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Les monstres naissent dans les cendres de l’enfance

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Il fendit l’air moite de sa main mi-close, pour serrer la mienne. Une main recroquevillée. La preuve même qu’il était venu à moi pour entendre ma confession, dût-il me l’arracher. Je plaquai ma paume contre la sienne. Je serrai fort. Mais il ne sembla pas percevoir la vie qui pouvait y battre. Inquiet, il sonda alors mon regard. Ce qu’il y vit le fit reculer, craintif. La peur de basculer dans mon gouffre, une chute qui se serait annoncée vertigineuse… à ne jamais s’en relever. Il extirpa sa main de la mienne avec force, la sueur en précieuse alliée. Il prit place en face de moi, s’assit sur la chaise, enraciné aux quatre pieds de celle-ci, comme pour s’ancrer d’avantage à son monde ; ses deux talons plantés au sol, une table m’obligeant à tenir la distance. Je pris place à mon tour. Mon corps s’affala, inconsistant. Il sortit un bloc de pages blanches qu’il disposa devant lui, en évidence. Il mit plusieurs crayons à côté, mes liens ne me permettant pas de m’en emparer. Il dressait son couvert et m’invitait à me mettre à table. Il n’avait toujours pas prononcé un mot, comme s’il craignait que je m’en saisisse pour lui planter dans la carotide… Enfin, il sortit un dictaphone qu’il actionna, accompagné d’un hochement de tête à mon intention. La cassette dispensait son crachouillis, impatiente que ma voix foule de sa langue, le tapis qu’elle me déroulait…

–         C’est Willy qui a éveillé la lumière. Sans quoi je ne serais plus en vie. La société se serait ainsi passée d’un monstre en devenir. Sans quoi, vous végéteriez en journaliste de seconde zone. A immortaliser la lauréate du balcon le mieux fleuri de votre patelin merdeux, où rien ne se passe jamais. En venant jusque moi, vous venez de troquer les couleurs de votre vie contre la noirceur implacable de mon âme. Vous ne sentirez plus jamais les parfums enivrants. Je vais encombrer votre nez, de la décomposition avancée de mon témoignage. Votre retraite anticipée dépend de l’ouvrage que vous pourrez tirer de ma confession, alors je vous promets force détails.

Tête engoncée dans son réceptacle à tragédie, il croquait les traits de mon visage en son bloc. Angulaires tracés. Lignes brisées, comme l’avait été celle de ma vie. La rugosité des traits, contondante. Importante, pour clouer la rétine du lecteur qui aimera se vautrer dans la fange de l’indicible drame des autres. J’éprouvais un contentement inconnu. Qu’il puisse s’attarder sur mon visage… presque une libération. Je continuai mon récit, au rythme de ces coups de crayons.

–         Willy ? C’est le genre d’ami qui change votre vie à tout jamais. Qui débarque à l’imprévu, déguisé en rayon de soleil, alors que vous n’aviez connu que les ténèbres de la solitude. Willy ? C’est le foudroiement de votre cœur ! Le fils rebelle des nuages, qui se permet de tonner la porte de chez lui, de partir, quand il veut.                                                                                                 

Parce que Willy, lui, est courageux. Il m’a appris à l’être chaque jour bien davantage. Willy ? Il s’est approché sur la pointe des pieds devant moi, alors que je pleurais. Je ne l’avais pas vu arriver. Les larmes font toujours défaut lorsqu’il s’agit d’apercevoir un brin de bonheur. Cela devait faire longtemps qu’il m’étudiait, et sûrement bien plus qu’il était planté là, enraciné à ma peine. Il m’a fallu gorger mes revers de manches de mes larmes, pour que je puisse le distinguer plus nettement. Il me souriait, satisfait de voir l’efficacité de mon barrage lacrymal, que j’avais pu constituer à sa seule vision. Un test d’amitié qui l’avait convaincu de la solidité de notre complicité à venir…

La mine se leva du bloc, suspendue à mes lèvres, interdite.

