La bonne éducation
Ma maman nous apprend la bonne éducation. Dans la bonne éducation, il y a les mots interdits. Les mots que disent les ouvriers et mon papa. Comme par exemple pépère, mémère, caca, merde, ta gueule, va te faire enculer, con, putain, bouillave, marave, queues de chie, bicot, bougnoule, youpin, rital, chleu, boche, la Martine ou le Paulo. Il faut dire Martine et Paulo.
Dans la bonne éducation, la prière est obligatoire tous les soirs et il faut prier pour les morts. Moi, je prie aussi pour les gars de la « Cé j’été » qui se sont pendus. Et pour tous les morts que j’ai connus.
L’ancienne femme de ménage morte d’un cancer ;
Les enfants du village morts d’accident de voiture à cause du verglas ;
Le jeune homme qui est tombé sur notre pare-brise, poussé par des jeunes alcoolisés ;
Le couvreur qui a glissé de notre toit au-dessus de nos têtes en disant « merde ! » ;
Le cousin que je n’ai pas connu, assassiné par les « Fées Laga » pendant la guerre d’Algérie ;
Les petits Biafrais, les petits Ethiopiens, tous les enfants du Sahel ;
Tous les vieux, tous les gens du troisième âge, il faut dire, qui meurent et qui sont du bled, du village, il faut dire.
Le petit cousin mort de n' avoir pas supporté sa greffe de rein ;
Celui qui venait d'avoir son permis moto et fut tué par un camion.
J’y passe du temps, je fais des listes et je fais des trucs bizarres. Si j’en oublie un, je dois tout recommencer, sinon ça m'empêche de dormir. Ce qui m'ennuie, c'est que j'en connais de plus-en-plus. Et puis je récite mon chapelet, celui que m' a donné ma grand-mère. Il n'est pas bien beau, avec une chaîne noire et des grains de riz usés, mais si ça peut m'aider à aller au Paradis. L'ennui, c'est que je ne sais pas quand je dois m'arrêter et combien de fois je dois le réciter. Et puis il faut encore dire le « Notre père » et le « Je vous salue Marie ». Il y a des mots que je ne comprends pas ou que je n'aime pas comme « entrailles ». ici on dit entrailles pour les cochons qu'on tue une fois dans l'année, et sanctifié. Je pense à du sang.
Dans la bonne éducation, on va au catéchisme, on va à la messe tous les dimanches, on part en vacances avec ses parents, on fait sa communion solennelle . On est bien polis. On dit : « Bonjour, comment allez-vous ? Bonne matinée, bon appétit, bon après-midi, bonne soirée, bonne nuit. Bonsoir, au revoir, s’il vous plait, merci, de rien, il ne fallait pas ». Du coup, quand je vais à l'école, je salue tous les ouvriers qui montent à l'usine, et le soir, je salue tous ceux qui en sortent. Ça fait beaucoup.
On récite son chapelet, on va se confesser, on ne fait aucun « pêché » capital. On se lave les dents trois fois par jour avec du Fluocaril. On tire les draps au moins trois fois. On se lave les mains avant et après les repas. On ne ment jamais, on ne fait pas de bêtises, on est sage, on fait attention aux microbes, on désinfecte les écorchures, même les minuscules, pour ne pas attraper le « tétranos », ce microbe géant qui peut nous faire mourir. ON EST PROPRE !
Dans la bonne éducation, on travaille bien à l’école. On écoute les instituteurs. On respecte les jeunes, les adultes, les vieux, mais les gens du troisième âge, il faut dire.
Dans la bonne éducation, on met une nappe ou deux nappes quand on invite des gens. On sort la vaisselle en argent et les porte-couverts, les couverts à fromage et à poisson, si on mange du poisson. On sort 3 verres en cristal pour les adultes. Pour l’apéro, le vin rouge ou le vin blanc et pour l'eau. On sort les meilleures bouteilles de la cave. On ne met jamais ses coudes sur la table. On ne boit pas trop de vin, sauf que mon papa, il est alcoolique comme bien de ses amis.
