Par les petites rues

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Non, le bonheur n'est pas un luxe

 

 

 

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Il était étendu par terre devant la supérette de la rue Geoffroy-Marie. Derrière lui, tout le long du rebord de la vitrine, s’entassaient des provisions, des paquets, des bouteilles, du linge roulé, du Sopalin … Il tenait sa cigarette entre l’annulaire et l’auriculaire, exactement comme la veille et semblait absorbé par son téléphone. Il avait des cheveux gris assez longs et une barbe épaisse.

Malgré son air négligé, il ne paraissait pas sale. Le sol l’était, les provisions en file derrière, l’eau des récentes pluies qui coulait doucement vers le caniveau, l’ensemble dégageait un air de désolation humaine et sociale. Lui était indifférent et il regardait son téléphone, peut-être lisait-il …

 

-     Vous me regardez comme ça, je n’ai pas toujours été un sdf, vous savez, me dit-il, à brûle-pourpoint. 

 

-   Je vous regarde en me demandant ce que je pourrai vous prendre de la supérette, répondis-je, très sérieusement.

 

Et c’était vrai. En une fraction de seconde, je vis le tout : l’homme, ses provisions, sa situation … Je vis aussi que certains clients mettaient une course ou deux et repartaient.

 

-       Deux ou trois bananes, si vous voulez.

 

Ce que je fis, mais je décidai aussi d’échanger quelques mots avec lui. 

 

-       Il fait très froid pour dormir dans la rue et vous avez refusé l’aide sociale ?

 

-       Je vais aux douches tous les jours. C’est tout ce dont j’ai besoin.

 

Il me regardait assez vaguement avec un air de vouloir se frayer un chemin dans mes pensées secrètes. 

 

-       Peut-être vous faudrait-il, temporairement, un centre d’hébergement.

 

-     Je ne sais pas. Nous sommes des milliers sur les trottoirs, dans les sous-sols, les bouches d’aération … à contourner les barrières anti sans-abris. C’est notre destin.

 

-       Votre destin ?

 

-       À croire, oui.

 

-       Changez-le.

 

Il éclata de rire et posa son téléphone à côté des provisions.

 

-     Si c’est le prix des bananes, prière de les reprendre. Pas de leçons s’il vous plait. Changer son destin, dites-vous ! Comme si c’était facile. J’ai cinquante-deux ans, je suis à la rue depuis près de deux ans et j’ai tout perdu. Comment voulez-vous que je me reprenne ? 

 

-     J’ai juste voulu vous exprimer ma solidarité et vous rappeler qu’il est toujours possible de se relever. Et puis, vous êtes jeune, ajoutai-je.

 

-     Je ne suis plus rien. J’avais peur du confort et du bonheur et j’ai quitté mon emploi et ma femme. Je me sentais en laisse et cela je ne le supportais pas. À trente ans, j’étais heureux, amoureux, volontaire, déterminé … J’étais debout du matin au soir et puis, un jour, j’ai trouvé que je ressemblais à un chien penaud et docile. Alors, j’ai tout cassé, fort laborieusement. Et me voilà ici à devoir accepter vos bananes.

 

-    Peu importe les bananes. Je les reprendrai si vous voulez. Il s’agit de vous plutôt. Relevez-vous. Acceptez un centre d’hébergement provisoire et voyez après. D’abord un job.

 

-       Vous n’êtes pas d’ici vous, n’est-ce pas ?

 

-       Peu importe.

 

-    Les sdf font partie du paysage, vous savez. Comment me relever ? Pour qui vais-je travailler ? À qui parlerai-je ? Comment faire taire ces démons qui me font tomber les bras, plier les genoux, qui assiègent ma tête ?

 

-     Par l’activité. Progressivement. Vous n’êtes pas mort. La preuve, vous allez aux douches tous les jours. Ce n’est pas pour demain le bonheur, mais la vie, oui. C’est possible. 

 

 

 

 

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Je soutins son regard, assez longtemps. Il finit par reprendre son téléphone, me dit au revoir et y plongea. Il faisait mine en réalité. 

 

-       Vous avez besoin de mots. Au revoir, lui dis-je.

 

 

A suivre


Publié le 25/01/2025 / 2 lectures
Commentaires
Publié le 26/01/2025
Le jugement ou le mépris est souvent le lot des personnes en rupture avec la société. Il y a eux et leur parcours, leur histoire, mais il y a aussi et surtout la société, que vaut donc cette société à laquelle il faut se conformer et donner sa vie de conformisme au risque d’être banni ou mis de côté. La vérité est que nul ne peut juger quiconque et qu’il est souvent difficile de mettre les mots justes sur ce qui totalement nous échapper. A cela, toute la fragilité des émotions et sentiments… curieux de voir ce que peut donner cet échange qui me semble pour l’heure très déséquilibré et un brin condescendant jusqu’à décider et décréter ce dont l’autre a besoin sans qu’il l’ait exprimé. A suivre. .
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