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La bête humaine, de Émile Zola
Chapitre 11

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C’était dans la grande chambre à coucher de la Croix-de-Maufras, la chambre tendue de damas rouge, dont les deux hautes fenêtres donnaient sur la ligne du chemin de fer, à quelques mètres. Du lit, un vieux lit à colonnes, placé en face, on voyait les trains passer. Et, depuis des années, on n’y avait pas enlevé un objet, pas dérangé un meuble.

Séverine avait fait monter dans cette pièce Jacques blessé, évanoui ; tandis qu’on laissait Henri Dauvergne au rez-de-chaussée, dans une autre chambre à coucher, plus petite. Elle gardait pour elle-même une chambre voisine de celle de Jacques, dont le palier seul la séparait. En deux heures, l’installation fut suffisamment confortable, car la maison était restée toute montée, il y avait jusqu’à du linge au fond des armoires. Un tablier noué par-dessus sa robe, Séverine se trouvait changée en infirmière, après avoir télégraphié simplement à Roubaud qu’il n’eût pas à l’attendre, qu’elle demeurerait là sans doute quelques jours, pour soigner des blessés, recueillis chez eux.

Et, dès le lendemain, le médecin avait cru pouvoir répondre de Jacques, même en huit jours il comptait le remettre sur pied : un véritable miracle, à peine de légers désordres intérieurs. Mais il recommandait les plus grands soins, l’immobilité la plus absolue. Aussi, lorsque le malade ouvrit les yeux, Séverine, qui le veillait comme un enfant, le supplia-t-elle d’être gentil, de lui obéir en toute chose. Lui, très faible encore, promit d’un signe de tête. Il avait toute sa lucidité, il reconnaissait cette chambre, décrite par elle, la nuit de ses aveux : la chambre rouge, où, dès seize ans et demi, elle avait cédé aux violences du président Grandmorin. C’était bien le lit qu’il occupait maintenant, c’étaient les fenêtres par lesquelles, sans même lever la tête, il regardait filer les trains, dans le brusque ébranlement de la maison tout entière. Et, cette maison, il la sentait à son entour, telle qu’il l’avait vue si souvent, lorsque lui-même passait là, emporté sur sa machine. Il la revoyait, plantée de biais au bord de la voie, dans sa détresse et dans l’abandon de ses volets clos, rendue, depuis qu’elle était à vendre, plus lamentable et plus louche par l’immense écriteau, qui ajoutait à la mélancolie du jardin, obstrué de ronces. Il se rappelait l’affreuse tristesse qu’il éprouvait chaque fois, le malaise dont elle le hantait, comme si elle se dressait à cette place pour le malheur de son existence. Aujourd’hui, couché dans cette chambre, si faible, il croyait comprendre, car ce ne pouvait être que cela : il allait sûrement y mourir.

Dès qu’elle l’avait vu en état de l’entendre, Séverine s’était empressée de le rassurer, en lui disant à l’oreille, pendant qu’elle remontait la couverture :

— Ne t’inquiète pas, j’ai vidé tes poches, j’ai pris la montre.

Il la regardait, les yeux élargis, faisant un effort de mémoire.

— La montre… Ah ! oui, la montre.

— On aurait pu te fouiller. Et je l’ai cachée parmi des affaires à moi. N’aie pas peur.

Il la remercia d’un serrement de main. En tournant la tête, il avait aperçu sur la table, le couteau, trouvé également dans une de ses poches. Lui, seulement, n’était pas à cacher : un couteau comme tous les autres.

Mais, le lendemain déjà, Jacques était plus fort, et il se reprit à espérer qu’il ne mourrait pas là. Il avait eu un véritable plaisir à reconnaître, près de lui, Cabuche, s’empressant, assourdissant sur le parquet ses pas lourds de colosse ; car, depuis l’accident, le carrier n’avait pas quitté Séverine, comme emporté lui aussi dans un ardent besoin de dévouement : il lâchait son travail, revenait chaque matin l’aider aux gros travaux du ménage, la servait en chien fidèle, les yeux fixés sur les siens. Ainsi qu’il le disait, c’était une rude femme, malgré son air mince. On pouvait bien faire quelque chose pour elle, qui faisait tant pour les autres. Et les deux amants s’habituaient à lui, se tutoyaient, s’embrassaient même, sans se gêner lorsqu’il traversait la chambre discrètement, en effaçant le plus possible son grand corps.

Jacques, cependant, s’étonnait des fréquentes absences de Séverine. Le premier jour, pour obéir au médecin, elle lui avait caché la présence d’Henri, en bas, sentant bien de quelle douceur apaisante lui serait l’idée d’une absolue solitude.