Dans la bonne éducation, on sait qu’on a le seul vrai Dieu sur la terre. Et on a plein de preuves :
Jeanne « Darques », Bernadette « Sous Birou « , Fatima ; Catherine Labouré qui a vécu dans la région ;
Les témoignages des « Appeautres » ;
Le Saint « Suère » avec le visage du Christ et son corps tout entier qui s'est imprimé dessus tellement il a transpiré ;
Les esprits qui se manifestent chez les gens qui font tourner les tables et ma maman en a fait tourner une en pension et a entendu les esprits frappeurs ;
Les rouleaux de la mer morte ;
Les miracles de Lourdes ;
Moïse qui a coupé la mer en deux et on peut même le voir en film à la télévision.
La vieille tante devenue sœur car elle a entendu l'appel du seigneur ;
Le petit cousin de ma maman qui l'a entendu aussi ;
et j'en oublie sûrement. Ce dont je suis sûre, c'est que nous, nous n'avons encore rien entendu.
Il y a d’autres Dieux dans d’autres pays , dit toujours ma maman, mais ils sont bien trop nombreux et il n’y a pas de preuves. Seul le nôtre est vrai, juste et bon et c’est pour ça qu’il y a des missionnaires comme le père « Chouettes airs ». Et surtout, le Christ a « réssussité », « réçussité », je ne sais pas l’écrire non plus ce mot-là. Je le chercherai dans le Larousse en 2 volumes, mais je ne m’en rappelle jamais, de comment ça s’écrit.
Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il n’est pas resté sur terre le Christ puisqu’il est immortel.J'ai du mal à m'endormir car le crucifix au dessus de mon lit se reflète dans le miroir de la salle de bain, juste en face de mon lit. A force de le regarder, on dirait qu'il bouge. Dans l’église de mon village, il y a une grande croix en bois derrière l’autel. Parfois, je fais des cauchemars. Elle me tombe dessus, d’un seul coup. Je ne peux pas m'empêcher d'y penser quand je vais à la messe. Je ne peux pas raconter ça à mes parents. Ils diraient que je suis folle. Déjà que je suis dans la lune. Et puis on a tous UN ANGE GARDIEN. Tout le monde est bien content sauf moi. Je l'imagine à côté de mon lit, invisible et j'ai peur ! Est-ce que c'est l'ange Gabriel ou l'un de ses frères ? A quoi il ressemble ? Ma maman dit qu'ils veillent sur nous. Moi, je n'en veux pas d'ange gardien. Les fantômes, ça fait peur.
A la télé, des scientifiques ont dit qu’en l’an 2000, plus personne n’aurait ni faim ni soif sur la terre. Tant mieux, mais pourquoi pas en 1972 ou en l’an 2001 ? Moi aussi, je crois que les chiffres tout ronds portent bonheur. En l’an 2000, j’aurai , de 1962 à 1970, 8 ans, plus de 1970 à 2000, 30 ans, donc 8 plus 30, ça fait 38 ans. Je serai déjà bien veille.
Comme je ne comprends pas grand-chose à la vie des adultes, j'ai décidé d'apprendre le Larousse en 2 volumes mais je ne sais pas si c'est possible.
Elle lit trop ! dit mon papa à ma maman. Ce n'est pas normal.
Ça fait longtemps que je le sais que je ne suis pas comme les autres. Ma maman me le répète souvent, ou se gratte la tête, me regarde et me dit :
Que va-ton faire de toi ?
Je m'en fiche, quand je serai grande, je ferai le tour du monde avec Pierrot. Pierrot, c' est mon amoureux.
Il m'a dit hier qu'on noierait mon ange gardien dans l'océan et on a bien ri tous les deux. Si ça se trouve, on ira en enfer bouillir dans les marmites du diable...