Le paysage est magnifique, silencieux, grandiose, intemporel !
Il est là, comme il l’était, sans doute, il y a des dizaines de milliers d’années, sans doute avec bien peu de différences.
Il a son temps à lui, son histoire à lui, sans commune mesure avec les nôtres… rien de ce qui relève de l’empreinte de l’homme ne s’y voit ni ne l’impacte.
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Tant d’ailleurs qu’un doute m’envahit, en cet instant qui se devrait, pourtant, être profondément apaisant et serein.
Pourquoi suis-je là ?
Peut-être aussi : à quelle époque suis-je ? Y a-t-il d’autres humains ? Si oui, où sont-ils ?
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Cette désorientation temporo-spatiale me perturbe au plus haut point.
Sur le fond, je sens bien que tout, ici, correspond à mes plus profondes aspirations, à ce besoin viscéral de solitude et de quiétude qui me sont ordinairement si chères, et pourtant, pourtant…
Je devrais savoir ce qui m’a mené ici, quand, comment, pourquoi. Je devrais savoir qui m’a mené ici, puisque je n’y vois ni voiture, ni vélo, ni bateau, et que j’imagine sans mal que cet ici est très loin d’un chez moi qui m’échappe vraiment, que je ne situe plus.
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Pourquoi suis-je là ?
Suis-je seul ?
Quelle époque est-ce ?
Ces questions me viennent. Il me faut partir en découverte, en recherche d’indices.
Je le sais.
Mais où aller ?
Tout est si immense !
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D’un simple pivotement complet, ce sont trois cent soixante degrés d’une synopsis absolue qui s’offrent à moi, jusqu’au plus loin de ce qu’un regard peut voir, puis percevoir, puis deviner, puis imaginer, en plans successifs.
Y a-t-il d’autres humains ?
Où ?
Pourquoi suis-je là ?
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Ces questions me viennent. Mais j’ai la sensation qu’elles ne me sont pas étrangères. Il me faut des réponses.
Mais où aller les chercher ?
Pourquoi suis-je là ?
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Finalement, je crois bien que la question ne me vient pas, mais qu’elle me revient !
Sans doute en suis-je à oublier que j’oublie.
Si c’est bien de cela qu’il s’agit, il me faut sortir de cette boucle infernale. Je dois partir à la recherche d’indices.
Je le sais.
Mais où aller ?
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J’ai peur de m’éloigner d’ici. Peur de ne plus savoir comment y revenir. Peur de perdre le seul point de repère qu’il me reste à cet instant : l’immensité de ce paysage magnifique, silencieux, grandiose.
Où aller sans m’éloigner ?
Où partir ?
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Une idée germe.
Pourquoi ne pas tenter d’explorer un autre espace immense, mais peut-être plus sondable ? L’idée me séduit et me rassure, c’est cela que je dois faire.
Partir en moi !
Donc en restant ici.
Sonder ce que je sais être encyclique, ma mémoire, qui me fait pourtant défaut en cet instant.
Il doit bien y avoir en cet univers du dedans quelque bribe relictuelle d’un savoir suffisamment suggestif pour me donner un indice, un repère, l’élément déclencheur d’une possible réponse.
Pourquoi suis-je là ?
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Bien qu’un peu apeuré à l’idée qu’en les ouvrant à nouveau ils voient un autre lieu plus grandiose encore, en un autre temps plus intemporel encore, je décide quand même de fermer les yeux.
Je le dois.
Je dois fermer la porte du dehors pour entrer dans cet autre monde…
Le mien !
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Longuement, très longuement, à la manière d’une boussole déboussolée dans la mouvance de son bain d’huile, j’erre aléatoirement dans un monde de brumes sombres, de vide chaotique, de néant peut-être infini.
Ou pas.
J’ai peur de me perdre.
J’ai peur d’ouvrir à nouveau les yeux.
Mais j’insiste. Longuement.
Car après tout, je comprends enfin que dans les vapeurs nébuleuses de ce brouillard incertain dans le lequel vogue vague mon esprit incertain… il n’y point de marasme.
Ni langueur ni apathie.
Je me sais en possession de toutes mes capacités physiques, sensorielles et émotionnelles.