–         Au départ, Willy ne parlait pas. Il n’était qu’image incomplète, qu’il me plaisait d’arranger au gré de nos rencontres. Aux longues heures que nous passions ensemble, il se constituait de l’idéal que je me faisais de l’amitié. Il changeait souvent d’apparence, fonction de mon humeur. Seul son fond était défini, salutaire et bon. C’est du moins ce qu’il m’avait semblé. Sa démarche me faisait sourire immanquablement. Il flottait en chacun de ses pas comme pour retarder son contact avec la terre. Un peu comme le feraient les poissons au contact de l’air ou encore l’amour à l’approche de la haine. Il m’a fallu un certain temps pour me faire à sa cadence que je finis par singer à la perfection : nous étions devenus jumeaux, luttant contre la gravité de cette planète.

Je fis une pause. Mes yeux cachaient mal ma grande appréhension à confier la partie à venir de mon histoire. Le journaliste me tendit une bouteille d’eau pour diluer la torpeur qui se nouait dans ma gorge. Mes tripes s’en lestaient. Je continuais…

–         Et puis Willy se mit à parler ! Je chuchotais au début pour ne pas alerter mon père de sa présence, terrorisé par les tournures que cela prendrait s’il venait à le découvrir. J’implorais Willy de ne pas me faire rire. Mais c’était plus fort que lui ! Ses pitreries ne cesseraient donc, que lorsqu’il aurait réussi à lever mon armée de joie. Un plein de bonheur qui gronda ma révolte. Je ne pus m’arrêter, je ris à m’en exploser les poumons. C’était trop tard. Mon père ouvrit le placard tenant à la main son couteau de boucher, il coupa les liens qui me retenaient à la barre de la penderie et me fit voler au travers du salon. Il rugissait une rage démoniaque et ne cessait de hurler « Ça te fait rire sale petite merde ! Hein ? Ça t’amuse bâtard ? » Ses paumes d’acier s’abattaient sur mon corps meurtri qui rampait jusqu’à fuir sous la table. Mes rires s’étaient mus en supplications inutiles. Je braillais, m’en remettant au voisin de palier. Peut-être, cette fois-ci, viendrait-il à mon secours. Mon père comprit mon attente et m’enserra le menton dans sa main de géant « Ferme ta gueule de parasite, personne ne va venir te sauver ! Tout le monde sait que tu es une sale petite raclure de merde ! ». Je sentais ses doigts puissants broyer ma mâchoire inférieure. Je barricadais mes larmes pour ne pas décupler sa rage. Préserver mes dents, qu’elles ne se  déchaussent pas sous la pression de mes gencives malmenées… qu’elles ne m’étouffent pas, de leur émail souillée du sang de ma torture. Il me souleva par les cheveux. J’étirais mon corps pour que la pointe de mes pieds, effleurant le sol, puisse soulager mes racines capillaires à la limite de l’arrachement. Il me fixa et épela distinctement « POUR QUOI TU RIS ? ». Entre deux sanglots, je lui appris l’existence de Willy. Il se tourna vers ma belle-mère. Il brandit son trophée d’un rire tonitruant : « T’entends ça ? Le dégénéré s’invente des copains parce que l’on n’est pas assez bien pour lui ! ». Elle l’accompagna dans son humiliation et surenchérissait : « Dis, ton Willy ? Il ne t’a pas appris à te retenir ? T’es plein de pisse et tu sais quoi ? T’as une belle gueule de serpillière mon drôle… ». Ils me passèrent le visage au sol avant de me confier une petite cuillère, afin d’écoper mon urine, que je devais transvaser dans un verre. Ils me rangèrent de nouveau dans le placard, avec mon godet de pisse : « Si t’as une p’tite soif… faut pas gâcher, enfant d’putain ! Et tu fermes ta gueule, toi et ton Willy. On ne veut plus vous entendre ! Si on te pose des questions à l’école lundi, t’auras qu’à dire que ton Willy, ben y t’a un peu poussé fort sur la balançoire… ». Leurs rires déchiraient mon échine, pareils à des charognards, dépeçant ma dignité. Je sentais Willy en moi, tout poing serré, prêt à en découdre. Je le suppliais de garder le silence. Le Willy qui vous intéresse était né, à cet instant précis…

 Les crayons gisaient sur le flanc, hébétés. Mon portrait  ne se ferait pas sans mal. On m’entendait hurler désormais. Les monstres ont aussi leurs histoires. J’ai cru un instant que, de sa bouche entrebâillée, il sortirait un premier son. Mais rien. Mon courant d’air rance pouvait poursuivre sa narration.

