Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacques conduisait l’express du Havre, parti de Paris à six heures trente. Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont il avait le pucelage, disait-il, et qu’il commençait à bien connaître, n’était pas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces jeunes cavales qu’il faut dompter par l’usure, avant qu’elles se résignent au harnais. Il jurait souvent contre elle, regrettant la Lison ; il devait la surveiller de près, la main toujours sur le volant du changement de marche. Mais, cette nuit-là, le ciel était d’une douceur si délicieuse, qu’il se sentait porté à l’indulgence, la laissant galoper un peu à sa fantaisie, heureux lui-même de respirer largement. Jamais il ne s’était mieux porté, sans remords, l’air soulagé, dans une grande paix heureuse.
Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu’on lui avait laissé pour chauffeur.
— Quoi donc ? vous ouvrez l’œil comme un homme qui n’a bu que de l’eau.
Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et très sombre. Il répondit d’une voix dure :
— Faut ouvrir l’œil, quand on veut voir clair.
Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n’est point nette. La semaine précédente, il s’était laissé aller aux bras de la maîtresse du camarade, cette terrible Philomène, qui, depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatte amoureuse. Et il n’y avait pas eu là seulement une minute de curiosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire une expérience : était-il définitivement guéri, maintenant qu’il avait contenté son affreux besoin ? celle-là, pourrait-il la posséder, sans lui planter un couteau dans la gorge ? Deux fois déjà, il l’avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson. Sa grande joie, son air apaisé et riant devait venir, même à son insu, du bonheur de n’être plus qu’un homme comme les autres.
Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre du charbon, il l’arrêta.
— Non, non, ne la poussez pas trop, elle va bien.
Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.
— Ah ! ouitche ! bien… Une jolie farceuse, une belle saloperie !… Quand je pense qu’on tapait sur l’autre, la vieille, qui était si docile !… Cette gourgandine-ci, ça ne vaut pas un coup de pied au cul.
Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre. Mais il sentait bien que l’ancien ménage à trois n’était plus ; car la bonne amitié, entre lui, le camarade et la machine, s’en était allée, à la mort de la Lison. Maintenant, on se querellait pour un rien, pour un écrou trop serré, pour une pelletée de charbon mise de travers. Et il se promettait d’être prudent avec Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerre ouverte, sur cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui et son chauffeur. Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n’être point bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d’achever les paniers de provisions, s’était fait son chien obéissant, dévoué jusqu’à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères, silencieux dans le danger quotidien, n’ayant pas besoin de paroles pour s’entendre. Mais cela allait devenir un enfer, si l’on ne se convenait plus, toujours côte à côte, secoués ensemble, pendant qu’on se mangerait. Justement, la Compagnie avait dû, la semaine précédente, séparer le mécanicien et le chauffeur de l’express de Cherbourg, parce que, désunis à cause d’une femme, le premier brutalisait le second qui n’obéissait plus : des coups, de vraies batailles en route, dans l’oubli complet de la queue de voyageurs roulant derrière eux, à toute vitesse.
Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon, par désobéissance, cherchant une dispute sans doute ; et Jacques feignit de ne pas s’en apercevoir, l’air tout à la manœuvre, avec l’unique précaution chaque fois de tourner le volant de l’injecteur, pour diminuer la pression. Il faisait si doux, le petit vent frais de la marche était si bon, dans la chaude nuit de juillet ! À onze heures cinq, lorsque l’express arriva au Havre, les deux hommes firent la toilette de la machine d’un air de bon accord, comme autrefois.
Mais, au moment où ils quittaient le Dépôt pour aller se coucher rue François-Mazeline, une voix les appela.
— On est donc bien pressé ? Entrez une minute ! » C’était Philomène, qui, du seuil de la maison de son frère, devait guetter Jacques. Elle avait eu un mouvement de contrariété vive, en apercevant Pecqueux ; et elle ne se décidait à les héler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec son nouvel ami, quitte à subir la présence de l’ancien.
— Fiche-nous la paix, hein ! gronda Pecqueux. Tu nous embêtes, nous avons sommeil.
— Est-il aimable ! reprit gaiement Philomène. Mais monsieur Jacques n’est pas comme toi, il prendrait tout de même un petit verre… N’est-ce pas, monsieur Jacques ?
Le mécanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur, brusquement, accepta, cédant à l’idée de les guetter et de se faire une certitude. Ils entrèrent dans la cuisine, ils s’assirent devant la table, où elle avait posé des verres et une bouteille d’eau-de-vie, en reprenant à voix plus basse :
— Faut tâcher de ne pas faire trop de bruit, parce que mon frère dort, là-haut, et qu’il n’aime guère que je reçoive du monde.
Puis, comme elle les servait, tout de suite elle ajouta :
— À propos, vous savez que la mère Lebleu est claquée, ce matin… Oh ! ça, je l’avais dit : ça la tuera, si on la met dans ce logement du derrière, une vraie prison. Elle a encore duré quatre mois, à se manger le sang de ne plus rien voir que du zinc… Et ce qui l’a achevée, dès qu’il lui est devenu impossible de bouger de son fauteuil, ç’a été sûrement de ne plus pouvoir espionner mademoiselle Guichon et monsieur Dabadie, une habitude qu’elle avait prise. Oui, elle s’est enragée de n’avoir jamais rien surpris entre eux, elle en est morte.
Philomène s’arrêta, avala une gorgée d’eau-de-vie ; et, avec un rire :
— Sans doute qu’ils couchent ensemble. Seulement, ils sont si malins ! Ni vu ni connu, je t’embrouille !… Je crois tout de même que la petite madame Moulin les a vus un soir. Mais pas de danger qu’elle cause, celle-là : elle est trop bête, et d’ailleurs son mari, le sous-chef…
De nouveau, elle s’interrompit pour s’écrier :
— Dites donc, c’est la semaine prochaine que ça se juge, à Rouen, l’affaire des Roubaud.
Jusque-là, Jacques et Pecqueux l’avaient écoutée, sans placer un mot. Le dernier la trouvait simplement bien bavarde ; jamais, avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation ; et il ne la quittait pas des yeux, peu à peu échauffé de jalousie, à la voir ainsi s’exciter devant son chef.
— Oui, répondit le mécanicien d’un air de parfaite tranquillité, j’ai reçu la citation.
Philomène se rapprocha, heureuse de le frôler du coude.
— Moi aussi, je suis témoin… Ah ! monsieur Jacques, lorsqu’on m’a interrogée à propos de vous, car vous savez qu’on a voulu connaître la vraie vérité sur vos rapports avec cette pauvre dame ; oui, lorsqu’on m’a interrogée, j’ai dit au juge : « Mais, monsieur, il l’adorait, c’est impossible qu’il lui ait fait du mal ! » N’est-ce pas ? je vous avais vus ensemble, moi, j’étais bien placée pour en parler.
— Oh ! dit le jeune homme, avec un geste d’indifférence, je n’étais pas inquiet, je pouvais donner, heure par heure, l’emploi de mon temps… Si la Compagnie m’a gardé, c’est qu’il n’y avait pas le plus petit reproche à me faire.
