Je n’ai pas fermé à clé mon appartement. Un message s’affiche sur la porte d’entrée : « Absent jusqu’à jeudi soir ». Si quelqu’un m’y cherche, après, il trouvera la lettre dans l’enveloppe posée sur mon lit impeccablement fait dans des lieux impeccablement propres et rangés. Des mots peu nombreux, qui expliquent combien il me paraît insensé de poursuivre ainsi. Que tout s’avère tellement au-delà de mes forces et de mes capacités ! Que j’ai essayé, pour que mes si chers amis, mes si grandes amours sachent combien j’ai cru en eux, en elles, pour ne pas les décevoir ! J’y affirme mon infinie gratitude à leur égard, de m’avoir laissé les aimer, librement, et pour ces fabuleux moments vécus ! Que j’ai aussi de très profondes pensées pour cette école qui m’a offert ma chance d’enseigner à des étudiants merveilleux, bien plus que je pouvais espérer, et pour tous ceux qui lui donnent du sens ou s’y instruisent.
Je me sens serein, presque. Le choix de cette absence fut si difficile à prendre.
— Tu as raison, je ne vais pas bien, pas bien du tout, ai-je dit à Marc, mon chef et collègue. Et pas question pour moi de m’effondrer devant les jeunes. C’est la seule chose que j’ai réussi à préserver, je leur devais… ils croient tellement en moi pour les mener vers la réussite de leur examen ! Toutes les consignes sont sur mon bureau.
— Tu veux nous quitter, c’est cela ? Tu es si secret depuis quelque temps. Si terne, si triste, si absent, jusque dans ton regard. Tu ne viens même plus manger avec nous le midi. Tu veux partir ?
— Je n’en ai pas la certitude encore. Sans doute, mais je ne peux pas te répondre. Laisse-moi trois jours et tu sauras.
Sur la route qui me rapproche des cimes, je ne fais qu’un seul arrêt, devant une poubelle d’un nulle part, pour y jeter mon paquet de cigarettes et son briquet, si usés depuis le temps qu’ils traînent dans ma poche sans que j’y touche ! Ce défi est terminé, comme celui de ne plus boire une goutte d’alcool. Trois paquets de clopes par jour et deux ou trois bouteilles de whisky chaque week-end… Ce n’était pas moi. J’ai voulu m’enfuir dans les délices de la déchéance, mais ça non plus, je n’ai pas su faire ; ce fut juste… horrible.
Il n’y a que ma collègue, Jane, qui s’en est délectée ! Elle n’est pas belle, Jane. Elle est hypnotique. La goulue qui drague les filles avec sa grosse moto et ensorcelle les mecs par ses rires énigmatiques et ses petits yeux inquisiteurs a réussi à m’avoir, moi aussi ! Moi le discret, le secret, le modéré qui ne connaît rien des choses du sexe et de l’impudicité… moi si novice et no vice à la fois, j’ai réussi la prouesse de lui offrir ma première et peu glorieuse tentative de dépravation. Dans cette volonté de tuer l’homme trop sage qui résiste en moi, j’avais omis de fermer ma porte à clé ! Jane a ce sens supplémentaire qui lui permet de deviner ce genre d’erreur tactique. Bien sûr qu’elle m’a surpris au pire moment. Bien sûr ! Loque biturée dans sa soue, enfumé et libidineux depuis déjà deux jours à tenter de me vider les couilles devant les deux premières revues pornos de ma vie, achetées honteusement loin de chez moi à cet effet, j’étais là sur ma couche, offert en intégral à sa vue, mal bandant, mal pensant, mal réalisant de la pitoyable scène. Le marché était clair : après m’avoir poussé sous la douche, se délectant au passage de ce corps qu’elle voulait à tout prix — puisque Jane obtient ce qu’elle veut, quand elle le veut, et que cette fois-là, s’ennuyant, elle le voulait — elle m’a clairement expliqué qu’elle pouvait n’avoir rien vu et rien su de ce moi inconnu de tous. Elle le pouvait. C’était à moi d’en décider : étais-je ou non prêt à la suivre chez elle ? M’avilir pour échapper à l’opprobre ? Au point où j’en étais, peu importait ! Elle m’a voulu repu, alors elle m’a nourri, me faisant boire à nouveau, non pour que je sois saoul, mais pour faire de moi le sex-toy qu’elle allait offrir à ses touzeurs, potes et potesses invités à son orgie du week-end, le temps d’une nuit entière.