–         Ça n’avait pas été pire que d’habitude. Juste différent. Je ne savais jamais quelles formes de souffrances j’allais endurer. Ils devaient passer le temps de ma captivité, à fomenter leurs sévices pervers… qu’ils m’appliqueraient avec fureur. Mes paupières étaient réglées sur le pas du paternel. Elles se fermaient d’autant qu’il approchait de l’armoire et elles se rouvraient, humides, alors que son pas s’en éloignait. Et lorsque la porte s’ouvrait, coulissant en son rail d’infortune, c’est toute la déferlante d’horreur à venir qui crissait. Une lueur s’engouffrait alors dans mon antre de salissure. Infime douceur passagère. J’eus préféré qu’elle n’existât jamais. L’éphémère ne mérite pas de vivre. Crever aussi vite, ça n’a pas de sens… je restais bien en vie moi. Pour sûr, qu’ils planifiaient leurs exactions. Comment pouvait-on imaginer, me faire enfiler un pull épais, me contraindre à m’allonger sur la table et le repasser à même mon corps… faire cracher la vapeur par légers à-coups… transpercer les fibres protectrices… mon âme vaporisée par leur haine… me brûler, juste ce qu’il fallait pour que mon torse et mon dos ne puissent pas trahir durablement leur barbarie… ce mal, associé aux phrases assassines : « Faut souffrir pour être beau »,  « Tu vois c’est le remède pour plus que tu sois fripé en sortant de ta niche, sale clébard »… Il me semblait que mes cris pouvaient dégonder notre porte d’entrée, frapper pieds et poings contre celle de mon voisin… mais sa putain de télé redoublait de décibels… sa méthode à lui… de retenir captif son courage qui se carapatait. Chacun est tortionnaire à sa façon… Je n’étais qu’un colporteur d’emmerdes  à qui il ne fallait surtout pas ouvrir la porte…                                                                                                                  

Si ses crayons n’avaient toujours pas repris leur esprit, la gomme, elle, était à pied d’œuvre. Elle rectifiait les erreurs de mon visage grossièrement caricaturé. Ce n’était pas mes traits que le journaliste semblait modifier, mais ses préjugés. Ce qu’il avait voulu garder à bonne distance le pénétrait désormais de toute part. Je crus même discerner une larme, perler du coin de son œil. Oui, c’était bien comme cela que le gouffre prenait possession des regards : en se faisant déserter par l’amertume des larmes. Il avait cessé de me juger, la fin de mon histoire aurait raison du reste…

–         Au diable ma soif. Je vidais mon verre de pisse. De toute manière, mes poumons ne pouvaient être plus écorchés par l’acidité olfactive. Je palpais mon nouvel outil, sa matière précieuse, parce qu’elle pouvait me permettre de me libérer à tout jamais. Il m’aurait suffi de le rouler dans mon haillon crasseux, le briser en étouffant le bruit. J’aurais pu me saisir d’un bout tranchant et m’ouvrir les veines. Me vider de ce liquide filial maudit : la moitié m’ayant déjà abandonné par la mort de ma mère, et la seconde qui me rejetait par la violence de mon père. Me libérer de ce poison, qui entretenait mon putain de cœur dévasté. Mais, Willy m’en empêcha. L’amour inutile que je portais à mon paternel avait fait de moi un survivant. La haine que Willy allait m’insuffler, ferait de moi un assassin qui marquerait la société, au fer rouge. Au-delà même de notre imaginaire, Willy et moi avions appris à voyager de l’autre côté des cloisons. Puisque ce salopard de voisin ne nous ouvrirait pas la porte, nous avions décrété, d’entrer chez lui par effraction. Le verre, collé entre la paroi du mur et mon oreille, nous permettait de suivre le traître. Notre façon de trinquer avec Willy à sa mise à nu. Nous emmagasinions à son insu, la moindre parcelle qu’il aurait voulu tenir secrète. Chaque mot, nom, adresse, toutes informations utiles se fichaient dans nos esprits revanchards. Nous consignions tout avec Willy, et nous récitions inlassablement son chapelet social. Son timbre de voix résonne encore aujourd’hui dans mon souvenir. Je l’imagine parfois rampante, me suppliant de bien vouloir lui pardonner son incommensurable surdité. Il s’écoula de nombreuses années jusqu’au jour où nous déménageâmes. « À la campagne, car il est grand temps que je t’éduque sac à merde ». Je quittai donc mon placard pour me retrouver enchaîné nu, à des tuyauteries en fonte qui crachaient la chaleur de mon nouvel enfer… Notre putain de voisin, dans son odieux silence, avait permis mon transfert, là où plus personne ne pourrait percevoir mes cris… ni aucun autre d’ailleurs.