Un silence régna, tous trois burent lentement.
— Ça fait frémir, reprit Philomène. Cette bête féroce, ce Cabuche qu’on a arrêté, encore tout couvert du sang de la pauvre dame ! Faut-il qu’il y ait des hommes idiots ! tuer une femme parce qu’on a envie d’elle, comme si ça les avançait à quelque chose, quand la femme n’est plus là !… Et ce que je n’oublierai jamais de la vie, voyez-vous, c’est lorsque monsieur Cauche, là-bas, sur le quai, est venu arrêter aussi monsieur Roubaud. J’y étais. Vous savez que ça s’est passé huit jours après seulement, lorsque monsieur Roubaud, au lendemain de l’enterrement de sa femme, avait repris son service d’un air tranquille. Alors donc, monsieur Cauche lui a tapé sur l’épaule, en disant qu’il avait l’ordre de l’emmener en prison. Vous pensez ! eux qui ne se quittaient point, qui jouaient ensemble, les nuits entières ! Mais, quand on est commissaire, n’est-ce pas ? on mènerait son père et sa mère à la guillotine, puisque c’est le métier qui veut ça. Il s’en fiche bien, monsieur Cauche ! je l’ai encore aperçu au café du Commerce, tantôt, qui battait les cartes sans plus s’inquiéter de son ami que du grand Turc !
Pecqueux, les dents serrées, allongea un coup de poing sur la table.
— Tonnerre de Dieu ! si j’étais à la place de ce cocu de Roubaud !… Vous couchiez avec sa femme, vous. Un autre la lui tue. Et voilà qu’on l’envoie aux assises… Non, c’est à crever de rage !
— Mais, grande bête, s’écria Philomène, puisqu’on l’accuse d’avoir poussé l’autre à le débarrasser de sa femme, oui, pour des affaires d’argent, est-ce que je sais ! Il paraît qu’on a retrouvé chez Cabuche la montre du président Grandmorin : vous vous rappelez, le monsieur qu’on a assassiné en wagon, il y a dix-huit mois. Alors, on a raccroché ce mauvais coup avec le mauvais coup de l’autre jour, toute une histoire, une vraie bouteille à l’encre. Moi, je ne peux pas vous expliquer, mais c’était sur le journal, il y en avait bien deux colonnes.
Distrait, Jacques ne semblait pas même écouter. Il murmura :
— À quoi bon s’en casser la tête, est-ce que ça nous regarde ?… Si la justice ne sait pas ce qu’elle fait, ce n’est pas nous qui le saurons.
Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies de pâleur :
— Dans tout cela, il n’y a que cette pauvre femme… Ah ! la pauvre, la pauvre femme !
— Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, de femme, si quelqu’un s’avisait de la toucher, je commencerais par les étrangler tous les deux. Après, on pourrait bien me couper le cou, ça me serait égal.
Il y eut un nouveau silence. Philomène, qui remplissait une seconde fois les petits verres, affecta de hausser les épaules, en ricanant. Mais elle était toute bouleversée au fond, elle l’étudiait d’un regard oblique. Il se négligeait beaucoup, très sale, en guenilles, depuis que la mère Victoire, devenue impotente à la suite de sa fracture, avait dû lâcher son poste de la salubrité et se faire admettre dans un hospice. Elle n’était plus là, tolérante et maternelle, pour lui glisser des pièces blanches, pour le raccommoder, ne voulant pas que l’autre, celle du Havre, l’accusât de tenir mal leur homme. Et Philomène, séduite par l’air mignon et propre de Jacques, faisait la dégoûtée.
— C’est ta femme de Paris que tu étranglerais ? demanda-t-elle par bravade. Pas de danger qu’on te l’enlève, celle-là !
— Celle-là ou une autre ! gronda-t-il.
Mais déjà elle trinquait, d’un air de plaisanterie.
— À ta santé, tiens ! Et apporte-moi ton linge, pour que je le fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous fais plus honneur, ni à l’une ni à l’autre… À votre santé, monsieur Jacques !
Comme s’il fût sorti d’un songe, Jacques tressaillit. Dans l’absence complète de remords, dans ce soulagement, ce bien-être physique où il vivait depuis le meurtre, Séverine passait ainsi parfois, apitoyant jusqu’aux larmes l’homme doux qui était en lui. Et il trinqua, en disant précipitamment, pour cacher son trouble :
— Vous savez que nous allons avoir la guerre ?
— Pas possible ! s’écria Philomène. Avec qui donc ?
— Mais avec les Prussiens… Oui, à cause d’un prince de chez eux qui veut être roi en Espagne. Hier, à la Chambre, il n’a été question que de cette histoire.
Alors, elle se désola.
— Ah bien ! ça va être drôle ! Ils nous ont déjà assez embêtés, avec leurs élections, leur plébiscite et leurs émeutes, à Paris ! Si l’on se bat, dites, est-ce qu’on prendra tous les hommes ?
— Oh ! nous autres, nous sommes garés, on ne peut pas désorganiser les chemins de fer… Seulement, ce qu’on nous bousculerait, à cause du transport des troupes et des approvisionnements ! Enfin, si ça arrive, il faudra bien faire son devoir.
Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu’elle avait fini par glisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s’en apercevait, le sang au visage, serrant déjà les poings.
— Allons nous coucher, il est temps.
— Oui, ça vaudra mieux, bégaya le chauffeur.
Il avait empoigné le bras de Philomène, il le serrait à le briser. Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de souffler à l’oreille du mécanicien, pendant que l’autre achevait rageusement son petit verre :
— Méfie-toi, c’est une vraie brute, quand il a bu.
Mais, dans l’escalier, des pas lourds descendaient ; et elle s’effara.
— Mon frère !… Filez vite, filez vite !
Les deux hommes n’étaient pas à vingt pas de la maison qu’ils entendirent des gifles, suivies de hurlements. Elle recevait une abominable correction, comme une petite fille prise en faute, le nez dans un pot de confitures. Le mécanicien s’était arrêté, prêt à la secourir. Mais il fut retenu par le chauffeur.
— Quoi ? est-ce que ça vous regarde, vous ?… Ah ! la nom de Dieu de garce ! s’il pouvait l’assommer !
Rue François-Mazeline, Jacques et Pecqueux se couchèrent, sans échanger une parole. Les deux lits se touchaient presque, dans l’étroite chambre ; et, longtemps, ils restèrent éveillés, les yeux ouverts, chacun à écouter la respiration de l’autre.
C’était le lundi que devaient commencer, à Rouen, les débats de l’affaire Roubaud. Il y avait là un triomphe pour le juge d’instruction Denizet, car on ne tarissait pas d’éloges, dans le monde judiciaire, sur la façon dont il venait de mener à bien cette affaire compliquée et obscure : un chef-d’œuvre de fine analyse, disait-on, une reconstitution logique de la vérité, une création véritable, en un mot.