— Nous sommes seuls, n’est-ce pas ?

— Oui, mon chéri, seuls, tout à fait seuls… Dors tranquille.

Seulement, elle disparaissait à chaque minute, et dès le lendemain, il avait entendu, au rez-de-chaussée, des bruits de pas, des chuchotements. Puis, le jour suivant, ce fut toute une gaieté étouffée, des rires clairs, deux voix jeunes et fraîches qui ne cessaient point.

— Qu’y a-t-il ? qui est-ce ?… Nous ne sommes donc pas seuls ?

— Eh bien ! non, mon chéri, il y a en bas, juste sous ta chambre, un autre blessé que j’ai dû recueillir.

— Ah !… Qui donc ? 

— Henri, tu sais, le conducteur-chef ?

— Henri… Ah !

— Et, ce matin, ses sœurs sont arrivées. Ce sont elles que tu entends, elles rient de tout… Comme il va beaucoup mieux, elles repartiront ce soir, à cause de leur père qui ne peut se passer d’elles ; et Henri restera deux ou trois jours encore, pour se remettre complètement… Imagine-toi, il a sauté, lui, et rien de cassé ; seulement, il était comme idiot ; mais c’est revenu.

Jacques se taisait, fixait sur elle un regard si long, qu’elle ajouta :

— Tu comprends ? s’il n’était pas là, on pourrait jaser de nous deux… Tant que je ne suis pas seule avec toi, mon mari n’a rien à dire, j’ai un bon prétexte pour rester ici… Tu comprends ?

— Oui, oui, c’est très bien.

Et, jusqu’au soir, Jacques écouta les rires des petites Dauvergne, qu’il se souvenait d’avoir entendus, à Paris, monter ainsi de l’étage inférieur, dans la chambre où Séverine s’était confessée, entre ses bras. Puis, la paix se fit, il ne distingua plus que le pas léger de cette dernière, allant de lui à l’autre blessé. La porte d’en bas se refermait, la maison tombait à un silence profond. Deux fois, ayant très soif, il dut taper avec une chaise sur le plancher, pour qu’elle remontât. Et, quand elle reparaissait, elle était souriante, très empressée, expliquant qu’elle n’en finissait pas, parce qu’il fallait entretenir sur la tête d’Henri des compresses d’eau glacée.

Dès le quatrième jour, Jacques put se lever et passer deux heures dans un fauteuil, devant la fenêtre. En se penchant un peu, il apercevait l’étroit jardin, que le chemin de fer avait coupé, clos d’un mur bas, envahi d’églantiers aux fleurs pâles. Et il se rappelait la nuit où il s’était haussé, pour regarder par-dessus le mur, il revoyait le terrain assez vaste, de l’autre côté de la maison, fermé seulement d’une haie vive, cette haie qu’il avait franchie, et derrière laquelle il s’était heurté à Flore, assise au seuil de la petite serre en ruine, en train de démêler des cordes volées, à coups de ciseaux. Ah ! l’abominable nuit, toute pleine de l’épouvante de son mal ! Cette Flore, avec sa taille haute et souple de guerrière blonde, ses yeux flambants, fixés droit dans les siens, l’obsédait, depuis que le souvenir lui revenait, de plus en plus net. D’abord, il n’avait pas ouvert la bouche de l’accident, et personne autour de lui n’en parlait, par prudence. Mais chaque détail se réveillait, il reconstruisait tout, il ne songeait qu’à cela, d’un effort si continu, que, maintenant, à la fenêtre, son occupation unique était de rechercher les traces, de guetter les acteurs de la catastrophe. Pourquoi donc ne la voyait-il plus, elle, à son poste de garde-barrière, le drapeau au poing ? Il n’osait poser la question, cela aggravait le malaise que lui causait cette maison lugubre, qui lui semblait toute peuplée de spectres.

Un matin pourtant, comme Cabuche était là, aidant Séverine, il finit par se décider.

— Et Flore, elle est malade ?

Le carrier, saisi, ne comprit pas un geste de la jeune femme, crut qu’elle lui ordonnait de parler.

— La pauvre Flore, elle est morte !

Jacques les regardait, frémissant, et il fallut bien alors lui tout dire. À eux deux, ils lui contèrent le suicide de la jeune fille, comment elle s’était fait couper, sous le tunnel. On avait retardé l’enterrement de la mère jusqu’au soir, pour emmener la fille en même temps ; et elles dormaient côte à côte, dans le petit cimetière de Doinville, où elles étaient allées rejoindre la première partie, la cadette, cette douce et malheureuse Louisette, emportée elle aussi violemment, toute souillée de sang et de boue. Trois misérables, de celles qui tombent en route et qu’on écrase, disparues, comme balayées par le vent terrible de ces trains qui passaient !