Merci, Jane. Pour la première fois de ma vie, même à peu près schlass durant ces heures très hards de poupée gonflée que j’étais, à la merci de tous, j’ai ressenti de tout mon être la disgrâce absolue ! Souillé par tous les trous, surtout celui de mon grand vide intérieur. LA honte ! Celle qui m’a convaincu de tout arrêter... là, puisque l’ultime petite part d’intégrité que je souhaitais préserver dans ma chute lente et certaine venait de s’émietter pour de bon !
Plus de clopes ni de beuverie… je veux laisser toute la place au défi que je dois relever maintenant. Aurais-je pu me rendre vers Valence, pour me rapprocher de Fatiha, l’anti Jane, ma diva orientale si douce et si attentionnée que j’aime toujours autant, en vain ? Non, car j’ai tellement besoin de silence pour m’entendre penser !
Alors, puisqu’une fin ne saurait s’envisager dans le bruit… j’ai choisi de partir sur les terres de l’homme de la montagne d’en haut ! Les dernières secondes ne peuvent être qu’une ultime vie, inédite, brève, mais grandiose, unique, donc vécue pleinement avec cette intensité que je soupçonne — dont nul ne peut témoigner, pourtant. J’ai pris la direction des Alpes, jusqu’au bord du lac des Confins, où je m’arrête. C’est très émouvant de m’y retrouver. Lars, que j’ai tout autant aimé que Fatiha, tout autant en vain, m’y avait amené, il y a vingt-cinq mois déjà ! Je ne peux m’empêcher de pleurer sans retenue, en me remémorant sa joie de vivre et son si joli sourire, mais ce sont ces mots qui finissent par m’apaiser un peu.
— Tu sais, ici, vis notre Gardien du seuil. Tu sais ce que ça signifie ?
— Non, je n’en ai aucune idée !
— Chaque fois que nous partons en expédition ou pour mener à terme tel ou tel projet, nous tous, forgés à ces montagnes, venons lui expliquer nos attentes, nos espoirs, nos peurs… et c’est lui qui décide ensuite de nos réussites ou de nos échecs. C’est une sorte de sage, de bon esprit, qui vit peut-être en chacun de nous, mais que nous aimons croire habitant ce lieu ! Peu importe où il habite, c’est bien d’y croire. Il permet de faire les bons choix.
— Et comment s’appelle ce gardien ?
— Il ne s’appelle pas ! Personne ne l’appelle. Il entend, il perçoit, il voit. Plonge tes yeux dans l’eau, et il écoutera ce que tu lui raconteras. Si tu ne dis rien, il lira ce que tu penses. N’attends pas de paroles, mais concentre-toi sur l’eau… tu verras il se dira des choses, en silence ! Après, quelles que soient tes intentions, bonnes ou mauvaises, personne ne te jugera. Pas lui en tout cas. Le gardien n’évalue que ta capacité à mener ou non ton projet à bien. Si tu es vraiment prêt, il ôtera toutes les entraves qui pourraient nuire à ton chemin. Si tu ne l’es pas, et même si tu penses le contraire, il t’envoie des signes, autant qu’il en faut pour que tu réfléchisses et révises tes ambitions.
— Comment lui parler si je ne sais pas comment l’appeler ?
— Juan, allons ! Tu sais… dans un lieu comme ici… le nom seul dit déjà tout, non ? Alors, si un jour nos montagnes t’inspirent, viens en parler ici, il te guidera.
