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Passeport en larmes
Chapitre 3

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Il n’avait plus qu’à flâner quelque temps avant de rejoindre les guichets pour la zone internationale. Il lui restait un bon paquet de roupies, et il vit en marchant dans le hall qu’il y avait des guichets de banque où on pourrait les lui changer contre des dollars. Quatre guichets de la Bank of India. Ma foi, ça valait le coup, il lui restait environ 3000 roupies, ça faisait – voyons – divisé par 5 moins un petit chouia, eh oui 500 francs, pas loin de 100 dollars. C’était pas rien. 22H45 devant le guichet de banque, il sortit sa liasse de billets, épaisse comme un petit sandwich, et la posa en face du mec derrière la vitre. Le type lui expliqua que c’était trop. C’était trop ? Comment ça c’était trop ? « Yes, yes, only 1000 roupies – But I have 3000 roupies voyez-vous ». Le type lui expliqua une question de règlement - « I will have problems, problems ». Le type levait les yeux au ciel comme si Vishnou allait lui tomber sur la tête. Il changea donc 1000 roupies, puis glissa au guichet voisin où il fit de même. « Problems, problems not more 1000 roupies – Yes I know, c’est pas la peine de t’énerver ». Et un troisième et dernier guichet, le tour était joué. 23H00, il avait encore le temps, mais il n’y avait rien à voir et rien à faire, même pas un troquet. Il prit le temps d’une cigarette rapide, puis avança vers la zone de contrôle des passeports.

 

Il se plaça au bout d’une file d’environ dix mètres de long. Il y avait de tout, des familles, des gens seuls, des costards, des blue-jeans, des saris, des turbans, des moustaches. Certains partaient, d’autres rentraient. Il estima le temps qu’il lui faudrait attendre. A deux minutes par passeport, ça faisait environ trente minutes. A la louche. Il fallait saupoudrer ça d’un zeste de lenteur et de quelques aléas, allez disons quarante cinq minutes. Ça allait. Il cala son cartable entre les jambes sur le sol de caoutchouc, prenant patience. Au comptoir, un mec en costard cravate épluchait les passeports des voyageurs. Dans les autres files aussi on patientait. De temps à autre il avançait d’un pas, poussant son cartable du pied. Les ventilateurs soufflaient, les gens suaient, les billets d’avion éventaient les visages, les passeports collaient entre les doigts. C’était plus long que prévu. Déjà trente minutes d’attente et la file était encore longue. Le mec en costard cravate tamponnait d’un air soupçonneux, vérifiant chaque page sur les passeports, examinant la moindre ligne, la moindre lettre. Et c’était long, mais que c’était long.

 

Il attendait depuis maintenant quarante cinq minutes, à trois mètres du guichet, avec en ligne de mire le mec qui claquait les passeports à grands coups de tampon. C’était le tour de deux jeunes filles. Elles riaient, anticipant la frontière proche et la zone internationale. Leurs passeports et leurs billets, bien étalés sur le comptoir, attendaient le bon vouloir du mec en costard cravate. Le type derrière la vitre les passa aux rayons X de son regard. Mais qu’est-ce ce qu’il pouvait chercher comme ça dans les passeports ? De la drogue ? Des bombes ? Il patientait et les files d’attente s’allongeaient, dociles, chacun était plongé dans l’attente du coup de tampon libérateur. Sa file n’avançait plus depuis cinq minutes. Que se passait-il encore ?

 

Les deux jeunes filles étaient toujours au comptoir. Le type en costard n’en finissait pas de passer leurs passeports au microscope, tournant et retournant les petits carnets entre ses doigts de mec en costard-comptoir. Plus loin, il y avait d’autres types – police – affalés sur des chaises. Des mecs-police. Au comptoir, le mec feuilletait toujours les passeports des jeunes filles, s’attardant, examinant les séries de tampons de leurs voyages antérieurs. Il levait les yeux vers elles par instants, lentement, secouant la tête, commentant son examen en gestes évasifs de la main.