— Morte, mon Dieu ! répéta très bas Jacques, ma pauvre tante Phasie, et Flore, et Louisette !

Au nom de cette dernière, Cabuche, qui aidait Séverine à pousser le lit, leva instinctivement les yeux sur elle, troublé par le souvenir de sa tendresse d’autrefois, dans la passion naissante dont il était envahi, sans défense, en être tendre et borné, en bon chien qui se donne dès la première caresse. Mais la jeune femme, au courant de ses tragiques amours, restait grave, le regardait avec des yeux de sympathie ; et il en fut très touché ; et, sa main ayant, sans le vouloir, effleuré la sienne, en lui passant les oreillers, il suffoqua, il répondit d’une voix bégayante à Jacques qui l’interrogeait.

— On l’accusait donc d’avoir provoqué l’accident ?

— Oh ! non, non… Seulement, c’était sa faute, vous comprenez bien.

En phrases coupées, il dit ce qu’il savait. Lui, n’avait rien vu, car il était dans la maison, quand les chevaux avaient marché, amenant le fardier en travers de la voie. C’était bien là son sourd remords, ces messieurs de la justice le lui avaient reproché durement : on ne quittait pas ses bêtes, l’effroyable malheur ne serait pas arrivé, s’il était resté avec elles. L’enquête avait donc abouti à une simple négligence de la part de Flore ; et, comme elle s’était punie elle-même, atrocement, l’affaire en demeurait là, on ne déplaçait même pas Misard, qui, de son air humble et déférent, s’était tiré d’embarras, en chargeant la morte : elle n’en faisait jamais qu’à sa tête, il devait sortir à chaque minute de son poste pour fermer la barrière. D’ailleurs, la Compagnie n’avait pu qu’établir ce matin-là, la parfaite correction de son service ; et, en attendant qu’il se remariât, elle venait de l’autoriser à prendre avec lui, pour garder la barrière, une vieille femme du voisinage, la Ducloux, une ancienne servante d’auberge, qui vivait de gains louches, amassés autrefois.

Lorsque Cabuche quitta la chambre, Jacques retint Séverine du regard. Il était très pâle.

— Tu sais bien que c’est Flore qui a tiré les chevaux, et qui a barré la voie, avec les pierres.

Séverine blêmit à son tour.

— Chéri, qu’est-ce que tu racontes !… Tu as la fièvre, il faut te recoucher.

— Non, non, ce n’est pas un cauchemar… Tu entends ? je l’ai vue, comme je te vois. Elle tenait les bêtes, elle empêchait le fardier d’avancer, avec sa poigne solide.

Alors, la jeune femme défaillit sur une chaise, en face de lui, les jambes cassées.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ça me fait peur… C’est monstrueux, je ne vais plus en dormir.

— Parbleu ! continua-t-il, la chose est claire, elle a tenté de nous tuer tous les deux, dans le tas… Depuis longtemps, elle me voulait, et elle était jalouse. Avec ça, une tête détraquée, des idées de l’autre monde… Tant de meurtres d’un coup, toute une foule dans du sang ! Ah ! la bougresse !

Ses yeux s’élargissaient, un tic nerveux tirait ses lèvres ; et il se tut, et ils continuèrent à se regarder, toute une grande minute. Puis, s’arrachant aux visions abominables qui s’évoquaient entre eux, il reprit à demi-voix :

— Ah ! elle est morte, c’est donc ça qu’elle revient ! Depuis que j’ai repris connaissance, il me semble toujours qu’elle est là. Ce matin encore, je me suis retourné, en la croyant au chevet de mon lit… Elle est morte, et nous vivons. Pourvu qu’elle ne se venge pas, maintenant !

Séverine frissonna.

— Tais-toi, tais-toi donc ! Tu me rendras folle.

Et elle sortit, Jacques l’entendit qui descendait près de l’autre blessé. Lui, resté à la fenêtre, s’oublia de nouveau à examiner la voie, la petite maison du garde-barrière, avec son grand puits, le poste de cantonnement, cette étroite baraque de planches, où Misard semblait sommeiller, dans sa régulière et monotone besogne. Ces choses l’absorbaient maintenant pendant des heures, comme à la recherche d’un problème qu’il ne pouvait résoudre, et dont la solution pourtant importait à son salut.

Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet être chétif, doux et blême, continuellement secoué d’une petite toux mauvaise, et qui avait empoisonné sa femme, et qui était venu à bout de cette gaillarde, en insecte rongeur, entêté à sa passion. Sûrement, depuis des années, il n’avait pas eu d’autre idée dans la tête, de jour et de nuit, pendant les douze interminables heures de son service. À chaque tintement électrique qui lui annonçait un train, sonner de la trompe ; puis, le train passé, la voie fermée, pousser un bouton pour l’annoncer au poste suivant, en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste précédent : c’étaient là des mouvements simplement mécaniques, qui avaient fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie végétative. Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de ses appareils. Presque toujours assis dans sa guérite, il n’y prenait d’autre distraction que d’y déjeuner le plus longuement possible. Ensuite, il retombait à son hébétude, le crâne vide, sans une pensée, tourmenté surtout de terribles somnolences, s’endormant parfois les yeux ouverts. La nuit, s’il ne voulait pas succomber à cette irrésistible torpeur, il lui fallait se lever, marcher, les jambes molles, ainsi qu’un homme ivre. Et c’était ainsi que la lutte avec sa femme, ce sourd combat pour les mille francs cachés, à qui les aurait après la mort de l’autre, devait avoir été, durant des mois et des mois, l’unique réflexion, dans ce cerveau engourdi d’homme solitaire. Quand il sonnait de la trompe, quand il manœuvrait ses signaux, veillant en automate à la sécurité de tant de vies, il songeait au poison ; et, quand il attendait, les bras inertes, les yeux vacillants de sommeil, il y songeait encore. Rien au-delà : il la tuerait, il chercherait, c’était lui qui aurait l’argent.

Aujourd’hui, Jacques s’étonnait de le trouver le même. On tuait donc sans secousse, et la vie continuait. Après la fièvre des premières fouilles, Misard, en effet, venait de retomber à son flegme, d’une douceur sournoise d’être fragile qui craint les chocs. Au fond, il avait eu beau la manger, sa femme triomphait quand même ; car il restait battu, il retournait la maison, sans rien découvrir, pas un centime ; et ses regards seuls, des regards inquiets et fureteurs, disaient sa préoccupation, dans sa face terreuse. Continuellement, il revoyait les yeux grands ouverts de la morte, le rire affreux de ses lèvres, qui répétaient : « Cherche ! cherche ! » Il cherchait, il ne pouvait maintenant donner à sa cervelle une minute de repos ; sans relâche, elle travaillait, travaillait, en quête de l’endroit où le magot était enfoui, reprenant l’examen des cachettes possibles, rejetant celles qu’il avait fouillées déjà, s’allumant de fièvre dès qu’il en imaginait une nouvelle, brûlé alors d’une telle hâte qu’il lâchait tout pour y courir, inutilement : supplice intolérable à la longue, torture vengeresse, sorte d’insomnie cérébrale qui le tenait éveillé, stupide et réfléchissant malgré lui, sous le tic-tac d’horloge de l’idée fixe. Quand il soufflait dans sa trompe, une fois pour les trains descendants, deux fois pour les trains montants, il cherchait ; quand il obéissait aux sonneries, quand il poussait les boutons de ses appareils, fermant, ouvrant la voie, il cherchait ; sans cesse, il cherchait, cherchait éperdument, le jour, pendant ses longues attentes, alourdi d’oisiveté, la nuit, tourmenté de sommeil, comme exilé au bout du monde, dans le silence de la grande campagne noire. Et la Ducloux, la femme qui, à présent, gardait la barrière, travaillée du désir de se faire épouser, était aux petits soins, inquiète de ce que jamais plus il ne fermait l’œil.

Une nuit, Jacques, qui commençait à faire quelques pas dans sa chambre, s’étant levé et approché de la fenêtre, vit une lanterne aller et venir chez Misard : sûrement, l’homme cherchait. Mais, la nuit suivante, comme le convalescent guettait de nouveau, il eut l’étonnement de reconnaître Cabuche, dans une grande forme sombre, debout sur la route, sous la fenêtre de la pièce voisine, où dormait Séverine. Et cela, sans qu’il sût pourquoi, au lieu de l’irriter, l’emplit de commisération et de tristesse : un malheureux encore, cette grande brute, plantée là, ainsi qu’une bête affolée et fidèle. Vraiment, Séverine, si mince, pas belle lorsqu’on la détaillait, était donc d’un charme bien puissant, avec ses cheveux d’encre et ses pâles yeux de pervenche, pour que les sauvages eux-mêmes, les colosses bornés, eussent ainsi la chair prise, jusqu’à passer les nuits à sa porte, en petits garçons tremblants ! Il se rappela des faits, l’empressement du carrier à l’aider, les regards de servitude dont il s’offrait à elle. Oui, certainement, Cabuche l’aimait, la désirait. Et, le lendemain, l’ayant surveillé, il le vit qui ramassait furtivement une épingle à cheveux, tombée de son chignon, en faisant le lit, et qui la gardait dans son poing, pour ne pas la rendre. Jacques songeait à son propre tourment, tout ce qu’il avait souffert du désir, tout ce qui revenait en lui de trouble et d’effrayant, avec la santé.