Là, maintenant, dans cet endroit grandiose, assis à écouter le clapotis de l’eau, je réalise combien Lars avait raison. Ce lac est effectivement bien nommé : les Confins ! Entre la terre et le ciel. Entre la fin de la vallée et le début des cimes, là où les destins se croisent entre les bas et les hauts. Où se trouve le hasard ? Illusoire équilibre, puisque moi aussi je me situe à l’exacte frontière, aux confins entre mes deux moi. Entre ces deux personnes qui m’habitent et refusent de se serrer la main, de coopérer dans un bénéfique mutualisme. La fracture qui les sépare ouvre une faille que je pressens de plus en plus abyssale au fil des mois. Inéluctable, maintenant. Le fil accroché entre deux, pour passer de la montagne des profondes lassitudes à celle des grandes incertitudes, est sur le point de se rompre. Le gardien le comprend-il ? Moi, si investi avec brio dans le travail, qui ne supporte plus ce moi paumé, sans amour, sans sexualité, sans complicité ni intimité, sans tendresse ni poésie. Le moi qui se déprave, et qui veut suicider l’autre qui réussit, déteste tout autant cette situation de blocage qui lui interdit de sombrer dans la déliquescence de l’être.
Je ne supporte plus ce couple qui m’habite sans cohabiter : là s’annonce mon défi, avant que le destin ne choisisse à ma place. Couper la corde ? Ou devenir funambule de l’extrême, contre vents et brouillards, avec l’espoir d’une éclaircie salvatrice ? Ne suis-je pas maintenant dans l’absolu de mes propres limites ?
Mes yeux posés sur ce lac frère contemplent l’image ondoyante que sa surface révèle. Gardien, es-tu là ? Sans doute, car étrange est la psyché ! Je regarde un autre Juan… que les vaguelettes malmènent. Moi, vivant… face à moi, « noyé » ! Tout un symbole, qui affirme les confins. Que le vivant s’éloigne, et le noyé disparaît ! Que le vivant s’approche jusqu’au bord du noyé, et les deux disparaissent ensemble dans un plongeon fatal ! Voilà le choix.
Mais ce n’est pas en ce lieu précis que tout se décidera, Monsieur le gardien, même si l’image que vous envoyez à mon esprit est effectivement étonnante, presque une interjection ! De mes mains, je gomme l’hésitante représentation lacustre en y puisant un peu de cette eau de moi, que je me passe sur le visage. Pour me donner quelques forces. Je vais gravir ce sentier raide et périlleux pour rejoindre les crêtes. Je n’ai qu’un petit sac. Un duvet, quelques bricoles à grignoter pour tenir dans l’effort. Ma montre reste dans la voiture, avec mes clés, mes papiers… Le temps sera le vrai, celui des rythmes circadiens. Le premier défi m’impose de quitter, plus loin, ce sentier pierreux et déjà bien pentu pour bifurquer plein sud, me hisser plus directement jusqu’au Trou de la Mouche. Je peux y parvenir, je dois y arriver même si le relief devient extrêmement raide. Personne ne m’entend souffler ni ahaner, pourtant tout mon corps dégouline dans la souffrance de l’effort violent. J’ai la volonté des montagnards pour y parvenir. Lars m’a tout appris. Personne pour me surprendre à chantonner en saccades, dans de brèves pauses, les paroles choisies d’une Fatiha ; celles de Barbara, Brel, Piaf… qui me donnent du courage. Plus encore celles de Serge Reggiani, Il suffirait de presque rien : « Allons bon voilà ton sourire, Qui tourne à l’eau et qui chavire, Je ne veux pas que tu sois triste. Imagine ta vie demain… ».
Plus de quatre heures de lutte harassante pour me hisser vers les cimes, que le gardien des Confins m’a laissé mener. Le Trou de la mouche, toujours sans mouche, offre le gigantisme du site. Tellement ! C’est ici et nulle part ailleurs que je dois être. Épuisé de corps, éveillé d’esprit, mon regard se rive longuement sur l’imposante et dominatrice Roche Perfia qui culmine au sud, à moins de deux cents mètres. Une bonne heure de grimpe très fastidieuse quand même pour moi, quand j’irai, demain sans doute. L’à-pic de sa vertigineuse falaise lance un appel pour un voyage sans retour, plus imparable qu’une balle.
