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Le matin d'un jour sans flamme.

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          « Chaque échec est un pas de plus vers la réussite » me dit un soir un docteur généraliste alors que je lui confessais mon dernier sevrage tabagique, un fiasco. Ça s’était passé deux ans auparavant. Après quelques mois d’abstinence, j’avais graduellement repris la cigarette mais sans en parler à mon amoureuse, Ana. C’est ainsi qu’aux yeux de ma fan qui restait quand même ma fan la plus inconditionnelle, mes parents étaient décédés, j’avais très maladroitement tenté de sauver de mon image ce qui pouvait encore l’être. Je parvenais à lui dissimuler mon foirage pitoyable grâce aux agrumes. Après mon dernier mégot, avant de la retrouver, j’arrachais, sans les jeter, les épluchures d’une mandarine ou, préférablement, d’une orange avant de mâcher méthodiquement chaque quartier. Leur chair juteuse, giclant, absorbait les derniers effluves de tabac dans ma bouche. Avec l’intérieur des épluchures, je frottais ensuite mes lèvres, ma moustache et mes doigts. Bien insister sur les index et les majeurs. Une fois ces formalités accomplies, c’est sans craintes et sans complexes malgré son odorat canin, que je pouvais m’approcher d’Ana. Je pense aussi qu’elle ne percevait pas ma tricherie, ma nécessaire tricherie, parce qu’elle m’avait accordé toute sa confiance. En abuser comme je le fis me causa du remords. Aucune pelure n’y put rien. Naturellement, avec le temps, mon envie de fumer crût tandis que s’effondrait mon appétence à la vitamine C. Avant que la situation devienne invivable, via un texto, je dis à Ana que j’avais repris la clope. Ma trahison fit plus que l’affecter. Pauvre con ! Et lâche en plus ! J’ai finalement compris, après encore plusieurs vaines tentatives, que je ne parviendrais jamais à dompter ma dépendance et aussi que mon corps n’était plus prêt à pardonner mes excès tandis qu’Ana, de son côté s’inquiétait d’autant plus que j’étais de dix ans son aîné. Elle aurait bien aimé me garder encore quelques années près d’elle et moi aussi, j’aurais bien aimé me garder encore quelques années près d’elle. Si vous aviez vu comme elle était belle ! Je limitai donc ma consommation. Une cigarette après chaque repas, soit cinq par jour en comptant mon dix heures et mon goûter. Je m’octroyais quand même un léger dépassement, cinquante pour cent arrondis à l’unité supérieure, les jours de grosses déconnades, enfin ce que les yeux miros d’un type de 61 ans perçoivent encore comme grosses déconnades.

 

 

           C’est le matin d’un jour normal, un jour à cinq cigarettes, un jour pas super mais non plus pas sous les bombes israéliennes. La seule chose qui rende pour moi particulière cette journée ordinaire, c’est ma profonde tristesse. Parfois, je sais pourquoi je suis dans telle ou telle disposition parce que j’ai suivi le cheminement des pensées dans ma cervelle. Je peux par exemple, durant la nuit, rêver que mon amoureuse part en Grande-Bretagne, pour la journée, à Leeds, rejoindre en cachette un gars beaucoup plus jeune et musclé que moi, un individu avec des tas de cheveux sur la tête et un sourire irrésistible, en tout cas auquel elle n’a pas envie de résister. La voir blottie dans les bras de ce sale type, forcément ça m’attriste. Mais si au réveil je me rappelle que ce n’était qu’un rêve, un vilain méchant rêve, je connais la cause de mon bourdon et je peux l’envoyer valdinguer. Le matin d’aujourd’hui, je ne connais pas la cause. Je ne peux pas chasser cette saloperie de cafard d’un grand coup de pied au cul parce que lorsqu’on ne comprend pas, on ne peut que subir.

 

          Après mon déjeuner seul — Ana est partie au boulot sans même m’embrasser. Après 25 ans, la flamme s’estompe, que voulez-vous ? — mon tabac en poche et une deuxième tasse de café en main, j’entame lourdement l’ascension vers le grenier. C’est là-haut que je m’installe pour savourer au mieux la première de la journée. Je pourrais la griller dans le jardin, mais j’habite la Belgique, froide, venteuse, pluvieuse et grise, alors je préfère la mansarde, ma tasse remplie du café encore chaud à ma gauche, près de la table de mixage, et moi assis sur le tabouret derrière ma batterie. Là, peinard, je prépare sur mes cuisses tout mon petit nécessaire, filtres, tabac, feuilles, et je roule soigneusement ma cigarette. « Peinard » est le mot juste lorsque, plongé dans la pénombre, je me retrouve seul dans les combles. Juste sous le toit à quatre pans et ses poutrelles obliques comme des mâts déglingués, je suis un capitaine dérivant doucement sur son navire. La mer est calme, le silence presque total grâce aux vingt centimètres de laine de verre écru. C’est le bazar partout. Flottant vaille que vaille dans la poussière et les toiles d’araignée, des objets très divers, empilés au cours des années, amnésiques à l’enthousiasme qu’ils ont pu susciter, attendent. Tout est calme, passé, endormi, peinard.