Deux jours encore se passèrent, la semaine s’achevait, et ainsi que le médecin l’avait prévu, les blessés allaient pouvoir reprendre leur service. Un matin, le mécanicien, étant à la fenêtre, vit passer, sur une machine toute neuve, son chauffeur Pecqueux, qui le salua de la main, comme s’il l’appelait. Mais il n’avait aucune hâte, un réveil de passion le retenait là, une sorte d’attente anxieuse de ce qui devait se produire. Le jour même, en bas, il entendit de nouveau les rires frais et jeunes, une gaieté de grandes filles, emplissant la triste demeure du tapage d’un pensionnat en récréation. Il avait reconnu les petites Dauvergne. Il n’en parla point à Séverine, qui, d’ailleurs, la journée entière, s’échappa, sans pouvoir rester cinq minutes près de lui. Puis, le soir, la maison tomba à un silence de mort. Et, comme, l’air grave, un peu pâle, elle s’attardait dans sa chambre, il la regarda fixement, il lui demanda :

— Alors, il est parti, ses sœurs l’ont emmené ?

Elle répondit d’une voix brève :

— Oui.

— Et nous sommes seuls enfin, tout à fait seuls ?

— Oui, tout à fait seuls… Demain, il faudra nous quitter, je retournerai au Havre. C’est fini, de camper dans ce désert.

Lui, continuait à la regarder, d’un air souriant et gêné. Pourtant, il se décida :

— Tu regrettes qu’il soit parti, hein ?

Et, comme elle tressaillait, en voulant protester, il l’arrêta.

— Ce n’est pas une querelle que je te cherche. Tu vois bien que je ne suis pas jaloux. Un jour, tu m’as dit de te tuer, si tu m’étais infidèle, et, n’est-ce pas ? je n’ai point l’air d’un amant qui songe à tuer sa maîtresse… Mais, vraiment, tu ne bougeais plus d’en bas. Impossible de t’avoir à moi une minute. J’ai fini par me rappeler ce que disait ton mari, que tu coucherais un beau soir avec ce garçon, sans plaisir, uniquement pour recommencer autre chose.

Elle avait cessé de se débattre, elle répéta à deux reprises, lentement :

— Recommencer, recommencer…

Puis, dans un élan d’irrésistible franchise : 

— Eh bien ! écoute, c’est vrai… Nous pouvons nous dire tout, nous autres. Il y a assez de choses qui nous lient… Depuis des mois, il me poursuivait, cet homme. Il savait que j’étais à toi, il pensait que ça ne me coûterait pas davantage d’être à lui. Et, quand je l’ai retrouvé en bas, il m’a parlé encore, il m’a répété qu’il m’aimait à en mourir, l’air si pénétré de reconnaissance pour les soins que je lui donnais, avec une telle douceur de tendresse, que, c’est vrai, j’ai fait un moment le rêve de l’aimer aussi, de recommencer autre chose, quelque chose de meilleur, de très doux… Oui, quelque chose sans plaisir peut-être, mais qui m’aurait calmée…

Elle s’interrompit, hésita avant de continuer.

— Car, devant nous deux, maintenant, c’est barré, nous n’irons pas plus loin… Notre rêve de départ, cet espoir d’être riches et heureux, là-bas, en Amérique, toute cette félicité qui dépendait de toi, elle est impossible, puisque tu n’as pas pu… Oh ! je ne te reproche rien, il vaut même mieux que la chose ne se soit pas faite, mais je veux te faire comprendre qu’avec toi je n’ai plus rien à attendre : demain sera comme hier, les mêmes ennuis, les mêmes tourments.

Il la laissait parler, il ne la questionna qu’en la voyant se taire.

— Et c’est pour ça que tu as couché avec l’autre ?

Elle avait fait quelques pas dans la chambre, elle revint, haussa les épaules.