Éprouvé par mon récit, il mit le dictaphone sur pause. Sortit une fiole d’alcool, qu’il but d’une traite. Il s’épongea le front  avec un mouchoir brodé, puis réenclencha le mécanisme. Il semblait en avoir fini avec mon portrait. Il le scrutait, mal à l’aise, attendant résigné, la fin de son calvaire auditif…

–         J’ai perdu ma mère à l’âge de huit ans et cela faisait huit autres années que j’avais vécu dans l’enfermement de sa mort, de mon placard, sans plus aucune protection. Je n’en reviens toujours pas, de la faculté qu’ont les personnes haineuses à se reconnaître, s’entendre, se  regrouper et propager leur poison. Ce déménagement avait tout son sens. J’avais grandi : la peur que je puisse me rebeller sans ne plus pouvoir me contenir. Ils n’avaient plus aucune obligation de me scolariser, risquer de perdre leur passe-temps favori. Je m’éloignais donc du circuit scolaire, mais plus encore, de l’espoir que j’avais de m’en sortir vivant. Cette maison isolée, en pleine campagne, devait devenir ma dernière prison, mon ultime tombeau… Savez-vous ce qu’est un chien, dans les mains du diable ?

Il sursauta comme si je venais d’aboyer la question. Il eut un pincement de lèvres, m’informant qu’il ne saurait répondre, et que mon silence prolongé le mettait mal à l’aise. Déçu qu’il n’ait pas forcé son imagination, je lui fis le descriptif, de ce qu’il n’aurait de toute manière pas pu entrevoir….                                                                                                            

–         Enchaîné, j’étais. Comme un chien. On dit qu’il ne faut jamais fixer le regard de l’animal pour ne pas se faire mordre. Je puis vous assurer que l’inverse est tout aussi vrai, je fuyais celui de mon père. Le couple démoniaque me jetait les restes des carcasses, qu’ils avaient décharnées au possible, afin « de ne pas gâcher ». Ils me scrutaient alors sucer l’offrande rachitique, m’ébattre avec l’os, tâcher de le briser, pour en recueillir la substantielle moelle. Je comblais ma pitance, de leurs rires nourris, gras. Je bouffais ma honte, m’en gavait, à la limite de gerber. Willy, lui, se faisait les crocs, avide de vengeance. Mon père se levait alors et me proposait le digestif, qu’il versait sur mes plaies encore béantes. Parce qu’il y’en avait toujours d’ouvertes. Il arrachait mes croûtes avec ses dents qu’il me crachait ensuite au visage : « Tu vois  bâtard, c’est comme le bon vin, il faut que ça respire pour que ce soit encore meilleur ». En toute quiétude, ils pouvaient désormais m’enchaîner dehors. Que ce soit en plein cagnard pour « me rafraichir » ou dans la neige en hiver, pour « me réchauffer »… mon père avait pris l’habitude de ne plus se rendre aux toilettes pour uriner. Sachez toutefois que, même aux enfers, le chien reste imprévisible…

Ma dernière phrase était tombée, sombre et inquiétante. Il se redressa vivement comme pour parer à une attaque. Il allait l’avoir ma première agression, en mots carbonisés des flammes vengeresses de Willy.