D’abord, dès qu’il se fut transporté sur les lieux, à la Croix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine, M. Denizet fit arrêter Cabuche. Tout désignait ouvertement celui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantes de Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ils l’avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu. Interrogé, pressé de dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette chambre, le carrier bégaya une histoire, que le juge accueillit d’un haussement d’épaules, tellement elle lui parut niaise et classique. Il l’attendait, cette histoire, toujours la même, de l’assassin imaginaire, du coupable inventé, dont le vrai coupable disait avoir entendu la fuite, au travers de la campagne noire. Ce loup-garou était loin, n’est-ce pas ? s’il courait toujours. D’ailleurs, lorsqu’on lui demanda ce qu’il faisait devant la maison, à pareille heure, Cabuche se troubla, refusa de répondre, finit par déclarer qu’il se promenait. C’était enfantin, comment croire à cet inconnu mystérieux, assassinant, se sauvant, laissant toutes les portes ouvertes, sans avoir fouillé un meuble ni emporté même un mouchoir ? D’où serait-il venu ? pourquoi aurait-il tué ? Le juge, cependant, dès le début de son enquête, ayant su la liaison de la victime et de Jacques, s’inquiéta de l’emploi du temps de ce dernier ; mais, outre que l’accusé lui-même reconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour le train de quatre heures quatorze, l’aubergiste de Rouen jurait ses grands dieux que le jeune homme, couché tout de suite après son dîner, était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers sept heures. Et puis, un amant n’égorge pas sans raison une maîtresse qu’il adore, avec laquelle il n’a jamais eu l’ombre d’une querelle. Ce serait absurde. Non ! non ! il n’y avait qu’un assassin possible, un assassin évident, le repris de justice trouvé là, les mains rouges, le couteau à ses pieds, cette bête brute qui faisait à la justice des contes à dormir debout.
Mais, arrivé à ce point, malgré sa conviction, malgré son flair qui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves, M. Denizet éprouva un instant d’embarras. Dans une première perquisition, faite à la masure du prévenu, en pleine forêt de Bécourt, on n’avait absolument rien découvert. Le vol n’ayant pu être établi, il fallait trouver un autre motif au crime. Brusquement, au hasard d’un interrogatoire, Misard le mit sur la voie, en racontant qu’il avait vu, une nuit, Cabuche escalader le mur de la propriété, pour regarder, par la fenêtre de la chambre, madame Roubaud qui se couchait. Questionné à son tour, Jacques dit tranquillement ce qu’il savait, la muette adoration du carrier, le désir ardent dont il la poursuivait, toujours dans ses jupes, à la servir. Aucun doute n’était donc plus permis : seule, une passion bestiale l’avait poussé ; et tout se reconstruisait très bien, l’homme revenant par la porte dont il pouvait avoir une clef, la laissant même ouverte dans son trouble, puis la lutte qui avait amené le meurtre, enfin le viol interrompu seulement par l’arrivée du mari. Pourtant, une objection dernière se présenta, car il était singulier que l’homme, sachant cette arrivée imminente, eût choisi justement l’heure où le mari pouvait le surprendre ; mais, à bien réfléchir, cela se retournait contre le prévenu, achevait de l’accabler, en établissant qu’il devait avoir agi sous l’empire d’une crise suprême du désir, affolé par cette pensée que, s’il ne profitait pas de la minute où Séverine était seule encore, dans cette maison isolée, jamais plus il ne l’aurait, puisqu’elle partait le lendemain. Dès ce moment, la conviction du juge fut complète, inébranlable.
Harcelé d’interrogatoires, pris et repris dans l’écheveau savant des questions, insoucieux des pièges qui lui étaient tendus, Cabuche s’obstinait à sa version première. Il passait sur la route, il respirait l’air frais de la nuit, lorsqu’un individu l’avait frôlé en galopant, et d’une telle course, au fond des ténèbres, qu’il ne pouvait même dire de quel côté il fuyait. Alors, saisi d’inquiétude, ayant jeté un coup d’œil sur la maison, il s’était aperçu que la porte en était restée grande ouverte. Et il avait fini par se décider à monter, et il avait trouvé la morte, chaude encore, qui le regardait de ses larges yeux, si bien que, pour la mettre sur le lit, la croyant vivante, il s’était empli de sang. Il ne savait que ça, il ne répétait que ça, jamais il ne variait d’un détail, ayant l’air de s’enfermer dans une histoire arrêtée d’avance. Lorsqu’on cherchait à l’en faire sortir, il s’effarait, gardait le silence, en homme borné qui ne comprenait plus. La première fois que M. Denizet l’avait interrogé sur la passion dont il brûlait pour la victime, il était devenu très rouge, ainsi qu’un tout jeune garçon à qui l’on reproche sa première tendresse ; et il avait nié, il s’était défendu d’avoir rêvé de coucher avec cette dame, comme d’une chose très vilaine, inavouable, une chose délicate et mystérieuse aussi, enfouie au plus profond de son cœur, dont il ne devait l’aveu à personne. Non, non ! il ne l’aimait pas, il ne la voulait pas, on ne le ferait jamais causer de ce qui lui semblait être une profanation maintenant qu’elle était morte. Mais cet entêtement à ne pas convenir d’un fait que plusieurs témoins affirmaient, tournait encore contre lui. Naturellement, d’après la version de l’accusation, il avait intérêt à cacher le désir furieux où il était de cette malheureuse, qu’il devait égorger pour s’assouvir. Et, quand le juge, réunissant toutes les preuves, voulant lui arracher la vérité en frappant le coup décisif, lui avait jeté à la face ce meurtre et ce viol, il était entré dans une rage folle de protestation. Lui, la tuer pour l’avoir ! lui, qui la respectait comme une sainte ! Les gendarmes, rappelés, avaient dû le maintenir, tandis qu’il parlait d’étrangler toute la sacrée boutique. Un gredin des plus dangereux en somme, sournois, mais dont la violence éclatait quand même, avouant pour lui les crimes qu’il niait.