— Non, je n’ai pas couché avec lui, et je te le dis simplement, et tu me crois, j’en suis sûre, parce que désormais nous n’avons pas à nous mentir… Non, je n’ai pas pu, pas davantage que tu n’as pu toi-même, pour l’autre affaire. Hein ? ça t’étonne qu’une femme ne puisse se donner à un homme, quand elle raisonne le cas, en trouvant qu’elle y aurait intérêt. Moi-même, je n’en pensais pas si long, ça ne m’avait jamais coûté d’être gentille, je veux dire de faire ce plaisir à mon mari ou à toi, quand je vous voyais m’aimer si fort. Eh bien ! je n’ai pas pu, cette fois-là. Il m’a baisé les mains, pas même les lèvres, je te le jure. Il m’attend à Paris, plus tard, parce que je le voyais si malheureux, que je n’ai pas voulu le désespérer.

Elle avait raison, Jacques la croyait, il voyait bien qu’elle ne mentait pas. Et il était repris d’une angoisse, le trouble affreux de son désir grandissait, à penser qu’il était maintenant enfermé seul avec elle, loin du monde, dans la flamme rallumée de leur passion. Il voulut s’échapper, il s’écria :

— Mais l’autre encore, il y en a un autre, ce Cabuche !

Un brusque mouvement la ramena de nouveau.

— Ah ! tu t’es aperçu, tu sais cela aussi… Oui, c’est vrai, il y a celui-là encore. Je me demande ce qu’ils ont tous… Celui-là ne m’a jamais dit un mot. Mais je le vois bien qui se tord les bras, quand nous nous embrassons. Il m’entend te tutoyer, il pleure dans les coins. Et puis, il me vole tout, des affaires à moi, des gants, jusqu’à des mouchoirs qui disparaissent, qu’il emporte là-bas, dans sa caverne, comme des trésors… Seulement, tu ne vas pas t’imaginer que je suis capable de céder à ce sauvage. Il est trop gros, il me ferait peur. D’ailleurs, il ne demande rien… Non, non, ces grandes brutes, quand c’est timide, ça meurt d’amour, sans rien exiger. Tu pourrais me laisser un mois à sa garde, il ne me toucherait pas du bout des doigts, pas plus qu’il n’avait touché à Louisette, ça, j’en réponds aujourd’hui.

À ce souvenir, leurs regards se rencontrèrent, un silence régna. Les choses du passé s’évoquaient, leur rencontre chez le juge d’instruction, à Rouen, puis leur premier voyage à Paris, si doux, et leurs amours, au Havre, et tout ce qui avait suivi, de bon et de terrible. Elle se rapprocha, elle était si près de lui, qu’il sentait la tiédeur de son haleine.

— Non, non, encore moins avec celui-là qu’avec l’autre. Avec personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas… Et veux-tu savoir pourquoi ? Va, je le sens à cette heure, je suis sûre de ne pas me tromper : c’est parce que tu m’as prise tout entière. Il n’y a pas d’autre mot : oui, prise, comme on prend quelque chose des deux mains, qu’on l’emporte, qu’on en dispose à chaque minute, ainsi que d’un objet à soi. Avant toi, je n’ai été à personne. Je suis tienne et je resterai tienne, même si tu ne le veux pas, même si je ne le veux pas moi-même… Ça, je ne saurais l’expliquer. Nous nous sommes rencontrés ainsi. Avec les autres, ça me fait peur, ça me répugne ; tandis que toi, tu as fait de ça un plaisir délicieux, un vrai bonheur du ciel… Ah ! je n’aime que toi, je ne peux plus aimer que toi !

Elle avançait les bras, pour l’avoir à elle, dans une étreinte, pour poser la tête sur son épaule, la bouche à ses lèvres. Mais il lui avait saisi les mains, il la retenait, éperdu, terrifié de sentir l’ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang qui lui battait le crâne. C’était la sonnerie d’oreilles, les coups de marteau, la clameur de foule de ses grandes crises d’autrefois. Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la posséder en plein jour ni même à la clarté d’une bougie, dans la peur de devenir fou, s’il voyait. Et une lampe était là, qui les éclairait vivement tous les deux ; et, s’il tremblait ainsi, s’il commençait à s’enrager, ce devait être qu’il apercevait la rondeur blanche de sa gorge, par le col dégrafé de la robe de chambre.