–         La joie qu’avaient mes tortionnaires à me voir évoluer dans la crasse avait fini par devenir un atout. Lorsqu’aucun des deux n’y avait plus prêté attention, Willy m’avait encouragé à cacher un os de gigot en dessous du poêle. Et, chaque nuit, il me le faisait ressortir. Habité par la peur d’être surpris dans notre entreprise, je taillais l’objet secret sur la pierre apparente de la maison. Il m’apprenait à camoufler les éraflures murales, qui auraient pu nous trahir, en étalant un reste d’aliment que nous avions mis de côté. La faim de révolte avait pris le dessus. L’arme du crime avait fini par être presque prête. Plusieurs nuits durant, j’achevais l’ouvrage de mes dents ; ne pas risquer d’endommager ma liberté. Peut-être aussi pour gagner un temps précieux face à Willy, qui se montrait de plus en plus agité. Même si je savais que je me devais de formaliser l’acte qu’il me commandait d’effectuer, au nom de notre amitié. C’est en me détachant pour me faire « monter la garde » que mon père prit conscience de l’existence de Willy. La première fois, qu’il se plongeait dans mon âme esquintée. Ma pupille qui s’enfonça dans ses yeux devint celle de la nation. Je basculais orphelin. D’une guerre crade que j’avais toujours refusée. Willy, en chef charismatique, avait pris le commandement de ma raison. Et c’était son étendard, à cet instant précis, qu’il plantait en conquérant dans les terres ennemies. Mon père souffrait bien plus de cet affront, que de la multiplicité des coups de poinçon qui lardaient sa panse. Je n’oublierais jamais son regard d’effroi, aussi dense, que la rage de Willy. Il s’effondra, pestant dans un dernier râle, la honte et le dégoût qu’il avait eu, de m’avoir vu vivre…

Le journaliste me scrutait, immobile, silencieux, comme je l’avais été en regardant le corps de mon géniteur se vider de son sang. Seconde par seconde, décilitre par décilitre. Il se répandait un curieux recueillement. Je le brisai au nom de la succession de mon père, qui devait s’opérer…

–         Un long cri inutile et la porte de l’entrée qui claquait : la grognasse de mon vieux, qu’il convenait de rattraper le plus rapidement possible. Willy prit mes jambes à mon cou et, par la même occasion, les rênes de ma cavale funèbre. Définitivement. Je me souviens que mon corps affaibli lui faisait défaut, que sa rage décuplait d’autant qu’il peinait à la rattraper. Nous avons couru longtemps avec Willy. L’impression de fuir la réalité. Nous flottions, jusqu’à lui mettre la main dessus, alors que l’on apercevait au loin un bourg. C’est cette image que j’ai préféré garder en mémoire, pour couvrir la besogne de Willy. Ce n’est que le fracas insistant de la pierre contre le crâne de cette garce, qui me fit m’interposer. Ce craquellement déroutant, qui essayait de m’alerter du despotisme de Willy. Je n’étais pas assez fort pour le contrer, je ne l’avais d’ailleurs jamais été pour faire face à l’horreur. Willy lui fit les poches. Nous nous relevâmes. Des quelques billets dont il l’avait détroussée, Willy souhaitait acquérir un bidon de combustible, pour faire don de leurs corps, aux sciences de leur enfer. Nous avons donc marché jusqu’au village. Je ne me souviens que de cette école. Nous en longions les barrières. Je perçois encore nettement l’effervescence qui régnait dans la cour de récréation. Ce bourdonnement qui filait un mal de crâne. Et puis cette satanée phrase de fillette qui resonne toujours dans ma tête « T’es pas gentil Willy, je vais tout dire à la maîtresse ! ». Putain de mots ou saleté de prénom, du camarade auquel elle s’adressait. Le black-out complet. Les sirènes, la fuite de Willy. Je finis par recouvrer mes esprits, immobilisé au sol.                                                                                                   

Cette partie, comme tout le pays, il la connaissait par cœur. L’histoire avait fait les titres des journaux télévisés. L’image-choc, du contour d’un corps d’enfant dessiné à la craie. Les courbes d’une victime innocente laissée sans vie, se mêlant aux cases de la marelle de cette cour d’école. Le pourpre de son sang, insoutenable, souillant le jeu. Le lourd symbole de l’enfance assassinée. Puis plus tard la découverte des deux autres corps. L’un planté à coups d’os de gigot taillé, l’autre, le crâne fracassé. Un monstre avait été révélé au grand jour. L’opinion publique grondait le rétablissement de la peine de mort. Willy demeurerait silencieux…

Il stoppa son enregistrement, se leva après avoir rangé son bloc et ses crayons. Il se dirigea accablé, vers la porte de sortie, puis s’arrêta net, lorsque je lui demandais de bien vouloir me dire adieu. Il fit claquer son mot avec dédain, sans même se retourner. Puis je repris la parole une dernière fois. Je lui devais cette ultime confession. Il s’était figé.