L’instruction en était là, le prévenu entrait en fureur, criait que c’était l’autre, le fuyard mystérieux, chaque fois qu’on revenait à l’assassinat, lorsque M. Denizet fit une trouvaille, qui transforma l’affaire, en décupla soudain l’importance. Comme il le disait, il flairait des vérités, aussi voulut-il, par une sorte de pressentiment, procéder lui-même à une perquisition nouvelle, dans la masure de Cabuche ; et il y découvrit, simplement derrière une poutre, une cachette où se trouvaient des mouchoirs et des gants de femmes sous lesquels était une montre d’or, qu’il reconnut tout de suite, avec un grand saisissement de joie : c’était la montre du président Grandmorin, tant cherchée par lui autrefois, une forte montre aux deux initiales entrelacées, portant à l’intérieur du boîtier le chiffre de fabrication 2516. Il en reçut le coup de foudre, tout s’illumina, le passé se reliait au présent, les faits qu’il rattachait l’enchantaient par leur logique. Mais les conséquences allaient porter si loin, que, sans parler de la montre d’abord, il interrogea Cabuche sur les gants et les mouchoirs. Celui-ci, un instant, eut l’aveu aux lèvres : oui, il l’adorait, oui, il la désirait, jusqu’à baiser les robes qu’elle avait portées, jusqu’à ramasser, à voler derrière elle tout ce qui tombait de sa personne, des bouts de lacet, des agrafes, des épingles. Puis, une honte, une pudeur invincible, le fit se taire. Et, lorsque le juge, se décidant, lui mit la montre sous les yeux, il la regarda d’un air ahuri. Il se souvenait bien : cette montre, il avait eu la surprise de la trouver nouée dans le coin d’un mouchoir, pris sous un traversin, emporté chez lui comme une proie ; ensuite, elle était restée là, pendant qu’il se creusait la tête, à chercher de quelle façon la rendre. Seulement, à quoi bon raconter cela ? Il faudrait confesser ses autres vols, ces chiffons, ce linge qui sentait bon, dont il était si honteux. Déjà on ne croyait rien de ce qu’il disait. D’ailleurs, lui-même commençait à ne plus comprendre, tout se brouillait dans son crâne d’homme simple, il entrait en plein cauchemar. Et il ne s’emportait même plus, à l’accusation de meurtre ; il restait hébété, il répétait à chaque question qu’il ne savait pas. Pour les gants et les mouchoirs, il ne savait pas. Pour la montre, il ne savait pas. On l’embêtait, on n’avait qu’à le laisser tranquille et à le guillotiner tout de suite.
M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud. Il avait lancé le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes d’inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité, avant même d’avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes. Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet homme le pivot, la source de la double affaire ; et il triompha tout de suite, lorsqu’il eut saisi la donation au dernier vivant que Roubaud et Séverine s’étaient faite devant maître Colin, notaire au Havre, huit jours après être rentrés en possession de la Croix-de-Maufras. Dès lors, l’histoire entière se reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une force d’évidence, qui donna à son échafaudage d’accusation une solidité si indestructible, que la vérité elle-même aurait semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d’illogisme. Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n’osant tuer lui-même, s’était servi du bras de Cabuche, cette bête violente. La première fois, ayant hâte d’hériter du président Grandmorin, dont il connaissait le testament, sachant d’autre part la rancune du carrier contre celui-ci, il l’avait poussé à Rouen dans le coupé, après lui avoir mis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partagés, les deux complices ne se seraient peut-être jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le meurtre. Et c’était ici que le juge avait montré cette profondeur de psychologie criminelle qu’on admirait tant ; car il le déclarait aujourd’hui, jamais il n’avait cessé de surveiller Cabuche, sa conviction était que le premier assassinat en amènerait mathématiquement un second. Dix-huit mois venaient de suffire : le ménage des Roubaud s’était gâté, le mari avait mangé les cinq mille francs au jeu, la femme en était arrivée à prendre un amant, pour se distraire. Sans doute elle refusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu’il n’en dissipât l’argent ; peut-être, dans leurs continuelles disputes, menaçait-elle de le livrer à la justice. En tout cas, de nombreux témoignages établissaient l’absolue désunion des deux époux ; et là, enfin, la conséquence lointaine du premier crime s’était produite : Cabuche reparaissait avec ses appétits de brute, le mari dans l’ombre lui remettait le couteau au poing, pour s’assurer définitivement la propriété de cette maison maudite, qui avait déjà coûté une vie humaine. Telle était la vérité, l’aveuglante vérité, tout y aboutissait : la montre trouvée chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappés du même coup à la gorge, par la même main, avec la même arme, ce couteau ramassé dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point, l’accusation émettait un doute, la blessure du président paraissant avoir été faite par une lame plus petite et plus tranchante.
Roubaud, d’abord, répondit par oui et par non, de l’air somnolent et alourdi qu’il avait maintenant. Il ne semblait pas étonné de son arrestation, tout lui était devenu égal, dans la lente désorganisation de son être. Pour le faire causer, on lui avait donné un gardien à demeure avec lequel il jouait aux cartes du matin au soir ; et il était parfaitement heureux. D’ailleurs, il restait convaincu de la culpabilité de Cabuche : lui seul pouvait être l’assassin. Interrogé sur Jacques, il avait haussé les épaules en riant, montrant ainsi qu’il connaissait les rapports du mécanicien et de Séverine. Mais, lorsque M. Denizet, après l’avoir tâté, finit par développer son système, le poussant, le foudroyant de sa complicité, s’efforçant de lui arracher un aveu, dans le saisissement de se voir découvert, il était devenu très circonspect. Que lui racontait-on là ? Ce n’était plus lui, c’était le carrier qui avait tué le président, comme il avait tué Séverine ; et, les deux fois, c’était pourtant lui le coupable, puisque l’autre frappait pour son compte et à sa place. Cette aventure compliquée le stupéfiait, l’emplissait de méfiance : sûrement, on lui tendait un piège, on mentait pour le forcer à confesser sa part de meurtre, le premier crime. Dès son arrestation, il s’était bien douté que la vieille histoire repoussait. Confronté avec Cabuche, il déclara ne pas le connaître. Seulement, comme il répétait qu’il l’avait trouvé rouge de sang, sur le point de violer sa victime, le carrier s’emporta, et une scène violente, d’une confusion extrême, vint encore embrouiller les choses. Trois jours se passèrent, le juge multipliait les interrogatoires, certain que les deux complices s’entendaient pour lui jouer la comédie de leur hostilité. Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plus répondre, lorsque, tout d’un coup, dans une minute d’impatience, voulant en finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillait depuis des mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assis à son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis que ses lèvres mobiles s’amincissaient dans un effort de sagacité. Il s’épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenu épaissi, envahi d’une mauvaise graisse jaune, qu’il jugeait d’une astuce très déliée, sous cette pesante enveloppe. Et il crut l’avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piège enfin, quand l’autre, avec un geste d’homme poussé à bout, s’écria qu’il en avait assez, qu’il préférait avouer, pour qu’on ne le tourmentât pas davantage. Puisque, quand même, on le voulait coupable, qu’il le fût au moins des vraies choses qu’il avait faites. Mais, à mesure qu’il contait l’histoire, sa femme souillée toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant ces ordures, et comment il avait tué, et pourquoi il avait pris les dix mille francs, les paupières du juge se relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu’une incrédulité irrésistible, l’incrédulité professionnelle, distendait sa bouche, en une moue goguenarde. Il souriait tout à fait, lorsque l’accusé se tut. Le gaillard était encore plus fort qu’il ne pensait : prendre le premier meurtre pour lui, en faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute préméditation de vol, surtout de toute complicité dans l’assassinat de Séverine, c’était certes une manœuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonté peu communes. Seulement, cela ne tenait pas debout.
— Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants… Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans un transport de jalousie que vous auriez tué ?
— Certainement.
