Marie a faim. Ce qui la chagrine plus encore, ce sont ses frères et sœurs plus jeunes qui n'ont guère que quelques châtaignes de l'automne dernier à grignoter et la peine qu'ont ses parents à les nourrir. La soupe du soir n'est qu'un pauvre bouillon agrémenté de rares légumes qui ont résisté au gel. Plus assez d'argent pour acheter du charbon. Le bois dans la grande cheminée de la pièce à vivre ne réchauffe guère. Il faudrait dormir devant l’âtre. Marie ne trouve pas le sommeil. Elle a entendu ses parents parler d'elle. Ils vont la placer chez des bourgeois de Châlus. De ce bourg, elle n'en connaît que les ruines du château pour être allée les voir un jour, avec son oncle et sa tante de Limoges. Elle sait qu'y mourut le roi Richard Cœur de Lion. Marie est triste. Elle aurait aimé aller à l'école. Elle ne sait pas lire ni écrire. Si peu de livres dans cette maison. Elle aime tant regarder les images des illustrés que leur ramène parfois son père quand il tente d'aller vendre quelques légumes au marché.
Marie aime sa campagne, sa terre, si dure à cultiver. Elle en connaît tous les recoins, ses beautés et ses misères. Toute son enfance, elle y a vu ses parents s'y échiner, plus souvent pliés et courbaturés qu'en bonne santé. Plus souvent inquiets que joyeux.
Il faudrait se moderniser, dit la mère.
Nous n'avons pas le sou, répond le père. Je vais me renseigner. Il paraît que ça recrute à Limoges dans la porcelaine.
Marie sait tout de la pauvreté. Elle tente de dormir malgré ses mains et ses pieds qu'elle n'arrive pas à réchauffer.
Le lendemain, ses parents la réveille de bonne heure.
Habille-toi, la mère à préparé ton sac. Nous allons te présenter à un couple de bourgeois. Ils ont besoin d'une bonne. Tu vas gagner ta vie. Tu es l’aînée. Nous n'avons plus de quoi vous nourrir tous.
Tu devras nous faire honneur, dit la mère.
Tu devras en être fière, ajoute le père.
Tu seras bien traitée et bien nourrie, ajoute la mère, ils ont promis.
Le père a attelé la charrette. Pas de temps pour les adieux ni les larmes. Point de paroles inutiles. Survivre est l'urgence. Marie l 'a bien compris, qui ne bronche pas.
Le voyage lui semble long. Il faudra plus d'une heure de toute façon avec la vieille jument. Le père, ce taiseux, ne dit pas un mot. Il conduit d'une main, fume de l'autre une vieille cigarette toute jaune qui lui donne la nausée, à Marie.
Elle pourrait s'ébahir devant les paysages, ces bocages tout givrés à cette heure matinale, ces forêts de feuillus et de châtaigniers qu'elle aime tant. Mais ils sont seuls sur la route et elle a peur. Peur d'un monde dont elle ne sait rien. Elle serre sa poupée contre elle et tremble. Il fait drôlement froid . L'hiver ne fait que commencer.
Le père s'arrête et l'aide à descendre de son siège. Il lui tend une pomme véreuse. Elle mord dedans, en recrache la moitié.
Va faire ce que tu as à faire derrière les buissons. Tu ne pourras peut-être pas y aller de sitôt, lui dit le père.
Quand il l 'aide à s'asseoir à ses côtés, il finit par la regarder.
Dès que ça ira mieux, je reviendrai te chercher.
Marie ne dit rien. Le trajet est long encore. Le père jure contre ses doigts engourdis. Il grommelle :
Ce n'est pas une vie, ça.
Quand les premières maisons apparaissent, Marie frissonne encore. La tour du château surplombant le bourg l'effraie, comme si elle allait l'emprisonner. Ils traversent la rue principale puis bifurquent dans un chemin pour s’arrêter devant un immense portail. . Il lui paraît si grand ce village, elle qui ne connaît guère que son hameau et ses trois rues.
C'est là, tu vas sonner, ils t'attendent. Moi, je dois aller nourrir les bêtes.
Après l'avoir soulevée pour la descendre de la charrette, il trace le signe de croix sur son front, lui pose un baiser sur la haut du crâne.
Marie reste devant le portail, silencieuse, puis se retourne et regarde son père, la jument et la charrette s'éloigner, jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans le virage.
Derrière le portail, il y une grande et longue bâtisse à deux étages flanquée d'une tour. Des grands tilleuls dépassent de la clôture. Elle n'a jamais rien vu de pareil et d'aussi près. Elle reste immobile devant la cloche. Des chiens se mettent à aboyer.
Hé ! la p'tiote, rentre, le portail est ouvert. Ne reste pas là comme une imbécile. Je ne vais pas te nourrir à ne rien faire. Je descends.
Marie lève la tête et aperçoit une jeune femme accoudée à la balustrade sculptée d'une fenêtre du dernier étage.
Son visage est anguleux et sévère, son nez fin et pointu, ses lèvres pincées. Rien qui exprime la sympathie.
Bonne à tout faire, Marie servira ses maîtres durant des mois.
Quand ses parents se décident à aller lui rendre visite, elle n'a plus que la peau sur les os. Elle est sale, porte des guenilles, est d'une paleur maladive. Une jeune femme la tient par les épaules et la pousse vers eux :
Une souillon désobéissante ! Reprenez-la donc !
Mutique pendant des jours, Marie finit par raconter. Des maîtres jamais satisfaits, le travail incessant. L'interdiction de se laver sauf à lextérieur, à l'eau froide. Le ménage, les lessives, le repassage, les repas pour toute la famille, les parents, les enfants, les beaux parents, repas qu'elle n'avait pas le droit de partager. Et elle mangeait, oh ! Oui, si elle mangeait ! Dans la gamelle des chiens, dès le premier jour.
Marie, c'était mon ex- belle-mère. Elle a toujours refusé de retourner à Châlus. Le nom seul la faisait frémir.
(Sorte d' hommage à cette femme qui n'a pas eu une vie facile. Son plus grand regret, son illettrisme. Elle fut si pauvre qu'elle conservait le moindre bout de ficelle ou de papier. La maison bourgeoise est fictive bien entendu. ).