–         Merci beaucoup de vous être déplacé ! Vous confirmez définitivement que vous préférez les monstres aux anges : votre voix est la même que lorsque je l’écoutais avec Willy, dans ma saloperie de placard.

Il se retourna, paniqué. Je mimai le verre collé à mon oreille. Il me regarda terrifié comme s’il assistait à l’apparition d’un fantôme, ou plutôt à ses complaintes d’outre-tombe. Aucun mot ne pouvait sortir de sa bouche, aussi je décidai de l’achever.

–         Merci d’avoir pris le temps d’immortaliser mon visage. J’espère que vous ne manquerez pas de le détailler avec attention en rentrant chez vous. Parce que, voyez-vous ? Ce monstre dont tout le monde parle, vous l’avez créé de votre silence. Vous êtes le père de Willy, comme moi je suis le fils de ma mère dont je porte le nom. Mon salaud de paternel ne m’avait même pas reconnu, tout comme vous en quelque sorte. Vous ne m’avez même jamais connu. C’est pourquoi je suis ravi de faire votre connaissance, vous et votre conscience…

Je lui listai l’intégralité des preuves qui ne lui permettaient pas de douter de la véracité de mon accusation. Une liste aussi longue que mon calvaire enduré. Je lui fis enfin part, de ma grande curiosité à découvrir comment il réussirait à travestir la vérité dans son ouvrage à venir. Comment mon ancien voisin s’y prendrait-il, pour maquiller son crime ? Son silence, racine du mal et du drame collectif. Je lui retournai mon adieu puis rejoignis ma cellule.

 Le soir même de notre rencontre, il mettait fin à ses jours, brûlant mon témoignage. Seul son portrait de moi avait subsisté, il s’étalait sur toutes les manchettes de journaux. Le monstre, titrèrent-ils, avait encore frappé…


Publié le 31/07/2021 / 44 lectures
Commentaires
Publié le 17/09/2021
C'est une partie à trois : le narrateur adulte, le narrateur enfant, le narrateur dessiné. C'est aussi une histoire de prison : la prison des menottes, la prison du placard, la prison du papier qui fige le portrait. C'est aussi une ronde des quatre éléments : le feu qui efface toute trace, le sang qui dégouline, la pierre qui taille l'objet secret, l'air qui allume ce rire irrépressible... Des frissons dans le dos, sans doute rien en comparaison des horreurs qu'on ne peut imaginer.
Publié le 06/10/2021
Merci pour cette lecture attentive et ce retour fouillé qui cerne bien toute l'intensité que j'ai voulu y mettre.
Publié le 07/11/2021
Je suis arrivée sur le site à la traîne. J'ai lu vos textes en une respiration. Gros gros coup de cœur pour fleur de bitume. Et vos monstres sont passés un peu à la trappe. C'est votre commentaire à Vickie qui m'y a fait revenir. Tout ça n'est pas bien français, mais c'est samedi soir ! et là .. à relire.. j'embarque. Et le monstrueux une affaire collective ? c'est juste lucide et pertinent. Merci Léo
Publié le 07/11/2021
Merci beaucoup pour ce retour Allegoria. Il est de la responsabilité collective de prendre soin des autres et de tout faire pour épargner aux enfants, les adultes et responsables de demain, d’avoir pour exemple et références de la violence et des injustices en tout genre. On ne récolte que ce que l’on sème, ou ce que l’on permet de semer. À plus tard.
Publié le 23/11/2021
Ça prend le coeur ce que vous écrivez, les images sont très fortes ça coupe court chez la lectrice que je suis à toute tentative d'analyse. Pour cette raison, j'ai mis du temps à relire pour comprendre l'analyse réalisée plus tôt en terme de regroupement. Les images sont autant de symboles déclinés à plusieurs reprise ça renforce en ce qui me concerne l'impression de blocage. Blocage des souvenirs, des mots, enfermement. Le journaliste qui met fin à ses jours à la fin de l'histoire me pose question: est-ce la vérité qui le tue ou le silence? Est-ce le sentiment de culpabilité qui tue ou le déni? Ce texte réclame donc en ce qui me concerne plusieurs lectures .
Publié le 25/11/2021
Bonsoir et merci Myriam pour ce très beau retour. Ce journaliste n’est autre que son ancien voisin qui par son silence a laissé les violences perdurer. C’est sa culpabilité qui provoque son suicide. À plus tard et encore merci !
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