— Et si nous admettons ce que vous racontez, vous auriez épousé votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec le président… Est-ce vraisemblable ? Tout au contraire prouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée, acceptée. On vous donne une jeune fille élevée comme une demoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vous n’ignorez pas qu’il lui laisse une maison de campagne par testament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien, absolument de rien ! Allons donc, vous saviez tout, autrement votre mariage ne s’explique plus… D’ailleurs la constatation d’un simple fait suffit à vous confondre. Vous n’êtes pas jaloux, osez dire encore que vous êtes jaloux.
— Je dis la vérité, j’ai tué dans une rage de jalousie.
— Alors, après avoir tué le président pour des rapports anciens, vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moi comment vous avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ce Jacques Lantier, un gaillard solide, celui-là ! Tout le monde m’a parlé de cette liaison, vous-même ne m’avez pas caché que vous la connaissiez… Vous les laissiez libres d’aller ensemble, pourquoi ?
Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide, sans trouver une explication. Il finit par bégayer :
— Je ne sais pas… J’ai tué l’autre, je n’ai pas tué celui-ci.
— Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui se venge, et je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieurs les jurés, car ils en hausseraient les épaules… Croyez-moi, changez de système, la vérité seule vous sauverait.
Dès ce moment, plus Roubaud s’entêta à la dire, cette vérité, plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d’ailleurs, tournait contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version, puisqu’il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve d’une entente extraordinairement habile entre eux. Le juge raffinait la psychologie de l’affaire, avec un véritable amour du métier. Jamais, disait-il, il n’était descendu si à fond de la nature humaine ; et c’était de la divination plus que de l’observation, car il se flattait d’être de l’école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d’un coup d’œil démontent un homme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble écrasant. Désormais, l’instruction avait une base solide, la certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.
Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu’il apporta la double affaire d’un bloc, après l’avoir reconstituée patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis le succès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d’agiter le pays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes catastrophes. C’était, dans la société de cette fin d’empire, dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive. Aussi, lorsque, après l’assassinat d’une femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup de génie le juge d’instruction de Rouen venait d’exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps à autre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles de l’opposition, les plaisanteries sur l’assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police, mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Et la réponse allait être décisive, l’assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte de l’aventure. Les polémiques recommencèrent, l’émotion grandit de jour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce qui hantait les imaginations, on se passionnait, comme si, la vérité enfin découverte, irréfutable, devait consolider l’État. Pendant toute une semaine, la presse déborda de détails.
Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte. Il le trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri, fatigué davantage ; car il déclinait, envahi d’une tristesse dans son scepticisme, comme s’il eût pressenti, sous cet éclat d’apothéose, l’écroulement prochain du régime qu’il servait. Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu’il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système de l’accusation, en appuyant la version de Roubaud d’une preuve irrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la détruire. Mais, la veille, l’empereur lui avait dit qu’il exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir : un simple cri d’honnêteté, peut-être la superstition qu’un seul acte injuste, après l’acclamation du pays, changerait le destin. Et, si le secrétaire général n’avait pas pour lui de scrupules de conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple question de mécanique, il était troublé de l’ordre reçu, il se demandait s’il devait aimer son maître jusqu’au point de lui désobéir.
Tout de suite, M. Denizet triompha.
— Eh bien, mon flair ne m’avait pas trompé, c’était ce Cabuche qui avait frappé le président… Seulement, je l’accorde, l’autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais moi-même que le cas de Roubaud restait louche… Enfin, nous les tenons tous les deux.
M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles.
— Alors, tous les faits du dossier qu’on m’a transmis sont prouvés, et votre conviction est absolue ?
— Absolue, aucune hésitation possible… Tout s’enchaîne, je ne me souviens pas d’une affaire, où, malgré les apparentes complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus aisée à déterminer d’avance.
— Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui, raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie, tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l’opposition racontent toutes cela.
— Oh ! elles le racontent comme un commérage, en n’osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant ! Ah ! il peut, en pleines assises, répéter ce conte, il n’arrivera pas à soulever le scandale cherché !… S’il apportait quelque preuve encore ! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettre qu’il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu’on aurait dû trouver dans les papiers de la victime… Vous, monsieur le secrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l’auriez trouvée, n’est-ce pas ?
M. Camy-Lamotte ne répondit point. C’était vrai, le scandale allait être enterré enfin, avec le système du juge : personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des soupçons abominables, l’empire bénéficierait de cette réhabilitation tapageuse d’une de ses créatures. Et, d’ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu’importait à l’idée de justice qu’il fût condamné pour une version ou pour l’autre ! Il y avait bien Cabuche ; mais, si celui-ci n’avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement l’auteur du second. Puis, mon Dieu ! la justice, quelle illusion dernière ! Vouloir être juste, n’était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles ? Il valait mieux être sage, étayer d’un coup d’épaule cette société finissante qui menaçait ruine.
— N’est-ce pas ? répéta M. Denizet, vous ne l’avez pas trouvée, cette lettre ?
De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui ; et tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiété l’empereur, il répondit :
— Je n’ai absolument rien trouvé.
Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d’éloges. À peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie. Jamais une instruction n’avait été menée avec tant de pénétration ; et, c’était chose décidée en haut lieu, on l’appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier.
— Vous seul avez vu clair, c’est vraiment admirable… Et, du moment que la vérité parle, il n’y a rien qui la puisse arrêter, ni l’intérêt des personnes, ni même la raison d’État… Marchez, que l’affaire suive son cours, quelles qu’en soient les conséquences.
— Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.
Lorsqu’il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d’abord une bougie ; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l’avait classée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, il déplia la lettre, voulut en relire les deux lignes ; et le souvenir s’évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l’avait remué jadis d’une si tendre sympathie. Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savait le secret qu’elle avait dû emporter ? Certes, oui, une illusion, la vérité, la justice ! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le désir d’une minute dont elle l’avait effleuré et qu’il n’avait pas satisfait. Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu’elle flambait, il fut pris d’une grande tristesse, d’un pressentiment de malheur : à quoi bon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin était que l’empire fût balayé, ainsi que la pincée de cendre noire, tombée de ses doigts ?
En moins d’une semaine, M. Denizet termina l’instruction. Il trouvait dans la Compagnie de l’Ouest une bonne volonté extrême, tous les documents désirables, tous les témoignages utiles ; car elle aussi souhaitait vivement d’en finir, avec cette déplorable histoire d’un de ses employés, qui, remontant à travers les rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler jusqu’à son conseil d’administration. Il fallait au plus vite couper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie, Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud ; puis, le chef de gare de Barentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les dépositions avaient une importance décisive, relativement au premier meurtre ; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces deux derniers très affirmatifs sur les complaisances conjugales du prévenu. Même Henri, que Séverine avait soigné à la Croix-de-Maufras, racontait qu’un soir, affaibli encore, il croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertant devant sa fenêtre ; ce qui expliquait bien des choses et renversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient ne pas se connaître. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri de réprobation s’était élevé, on plaignait les malheureuses victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d’excuses, ce vieillard si honorable, aujourd’hui lavé des vilaines histoires qui couraient sur son compte.
Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vives dans la famille Grandmorin, et, de ce côté, si M. Denizet trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour sauvegarder l’intégrité de son instruction. Les Lachesnaye chantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé la culpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras, saignant d’avarice. Aussi, dans le retour de l’affaire, ne voyaient-ils qu’une occasion d’attaquer le testament ; et, comme il n’existait qu’un moyen d’obtenir la révocation du legs, celui de frapper Séverine de la déchéance d’ingratitude, ils acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice, l’aidant à tuer, non point pour se venger d’une infamie imaginaire, mais pour le voler ; de sorte que le juge entra en conflit avec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre l’assassinée, son ancienne amie, qu’elle chargeait abominablement, et que lui défendait, s’échauffant, s’emportant, dès qu’on touchait à son chef-d’œuvre, cet édifice de logique, si bien construit, comme il le déclarait lui-même d’un air d’orgueil, que, si l’on en déplaçait une seule pièce, tout croulait. Il y eut, à ce propos, dans son cabinet, une scène très vive entre les Lachesnaye et madame Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaud jadis, avait dû abandonner le mari ; mais elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicité tendre, très tolérante au charme et à l’amour, toute bouleversée de ce romanesque tragique, éclaboussé de sang. Elle fut très nette, pleine du dédain de l’argent. Sa nièce n’avait-elle pas honte de revenir sur cette question de l’héritage ? Séverine coupable, n’étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à accepter entièrement, la mémoire du président salie de nouveau ? La vérité, si l’instruction ne l’avait pas si ingénieusement établie, il aurait fallu l’inventer, pour l’honneur de la famille. Et elle parla avec un peu d’amertume de la société de Rouen, où l’affaire faisait tant de bruit, cette société sur laquelle elle ne régnait plus, maintenant que l’âge venait et qu’elle perdait jusqu’à son opulente beauté blonde de déesse vieillie. Oui, la veille encore, chez madame Leboucq, la femme du conseiller, cette grande brune élégante qui la détrônait, on avait chuchoté les anecdotes gaillardes, l’aventure de Louisette, tout ce qu’inventait la malignité publique. À ce moment, M. Denizet étant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siégerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayant l’air de céder, pris d’inquiétude. Mais madame Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir : les assises seraient présidées par son vieil ami, M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes ne permettaient que le souvenir, et le second assesseur devait être M. Chaumette, le père du jeune substitut qu’elle protégeait. Elle était donc tranquille, bien qu’un mélancolique sourire eût paru sur ses lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque temps le fils chez madame Leboucq, où elle l’envoyait elle-même, pour ne pas entraver son avenir.
Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d’une guerre prochaine, l’agitation qui gagnait la France entière, nuisirent beaucoup au retentissement des débats. Rouen n’en passa pas moins trois jours dans la fièvre, on s’écrasait aux portes de la salle, les places réservées étaient envahies par des dames de la ville. Jamais l’ancien palais des ducs de Normandie n’avait vu une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice. C’était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rouge semée d’abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d’un vieil or très doux. On étouffait déjà, avant que l’audience fût ouverte. Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également très regardé. Aux bancs du jury, s’alignaient douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer la salle.
Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment, et l’appel des témoins agita de nouveau la foule d’un frémissement de curiosité : aux noms de madame Bonnehon et de M. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent ; mais Jacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux. D’ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciations s’échangeaient. On leur trouvait l’air féroce et bas, deux bandits. Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée et crevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu’on se l’imaginait, vêtu d’une longue blouse bleue, le type même de l’assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu’il ne fait pas bon rencontrer au coin d’un bois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. À toutes les questions du président, Cabuche répondit qu’il ne savait pas : il ne savait pas comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritable assassin ; et il s’en tenait à son histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond des ténèbres. Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour sa malheureuse victime, il s’était mis à bégayer, dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes l’avaient empoigné par les bras : non, non ! il ne l’aimait point, il ne la désirait point, c’étaient des menteries, il aurait cru la salir, rien qu’à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage ! Ensuite, calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que des monosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper. De même, Roubaud s’en tint à ce que l’accusation appelait son système : il raconta comment et pourquoi il avait tué Grandmorin, il nia toute participation à l’assassinat de sa femme ; mais il le faisait en phrases hachées, presque incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si troubles, la voix si empâtée, qu’il semblait par moments chercher et inventer les détails. Et, le président le poussant, lui démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les épaules, il refusa de répondre : à quoi bon dire la vérité, puisque c’était le mensonge qui était logique ? Cette attitude de dédain agressif à l’égard de la justice, lui fit le plus grand tort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux accusés étaient l’un de l’autre, comme une preuve d’entente préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire force de volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand les interrogatoires furent terminés, l’affaire était jugée, tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s’être livrés eux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sans importance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinq heures, que deux dames s’évanouirent.
Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l’audition de certains témoins. Madame Bonnehon eut un véritable succès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt les employés de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière, M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergne répéta son témoignage accablant, la presque certitude où il était d’avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des deux accusés, qui se concertaient ; et, interrogé sur Séverine, il se montra très discret, fit comprendre qu’il l’avait aimée, mais que la sachant à un autre, il s’était effacé loyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement passionné d’attention. Jacques, très tranquille, s’était des deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel dont il avait l’habitude, lorsqu’il conduisait sa machine. Cette comparution qui aurait dû le troubler profondément, le laissait dans une entière lucidité d’esprit, comme si rien de l’affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, en innocent ; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état d’équilibre, de santé parfaite ; là encore, à cette barre, il n’avait ni remords ni scrupules, d’une absolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu’ouvertement aujourd’hui il était l’amant de sa femme. Puis, il sourit au second, l’innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce banc : une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard qu’il avait vu au travail, dont il avait serré la main. Et, plein d’aisance, il déposa, il répondit en petites phrases nettes aux questions du président, qui, après l’avoir interrogé sans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre, comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avait couché à Rouen. Cabuche et Roubaud l’écoutaient, confirmaient ses réponses par leur attitude ; et, à cette minute, entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de mort s’était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d’où serra un instant les jurés à la gorge : c’était la vérité qui passait, muette. À la question du président désirant savoir ce qu’il pensait de l’inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s’il n’avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l’auditoire. Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent sur ses joues. Ainsi qu’il l’avait revue déjà, Séverine venait de s’évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l’image, avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque d’épouvante. Il l’adorait encore, une pitié immense l’avait pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l’inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cette foule. Des dames, gagnées par l’attendrissement, sanglotèrent. On trouva extrêmement touchante cette douleur de l’amant, lorsque le mari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défense si elle n’avait aucune question à poser au témoin, les avocats remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du regard Jacques, qui retournait s’asseoir, au milieu de la sympathie générale.
