Mais on était encore secoués de l'expérience qu'on venait de vivre, seuls, sur le sable, les yeux dans l'eau.
Une carriole poussée par le grand noir au chapeau buse s'est approchée sous un ciel vermeil. Un second type habillé d'une chemise canadienne, à la mâchoire carrée, était assis sur le rebord, une guitare dans les bras il chantait avec un sourire charmeur ;
"Pourquoi tu pars, reste ici!
J'ai tant besoin d'une amie"
Et la charrette et la musique se sont éloignées, le chaman au doudou est resté. Il nous a regardés, mes voisines et moi, avant d'éclater d'un rire gras puis il a sorti de sa poche le sac violet.
C'est seulement au contact de l'eau fraîche et caressante que j'ai repris contact avec la réalité. L'homme devant nous nous guidait, hermétique aux doutes. Du coup, nous le suivions, nous aussi, sans nous poser de questions. Il devait y avoir mille ou quinze cents mètres entre la plage et la rive la plus proche de l'îlot aux bénitiers vers laquelle, clairement, nous nagions dans le silence seulement ponctué d'épars sons hydrauliques, ceux de ne nos bras et de nos jambes. A mi route, on a entendu vrombir au loin des Jet-skis, trois, noirs, probablement les frères Suarez et ce maudit Fabien ! Venant de notre droite, il ne faisait aucun doute qu'ils se dirigeaient vers nous, plein pot. Très vite ils sont arrivés à quelques mètres, nous obligeant à plonger. Les yeux protégés par mon masque, j'ai vu Josiane et Barbara progresser, nues, à deux mètres sous la surface de l'eau. Mais notre guide, pourtant terriblement athlétique, avait disparu dans les profondeurs. En bifurquant sur notre gauche, nous nous sommes éloignés le plus possible des hélices qui décrivaient des cercles sur place. Mais après seulement une vingtaine de mètres, à court d'air, nous avons du émerger. Ils nous ont vus et ont foncé droit sur nous, ne nous laissant pas un temps suffisant pour reprendre notre respiration mais il fallait plonger. C'était ça ou être percutés. On a nagé en sens inverse mais sans pouvoir s'éloigner de plus de sept ou huit mètres cette fois. Il fallait remonter prendre de l'air. Ils allaient nous rejoindre encore plus vite et nous laisser encore moins de temps. Nous n'allions pas pouvoir tenir comme ça bien longtemps sauf miracle. Lors de notre troisième plongée, j'ai fait signe aux deux filles de s'éloigner de moi. J'attirerais nos poursuivants loin d'elles pour qu'elles puissent reprendre davantage d'air. Alors que j'allais refaire surface pour faire diversion, j'ai vu passer devant moi, verticalement, comme une torpille venant du fond de l'océan, notre guide disparu quelques minutes plus tôt. Son corps est sorti de l'eau jusqu'à la taille et, avec une puissance et une détente inouïes, je l'ai aperçu, à travers la surface de la mer, envoyer un morceau de rocher de corail vers l'un de nos assaillants qui est tombé à l'eau à quelques mètres de moi. Les deux autres moto-marine ont hésité puis se sont rapprochées du corps inconscient, je pense, celui de Fabien. Ils l'ont repêché, non sans mal, pour l'emmener d'où ils venaient, de l'Est, probablement de la Gaulette, abandonnant le troisième Jet-Ski et un peu de sang dilué dans l'océan.
Nous avons repris notre progression, essoufflés mais sains. Je me suis rapproché de Josiane, je suis passé sous elle, sous son corps que j'ai frôlé avant de ressortir la tête de l'eau, imitant de mon mieux, après avoir craché mon tuba, le cri du dauphin. Ça n'a fait rire personne. On a continué à nager durant une bonne demi-heure.