 

Je sors mon briquet de ma poche, je fais tourner la petite pierre dans sa roue dentée et l’étincelle jaillit, mais aucune flamme. Mes tentatives suivantes ne sont pas plus fructueuses. L’idée de descendre les deux étages pour récupérer les allumettes du salon et son corollaire, mon café froid, me traverse à peine l’esprit. Je pose le briquet et la cigarette près de la tasse et je me mets à travailler mes paradiddles.

 

        Ça fait 40 ans que je travaille mes paradiddles. Droite, gauche, droite, droite, gauche, droite, gauche, gauche et ainsi de suite. Ça pourrait paraître barbant mais c’est magique. Non pas les paradiddles, mais l’apprentissage à la batterie, parce que les lendemains des jours où j’ai pratiqué mes exercices, sans avoir travaillé davantage, j’observe une progression sensible. Sans y penser ni avoir rien fait de plus, des améliorations sont notables. Une fenêtre s’ouvre qui me fait entr’apercevoir, dans les tréfonds de mon être, une entité autonome. Elle a étudié rigoureusement les données d’un problème et l’a, au moins partiellement, résolu. Des gens qui ont fait des études dans de grandes écoles disent que ce phénomène n’est jamais que la création et puis l’élargissement d’un chemin neuronal, d’autres, ayant étudié dans les écoles d’en face, précisent qu’il s’agit là de mémoire musculaire. Moi, je crois qu’en moi, quelque chose ou quelqu’un m’a soustrait pour m’amener plus loin. C’est peut-être ce que les anciens appelaient « l’ange gardien ». Mais ce matin, ma cigarette en attente, je travaille mes paradiddles sans que rien ni personne ne me prenne la main. Mon ange s’est barré. Il devait avoir ses raisons.

 

          Je pose mes baguettes. Et puis j’ai envie de cette cigarette. En ouvrant la porte du grenier, je peux voir par la fenêtre du palier, le temps est gris et pisseux. Mais peu importe, j’irai sous l’abri-bois en bordure du jardin, l’endroit est moins chouette que mon rafiot là-haut mais je m’en contenterai.

Debout dans mes bottes et bien au chaud sous mon bonnet, adossé aux bûches du cerisier — on l’a abattu l’été dernier — je frotte l’allumette sur le grattoir. Une étincelle timide s’échappe sans que le soufre s’enflamme. J’essaie une seconde fois sans plus de succès, une troisième non plus ni la quatrième. Toute la boîte finit par y passer sans la moindre flamme pour allumer ma clope. J’en oublie presque mon envie de fumer. D’ailleurs elle s’amenuise mon envie. Elle se racrapote.

 

        Dans un moment comme celui-là, d’habitude, je me serais énervé avec une furieuse envie de prendre une cigarette, mais ce matin rien de furieux n’arrive ni aucune envie, comme je l’ai dit. Je pense à ma vieille Renault Caravelle 67 conçue à une époque où les fumeurs étaient fréquentables et tous les véhicules équipés d’un allume-cigare électrique. Une belle voiture conçue aussi durant ces années bénies de l’humanité où nos bagnoles ne nous engueulaient pas sous prétexte d’une ceinture non bouclée. Lors de cette ère privilégiée, nous pouvions ouvrir notre portière malgré les clefs sur le contact sans que rien ne se passât. Si nous avions envie d’ouvrir notre portière, les clefs sur le contact, nous le faisions. Point ! Aucune bagnole ne se serait permis de ne pas être d’accord. Pareil si nous décidions de nous garer sans serrer le frein à main. Ça peut être utile parfois, dans certaines circonstances, de laisser sa voiture sans le frein à main. Mais ça, nos connes de bagnoles dernier cri, elles ne peuvent même pas l’imaginer et, de l’intérieur de la multitude de leurs algorithmes basiques, elles nous imposent leur point de vue borgne. En revanche, lorsqu’elles oublient de serrer leur saloperie de frein à main automatique — et je vous assure que ça arrive — là, elles ne s’excusent même pas. Elles noient le poisson en affichant sur le tableau de bord en gros caractères rouges « Immobiliser véhicule ! Faire contrôler frein à main ! » Et encore, on a de la chance si elles veulent bien le dire en français. Mais je m’égare. Je m’égare et mes poings se serrent. J’ai tort. Ce ne sont pas les voitures, c’est moi. Ce ne doit pas être ce monde qui est mal foutu, mais moi qui, tout simplement, n’y suis plus à ma place.