Suppliante, brûlante, elle continua :

— Notre existence a beau être barrée, tant pis ! Si je n’attends de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramènera pour nous les mêmes ennuis et les mêmes tourments, ça m’est égal, je n’ai pas autre chose à faire que de traîner ma vie et de souffrir avec toi. Nous allons retourner au Havre, ça ira comme ça voudra, pourvu que je t’aie ainsi une heure, de temps à autre… Voici trois nuits que je ne dors plus, torturée dans ma chambre, là, de l’autre côté du palier, par le besoin de venir te rejoindre. Tu avais été si souffrant, tu me semblais si sombre, que je n’osais pas… Mais, dis, garde-moi, ce soir. Tu verras comme ce sera gentil, je me ferai toute petite, pour ne pas te gêner. Et puis, songe que c’est la dernière nuit… On est au bout de la terre, dans cette maison. Écoute, pas un souffle, pas une âme. Personne ne peut venir, nous sommes seuls, si absolument seuls, que personne ne le saurait, si nous mourions aux bras l’un de l’autre.

Déjà, dans la fureur de son désir de possession, exalté par ces caresses, Jacques n’ayant pas d’arme, avançait les doigts pour étrangler Séverine, lorsque, d’elle-même, elle céda à l’habitude prise, se tourna et éteignit la lampe. Alors, il l’emporta, ils se couchèrent. Ce fut une de leurs plus ardentes nuits d’amour, la meilleure, la seule où ils se sentirent confondus, disparus l’un dans l’autre. Brisés de ce bonheur, anéantis au point de ne plus sentir leur corps, ils ne s’endormirent pourtant pas, ils restèrent liés d’une étreinte. Et, comme pendant la nuit des aveux, à Paris, dans la chambre de la mère Victoire, lui l’écoutait, silencieux, tandis qu’elle, la bouche collée à son oreille, chuchotait très bas des paroles sans fin. Peut-être, ce soir-là, avait-elle senti la mort passer sur sa nuque, avant d’éteindre la lampe. Jusqu’à ce jour, elle était demeurée souriante, inconsciente, sous la continuelle menace de meurtre, aux bras de son amant. Mais elle venait d’en avoir le petit frisson froid, et c’était cette épouvante inexpliquée qui la nouait si étroitement à cette poitrine d’homme, dans un besoin de protection. Son léger souffle était comme le don même de sa personne. 

— Oh ! mon chéri, si tu avais pu, que nous aurions été heureux là-bas… ! Non, non, je ne te demande plus de faire ce que tu ne peux pas faire ; seulement, je regrette tant notre rêve !… J’ai eu peur, tout à l’heure. Je ne sais pas, il me semble que quelque chose me menace. C’est un enfantillage sans doute à chaque minute, je me retourne, comme si quelqu’un était là, prêt à me frapper… Et je n’ai que toi mon chéri, pour me défendre. Toute ma joie dépend de toi, tu es maintenant ma seule raison de vivre.

Sans répondre, il la serra davantage, mettant dans cette pression ce qu’il ne disait point : son émotion, son désir sincère d’être bon pour elle, l’amour violent qu’elle n’avait pas cessé de lui inspirer. Et il avait encore voulu la tuer, ce soir-là ; car, si elle ne s’était pas tournée, pour éteindre la lampe, il l’aurait étranglée, c’était certain. Jamais il ne guérirait, les crises revenaient au hasard des faits, sans qu’il pût même en découvrir, en discuter les causes. Ainsi, pourquoi ce soir-là, lorsqu’il la retrouvait fidèle, d’une passion élargie et confiante ? Était-ce donc que plus elle l’aimait, plus il la voulait posséder, jusqu’à la détruire, dans ces ténèbres effrayantes de l’égoïsme du mâle ? L’avoir comme la terre, morte !

— Dis, mon chéri, pourquoi donc ai-je peur ? Sais-tu, toi, quelque chose qui me menace ?

— Non, non, sois tranquille, rien ne te menace.

— C’est que tout mon corps tremble, par moments. Il y a, derrière moi, un continuel danger, que je ne vois pas, mais que je sens bien… Pourquoi donc ai-je peur ?

— Non, non, n’aie pas peur… Je t’aime, je ne laisserai personne te faire du mal… Vois, comme cela est bon, d’être ainsi, l’un dans l’autre !

Il y eut un silence, délicieux.

— Ah ! mon chéri, continua-t-elle de son petit souffle de caresse, des nuits et des nuits encore, toutes pareilles à celle-ci, des nuits sans fin où nous serions comme ça, à ne faire qu’un… Tu sais, nous vendrions cette maison, nous partirions avec l’argent, pour rejoindre en Amérique ton ami, qui t’attend toujours… Pas un jour je ne me couche, sans arranger notre vie là-bas… Et, tous les soirs, ce serait comme ce soir. Tu me prendrais, je serais à toi, nous finirions par nous endormir aux bras l’un de l’autre… Mais tu ne peux pas, je le sais. Si je t’en parle, ce n’est pas pour te faire de la peine, c’est parce que ça me sort du cœur, malgré moi.