Il m’aspire, il m’inspire par toute la certitude de fin qu’il représente : quelques secondes de lumière… et le sombre deviendra éternel !
Je repense à Céline, cette étudiante qui, là-bas dans les Cévennes, s’est jetée en pâture aux vautours fauves, depuis le haut de la falaise dominant le charnier où les rapaces nettoient les carcasses de bétail parfois déposées là par les gardes du parc. Elle avait bien compris l’intensité et la violence de la sensation que l’on doit incontestablement ressentir durant la chute dans le vide. J’ai bien étudié la question, et ici, une fois le saut engagé, près de six secondes de béatitude, de félicité, de sublimation me seront offertes ! Six secondes… C’est ce qui m’a convaincu de ce choix, un plongeon sur deux cents mètres ! Six secondes pour vivre l’immense dernier frisson au moment précis où la peur n’existe plus, puisqu’il est trop tard pour ça ! Je voudrais ressentir cette apothéose. Six secondes pour ma dernière vie, sans que l’un ou l’autre moi puisse y interférer.
À l’instant, l’air devient de plus en plus frais. Froid, même. D’instinct, je remets un à un ces vêtements retirés pour la montée. Je m’écarte un peu de la crête, pour me blottir dans un creux de roche qui pourra légèrement m’abriter. Là même où je regardais la bonté de Lars avec l’amour de celui qui croyait en un possible avenir.
Je ne mesure plus le temps, j’hésite entre l’exaltation, la sérénité et le doute. Je songe. Ou pas. Maintenant que l’obscurité s’affirme, j’ai peur. Pour la première fois de ma vie, la nuit me fait peur. Ce noir, ce vide, tout devient considérable à ces altitudes, dans ces lieux où l’homme n’a pas sa place.
Le silence, ici, n’est pas celui d’ailleurs.
Sans doute exprime-t-il une invite à la foi en Dieu, puisque la Terre disparaît avant que la voûte universelle ne me happe. Je ne suis pas avili à ces divines croyances, mais quand même… je me laisse tout entier embarquer dans ce grand point d’interrogation céleste constellé d’étoiles. Là y réside le mystère, de tout, et de la vie !
La solitude, ici, a un sens si différent.
Moi seul face au néant ? Nous seuls dans l’infini ? Le si terrible isolement qui apeure l’Humanité ! Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Pourquoi s’en questionner ? En avoir conscience ? Pourquoi la souffrance ? Et la conscience de cette souffrance ? Que l’on reçoit… ou que l’on donne ! La conscience… Ce mal absolu dans cette solitude absolue, plus lourde, plus sourde, plus implacable. Morbide même.
…
SILENCE !
…
J’ai froid. Blotti sur Terre, dans la minuscule pellicule viable qui interroge l’insondable et la létale infinitude, j’ai froid. Recroquevillé dans mon duvet, piètre enveloppe molletonnée, j’ai froid. Parce qu’ici, tout devient illusoire. Aucune tendresse n’existe dans l’univers, ce rêve inaccessible qui me manque tant. Qui me renvoie d’ailleurs à la dureté de celles et ceux qui ont bousillé ma jeunesse.
Par contre, quelque chose n’y est en rien dérisoire : la vie ! Quelle puissance habite un campagnol des neiges, une saxifrage à feuilles opposées, une Rosalie des Alpes pour trouver la force de se pérenniser dans des lieux si hostiles ? Quelle résilience doivent posséder les hommes, qui domptent leurs peurs, décuplent leurs efforts, affirment leur persévérance et leur courage, pour exister pleinement dans cette haute montagne ?