 

Ma vieille Caravelle rouge, je l’avais achetée sur un coup de tête après que nous ayons, Maurice et moi, visité un musée de voitures anciennes durant nos vacances en famille. Maurice, c’est mon fils. On ne se voit plus beaucoup. Il vit en Italie où il est mécanicien à la Scuderia Ferrari. Il a là une belle situation, prestigieuse même. Je devrais être fier de lui, je sais, mais honnêtement, ça ne m’intéresse pas vraiment. Il est là-bas, je suis ici. Il a sa vie. Pour en revenir à ma vieille voiture rouge que j’ai prénommée Lucy, Maurice et moi, lorsque, pour la première fois, nous l’avons aperçue, elle nous a tapé dans l’œil. Sportive sans ressembler aux prétentieuses concurrentes, elle se la jouait modeste. C’est ce qui m’a plu, et aussi son histoire complètement rocambolesque. Son nom, par exemple : destinée au marché américain, elle avait été baptisée « Floride » parce que c’est de là qu’était venue l’idée de son lancement. Évidemment, dès son arrivée sur le marché, on la débaptisa à la hâte. Elle s’appellerait « Caravelle » sans quoi les possibles clients des 49 autres états auraient été en droit de lui faire la gueule. Pourquoi ensuite « Caravelle » ? Pour que le consommateur américain l’associe à l’avion civil SE-210 Caravelle, merveille de l’ingénierie française. Si l’aéronef avait en effet amené de réelles avancées technologiques, il n’en allait pas de même des quarante chevaux rachitiques sous le capot, fût-il sportif, du coupé Renault. Il y avait tromperie sur la marchandise, d’ailleurs épinglée dans un article de la presse spécialisée intitulé « Renault Caravelle : le bruit sans la fureur ». Cet amateurisme, si gros qu’il en est drôle, était symptomatique d’une humanité maladroite, burlesque et touchante, aujourd’hui inaudible dans le monde technocratique, lisse et froid qu’on nous sert dans nos gamelles. En tout cas moi, je ne le supporte plus. Il ne m’émerveille plus ni ne m’enflamme.

 

         Lucy me regarde de ses bêtes grands yeux-phares ronds au-dessus de son sourire chromé. Je vois de la sollicitude. Elle et moi, aujourd’hui remisés, nous trouvons sur la même trajectoire. Je m’installe à bord. Je caresse un moment le volant avant de donner un premier coup de démarreur. Évidemment, elle ne part pas. Au second, le moteur éternue, au troisième, il tourne. Je ne me suis jamais senti aussi peinard, l’impression de flotter dans du coton. Le temps s’écoule. Le vieux Cléon fonte tourne. On dirait qu’il attend. Finalement, j’enfonce doucement l’allume-cigare, objet charmant issu des trente glorieuses, lorsque les choses étaient construites avec amour. C’était déjà du business, bien sûr, mais l’autre n’empêchait pas forcément l’un. Il y avait encore l’espoir. Sur le bouton-poussoir noir, une ancre de bateau est joliment gravée. La fumée d’échappement lentement envahit le garage que j’ai laissé fermé. Le petit champignon de bakélite ébène sort de son cylindre avec un bruit de ressort. Je le retourne vers moi. Mon regard se perd un instant dans la spirale orange incandescente. Je l’approche de l’extrémité de ma cigarette. Elle s’allume et un peu de l’odeur du tabac se consumant s’ajoute à celles de l’échappement et de l’essence qui brûle mal. Ça ne me dérange pas. Je tire sur ma clope. Encore une bouffée. Je respire. C’est bon. Je me détends. J’étais trop tendu depuis trop longtemps. Là, je me détends. Plus rien ne me dérange.

 

          Je la vois enfin apparaître, brillante, une flamme qui transperce le pare-brise. Elle s’élargit encore. Elle occupe tout mon horizon maintenant. Une cigarette se consume sur la moquette plus bas, bien plus bas. Je ne suis plus là. La lumière éblouissante habille tout mon corps et le réchauffe enfin.

 

 


Publié le 22/10/2024 / 6 lectures
Commentaires
Publié le 22/10/2024
Café- (presque) clopes - souvenirs… le combo gagnant pour un souffle de nostalgie. Ça fait vraiment plaisir de te voir renouer avec ton écriture, la tienne, authentique et vraie, naturelle et du coup fluide. Il n’y a que « ne me fait plus frétiller » que je trouve gênant et même pas très élégant du tout. Continue sur ta lancée !
Publié le 22/10/2024
Merci ! Et je vais regarder à ce frétiller mais oui j'ai senti que le thème me permettait de m'exprimer. Ma plumé est très réduite. ;-)
Publié le 22/10/2024
Hello! Je ne doute pas que même avec 10 ans de plus que sa compagne, le narrateur de ce texte soit encore "frétillon et coquet". La question se pose de savoir ce qui frétille ici, la flamme? Serait-il moins empressé? Soupirerait-il moins fort? Personnellement, le terme ne me choque pas s'il traduit exactement la pensée du narrateur: si le personnage n'est pas le genre à soupirer mais plutôt à frétiller pourquoi pas. J'avoue que j'ai franchement ri du rêve car j'ai imaginé l'amoureuse faire ses bagages avec le membre d'un groupe de Britpop pourquoi, je l'ignore, référence à la batterie? ... À plus tard.
Publié le 25/10/2024
Ha ha ha ! Merci pour ta lecture et ton petit mot. Bise ! ;-) A vite !
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