En accostant sur le sable de l'îlot, nous étions trois à être nus mais j'étais le seul à m'en amuser. Un homme âgé vêtu d'une longue robe pourpre semblait nous attendre, assis sur une barque retournée. Il s'est levé et est venu à notre rencontre, une musette dans une main et une glacière dans l'autre. Josiane et Barbara, avec un petit cri, sont venues s'abriter derrière moi. Heureux d'avoir été choisi pour être leur défenseur, leur protecteur aussi valeureux que dévêtu, je me suis redressé pour faire barrage avec quand même une question en tête ; le ridicule augmenté du courage est l'essence d'un charme irrésistible à condition que les proportions soient parfaites, l'étaient-elles ? Notre chaman et l'étranger se sont salué, m'apprenant que le premier s'appelait Jean-Yves et Andrew était le nom de l'homme à la robe qui, avant de disparaître dans les bois à l'arrière de la plage, posait les affaires devant moi avec un sourire que je ne parviens pas encore vraiment à interpréter aujourd'hui.
Il nous avait laissé de quoi nous habiller et nous restaurer et c'est ce que nous avons fait avant que Jean-Yves, subitement, se relance dans des incantations grandiloquentes sensées faire jouer la magie ancestrale, battant des bras avec grande emphase et frappant l'air de coups de couteaux tragi-comiques. De voir ce grand diable tenter de nous vendre un spectacle aussi grand-guignolesque, Josiane et moi avons éclaté d'un fou rire communicatif qui a immédiatement contaminé Barbara. Le danseur a bien tenté de garder son sérieux et sa morgue un instant mais l'inflexion de son public en plus de son état nerveux et de sa fatigue ne le lui a pas permis. A califourchon, Jean-Yves s'est approché de nous trois, nous a regardés, tour à tour avant de nous confesser : "On se casse la nénette, ici sur cette île, avec la cellule "Maurice décroissance" ! On essaie de décourager les grosses sociétés de s'installer. On fait de notre mieux pour calmer les ardeurs de l'industrie du tourisme. Aujourd'hui, on égorge un coq au bord de la piscine du Labourdonnais waterfront hotel, demain, on part en transe avec les effets pyrotechniques qu'on peut s'offrir pour faire peur à la présidente de la Deutsche Bank Mauritius ltd. Avec vous, on essaye de montrer à Total qu'ils ne peuvent pas tout faire ici. C'est pour ça que je suis à vos côtés. Alors, jouez le jeu ! Faites semblant d'y croire, merde, quoi !"
Un peu emmerdés, on a promis de ne plus se moquer mais que quand même, sans les produits hallucinogènes, son petit numéro, c'était pas ça. Josiane avait fait une école d'art. Elle pourrait lui donner deux ou trois trucs de mise en scène s'il voulait...
- "De toute façon, maintenant, il faut plonger. Ça a été scénarisé comme ça par le chef de cellule. Alors, on y va parce que j'ai encore deux offrandes et une messe païenne qui m'attendent d'ici à minuit" nous a-t-il coupé.
- "Et les colliers avec les amulettes et tout ça, on les emporte ?" j'ai dit.
- "Non, ça c'était pour le folklore. Puisque ça ne vous parle pas, laissez tomber !" a-t-il répondu un peu maussade.
Nous avons marché sans parler sur quelques centaines de mètres. Le vent était monté et les vagues avaient grossi. Nous avons atteint une petite péninsule. Après nous être changé dans un sous-bois, nous nous sommes enfoncés tous les quatre dans la mer écumante derrière notre guide plus proche de nous que jamais.
Après quelques brasses, l'épave d'un petit bateau de pêche en bois gisait à trois ou quatre mètres de fond. Elle était couchée sur son flanc, cassée en deux de part et d'autre d'un rocher qui affleurait presque la surface. Sans savoir ce que nous cherchions, nous avons plongé. Fébriles que nous étions, nous n'avons pas vu Jean-Yves s'éloigner. Nous remontions avec des coquillages ou en criant que nous avions vu une étoile de mer, une murène ou une raie. C'est finalement Barbara qui a trouvé un objet insolite qui pouvait être ce que nous cherchions ; un jeton téléphonique gravé de ces mots : "Sur les sables colorés de Chamarelle, entrez dans la cabine et composez le 666. Le diable vous dira alors quoi faire." J'ai su bien plus tard que c'est Josiane qui avait la première mis la main sur l'indice mais qu'elle l'avait remis à Barbara. Pourquoi ? Les subtilités féminines sons souvent impénétrables pour nous, les hommes. En tous cas pour moi et je m'en réjouis. Ce sont ces mystères, au plus de quelques autres arguments, qui rendent les femmes tellement essentielles à mes yeux.