* * *
D’un coup, un puissant rayon m’informe que le soleil vient changer le monde et chasser la nuit. Il m’éblouit avec insistance depuis ses confins de l’est, à l’horizontale, pour me signifier que je me suis laissé emporter par l’épuisement. Un jour nouveau se pointe. Ultime ? Je me résigne à grignoter l’un des deux petits paquets de biscuits chocolatés de mon sac. Et une pomme, malmenée. Il fait froid. Mais j’ai soif. Assez pour redescendre de trente mètres jusqu’à un mince filet d’eau glacée. Trop à l’ombre encore, l’endroit m’incite à vite remonter. Assis à l’abri de cette arche de pierre qu’est le Trou de la Mouche, doublement protégé à cette heure du néant universel par un ciel opacifié, mon regard se perd dans un autre infini, plus terrestre, plus sondable, celui de l’horizon ; puis s’accroche à nouveau à la falaise sans retour qui m’invite, là-bas, un peu au sud, dès que l’air deviendra plus doux. Je peux la rejoindre. Je peux le faire. J’en ai la force.
La force ?
« N’OUBLIE JAMAIS OÙ EST TA FORCE ! » Ce sont précisément les mots que mes vaines amours ont cherché à me transmettre face à ma réussite professionnelle en guerre contre ma déchéance de l’autre moi. Zut ! Au lieu de me laisser en paix, Fatiha et Lars se liguent avec quelques autres au chevet du moribond que je suis pour me remettre en face des vérités qu’ils m’ont formulées, mais que je n’ai pas voulu entendre !
« TU ES BIEN PLUS COURAGEUX QUE TU NE LE CROIS » me réaffirme Lars, depuis les Himalaya ou les Aconcagua où il est sûrement, maintenant. « TU NE VOIS PAS CE QUE TU VIS, MAIS CE QUE TU AS VÉCU ! » me relance le jeune Thomas, celui-là même qui m’a soutenu pour m’aider à m’affranchir de l’alcool, comme il le fait déjà pour son père. « REGARDE DEVANT, TU LE PEUX » crie Fatiha pour renchérir sur le propos. Je tente de leur assurer mon impossibilité à y parvenir, parce que je marche en rond, je pense en boucle, j’avance comme un hamster dans sa roue sans fin, hors le temps, ce qui m’interdit de distinguer l’avant du devant. Pourtant !
Pourtant… en ouvrant les yeux, maintenant, je me sens ridicule en pivotant sur moi-même… Dans cet ici sommital, partout le monde s’offre devant moi, dans toutes les orientations vers lesquelles se perd ma vue… Sans direction supposée ! Sans doute devrais-je apprendre à porter mon regard dans d’autres sens, pour m’engager sur d’autres chemins ! Comment dois-je faire ? Pour aller où ?
« TU TE PRENDS LA TÊTE POUR TOUT ! » m’assène aussitôt ma chère amie Chantal, fatiguée de me découvrir sans cesse à me questionner au lieu d’avancer et de laisser sa part au hasard ! Tous me reviennent avec vivacité, chacun tenant à me réaffirmer avec force ces vérités que je n’intègre toujours pas. Ma mémoire me renvoie ces phrases tournées inlassablement en mon esprit pour trouver, en vain, la clé du message qu’ils portent conjointement.
« TU VEUX ÊTRE LIBRE ? ET BIEN ASSUME », « IL FAUT QUE TU ARRÊTES DE TOUT MÉLANGER » ! Mes amis, mes amours… je vous ai entendu, mais je n’ai pas réussi à m’en établir un seul ordre. C’est tellement difficile, tellement difficile ! Que puis-je vous répondre ? Que ma tête devient trop douloureuse et m’impose tout ? Que je dois accepter d’être devenu n’importe qui, adulte contre mon gré ? C’est sans doute vrai, ça ne l’était pas hier ! Pourtant je souffre à vivre parmi « les grands » ! J’ai mal de ceux d’entre eux qui ont laissé le harcèlement occuper la place, ou même qui l’ont déclenché jusqu’à foutre mon existence en l’air. J’ai mal de ceux qui m’ont humilié, mal de ceux qui m’ont indifféré, mal de ceux qui ont abusé de mon corps et de ma jeunesse… mal, Mal, MAL… MAAAAAAAAAAL !