Donc… je dois pouvoir sonder cette apparence d’insondable.
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Enfin un apaisement !
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Alors, très longuement encore, je concentre toute la force de mon esprit à me visiter.
À ce que j’y vois… quelle folie vit en moi ! Il me semble en découvrir son existence et son ampleur pour la première fois.
Et comment se peut-il qu’il y ait finalement autant de tout et même de n’importe quoi dans l’immatérialité de mon être ?
Plus je cherche, et plus je devine, plus je découvre, plus je vois… ce tout, incroyablement divers ! Du plus sage au plus sordide. Du plus beau au plus moche. Du plus sobre au plus dégueulasse.
Quel bordel ! Je ne me savais pas tout ça à la fois.
Tout se bouscule.
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Bien décidé à ne pas me perdre dans cette errance en terre oubliée, en maison close et en open space, je tente d’écarter patiemment l’inutile en cet instant. Puisque je n’ai besoin que de quelques-unes de ces images accumulées par milliers dans ma mémoire, j’ai soudain l’idée de me concentrer sur ce que je voyais avant de fermer mes yeux.
Un paysage magnifique, silencieux et grandiose.
Lequel ?
Seule solution pour m’en sortir : plonger dans les émotions suscitées par ces mots. Je le sais : seules les émotions sauront parler plus que toute image !
Jusqu’à peut-être en suggérer une, à en associer une, égarée dans mon esprit, dans ma mémoire !
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Longuement toujours, d’un temps que je ne sais plus vraiment compter, dans la nuit de mes yeux clos, je sonde ! Et de ces émotions naît effectivement une image. Si incertaine d’abord, mais si émouvante pourtant. Jusqu’à si certaine ensuite et toujours autant émouvante.
Je connais cet endroit.
Je n’en sais plus le nom, mais j’y suis déjà venu.
Sans doute a-t-il à ce point perturbé mon esprit en intenses émotions pour se rappeler à moi, avec autant de vigueur maintenant.
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Sa prégnance est si forte que j’en oublie d’entendre ces pas qui s’approchent de moi.
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— Ouf ! Tu es encore là. Je suis de retour !
Des mots qui ne sont pas les miens me font sursauter à m’en ouvrir subitement les yeux. Le paysage a disparu, crois-je, laissant place à une silhouette humaine.
Je sens qu’une paire d’yeux qui n’est pas la mienne me regarde, et qu’elle le fait avec bonté et bienveillance.
— Je suis revenu aussi vite que possible. Je n’ai trouvé personne pour nous aider. Je devais revenir pour t’emmener avec moi, inconscient ou non.
Je ne comprends pas, mais la voix m’est aussi familière que la paire d’yeux que je devine, avec délice, s’accrocher à moi. Je n’arrive pas à voir un visage ni un corps. Pas encore. D’aussi près ma vue reste trouble. Tout en réalisant que le paysage est en réalité toujours-là, que je vois plus clairement en toile de fond, je comprends aussi qui est là.
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Et le bonheur m’envahit.
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Enfin un autre apaisement !
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— C’est un tel soulagement de te voir assis. Tu m’as fait tellement peur. Mais quelle idée tu as eue de plonger ainsi, toi qui ne te baignes jamais ?
Je ne comprends rien, mais je ne veux pas m’offrir d’autre choix que de faire confiance.
J’écoute.
— Mon amour… mais quelle idée ? Comment te sens-tu maintenant ?
Je ne le sais pas !
Et je ne sais même pas comment encore parler.
Ni même si je le peux puisque mes lèvres ne s’ouvrent pas.
Mais elles sourient. Je le sens.
— Tu es encore sous le choc, n’est-ce pas ? Tu n’as pas de blessures, tu ne chancelles pas… j’espère tellement que tout cela va vite passer. Nous sommes loin de toute habitation, et peut-être vaut-il mieux patienter encore, le temps que tu retrouves tes esprits. C’est un tel bonheur de te voir ainsi. J’ai eu si peur. Quand je t’ai rattrapé dans l’eau, tu étais inconscient. Tu respirais lentement sans me voir ni m’entendre. L’idée que tu te sois brisé les cervicales était horriblement angoissante, crois-moi. Je ne pouvais pas prendre le risque de t’emmener. Je ne pouvais pas non plus te laisser là, si près de l’eau. J’en ai bavé, tu sais, pour te glisser doucement la plage arrière de la voiture sous ton dos et ta tête et pour t’y attacher. Mais j’en ai encore plus bavé pour te tirer ensuite jusqu’ici, dans ce lieu plus sûr, plus dominant, plus visible. C’était encore loin de la voiture, mais au moins… tu ne roulerais pas. Tu ne tomberais pas à nouveau dans l’eau.
