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La vie dans la bave

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Avant de retrouver V* dans cette Université de Médecine à l’occasion d'une reconversion professionnelle qu'elle ignore, j’avais même pensé à me reconvertir dans le rap sous le pseudonyme « La Reine du Clash » — un conseil de mes élèves — mais avec la disparition des « scratchs », j’avais renoncé. Ménélik n'est plus et Shay rappe mieux.

 

Quinze ans après, ma linguiste préférée galope vers sa prédilection : « Que ».

V* a réalisé un sujet de thèse sur « Que ». Aujourd'hui comme hier, elle évoque « que » dans tous ses états grammaticaux. Quelle pro du « que » !

Malgré toutes ces années, V* n'a pas changé. 

 

— À propos, saviez-vous que G* venait de publier ?

Non, je ne suis plus les carrières littéraires qui sont déjà lancées. Qui ne publie pas de nos jours ?

 

1. J* dont le roman parle de sa maison de vacances.

2. G* édite un livre sur sa couleur préférée.

3. Mon "auteure Gallimard" adorée devise sur le « baiser ». 

4. L'ex-amie d'une collègue: M* a reconnu son portrait au vitriol dans un roman sur les expats. 

5. M* devient médecin médiatique spécialiste de la "méditation pleine conscience".

6. A* persiste à s'auto-publier et collectionne les ISBN comme les cartes Pokémon. 

 

Au nom de G*, quelques détails d'autrefois reviennent à ma mémoire. Je repense à G*: son goût pour les trousses transparentes et les fringues "Chipie". G* publie maintenant son deuxième livre recommandé dans le Femme Actuelle de ma mère.

 

Au deuxième étage de cette Université de Médecine à l'odeur caféinée, mes anciennes connaissances défilent au milieu d'un fatras de livres. 

Perdue dans cette vision, j'entends la voix de V* qui abandonne son monologue sur les subordonnées relatives.

 

Soudain, mes oreilles heurtent un silence inquiétant au milieu de la conversation. 

 —  Faut-il que je parle à présent?  

 —  On dirait que oui!

 

Effectivement, V* m'observe avec insistance en épiant une réponse qui tarde. Je lui oppose mon regard placide et doux. 

 

— Et comment va la recherche A* ?

— Mmm. 

 

Je touille mon café d'un regard morne comme la plaine de Waterloo.

Pendant ce temps, V* s'enflamme sur les subordonnées présentes dans mon sujet de thèse.

Mon ancien sujet de thèse.

Feu ma thèse.

J’ai tout plaqué pour vivre une reconversion professionnelle difficile. J'ignorais qu'en plus, elle s'effectuerait dans le lait et la bave. 

V* m'avait bien aidée pour ce projet mais elle parle tellement qu’il m’est impossible de lui annoncer la fausse-couche de cette recherche : adieu soutenance de thèse.  

En revanche, un bébé réel existe depuis deux mois. Sa naissance a été plus éprouvante qu'une soutenance.

À présent, V* disserte sur les post-doc et les colloques. Elle parle seule désormais. Nous sommes dans une impasse. Essayons une manoeuvre! 

 

— Et vous, votre thèse d’habilitation V* ? — Accouchement à la spatule ? — Ventouses ? — Article refusé par un relecteur pénible ? — Différentes versions ? — Césarienne en urgence dans une revue presque sous presse ? — Elle pèse combien votre thèse ? — Quel beau bébé !

— Félicitations !

 

Pendant que je jette le gobelet de café à la poubelle, je me demande comment avouer à cette  chercheuse dynamique que la grossesse m’a réduite à l’état de mammifère en lactation. 

 

À nouveau, V* insiste pour prendre des nouvelles de ma vie académique.

 

— Et vos projets de recherches A* ?

 

— Meeeuh… J’oriente actuellement mes intérêts vers les zones de stabulation libre de mon appartement. Connaissez-vous un endroit qui serait moins contraignant qu’un fauteuil à bascule et un peu plus confortable qu’un lit ?

 

—  Si vous saviez, V*, quand je convoite mes étagères en quête d'espace, mes yeux brillent comme les vôtres face à un corpus de subordonnées relatives. En revanche, vous ignorez que je couve les textes des yeux non pas pour les lire mais bien pour les broyer. Ma déchiquetteuse assure et les feuilles seront passées par ses lames. Les écrits universitaires contribueront au garnissage d’un pouf géant « mammouth » sur lequel je reposerai en écoutant du Mozart.

 

— Pourquoi Mozart ?

 

Je viens de lire que l’écoute de la musique classique produisait un effet bénéfique sur la lactation des ruminants. Je me promets d’essayer cette astuce entre deux montées de lait. Voilà ce qui s’appelle s’asseoir sur la recherche universitaire. Je possède désormais l’assurance que ma médiocrité dorée trouvera bientôt un nid douillet.

AE. Myriam 2024

myriam.ae.ecriture[at]gmail.com


Publié le 26/08/2024 / 15 lectures
Commentaires
Publié le 27/08/2024
Dur de concilier sa vie d’étudiante, de femme et de mère. Et la fin de ton texte, sans filtre, aux formules qui impactent montre que l’écriture, elle, s’affranchira de toutes les difficultés avec style. À plus tard Myriam.
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