 

Ça traînait, bon sang. Qu’est-ce qu’elles fichaient, ces deux jeunes filles, à discuter comme ça avec le costard-comptoir ? A s’agiter. Elles n’avaient qu’à passer au lieu de causer comme ça avec le mec. Il y avait une brune aux cheveux torsadés et une rousse poil de carotte. Elles secouaient la tête, faisaient de grands gestes, se tortillaient. Heureusement qu’il était arrivé très en avance. Les indiens patientait, les européens aussi, tout le monde patientait dans la file. C’était sûr, avec ce genre de truc, il y avait des voyageurs qui allaient rater leur vol. Minuit. Son avion partait à 01h45.

 

***

 

C’était bizarre quand même cette histoire avec les deux jeunes filles au comptoir. Un des mecs-police s’était levé et s’était approché. Le mec costard-comptoir lui avait tendu le passeport de la fille poil de carotte. Le mec-police disséquait le document, parfois fixant la fille des yeux, puis revenait sur le carnet. Le temps coulait et la jeune fille attendait, crispée, se tordant les doigts et s’accrochant à son billet de retour, devant ce connard-police qui la faisait chier. Elle pleurait sur son billet de retour. Des sanglots incertains devant les panneaux d’affichage, avec le nom de son vol. Le connard-police lui aboyait des questions à coups de glotte militaires, et elle ne comprenait pas. Qu’est-ce qu’il avait à lui montrer son passeport comme un engin de mort. Lui, dans la file, avait tourné la tête. Il se disait que ça allait finir, qu’elle pourrait enfin passer, qu’il lui foutrait la paix, le mec-police. Elle n’avait rien fait de mal. Laissez-la passer !

 

Mais non. Et maintenant on emmenait cette jeune fille rousse là bas, vers les chaises où les mecs-police, assis, fumaient comme des gorets. Il sentait son échine à elle qui tremblait, il entendait sa voix brisée qui demandait, qui voulait partir, quitter ce lieu, rentrer. Mais non. Qu’avait-t-elle fait ? Elle n’avait rien fait. Laissez la passer ! Elle sanglotait. Son amie, la fille brune, l’entourait du bras, puis toutes deux s’assirent prenant place près des mecs-police. Le mec-connard comptoir partait vers un bureau, le passeport de la jeune fille à la main. Il sentait le choc des sanglots qui agitaient cette jeune fille rousse. Prise au piège, fauchée net à la frontière, prisonnière du vautour en costard cravate.

 

Il y avait un fil invisible qui reliait la bouche étranglée de la jeune fille et ses lèvres à lui, un réseau tactile entre son ventre à elle, déchiré de terreur et le sien, une vibration commune dans leurs gorges qui ne pouvaient plus déglutir. Elle, avec ses tampons mal placés et ses signatures non conformes au millimètre, et lui avec son cartable entre les mollets. Elle ne partirait pas, elle resterait là en transit flou, pour un tampon mal placé. Soudain le fil invisible s’amplifia et il se vit lui-même aussi mis en quarantaine, camisolé. Il se vit lui-même prisonnier de juges imbéciles. Et il ressentit le désespoir de celle qui l’attendait là-bas chez eux, le P’tit loup, celle qui l’aimait, noyée de chagrin quand il ne serait pas là-bas à l’arrivée.

Publié le 17/07/2025 / 17 lectures
Commentaires
Publié le 23/07/2025
C’est superbe parce que tu as tellement écrit sur les aéroports et tu es parvenu à te renouveler entièrement et à y lettre un style nerveux et percutant qui m’a énormément plu. C’est déroutant parce que cela n’a rien à voir avec le style du préambule et cela pourrait perdre le lecteur qui ne te connais pas encore. A voir pour la suite…
Publié le 23/07/2025
Merci Léo pour ta judicieuse critique.
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