Flot lacrymal ! Par sanglots entiers. Longuement je me replie sur moi, assailli par toutes ces injonctions, ces vérités, ces peurs, ces encouragements qui s’affrontent sans que j’en perçoive le sens. La tête entre les mains, mes pensées se battent, jusqu’à ce que le cri d’un chocard à bec jaune me sorte du ring. Son vol me désigne la Roche Perfia ; elle s’impose et me défie ; elle m’envoie l’image floue de Céline qui se jette dans le vide. Je vois François et le frère de Rémy ces deux autres jeunes de dix-neuf et vingt-trois ans qui ont rejoint aussi un autre abîme sans fond à leur manière, en tapant leur crâne trop douloureux contre une balle !
Le geste de se laisser tomber dans un néant, et la lumière disparaît. Rien de plus. Tous trois me fixent avec insistance, alors qu’ils franchissent le pas. J’ai pourtant la sensation que dans leur inéluctable chute, à l’instant où la dernière étincelle de vie va éteindre leur regard, ils me disent qu’ils l’ont décidée faute d’écoute et de soutien ! Que ce monde qui aurait dû s’affirmer pour eux n’a pas entendu qu’ils n’en pouvaient plus d’avoir mal ! Ils m’annoncent finalement ce que j’ai su, comme eux, des années plus tôt. Ils m’énoncent ce que j’ai voulu à un moment : fuir des lâches, des cons, des salauds, des gens qui se complaisent à engendrer ou s’amuser des morts-vivants.
Stoppant un instant, pour moi, leur disparition inéluctable, leurs visages se dessinent distinctement maintenant… des regards ravagés par une effrayante incompréhension. Et la précipitation reprend brutalement, les emportant vers leur destin ! Le bruit atroce de leur fracas me gueule pourtant quelque chose d’audible… que je ne peux pas ignorer : « NOUS N’AVIONS QUE NOTRE SOLITUDE ! MAIS TOI, LÀ, ICI, QUI VEUX-TU FUIR ? À QUI VA S’ADRESSER TON MESSAGE ? À QUI ? À CEUX QUI TE SOUTIENNENT ? »
Des mots que ma prudente folie réclamerait de tenir à distance, mais qui me foudroient aussi sûrement que la brûlure d’un éclair tombant du ciel. Douloureux sanglots ! Des larmes, des larmes, des spasmes de larmes, et la terrible question… Qui veux-je punir ?
Du vent, du temps, du silence et du froid s’imposent pour m’infliger la reconnaissance d’une unique vérité. Je crois que je mélange effectivement tout ! Que je suis devenu mon pire ennemi ! Contrairement à Céline ou aux deux garçons, je suis bien entouré par ceux qui me comprennent parce qu’ils maîtrisent un peu de moi ! Nul ne me blesse, désormais, c’est une certitude.
Mon seul choix consiste à découvrir le sens unique de tous ces messages reçus. La clé ? Ne serait-elle pas dans deux petites questions que me souffle le vent… ou le gardien des Confins ? « Tu peux la trouver, cette clé », chuchote-t-il. Tout deviendrait logique, alors ! Me tuer pour tuer les démons de mon passé ? Me tuer pour faire disparaître ceux qui m’ont détruit ? Ils s’en foutent tellement ! Ils vivent sur Mars que j’ai fui pour rejoindre la planète bleue. C’est loin Mars. Et puis même… Que ces Martiens apprennent ma mort, et leur raison se confirmera. Le fou est mort ? Évidemment, puisqu’il était fou ! Eux poursuivront leur existence, pas moi.
Ce n’est que vivant que je peux les tuer, en trouvant la force de les réduire au silence, comme j’ai su rejoindre la Terre pour les tenir à grande distance de moi, ne plus les voir. Car enfin… qui suis-je pour nier avoir comblé les espoirs que je formulais voici cinq ans, en rejoignant cette planète ? Un travail magnifique avec des jeunes magnifiques, des amis remarquables, la liberté d’aller où je veux, et personne d’autre que moi pour m’enfermer ou m’aliéner !
