La nuit me couvrait de son plaid de solitude, assez pour ne pas prendre froid dans ma lassitude. Je scrutais mélancolique, la vieille patraque qui marquait son fidèle pas dans le salon. La vieille dame grinçait de tout son rhumatisme infligé par le temps. J’écoutais, dépité, la distance qu’elle érigeait entre ce que furent mes rêves d’antan et moi même. Je la trouvais ridicule à errer sans but sur la crête des sommeils, à fouler inlassablement les heures endormies. Comme si le voyage s’avérerait différent cette fois-ci. Je ne suis qu’un pathétique suiveur. Un angoissé du repos que je repousse paniqué, chaque soir.
Je me meurs chaque nuit, lorsque l’aube a raison de mes résistances démesurées. Une lutte récurrente, totalement inutile : je finis toujours par me faire kidnapper par l’absence. Mes traîtresses paupières, en efficaces saboteuses, abattent le pont de ma conscience. Elles m’assassinent, au détour d’un flagrant manque de vigilance de ma part. Au lendemain, après ma désertion la plus totale, je peste contre le vide de mon sommeil : le rien est tellement décevant, lorsque lui succède une vie sans relief, sans l’espoir d’un seul agrément.
La mort ne cesse de rôder alentour depuis ma naissance. Elle m’a d’ailleurs pris mes rêves alors que j’étais enfant. Ils m’ont déserté, pour la rejoindre, par une issue que j’avais dû malencontreusement laissée entrouverte. La faucheuse est vicieuse. Elle enlève toujours ceux auxquels on tient le plus. À revenir chaque soir, elle devait penser que je me laisserai prendre à mon tour. À défaut de vouloir lui donner satisfaction, je décidais de la devancer de plusieurs longueurs dans mes insomnies. Accoudé aux ténèbres, d’une voix goguenarde, j’adressais à la faucheuse piquée au vif : « T’es vraiment à la traîne ! A-t-on déjà vu si maladroite et grotesque mort ? ». Mauvaise perdante, elle s’en retournait alors, traînant de plus belle ses semelles usées sur ma conscience volatile. Mes railleries à son encontre me donnent une consistance de plus en plus précaire. La mort se rapproche dangereusement de mon âme orpheline. Tous les recoins de ma rébellion, mes refuges lui sont désormais connus. Je fuis à découvert, le souffle court, empreint d’une grande lassitude. Quelle vie en effet, mériterait d’être vécue sans plus aucun rêve ?
Il m’a fallu m’entraîner doublement pour lui échapper. Alors j’ai emboîté le pas désertique de la vieille. Me faisant violence j’ai épousé la mesure de son cœur affaibli, dans le sillage des secondes fragiles qu’elle égraine. Une noce de complaisance en quelque sorte, juste pour ne pas mourir seul le moment venu. Mais je n’ai jamais su que courir, ruiner son tempo de mes longues et rapides foulées, chaussé des bottes de sept lieues, pour mieux fuir l’ogre de ma désespérance. C’est ainsi que j’ai enjambé sur la tocante, aux fils de mes nuits, les dormeurs chanceux de s’ébattre dans leurs rêves. J’ai erré ainsi, nuit après nuit, malheureux, de nombreuses années. Compagnon ridicule d’une union décousue. Jusqu’à ce que survienne une découverte, qui allait changer l’issue de ma cruelle destinée…
À la droite de la cheminée était disposé un vieux secrétaire aux os croulants. Une des nombreuses victimes dans mon habitat du temps et de l’inertie. Un ramassis de bois défiguré par un rictus, puisant son mal dans ses nœuds de varices. Un squelette ramassé sur lui-même, comme pour se protéger des flammes du foyer son voisin. Elles le lorgnaient avec avidité telle une proie facile.
Le vieux secrétaire, dépourvu en apparence de tout intérêt, renfermait cependant un secret. Un détail, qui ce soir-là, avait retenu toute mon attention. J’avançais, fasciné, et m’immobilisais face à ce que semblait vouloir me confier l’ancien : une entrée, une porte pour me dérober à la mort, la tromper pour de bon.