La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoire du procureur impérial et par les plaidoiries des avocats. D’abord, le président avait présenté un résumé de l’affaire, où, sous une affectation d’impartialité absolue, les charges de l’accusation étaient aggravées. Le procureur impérial, ensuite, ne parut pas jouir de tous ses moyens : il avait d’habitude plus de conviction, une éloquence moins vide. On mit cela sur le compte de la chaleur, qui était vraiment accablante. Au contraire, le défenseur de Cabuche, l’avocat de Paris, fit grand plaisir, sans convaincre. Le défenseur de Roubaud, un membre distingué du barreau de Rouen, tira également tout le parti qu’il put de sa mauvaise cause. Fatigué, le ministère public ne répliqua même pas. Et, lorsque le jury passa dans la salle des délibérations, il n’était que six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenêtres, un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui en décorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l’antique plafond doré, des poussées d’impatience ébranlèrent la grille de fer, séparant les places réservées du public debout. Mais le silence redevint religieux, dès que le jury et la cour reparurent. Le verdict admettait des circonstances atténuantes, le tribunal condamna les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité. Et ce fut une vive surprise, la foule s’écoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre, comme au théâtre.
Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation, avec des commentaires sans fin. Selon l’avis général, c’était un échec pour madame Bonnehon et pour les Lachesnaye. Une condamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la famille ; et, sûrement, des influences adverses avaient agi. Déjà, on nommait tout bas madame Leboucq, qui comptait parmi les jurés trois ou quatre de ses fidèles. L’attitude de son mari, comme assesseur, n’avait sans doute rien offert d’incorrect ; pourtant, on croyait s’être aperçu que, ni l’autre assesseur, M. Chaumette, ni même le président, M. Desbazeilles, ne s’étaient sentis les maîtres des débats, autant qu’ils l’auraient voulu. Peut-être, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstances atténuantes, de céder au malaise de ce doute qui avait un moment traversé la salle, le vol silencieux de la mélancolique vérité. Au demeurant, l’affaire restait le triomphe du juge d’instruction, M. Denizet, dont rien n’avait pu entamer le chef-d’œuvre ; car la famille elle-même perdit beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à la jurisprudence, parlait d’intenter une action en révocation, malgré la mort du donataire, ce qui étonnait de la part d’un magistrat.
Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, qui était restée comme témoin ; et elle ne le lâcha plus, le retenant, tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen. Il ne devait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder à dîner, dans l’auberge où il prétendait avoir dormi la nuit du crime, près de la gare ; mais il ne coucherait pas, il était absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuit cinquante.
— Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait à son bras vers l’auberge, je jurerais que, tout à l’heure, j’ai vu quelqu’un de notre connaissance… Oui, Pecqueux, qui me répétait encore, l’autre jour, qu’il ne ficherait pas les pieds à Rouen, pour l’affaire… Un moment, je me suis retournée, et un homme, dont je n’ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la foule…
Le mécanicien l’interrompit, en haussant les épaules.
— Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux des vacances que mon congé lui procure.
— C’est possible… N’importe, méfions-nous, car c’est bien la plus sale rosse, quand il rage.
Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d’œil en arrière :
— Et celui-là qui nous suit, tu le connais ?
— Oui, ne t’inquiète pas… Il a peut-être bien quelque chose à me demander.
C’était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les accompagnait à distance. Il avait déposé, lui aussi, d’un air ensommeillé ; et il était resté, rôdant autour de Jacques, sans se résoudre à lui poser une question, qu’il avait visiblement sur les lèvres. Lorsque le couple eut disparu dans l’auberge, il y entra à son tour, il se fit servir un verre de vin.
— Tiens, c’est vous, Misard ! s’écria le mécanicien. Et, avec votre nouvelle femme, ça va ?
— Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah ! la bougresse, elle m’a bien fichu dedans. Hein ? je vous ai conté ça, à mon autre voyage ici.
Jacques s’égayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux, l’ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la barrière, s’était vite aperçue, à le voir fouiller les coins, qu’il devait chercher un magot, caché par sa défunte ; et une idée de génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de lui laisser entendre, par des réticences, par de petits rires, qu’elle l’avait trouvé, elle. D’abord, il avait failli l’étrangler ; puis, songeant que les mille francs lui échapperaient encore, s’il la supprimait comme l’autre, avant de les avoir, il était devenu très câlin, très gentil ; mais elle le repoussait, elle ne voulait même plus qu’il la touchât : non, non, quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l’argent en plus. Et il l’avait épousée, et elle s’était moquée, en le traitant de trop bête, croyant tout ce qu’on lui racontait. Le beau, c’était que, mise au courant, s’allumant elle-même à la contagion de sa fièvre, elle cherchait désormais avec lui, aussi enragée. Ah ! ces mille francs introuvables, ils les dénicheraient bien un jour, maintenant qu’ils étaient deux ! Ils cherchaient, ils cherchaient.
— Alors, toujours rien ? demanda Jacques goguenard. Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux ?
Misard le regarda fixement ; et il parla enfin.
— Vous savez où ils sont, dites-le-moi.
Mais le mécanicien se fâchait.
— Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m’a rien donné, vous n’allez pas m’accuser de vol, peut-être !
— Oh ! elle ne vous a rien donné : ça, c’est bien sûr… Vous voyez que j’en suis malade. Si vous savez où ils sont, dites-le-moi.
— Eh ! allez vous faire fiche ! Prenez garde que je ne cause trop… Voyez donc dans la boîte à sel, s’ils y sont.
Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder.
Il eut comme une brusque illumination.
— Dans la boîte à sel, tiens ! c’est vrai. Il y a, sous le tiroir, une cachette où je n’ai pas fouillé.
Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au chemin de fer, voir s’il pourrait encore prendre le train de sept heures dix. Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement il chercherait.
Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuit cinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruelles noires, jusqu’à la campagne prochaine. Il faisait très lourd, une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge de gros soupirs, presque pendue à son cou. Deux fois, ayant cru entendre des pas derrière eux, elle s’était retournée, sans apercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses. Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d’orage. Dans son tranquille équilibre, cette santé parfaite dont il jouissait depuis le meurtre, il avait senti tout à l’heure, à table, un lointain malaise revenir chaque fois que cette femme l’avait effleuré de ses mains errantes. La fatigue sans doute, un énervement causé par la pesanteur de l’air. Maintenant, l’angoisse du désir renaissait plus vive, pleine d’une sourde épouvante, à la tenir ainsi, contre son corps. Cependant, il était bien guéri, l’expérience était faite, puisqu’il l’avait déjà possédée, la chair calme, pour se rendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d’une crise l’aurait fait se dégager de ses bras, si l’ombre qui la noyait ne l’avait rassuré ; car jamais, même aux pires jours de son mal, il n’aurait frappé sans voir. Et, tout d’un coup, comme ils passaient près d’un talus gazonné, dans un chemin désert, et qu’elle l’y entraînait, s’allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporté par une rage, il chercha parmi l’herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, il s’était relevé, et il fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voix d’homme, des jurons, toute une bataille.
— Ah ! garce, j’ai attendu jusqu’au bout, j’ai voulu être sûr !
— Ce n’est pas vrai, lâche-moi !
— Ah ! ce n’est pas vrai ! Il peut courir, l’autre ! je sais qui c’est, je le rattraperai bien !… Tiens ! garce, dis encore que ce n’est pas vrai !
Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu’il venait de reconnaître ; mais il se fuyait lui-même, fou de douleur.
Eh quoi ! un meurtre n’avait pas suffi, il n’était pas rassasié du sang de Séverine, ainsi qu’il le croyait, le matin encore ? Voilà qu’il recommençait. Une autre, et puis une autre, et puis toujours une autre ! Dès qu’il se serait repu, après quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable se réveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire. Même, à présent, il n’avait pas besoin de la voir, cette chair de séduction : rien qu’à la sentir tiède dans ses bras, il cédait au rut du crime, en mâle farouche qui éventre les femelles. C’était fini de vivre, il n’y avait plus devant lui que cette nuit profonde, d’un désespoir sans bornes, où il fuyait.
Quelques jours se passèrent. Jacques avait repris son service, évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieuse d’autrefois. La guerre venait d’être déclarée, après d’orageuses séances à la Chambre ; et il y avait déjà eu un petit combat d’avant-poste, heureux, disait-on. Depuis une semaine, les transports de troupes écrasaient de fatigue le personnel des chemins de fer. Les services réguliers étaient détraqués, de continuels trains imprévus amenaient des retards considérables ; sans compter qu’on avait réquisitionné les meilleurs mécaniciens, pour activer la concentration des corps d’armée. Et ce fut ainsi qu’un soir, au Havre, Jacques, au lieu de son express habituel, eut à conduire un train énorme, dix-huit wagons, absolument bondés de soldats.
Ce soir-là, Pecqueux arriva au Dépôt très ivre. Le lendemain du jour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté sur la machine 608, comme chauffeur avec ce dernier ; et, depuis ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l’air de ne point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plus en plus révolté, refusant d’obéir, l’accueillant d’un grognement sourd dès qu’il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cesser complètement de se parler. Cette tôle mouvante, ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n’était plus à cette heure que la planche étroite et dangereuse où se heurtait leur rivalité. La haine grandissait, ils en étaient à se dévorer dans ces quelques pieds carrés, filant à toute vitesse, et d’où les aurait précipités la moindre secousse. Et, ce soir-là, en voyant Pecqueux ivre, Jacques se méfia ; car il le savait trop sournois pour se fâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la brute.
Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Il était nuit déjà, lorsqu’on embarqua les soldats comme des moutons, dans des wagons à bestiaux. On avait simplement cloué des planches en guise de banquettes, on les empilait là-dedans, par escouades, bourrant les voitures au-delà du possible ; si bien qu’ils s’y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout, serrés à ne pas remuer un bras. Dès leur arrivée à Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils étaient déjà écrasés de fatigue, dans l’ahurissement du départ. Mais, comme on leur avait distribué de l’eau-de-vie, et que beaucoup s’étaient répandus chez les débitants du voisinage, ils avaient une gaieté échauffée et brutale, très rouges, les yeux hors de la tête. Et, dès que le train s’ébranla, sortant de la gare, ils se mirent à chanter.
Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d’orage cachait les étoiles. La nuit serait très sombre, pas un souffle n’agitait l’air brûlant ; et le vent de la course, toujours si frais, semblait tiède. À l’horizon noir, il n’y avait d’autres feux que les étincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pour franchir la grande rampe d’Harfleur à Saint-Romain. Malgré l’étude qu’il faisait d’elle depuis des semaines, il n’était pas maître encore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les écarts de jeunesse le surprenaient. Cette nuit-là, particulièrement, il la sentait rétive, fantasque, prête à s’emballer pour quelques morceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui éclairait le niveau d’eau, laissait la plate-forme dans une pénombre, que la porte du foyer, rougie, rendait violâtre. Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensation d’un frôlement comme si des doigts se fussent exercés à le prendre là. Mais ce n’était sans doute qu’une maladresse d’ivrogne, car il l’entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes les minutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en quantité déraisonnable.
— Assez ! cria Jacques.
L’autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des pelletées coup sur coup ; et, comme le mécanicien lui empoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu’il cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.
— Touche pas, ou je cogne !… Ça m’amuse, moi, qu’on aille vite !
Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d’un trait à Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre l’eau. L’énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu’on charriait au massacre, chantaient, chantaient à tue-tête, d’une clameur si haute, qu’elle dominait le bruit des roues.
Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrant l’injecteur, se contenant encore :
— Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes soûl.
Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s’acharna à remettre du charbon, comme s’il eût voulu faire sauter la machine. C’était la révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s’étant penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à bras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d’une violente secousse.
— Gredin, c’était donc ça !… N’est-ce pas ? tu dirais que je suis tombé, bougre de sournois !
Il s’était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrent tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui dansait violemment. Les dents serrées, ils ne parlaient plus, ils s’efforçaient l’un l’autre de se précipiter par l’étroite ouverture, qu’une barre de fer seule fermait. Mais ce n’était point commode, la machine dévorante roulait, roulait toujours ; et Barentin fut dépassé, et le train s’engouffra dans le tunnel de Malaunay, qu’ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans le charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d’eau, évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes, chaque fois qu’ils les allongeaient.
Un instant, Jacques songea que, s’il pouvait se relever, il fermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu’on le débarrassât de ce fou furieux, enragé d’ivresse et de jalousie. Il s’affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant la force de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans ses cheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un suprême effort, la main tâtonnante, l’autre comprit, se raidit sur les reins, le souleva ainsi qu’un enfant.
— Ah ! tu veux arrêter… Ah ! tu m’as pris ma femme… Va, va, faut que tu y passes !
La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la campagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que la foudre les emportait.
Mais Pecqueux, d’un dernier élan, précipita Jacques ; et celui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement, qu’il l’entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On les retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s’étouffer.
Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait toujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fougue de sa jeunesse, ainsi qu’une cavale indomptée encore, échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière était pourvue d’eau, le charbon dont le foyer venait d’être rempli, s’embrasait ; et, pendant la première demi-heure, la pression monta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s’était endormi. Les soldats, dont l’ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitement s’égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. On traversa Maromme, en coup de foudre. Il n’y avait plus de sifflet, à l’approche des signaux, au passage des gares. C’était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi les obstacles. Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son haleine.
À Rouen, on devait prendre de l’eau : et l’épouvante glaça la gare, lorsqu’elle vit passer, dans un vertige de fumée et de flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur, ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c’était pour être plus vite là-bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaient restés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri fut général : jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, ne traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée par des manœuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tous les grands Dépôts. Et l’on se précipita au télégraphe, on prévint. Justement, là-bas, un train de marchandises qui occupait la voie, put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement du monstre échappé s’entendait. Il s’était rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter. Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres, où son grondement peu à peu s’éteignit.
Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne tintaient, tous les cœurs battaient, à la nouvelle du train fantôme qu’on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville. On tremblait de peur : un express qui se trouvait en avant, allait sûrement être rattrapé. Lui, ainsi qu’un sanglier dans une futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni des pétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre une machine-pilote ; il terrifia Pont-de-l’Arche, car sa vitesse ne semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.
Qu’importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.
FIN