moi. Il y est question d'un certain Bauerschmidt me semble-t-il."
- "Donne-moi ce carnet, mon chéri."
Je l'ai remis à Josiane qui y a immédiatement repéré ce qu'il y avait à voir.
- "Regardez ici "06/02/2010 : M nomme la taupe mais ne détruira pas les infos sans paiement. La taupe s'appelle Julian Bauerschmidt." Et tu m'as dit que tu avais cru reconnaître ton collègue Michel-de-l'internationale. "M" c'est ton Michel qui a dénoncé Bauerschmidt à "T", TotalEnergies contre rétributions. Mais comment payer Michel sans que ça n'apparaisse dans la comptabilité ? Avec de l'argent qui n'appartient pas à "T" mais que "T" peut procurer à "M", le trésor de ton grand-père, Patrice."
-"26/02/2010 : T dresse le bilan avec F, son spécialiste. Les S seront mis à disposition. M
pourra garder 60 % de ce qui sera récupéré. F a toute liberté pour engager des agents supplémentaires qui se partageront 40 %. " Mais Fabien m'a parlé de 30% pour l'équipe ! Son of a bitch de Fabien ! Il voulait se prendre 17,5% pour lui !"
- "Mais pourquoi as-tu trahi tes compères Barbara ?" ai-je risqué.
- "Parce que 100% à trois, c'est mieux que 30 à quatre, non ? Et puis tu es so cute, Patrice."
J'ai un peu rougi, Josiane s'est marrée, Barbara m'a fait un clin d’œil.
Mais Il y avait plus à raconter. En fin d'après-midi, fortes de leur union, Barbara et Josiane étaient allées retrouver le chaman au sac violet qui leur avait remis un sac avec un tuba et un masque. En repassant en ville, elles en avaient acheté deux autres car nous retournerions ensemble demain, le chaman nous avait donné rendez-vous dans un immeuble de la rue des ombrelles, le sept, "Umbrella street".
Le lendemain, à dix heures, il faisait chaud, très chaud dans la mal nommée rue des ombrelles parce que de l'ombre, il n'y en avait pas le début de la queue. Debout, habillée d'une robe légère écru, Barbara, s'aérait avec un éventail de la couleur de ses yeux alors que Josiane, dans la même position, en short kaki relisait le carnet pour la centième fois. Moi, je les regardais, si différentes, Barbara, si belle et exotique, Josiane, si charismatique et familière. A dix heures et sept minutes, un grand type noir avec un chapeau buse décoré d'un dodo a ouvert la porte et nous invité à le suivre d'une voix incroyablement grave avec un "welcome" carrément inquiétant. Je suis entré le premier suivi de Barbara et de Josiane.
La pièce sans fenêtres dans laquelle nous avons été amenés n'avait pas de taille, on n'en distinguait pas les limites, de l'encens y flottait et épaississait l'air où apparaissaient, de façon très diffuse, les lueurs dansantes de probables flambeaux. La musique ternaire d'un trio de musiciens invisibles pénétrait mes conduits auditifs. Le géant, d'un geste ample, nous a priés de nous asseoir sur le sable ocre qui constituait le sol. Près de nous, des écuelles en bois attendaient, fumantes, notre arrivée. D'un second geste impératif, il nous a indiqué d'en boire le brûlant breuvage. Puis, il s'est mis à danser. Ma poitrine s'est décomposée en une multitude de particules chaudes. Mes yeux se sont fermés. Derrière mes paupières, j'ai continué à le voir. Ses vêtements semblaient démesurés, ses bras étaient prolongés par des pièces de tissus noires qui flottaient lentement, créant une ombre décalée derrière sa transe naissante. Les sons m'emplissaient la tête. Je sentais que je perdais pieds, que j'allais tomber en arrière, sur le dos, que ma tête allait toucher le sol, qu'un son continu aigu résonnerait, que nos trois esprits, à Josiane, à Barbara et à moi s'aligneraient vers une vision future.
Nous nous sommes réveillés sur une plage. Nos corps allongés formaient un triangle au centre duquel, un sac en tissu rouge était entrouvert. Il contenait trois amulettes faites d'os et une statuette qui m'a rappelé mon ancêtre, Albert Montluçon. Elle en était peut-être le fantôme.
Encore secoués de l'expérience qu'on venait de vivre, on s'est tous rappelé d'une chose, l'absolue nécessité de nous rendre sur l’îlot bénitier.