Redescendant à l’altitude du filet d’eau pour me glacer la peau, pour sauver cette « tête froide » qui me gagne, je rage de n’avoir jamais intégré cela jusqu’à l’instant. Preuve certaine que ces heures et jours innombrables passés à mes introspections n’avaient en réalité plus de sens dès lors que je quittais Mars ! Je m’y suis contraint, croyant y découvrir la paix, autant que je me suis attaché à goûter enfin au sexe en espérant y trouver la tendresse ! Dévastatrices illusions !
Mourir ? Pour des minables ? Mourir pour mon passé ? Dans la mesure où je ne l’ai jamais défié en le toisant avec dédain ? Mourir parce que je ne vois pas l’amour alors qu’il existe ? Après tout, Alban, ce cuisinier si jeune, si mignon, qui, entre deux services au restaurant, m’a sauté dessus à l’Espiguette pour me faire découvrir le sens profond du mot jouissance. En vrai. Il m’a souhaité ! Il a tout mis en œuvre pour me retenir… et je me suis enfui par peur de me laisser piéger dans son monde gourmand, moi qui n’aime que la frugalité ! Même Jane m’a voulue ; sexuellement uniquement ! Elle a abusé plus que de raison de moi, certes, mais quand même. Pourquoi demain d’autres ne me désireraient-ils pas également si j’accepte de sortir de trop de solitude ?
Je deviens un imbécile si je nie tout ça. Un con qui va marquer à jamais Chantal, Fatiha, Lars, du mal amer de ne pas m’avoir sauvé. Tous trois m’ont offert les plus belles leçons de vie au présent, pour que je chasse le chaos de mon passé et m’ouvre à un possible avenir. Alors ? Mourir pour les blesser ? Faire souffrir ceux qui m’ont apporté du bien ? Quelle horreur ! Quelle autre personne en perdition voudront-ils aider après, si cette dernière s’acharne à ne rien écouter, ne rien entendre, ne rien comprendre ! Est-ce le message qu’ils devront retenir ? Alors qu’ils m’ont tout donné ! Tout ce qu’ils pouvaient me donner !
Je vois encore une fois le chocard à bec jaune. Il revient de la Roche Perfia, passe haut sur l’arche minérale du Trou de la Mouche, et s’éloigne dans la beauté des paysages. Je remonte la pente une fois de plus, pour m’asseoir à nouveau face au monde. J’y surprends un tout petit campagnol qui sort apeuré de mon sac, un bout de pomme entre les dents. Il me reste effectivement un fruit, quelques biscuits aussi. D’y penser m’autorise à croire que j’ai le droit d’avoir faim.
Je les mange ; sans oublier d’en abandonner des parts au sol, pour aider le minuscule mammifère dans sa grande résilience. Lui vit là. Il se montre plus fort que moi. Imparablement, il me dicte qu’un unique choix s’impose. Un jour, Lars m’a mené dans ces lieux parce qu’il y puise son énergie. Pour que j’y puise de l’énergie. Pas pour que j’y laisse la mienne. J’ose à peine imaginer la souffrance qu’il subirait d’apprendre que je suis revenu dans ses endroits magnifiques, si près de chez lui, juste pour salir de ma mort la liberté qu’il m’a donnée ! J’en ai les larmes au cœur. Je suis venu ici pour me rapprocher de lui, de la belle personne qu’il est, pas pour lui imposer l’ingratitude d’une fin absurde !
Pour confirmer la pensée, dans la nature des signes ressemblent à des messages. Dans ces cimes, comme presque chaque jour où le soleil brille fort, le ciel se charge, l’astre s’estompe en milieu d’après-midi, la Roche Perfia se noie d’abord lentement, puis de plus en plus vite dans les nues en bataille… et disparaît ! Effacée de ma vue pour effacer la tentation ? Plus encore, les nuages dévorent progressivement tout l’espace. Bientôt, je serais englouti, perdu dans un monde sans repère. Plus perdu que jamais, et toujours vivant ! C’est une loi implacable de la montagne. Le froid se fait à nouveau sentir.
