Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

Petit traité de versification française - Louis Marie Quicherat - 1882
Chapitre 9 : Des Licences de construction. — De l’Inversion.

PARTAGER

 

 

Notre prose construit les mots d’une manière fixe et uniforme, que l’on ne peut guère changer. Elle procède suivant l’ordre logique, et place successivement le sujet, le verbe, le régime ou le complément quelconque du verbe, le complément du régime, etc. Elle ne met que rarement le sujet après le verbe, presque jamais le régime avant le verbe, jamais le complément du régime avant le verbe. Telle est la rigueur de sa construction. 

Une des facilités données à notre versification, et aussi un des eharmesdenotrepoësie,cohsistedans !a liberté qu’a celle-ci de modifier l’ordre dont nous venons de parler, en d’autres termes d’employer l’inversion. L’inversion est un des traits les plus frappants qui distinguent de la prose le langage poétique. 1° Il est permis de placer la préposition et son complément avant le substantif, ou l’adjectif, ou le verbe dont ils dépendent. Cette transposition est trèsfréquente.

Que les temps sont changés Sitôt que de ce jour La trompette sacrée annonçait le retour,

Du temple, orné partout de festons magnifiques, Le peuple saint en foule inondait les portiques ; Et tous, devant l’autel avec ordre introduits,

De leurs champs dans leurs mains portaientles premiers [fruits. RAC.

2° Lorsqu’un verbe en gouverne un autre à l’infinitif, le pronom qui est le régime du second se met élégamment avant les deux verbes, au lieu d’être intercalé au milieu. On dit en prose : je veux le voir ; en poésie on peut dire je le ~eua ; voir.

Si tu me veux aimer, aime-moi sans me craindre. CORN. Ce terme est équivoque il le faut éclaircir. BOIL. Une reine à mes pieds se vient humilier. RAC. Hermione, seigneur ? il la faut oublier. In.

Oui, je le vais trouver, je lui vais obéir. VoLT. 3° En prose, le pronom personnel joint à l’impératif se met toujours après cet impératif. En poésie on peut le placer avant, en remplaçant mot, toi, par Me, te. Il faut observer que cette construction n’a lieu que pour un second membre de phrase, et après une des conjonctions et, ou. Au lieu de et laisse-toi conduïre, on peut dire e< te laisse conduire. Sors du trône, et te laisse abuser comme moi. CORN. Polissez-le sans cesse, et le repolissez. BOIL.

Tu veux servir va, sers, et me laisse en repos. RAC. 4" Les adverbes pas, point, plus, construits avec un infinitif, et assez, joint à un adjectif, se transposent quelquefois en poésie, c’est-à-dire se placent après l’infinitif ou l’adjectif. Cette inversion a déjà un peu vieilli.

Car c’est ne régner pas qu’être deux à régner. Comt. D’un Romain lâche assez pour servir sous un roi. ID. Aux menaces du fourbe on ne doit dormir point. MoL. Et que tout l’univers apprenne avec terreur

A ne confondre plus mon fils et l’empereur. RAC. En m’arrachant mon fils, m’aurait punie assez. VoLT. 5° Nous avons dit que la prose met quelquefois le sujet après le verbe, comme dans les phrases suivantes Vienne le temps, les dépenses ~u’a occasionMeM votre luxe, le siècle où vivait César, etc. Ces inversions sont, bien entendu, admises dans la poésie. 6° Dans l’ancien tangage français, la transposition du sujet était fréquente. Jusqu’à Boileau, la poésie profita de cette liberté de construction, qu’elle a perdue aujourd’hui presque absolument.

Les exemples suivants, qui s’éloignent de l’ordre de la prose, ont déjà pour nous quelque chose d’étrange

Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant. CoRN.. Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts. BOIL. L’inversion de t’attributest généralement proscrite, comme celle du sujet’.

Le sujet et l’attribut peuvent se transposer dans le style marotique2.

7° Très-rarement aujourd’hui notre langue transpose le régime direct, c’est-à-dire le place avant lé verbe. Nous disons bien Le bruit que j’entends, je la vois, pour tout dire, sans rien omettre, à pierre /eH~6 mais la poésie n’a point, à cet égard, d’autres priviléges que la prose. On ne mettrait plus, avec Malherbe :

Un courage* élevé toute peine surmonte.