J’écoute. J’accepte. Sans images. Sans douleur. Rien ne revient… mais je me sens bien. Alors… je souris encore, plus longuement, je crois.
— Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je crois connaître ces lieux.
Ces mots… je les entends… je les comprends… ils sont miens… je n’en reviens pas… je parle !
— Comme je t’aime !
Ces mots… ils sont pour moi… je les comprends… je les prends… tout va aller mieux !
— Ce jour, crois-moi, on va s’en souvenir ! Et dire que c’est ce que tu voulais ! T’en souvenir ! Tu savais que ce premier janvier serait un immense tournant dans ta vie. Tu savais qu’il te fallait le marquer d’un instant unique, et d’émotions fortes. C’est fait !
Sans doute l’incrédulité de ma mine très cloche et mal sonnée appelle la suite, car la voix amoureuse et ces yeux, d’un bonheur que je devine de plus en plus, poursuivent leur thérapie.
— Au premier jour de ta retraite, tu voulais un premier jour différent, magnifique et intemporel, dans un lieu silencieux et grandiose. C’est pour cela que nous sommes ici. Nous avons roulé des heures et franchi mille trois cents kilomètres pour nous retrouver là, au détroit de Gibraltar. Tu m’avais dit combien ce lieu t’avait irrémédiablement impressionné, autrefois. Tout ici y est si fort d’histoire et de gigantisme, de contraste et de complétude. « Sans doute l’un des plus grands nombrils du monde », me disais-tu si souvent, « là où l’Europe passe pour aller se bronzer ses peaux ridées au soleil d’Afrique quand l’Afrique risque ses peaux juvéniles pour tenter une maigre vie en Europe ! Là où l’Orient passe pour s’ouvrir aux promesses de l’Ouest et où l’Ouest s’engouffre pour accaparer les richesses de l’Orient. Là où les mystères de mondes engloutis et des colonnes d’Hercule font babiller le monde. Là où d’un côté bédouines les bédouins quand de l’autre, sur un rocher, babouines les babouins. Là où trois royaumes se toisent encore, s’empiétant aujourd’hui comme hier et demain. Des Anglais qui boivent leur thé sur à peine sept kilomètres carrés ibériques séparés de l’Espagne du seul aéroport au monde que se partagent les avions, les voitures, les vélos, les piétons et les motos ! Des Espagnols qui regardent Gibraltar et l’Andalousie depuis les dix-huit kilomètres carrés de leur africaine Ceuta installée en terre de Maroc ! Des Marocains qui attendent leur heure, inéluctable avec la tectonique des plaques qui fait disparaître le détroit, pour reconquérir l’Espagne que, Maures, ils avaient déjà prise avant que, mudéjars ou morisques, ils n’en soient chassés vers seize cents et des broutilles ! » Tu vois, toutes tes pensées ou presque sont là. Je les avais retenues. Et c’est là que je voulais t’emmener ce premier janvier. Tu étais si heureux quand je t’en ai fait la surprise, il y a trois jours. À grand moment de ta vie grand lieu, c’est ce que tu voulais !
Peut-être que tout cela raisonne finalement en moi, car je comprends maintenant cette image que j’ai pu faire émerger de ma mémoire par les émotions devant ce paysage magnifique, silencieux, grandiose, intemporel !
— Je ne sais pas ce qu’il m’arrive ni ce que j’ai fait pour que ça m’arrive. Mais je crois ce que tu me dis, car j’en suis sûr maintenant, c’est bien là que nous sommes. Pourquoi donc ai-je plongé, si je t’en crois ? arrivé-je à dire, enfin, d’une traite.