Encapé de mon duvet pour y résister, sac vide sous le bras, groggy par l’ivresse de l’altitude, la fatigue de l’esprit et le tourbillon de pensées, je décide finalement de retourner aux Confins, au lac, avant que la nuit ne tombe, et que je ne sois gommé dans ce lieu des songes. À bout de force, à bout de souffle, harassé, je vais passer la nuit près de la voiture, au cas où il pleuve et que je doive m’abriter. Je ne peux de toute façon pas aller plus loin, pas conduire… et je ne le souhaite surtout pas, en plus ! J’aspire juste à m’endormir en regardant vers le col, tout là-haut, pour voir si Lars allume une lumière, si un bel homme, par sa silhouette supposée, sourit et peut, enfin rassuré, se glisser dans un lit pour se reposer lui aussi !
Pleurer de tout mon saoul la certitude d’un Amour impossible avec ma si chère Fatiha. Je vais me lover tendrement dans le souvenir de ces deux-là, pour m’apaiser. Me taire l’esprit !
Je sais que ceux qui détruisent des vies sont rarement punis ! Qu’il n’y a pas plus cruels que des enfants harceleurs lorsque « les grands » ne leur apprennent pas la tolérance et le respect… Ni plus lamentable que la lâcheté de ces adultes abusant des plus jeunes, des plus faibles ou des plus subordonnés pour assouvir leurs pitoyables défaillances. Quoi de plus affligeant que l’indifférence de tant de personnes qui prennent sans donner ; qui se comportent sans assumer leur part dans les exigences de la société, pour que se crée l’harmonie sociale ou familiale ! Jamais mes bourreaux n’auront à être inquiétés du mal qu’ils m’ont fait. Comme dans tant d’autres cas, hélas ! C’est douloureux. Très douloureux. Mais c’est ainsi.
Un suicide a bien eu lieu ici, pourtant ; réussi cette fois… au cœur de la nuit ! Immodérément torturé par les antagonismes résiduels de la douloureuse analyse que j’ai menée là-haut, brisé par la perspective des jours sombres à venir pour suivre ce destin que viens de me choisir le gardien des Confins, incapable d’imaginer encore une vie sans Fatiha ni Lars… j’ai anéanti l’aspirant silence des ténèbres ! Je vais laisser ici la dépouille d’un jeune inachevé. Celui dont les rêves en leurres de ces dernières années lui ont mis plein d’étoiles dans les yeux et dans le cœur en s’accrochant à la lune des amours impossibles ! Relevant enfin ce défi que tous attendaient tant de moi, j’ai effectivement tué à jamais un morceau de ce moi que j’étais. Il ne reste plus qu’un adulte un peu distant, un peu absent, un peu froid au premier abord, TELLEMENT DÉSEMPARÉ, bien que déterminé pour marcher en quête des premières lueurs d’une fin d’hiver polaire. J’ai déjà vingt-sept ans, et faute d’un printemps qui n’a jamais fleuri mon cœur, peut-être puis je croire à une fin d’été ou au moins un bel automne pour vivre un peu, en vrai.
Un doux clapotis sur l’eau du lac tente à me rassurer sur ce choix. Le gardien en a ainsi décidé. Pourtant… pourtant… à trop souffrir, à trop pleurer, à trop me contenir… je sens monter l’incontrôlable déflagration. Un hurlement plinien vomi sur l’inhumanité. Une effroyable éviscération vocalisée, l’inéluctable explosion d’un mal inouï qui me désagrége de l’intérieur.
— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !
Telle s’exprime la nécessaire détonation, l’ultime sédition de tous mes moi qui se refusaient jusque-là au sacrifice de l’un d’eux ! Puisse cet exorbitant gueulement porter assez loin jusqu’à Mars pour semer la terreur chez les âmes mauvaises !