Cette inversion resta admise sous Louis XIIL Elle s’est conservée dans le genre marotique

8° Une épithète, simple ou complexe, régie par un verbe, peut en poésie se placer avant ce verbe, pourvu que cette transposition ne produise pas d’ambiguïté : Que, semblable à Vénus, on l’estime sa sœur. REGNIER. Du premier coup de vent il me conduit au port, Et, sortant du &apMme, il m’envoie à la mort. CORN. Pleurante après son char veux-tu que l’on me voie ? RAc. 1. Elle s’est conservée, même en prose, dans les anciennes locutions Bien {ou sera celui, homtCtde point ne seras. 2. Voyez ci-après, p. 67.

3. C’est-à-dire un casur.

4. Voyez ci-après, p. 67. 

Raide mort étendu sur la terre il le couche. LA FONT. Que tout chargé de fers à mes yeux on t’entraîne. VOLT. DÉFAUTS DE L’INVERSION.

Le véritable génie, dit la Harpe en louant Malherbe, a été de débarrasser la langue des inversions qui ne sont pas naturelles. Il ne faut qu’ouvrir les poëtes antérieurs à Malherbe, pour voir combien une réforme sur ce point était nécessaire. Il la tenta et l’obtint. Cet auteur si sévère a pourtant laissé échapper le vers suivant :

Mais mon âme qu’à vous’ ne peut être asservie. Nous allons essayer de classer les principaux vices de l’inversion.

1° On a vu, par beaucoup d’exemples, que la poésie transpose fréquemment le complément précédé d’une préposition. Cependant il faut avoir soin que cette transposition ne rapproche pas immédiatement deux substantifs. Ainsi les exemples suivants, qui sont perpétuels dans les anciens poëtes, ne seraient plus admis aujourd’hui :

Le regret du passé, du présent la misère. RÉGNIER. Qu’il assemble en festin au renard la cigogne. ÎD. Elle prit de ses jours leprintemps pour l’automne. RACAN. Sa bonté qui transforme en merveille l’envie. MOTIN. La Harpe critique ce vers de Fbrian

Ceux q&i louaient le plus de son chant l’harmonie. t. Cette transposition, dit Ménage, n’est pas supportable. <’ Les règles de la construction poétique, senties par les oreilles délicates et exercées, exigeraient que l’on mît

Tous ceux qui de son chant admiraient l’harmonie. « De cette manière, l’inversion est bien placée ; au lieu que deux substantifs rapprochés forment un hémistiche d’une dureté choquante. »

Boileau a dit

Imitez de Marot l’élégant badinage.

L’inversion suivante serait défectueuse

Imitez avec soin de Marot le langage.

De même ce vers

H donnait de son art les charmantes leçons. BOIL. deviendrait mauvais si l’on mettait

Il donnait dans ses vers de son art les leçons. 2° Quand deux compléments, dépendants l’un de l’autre, sont précédés tous deux d’une préposition, ils doiventêtre placésala suiteet dansl’ordre logique. Voltaire a dit dans l’Orphelin de la Chine : Je n’ai pu de mon fils consentir à la mort.

Inversion dure et forcée, dit la Harpe, étrangère au génie de notre langue. Observez, comme principe général, que l’inversion, dont le but est de varier notre versification sans dénaturer les procédés du langage, est naturelle au notre avec un régime direct, et qu’elle y répugne avec un régime indirect, quand il y a concours des deux particules de et à. Ainsi l’on aura très-bien

Je n’ai pu de mon fils envisager la mort.

«Mais l’on aura tort de dire :

Je n’ai pu de mon fils consentir à la mort.

< Pourquoi ? C’est que l’inversion est en quelque sorte double. Non-seulement vous mettez la particule relative ~e avant la mort, qui doit la régir, mais vous la mettez avant une autre particule qui doit naturellement la précéder, avant à : l’oreille est trop déroutée. En voulez-vous la preuve ? c’est que vous diriez sans aucun embarras

la mort de mon fils je n’ai pu consentir.