— Je n’en sais absolument rien. Je ne m’attendais pas à ça. Sans doute me le diras-tu un jour ! L’eau est quand même bien fraiche à cette époque, et tu ne te baignes jamais. Une folie sans doute qui t’est passée par la tête… au point de la perdre, d’ailleurs ! J’espère de toutes mes forces que ce n’est qu’une amnésie sporadique. Il paraît que ça peut arriver à l’occasion de chocs ou d’événements violents. Ce plongeon dans l’eau froide l’explique peut-être, mais il faudrait vite aller voir un médecin ou quelqu’un qui puisse vérifier que tu ailles bien. C’est indispensable.
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Pas totalement doués pour parler correctement anglais et donc aller sur Gibraltar, pas totalement doués pour parler espagnol et donc aller sur Algéciras, nous nous sommes retrouvés à Tarifa, plus proche, la pointe de la pointe de l’Andalousie, face à Tanger, là où bien des idiomes du monde se croisent ou se rencontrent !
Après quelques heures à tournoyer, et alors que peu à peu quelques souvenirs me reviennent enfin et que l’amour m’envahit à nouveau face à ces yeux pleins de bienveillance et de tendresse qui m’accompagnent, quelques mots bien français d’un débarquant de ferries font mouche. Ce sont ceux d’un guérisseur, d’un rebouteux, peut-être d’un chaman. En tout cas quelqu’un qui, en échangeant avec un très certain touriste de rencontre, parle de pouvoirs, de soins, d’esprits ! Peut-être saurait-il nous aider ?
Tout souriant, il lui suffit de quelques mots de notre part pour le convaincre d’écouter notre aventure. Que nous lui expliquons à la terrasse d’un bar où nous lui payons à boire. Il voit bien que je ne suis pas encore dans mon état normal, qu’un brouillard mémoriel me perturbe toujours. Il écoute. Il écoute. Il réfléchit. Puis il explique alors ce qui, selon lui, m’est arrivé.
— Cette amnésie va disparaître totalement. Vous n’en aurez aucune séquelle, et il est peu probable que cela se reproduise. Je suis tout à fait d’accord sur le fait que c’est une mésaventure passagère. Dans votre cas, la médecine appelle cela un ictus amnésique, une sorte de panne subite de la mémoire qui a duré quelques heures et qui s’estompe maintenant peu à peu.
Le propos nous semblant cohérent et sérieux, nous finissons par demander à son auteur si la cause en est bien le choc, le stress, lié au plongeon.
— Oui, évidemment ! Vous savez, la mémoire fait appel à différentes zones du cerveau, comme le lobe temporal ou le lobe frontal. Mais n’oubliez pas qu’il y a aussi l’hippocampe. Or, comme vous n’êtes pas sans le savoir, l’hippocampe est un poisson dont le milieu de prédilection est l’eau de mer. Vous imaginez donc que le vôtre n’a pas résisté à l’envie de s’évader quand vous avez plongé ! En temps normal, vous gardez un réel pouvoir sur lui, ce qui l’oblige, puisque telle est sa mission, à relier vos souvenirs aux émotions que vous ressentez lors de leur formation ; et vice versa ! Mais là… dans l’eau… c’est lui qui avait le contrôle. Pas vous ! Un hippocampe pas éduqué a tôt fait de redevenir sauvage. Coincé dans votre bocal depuis des décennies, l’occasion était trop belle pour lui de se baigner enfin, vraiment ! Vous avez de la chance qu’il ne se soit pas échappé pour de bon, vous auriez tout perdu de votre mémoire, à jamais !
Incrédules, hébétés, nous regardons cet homme très osseux s’éloigner, après nous avoir salués. Blaguait-il ? Il semblait si sérieux. Si convaincu d’être convaincant ! Et pourtant si souriant et serviable.
Les seules choses que nous savons de lui sont qu’il est chaman, qu’il a traversé toute l’Afrique jusqu’ici, et que son voyage ne s’arrête pas là. Il va rejoindre deux certains Diégo et Juan, des amis à qui il veut faire la surprise des retrouvailles. Il s’appelle Oreste !
Quelle étrange nouvelle année se dessine pour nous après ce premier jour ?