De nombreux murmures me parvenaient… J’avais l’assurance de disposer d’un bien précieux, une passerelle vers un nouveau monde. Cela me redonnait espoir : L’orée d’un pouvoir hors du commun se tenait face à moi…
J’ai étudié un temps ce que tout le monde aurait pu prendre pour une banale feuille de papier, attendant qu’elle me révèle son fonctionnement, qu’elle lève son blanc rideau sur le monde qu’elle abritait, en toute discrétion. Un face à face déconcertant. L’opacité de sa blancheur agissait comme un miroir déformant. Mon âme semblait frapper à cette porte, sans que personne ne veuille l’ouvrir pour m’y laisser pénétrer.
Je devais me donner les moyens d’accéder à l’envers du décor : il ne s’offrirait à moi qu’avec l’aide d’une clé.
Cette page blanche en constituait la serrure j’en étais certain.
Une forte intuition me dictait d’y inscrire une formule magique. Un seul code finirait par agir comme un sésame, me déverrouillant l’accès à l’un des mystères de la connaissance.
Je griffonnais donc d’innombrables mots sans que rien ne se passe jamais. La vieille tournait inlassablement en rond et le vieux grinçait de toute son impatience de me voir décoder son énigme. J’avais, il me semblait, écoulé toutes les associations de mots logiques, gommé, recommencé, jusqu’à user toutes les phrases qui m’avait été donné d’entendre ou prononcées à haute voix. J’ai décrit les images de la vie, témoigné de tout ce qu’avait accumulé ma rétine. J’avais reporté fidèlement la somme de toutes mes connaissances, en vain. La porte restait obstinément close. La mort moqueuse appréciait mon échec par-dessus mon épaule, plus rien ne semblait plus durablement lui échapper. Au-delà des rêves qu’elle m’avait substitué, elle arrachait désormais de ma mémoire de par ses rires sarcastiques, les mots que j’avais tâché de retranscrire. J’étais vide, désarmé par un savoir inutile.
J’avais les mots la feuille en attestait, mais la mort s’en contrefichait. Ne détenait elle pas un savoir ô combien plus vaste ? N’était-elle pas constituée des âmes les plus érudites de ces derniers millénaires ? Cette vérité implacable sonnait le glas. Ainsi donc je n’avais rien fait d’autre qu’apprendre ce qu’elle savait déjà !
Dans le désarroi le plus total, j’entrepris de me livrer dignement. Je pris ma toute dernière goulée d’air. Mon cœur agrippa la feuille redevenue vierge. C’est alors qu’il se passa une chose que je ne saurais expliquer. Mon vide se répandit en des lignes effrénées à la surface du papier. Le compte à rebours s’en trouva suspendu : la vieille fut amputée de son pas celui qui m’avait angoissé la vie entière. Elle disparaissait au rythme des encouragements de mon secrétaire, dont mon stylo massait le corps courbaturé par les siècles. Ma frénésie d’écriture pansait ses douleurs, l’enthousiasmait d’une seconde jeunesse. Chaque mot griffonné sur la feuille était une pelletée recouvrant l’heure des derniers sacrements. Je sentais la mort, prise dans un tourbillon d’aiguilles inversées. Je pénétrais enfin un monde qui m’avait échappé jusque-là. Des décors entiers prirent placent dans l’immensité du vide. Les premiers personnages vinrent flâner dans cet environnement qui semblait leur correspondre comme un gant. Alors ils s’y installèrent. Leur interaction généra de nouvelles émotions, de nouvelles possibilités qu’ils avaient coutume d’appeler histoire. De nombreuses portes se succédèrent, aucun monde n’étant semblable au précèdent.
Certains rapportèrent même que deux fées bienveillantes s’étaient penchées sur ce berceau d’écriture. La voix magique de la première dota les mots de paroles : la mort était mise à distance. Les fabuleux crayons de la seconde transformèrent l’écriture en images, ligotant la mort de ses traits de couleurs…
Je compris ainsi au rythme de mes écrits que je ne serai plus jamais seul. Que la force des amitiés partageuses crée à elles seules, l’assurance de propager l’amour, bien au-delà des frontières d’égoïsme. Le temps pouvait enfin suspendre son pas dans les moments de création. Et enfin, si la mort savait se saisir des rêves endormis, elle ne pourra jamais rien contre les songes créés, embellis ou partagés.
Car en ces actes-là, se confine l’éternel…
Illustrations : MirenL
Lecture : Mary-Luce Pla