Vous n’avez fait ici que mettre le régime avant le verbe, ce que notre poésie permet mais dans aucun cas vous ne diriez De mon à la mort, etc. Dans l’exemple suivant, Corneille a commis la même faute que Voltaire

On s’étonne de voir qu’un homme tel qu’Othon Daigne d’un Vinnius se réduire à la fille.

3° On ne peut rien mettre entre la préposition et un infinitif qui lui sert de complément’.II n’est pas permis de const.’uire, comme on le faisait autrefois sans de toi me plaindre, pour à toi plaire, etc. On voit ce défaut dans les vers suivants

1. Excepté dans quelques cas Pour le voir, sans rien dire, pour tout dire, etc. 

Sansd’autres arguments son poëme aHon~er. DuBELLAY. C’est ce qui m’a contraint ~e librement écrire. RÉGNIER. Pour d’un peuple mutin l’audace foudroyer. TOUVANT. Quelques exemples decette construction se trouvent encore dans Corneille

Pour de ce grand dessein assurer le succès.

Il n’est pas moins choquant de séparer la préposition et le substantif qui en dépend

Malgré de nos destins la rigueur importune. CORN. 4° En général, il faut éviter les inversions qui produisent une amphibologie, comme dans ce vers A peine de la cour j’entrai dans la carrière. VoLT. Le poète veut dire A peine j’entrai dans la carrière de la cour. Mais qu’arrive-t-il ? c’est qu’il n’eût pas construit la phrase autrement, s’il eût voulu dire que, sortant de la cour, il était entré dans la carrière, etc. et, par le dérangement des deux particules, son vers présente en effet ce dernier sens, suivant les principes de notre construction Je jure à mon fetour" qu’ils périront tous deux. CoRN. La vertu d’uH coeMr noble est la marque certaine. BoiL. 5" Enfin, on évitera les inversions forcées, dans le genre de celle-ci

Tu n’as fait. le devoir que d’un homme de bien. CORN. 1. La Harpe.

2. « II faut, dit Voltaire je jure qu’à mon retour. 

DE L’EMPLOI DE L’INVERSION.

En général, l’inversion n’est pas nécessaire ; son emploi sera déterminé par le besoin de la mesure et par les exigences de l’harmonie.

Nous ne la voyons pas dans les vers suivants : Me dit que ses bienfaits, dont j’ose me vanter. BOIL. C’estmaintenant, seigneur, qu’il fautme le prouver. RAc. Ai-je flatté ses vœux d’une /aMsse espérance ? lo. Le roi m’abuse-t-il d’une espérance vaine ? CRËBtL. Mais l’inversion est quelquefois obligée c’est lors que l’idée, distribuée d’une manière progressive, doit finir par le trait le plus fort. La poésie alors a un grand avantage sur la prose, laquelle ne pourrait emprunter cette heureuse gradation.

Ce vers de Racine

Et que méconnaîtrait t’OM7 m~mede son père deviendrait faible si l’on mettait que Fo~ même de son père méconnaîtrait.

L’inversion bien employée, dit la Harpe, est a’autant plus nécessaire que souvent elle est le seul trait qui différencie le vers de la prose, et qu’en général, elle soutient la phrase poétique, et lui donne une marche plus ferme et plus noble.

Du temple, orné partout de festons magnifiques, Le peuple saint en foule inondait les portiques. RAc. Changez l’ordre de ces deux vers

Le peuple saint en foule inondait les portiques Du temple, etc. 

La phrase se traîne sur des béquilles [18].

Réciproquement, il faut s’abstenir de l’inversion, quand elle détruirait ou affaiblirait l’effet de la phrase :

Ils mettront la vengeance au rang des parricides. Rac.

La pensée est énervée si l’on met : Au rang des parricides ils mettront la vengeance.

Que dans cet autre vers du même poëte :

Je commence à voir clair dans cet avis des cieux.
on transpose ainsi :

Dans cet avis des cieux je commence à voir clair.
et au lieu d’un vers de style soutenu, on a un vers de comédie [19].

__________________________________________________________________

[18] Cours de Littérature, t. VIII, p. 188 (éd. in-18).

[19] Marmontel.

 

Publié le 15/09/2024 / 36 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre