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         Las d'errances

 

 

 

Sans cesse, sans cesse cinglante et sale, s'abat la pluie. Le vent mauvais l'emmène, le vent l'entraîne malgré elle dans une danse folle, comme une sombre farandole, qui la pousse en avant tristement. En avant. Toujours plus avant. Inlassablement. Inexorablement.

 

Elle s'en vient battre le pavé gris aux reflets argentés et cuivrés, s'y accoler brutale pour y reprendre des forces et pouvoir mieux ensuite s'insinuer dans les plaies béantes du sol inégal, y répandre son poison à foison. Puis, impuissante mais fourbe, elle crache sur les murs la terrible rancune qui l'anime, et dilue, insidieuse, la détresse qui s'y étale en lettres éphémères, en bandes blanches, rouges ou noires, en dessins incertains, inouïs, qui se répètent à l'infini. Les tags en fait ne sont que des cris, des cris de rancœur ou de peur, d'amertume et d'errance, figés dans leur gangue de silence, qui se découpent et se détachent, ridiculement obscènes, sur leur écran gris, maudit, de gloire éphémère, pour tout aussitôt mourir de notre complète indifférence. Ils se veulent témoins, mais le temps les aveugle. Ils se rêvent mémoire, ils ne sont même pas survie, et le béton froid sans pitié les englouti à tout jamais dans un carcan d'oubli.

 

En relevant, d'un geste dérisoire, le col usé jusqu'à la trame de son blouson trop court et bien trop mince sous les assauts violents du vent vicieux qui virevolte, tourbillonne, qui s'acharne, méchant, il sent la pluie sinistre, souillée, qui le gifle, qui le cingle et puis qui ruisselle sournoise le long de sa nuque offerte et puis qui glisse, glisse, s'insinue doucement et qui s'en vient mourir enfin dans le creux de son dos blessé en mille baisers glacés de pointes acérées. Il frissonne.

 

Tip. Tap. Tip. Tap. Tip. Tap. Le bruit de ses propres pas résonne dans sa tête malade comme un martèlement infernal, infini, comme le grondement violent d'un cœur qui bat l'amble et lui vole de sa vie. Et le sang vient lui frapper les tempes. Et rien, plus rien alors n'a vraiment d'importance pour lui que ce battement têtu, incessant, lancinant, ce battement immonde qui l'obsède au point d'en arrêter sa folle ronde, au point même d'en oublier le reste du monde, ce désert qui l'entoure et que l’on appelle ville. Puis, peu à peu, la douleur qui était si vive, si forte tout à l'heure se fait plus doucereuse, plus insidieuse et puis s'estompe enfin comme le souvenir amer, éphémère, d'un passé enfoui, d'un souvenir évanoui. Ses yeux endoloris s'ouvrent alors à nouveau au monde qui l'environne et qui pourtant s'enfuit à mesure qu'il avance, emprisonné qu’il est dans une vaine errance. Il a peur.

 

Mais la ville tout d'un coup a changé. Elle lui paraît si troublante, si différente maintenant qu’elle est nimbée d'un voile de brume, d'écume et d'argent qui la dissimule aux regards prédateurs, au point qu'il s'imagine étranger à lui-même, qu'il se voit déambulant, errant à l'infini, aveugle et sourd, au milieu d'un décor irréel qui se nourrit de lui, qui s’en repaît pour ne plus rien en laisser qu'une ombre vague qui marche frileuse au bord du néant, qu'un faux-semblant de vie sur le chemin incertain du temps.

 

Des voix, des cris, des rires. Un groupe d'enfants passe et le dévisage si fort qu'il sent peu à peu ses traits s'estomper de honte. Il détourne la tête pour ne plus voir l'insistance cruelle de leur naïveté, l’insolence de leur candeur. Avec leurs yeux ronds et profonds, bouillonnant d'innocence - cette forme de perversité ultime et absolue, les enfants sont les négatifs de notre inexistence. Alors il se sent sale, alors il se sait faible, coupable finalement de n'être que lui-même, honteux de n'être rien. Tous ces gens qu'il croise, tous ces yeux qui le toisent, tous ces regards qui le rongent, échos de sa folie. Que faire sinon s'enfuir ?

 

Alors il marche, il marche, il marche… Il allonge le pas comme tous ces menteurs qui font croire qu'un ailleurs les attend, impatients. Mais ses pauvres chaussures embarbouillées de pluie le rendent vite à sa raison : il n'a nulle part réellement où aller et personne non plus qui se soucie vraiment de lui. Il n'est rien qu'un anonyme, qu'une image qui passe aussitôt oubliée, qu'un fantôme de plus dans ce décor immonde, mais ce qu'il appelle sa vraie victoire sur les autres, sa seule force à lui, c'est de savoir. C'est de ne pas avoir comme tous les autres l’aveugle et stupide prétention de croire qu'il est irremplaçable, qu’il est unique et magnifique, et que le monde tout entier gravite autour de lui. Comment pourrait-il se mentir à ce point à lui même ? Les images de rêve aux couleurs de néant que la ville servile enfante et renouvelle à chaque carrefour n’ont pas prise sur lui. Il se sait grain de sable, poussière dans le vent.

 

Il voudrait pouvoir se dissoudre dans ce gris morne et uniforme qui l'entoure, et disparaître à ses propres yeux qui craignent le mensonge des miroirs. Bien sûr, comme tout un chacun, il sait que le temps chaque jour inexorablement, un peu plus lui dérobe de ce peu qu'il lui reste et qu'il s'entête malgré tout à appeler sa vie. Mais maintenant, il le maudit le temps, ce temps vorace qui passe, rapace, et qui l'empêche d'être ; même si d'un autre côté il ne fait rien pour échapper à son étreinte obscène, ni reculer devant ses lèvres avides alors qu'il est lui-même au bord du vide, livide, alors même qu’il perd pied. Il serre les poings au fond de ses simulacres de poches. Mais que pourrait-il faire ?

 

Profitant lâchement de son désarroi, la pluie toujours aussi sale et cinglante redouble encore d'intensité et vient gifler son visage meurtri. Amer, résigné, il ne plie même pas le bras pour en parer les coups. Humilié et honteux, il baisse la tête simplement. Il attend. Il sait.

 

Les immeubles mornes et gris de la cité de verre, de béton froid et d'acier, de la cité clapier, s'éloignent dans leur linceul de brume maculée de suie et la détresse poignante qui s'en échappait fait place maintenant à l'illusoire et précaire animation d'une rue que des magasins bordent. Des boutiques en enfilade qui se parent d'innombrables couleurs telles des guirlandes de fête pour dissimuler leurs pièges, pour mieux nous endormir, pour mieux nous asservir. De rares clients, quelques vendeuses, et puis, quelques passants aussi. Tous ont besoin de ces vitrines et du reflet d'eux-mêmes qu'ils viennent y chercher, qu'elles leur renvoient ravis.

 

Un auvent un instant vient lui offrir son aide. Il en oublie sa faim. Il s'y blottit, transi, dégoulinant de pluie et son regard hagard s'égare, se perd dans la paroi de verre du magasin qui brille de mille feux. La lumière vive qui transpire et la chaleur qui l'éblouit prennent ses yeux au piège. Pâle forme de vie aux contours imprécis, il s'y voit, il s'y noie, il s'y rêve, il a même l'impression d'y renaître, abusé par la fée qui est là debout, derrière son comptoir, et qui du fond de son antre, méchante, tisse une toile de lumière où viennent se prendre les pauvres imprudents comme lui. La vitrine en est pleine et se joue des reflets. L'image qui lui fait face y prend forme, se déforme, se recompose enfin au gré de la clarté irisée. Il ne se reconnaît pas dans cet étranger qui l'observe et qui le dérange aussi par la fixité de ses yeux de néant, mais ne se lasse pourtant pas de ce vain sortilège.

 

Tout à coup il sursaute et s'étonne car la fée le regarde. Il ferme les yeux pour mieux conjurer ce sort, mais les rouvre aussitôt de crainte qu'il ne s'annule, de peur d'en mourir, de crainte d’en réchapper. Il pense avoir de la chance pour une fois, car la fée le regarde toujours. Ses yeux de velours sombre s'engouffrent et s'engluent dans l'argent gris acier des siens. Il est captivé. Bouleversé. Il est si rare qu'on s'aperçoive seulement de sa présence que soudain il se voudrait bel homme, il se voudrait surhomme pour mieux la séduire, pour mieux la conquérir. A cette idée étrange et saugrenue, l'ombre pâle d'un sourire se déchire de ses lèvres pour se peindre sur son visage. Pour un peu il aimerait cette fée dont tout à l'heure il redoutait la cruauté.

 

Au prix d'un gros effort, au mépris des remords qui ne peuvent qu'en naître, son regard s'en détache en lui faisant très mal comme un sparadrap sur une plaie encore suintante qu'on arrache d'un coup sec. Mais le charme pour autant n'en est pas brisé – au contraire même, on dirait qu'il s'en trouve renforcé. Il le sait, il le sent : la fée le tient en son pouvoir, le maintient dans le creux de sa main et peut se jouer de lui à son gré, à l’infini. Comme un vulgaire pantin de bois et de chiffon oublié quelque part, dans un grenier de hasard, par son marionnettiste, il reste là, debout, les bras ballants, hypnotisé, tétanisé, puis braque à nouveau ses yeux sur elle, fasciné, envoûté, aveuglé comme un lapin au cœur d' une nuit noire soudainement pris dans un phare, comme un insecte rendu fou attiré par la flamme ensorceleuse qui immanquablement le consumera. Il meurt d'envie de la rejoindre au centre de sa toile. Déjà il n'est plus le même : victime consentante, il n'a plus peur, ni froid. Il rêve de ses bras. Elle est son avenir et le but de sa vie. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

La lumière intemporelle, irréelle se fait plus intense encore. Ses yeux endoloris lui font mal à hurler. Le temps semble figé pour l'éternité dans la clarté de ce regard auquel sa vie maintenant est suspendue. Il n'ose pas bouger, fragile comme une statue de sel posée sur un marbre de nuit  que le moindre souffle d'air pourrait briser à jamais. Il attend. Il espère. Il implore du regard sa nouvelle destinée et se prépare mentalement à la moindre de ses sollicitations. Impatient, il guette son invitation, en craint la déraison. Déjà il sait.

 

Le charme se renforce encore qui transperce son corps d'une pluie d'aiguillons inouïs. Il se sent seul alors, si seul et si fragile devant ce sortilège que d’étranges sensations s’insinuent en son être. Une chaleur épaisse et moite émane de la paroi de verre- un souffle lourd et fort chargé de suave langueur, presque une caresse. Le sort en est jeté. Son destin déjà est scellé. Il sait que désormais il ne peut plus y échapper. Il s’approche de la vitre et se plaque contre elle comme pour y imprimer son visage au relief imparfait. Il veut se fondre en elle.

 

Des passants insouciants le croisent, drapés dans le clinquant hautain et vain de leurs fausses certitudes. Ils n’ont pas un seul regard pour lui, ne le voient sans doute même pas. Maintenant que la pluie a cessé et que le soleil transperce le tissu rapiécé de nuages de ses fines lames mordorées, la rue est soudain noire de gens – immonde procession d’enveloppes translucides et dépourvues de toute vie, monstres d’indifférence aux couleurs de mépris. C’est une vague inhumaine qui déborde des trottoirs délavés par la pluie ; une faune étrange, une écume, une fange qui déferle près de lui sans qu’il perçoive le moindre bruit car déjà il n'est plus ici. Peu lui importent ces faux-semblants, ces larves d'existence. Il n'en est pas dupe.

 

La vitre brûlante où il appuie son front, impuissante à le contenir, l'attire au contraire doucement, l’absorbe peu à peu, l’emprisonne, le dématérialise. Il ne peut pas lutter. Il fond et se coule en elle comme un mannequin de cire léché par une flamme avide de désir. Il ne souffre pas, il ne souffre plus. La traversée de la paroi de verre s’accompagne seulement d’un doux picotement sur son visage et ses mains, d'une boule de feu dans le creux de ses reins. Sans crainte aucune, il dirige ses pas vers cette lumière qui le guide dans cet autre univers de chaleur et de couleur. Son corps tout entier est captif de la paroi maintenant.

 

La pression est dense, immense, intense qui engourdit ses membres d'une étrange sensation. Il se désincarne peu à peu, mais même s’il devait mourir dans l'instant il n’aurait pas le moindre regret tant le spectacle qui s’offre à ses yeux affamés est merveilleux. La fée est nue qui tend vers lui ses bras écartés. Son corps splendide qu'elle lui offre simplement est nimbé de lumière opaline. Il est fou de désir.

 

Devenu le preux chevalier de sa belle, accroché à la crinière incertaine du temps, il peut à sa guise se déplacer à l’intérieur du verre. Sa force est prodigieuse, surhumaine, quasiment monstrueuse : dans cette autre atmosphère à nulle autre pareille, il peut quand il le veut bondir à en toucher le ciel à la vitesse de l'éclair, ou balle de vif argent se replier sur lui-même, devenir astre éblouissant de folie et se mettre à tourner ainsi à l’infini. Il sent monter en lui comme un étrange fourmillement, une folle énergie, en même temps qu'une douce insouciance, il se sent capable de tout et prêt à l’incroyable. Rien ne pourrait plus l’arrêter. Il est invulnérable et détaché de tout.

 

Il sourit. La fée qu'il espérait de toute son âme, soudain le rejoint, elle lui sourit aussi et lui tend la main. Un peu gauche, il s’avance vers elle. Il a tant de choses incroyables à lui dire, tant d'amour à lui donner, tant de secrets, tant de regrets aussi. Il court.

 

 

Leurs têtes vont se heurter et leurs corps se toucher… mais tout s’éteint.

 

« Saleté de mendiants ! » dit la vendeuse sortie du magasin pour délester l’auvent de sa charge de pluie, heurtant du pied le corps recroquevillé, sans vie. 

 

 

                 

 


Publié le 21/10/2024 / 5 lectures
Commentaires
Publié le 21/10/2024
J’ai vraiment passé un excellent moment de lecture Alain. Il y a toute la froideur des villes, l’invisibilité de celles et ceux qui y déambulent anonymes, la noirceur de l’âme que même la pluie en devient crade. Ça dégueule du quotidien avarié et ça crache juste ensuite les flammes de la détresse. L’enfer c’est soi dans un océan d’autres riens. Avec une chute tragique que l’on pressent venir, imparable. Est-ce que ça fait longtemps que tu as écrit ce texte ? En tout cas bravo car ce n’est pas simple de partager des textes aussi difficiles.
Publié le 22/10/2024
Bienvenue à vous et bravo. Vous nous offrez un très beau texte très bien écrit et très juste aussi. L’arrivée de la fée m’a fait penser au conte de la petite marchande d’allumettes. Peut-être la dureté, la misère la froideur extérieure à laquelle l’âme résiste par une douce hallucination. J’aime la littérature enfantine ça doit être pour cela. La présence de la fée même si elle est hallucinée est salvatrice et donne une note d’espoir qui permet d’échapper au fameux triptyque errance, déshérence, désespérance terrestre: c’est très fort car car cette figure rêvée est céleste tout en étant présentée dans un cadre hyper réaliste. Très belle lecture pour moi et merci du partage !
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