Une décision brusque, qu’il avait déjà prise si souvent, envahit Jacques : tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle. Cette fois, comme les autres, il crut en avoir la volonté absolue, inébranlable.

— Je n’ai pas pu, murmura-t-il à son tour, mais je pourrai. Ne te l’ai-je pas promis ?

Elle protesta, faiblement.

— Non, ne promets pas, je t’en prie… Nous en sommes malades après, quand le courage t’a manqué… Et puis, c’est affreux, il ne faut pas, non, non ! il ne faut pas.

— Si, tu le sais bien, il le faut, au contraire. C’est parce qu’il le faut, que j’en trouverai la force… Je voulais t’en parler, et nous allons en parler, puisque nous sommes là, seuls, tranquilles à ne pas voir nous-mêmes la couleur de nos paroles.

Déjà, elle se résignait, soupirante, le cœur gonflé, battant à si grands coups, qu’il le sentait battre contre son propre cœur.

— Oh ! mon Dieu ! tant que ça ne devait pas se faire, je le désirais… Mais, à présent que ça devient sérieux, je ne vais plus vivre.

Et ils se turent, il y eut un nouveau silence, sous le poids lourd de cette résolution. Autour d’eux, ils sentaient le désert, la désolation de ce pays farouche. Ils avaient très chaud, les membres moites, enlacés, fondus ensemble. 

Puis, comme, d’une caresse errante, il lui mettait des baisers au cou, sous le menton, ce fut elle qui reprit son léger murmure.

— Il faudrait qu’il vînt ici… Oui, je pourrais l’appeler, sous un prétexte. Je ne sais pas lequel. Nous verrons plus tard… Alors, n’est-ce pas ? tu l’attendrais, tu te cacherais ; et ça irait tout seul, car on est certain de n’être pas dérangé, ici… Hein ? c’est ça qu’il faut faire.

Docile, tandis que ses lèvres descendaient du menton à la gorge, il se contenta de répondre :

— Oui, oui.

Mais elle, très réfléchie, pesait chaque détail ; et, au fur et à mesure que le plan se développait dans sa tête, elle le discutait et l’améliorait.

— Seulement, mon chéri, ce serait trop bête de ne pas prendre nos précautions. Si nous devions nous faire arrêter le lendemain, j’aimerais mieux rester comme nous sommes… Vois-tu, j’ai lu ça, je ne me rappelle plus où, dans un roman bien sûr ; le mieux serait de faire croire à un suicide… Il est si drôle depuis quelque temps, si détraqué et si sombre, que ça ne surprendrait personne d’apprendre brusquement qu’il est venu ici pour se tuer… Mais, voilà, il s’agirait de trouver le moyen, d’arranger la chose, de façon que l’idée de suicide fût acceptable… N’est-ce pas ?

— Oui, sans doute.

Elle cherchait, suffoquée un peu, parce qu’il lui ramassait la gorge sous ses lèvres, pour la baiser toute.

— Hein ? quelque chose qui cacherait la trace… Dis donc, c’est une idée ! Si, par exemple, il avait ça au cou, nous n’aurions qu’à le prendre et à le porter, à nous deux, là, en travers de la voie. Comprends-tu ? nous lui mettrions le cou sur un rail, de manière à ce que le premier train le décapitât. On pourrait chercher ensuite, quand il aurait tout ça écrasé : plus de trou, plus rien !… Est-ce que ça va, dis ?

— Oui, ça va, c’est très bien.

Tous deux s’animaient, elle était presque gaie et fière d’avoir de l’imagination. À une caresse plus vive, elle fut parcourue d’un frémissement.

— Non, laisse-moi, attends un peu… Car, mon chéri, j’y songe, ça ne va pas encore. Si tu restes ici avec moi, le suicide quand même semblera louche. Il faut que tu partes. Entends-tu ? demain, tu partiras, mais d’une façon ouverte, devant Cabuche, devant Misard, pour que ton départ soit bien établi. Tu prendras le train à Barentin, tu descendras à Rouen, sous un prétexte ; puis, dès que la nuit sera tombée, tu reviendras, je te ferai entrer par derrière. Il n’y a que quatre lieues, tu peux être de retour en moins de trois heures… Cette fois, tout est réglé. C’est fait, si tu le veux.

— Oui, je le veux, c’est fait.

Lui-même, maintenant, réfléchissait, ne la baisait plus, inerte. Et il y eut encore un silence, pendant qu’ils demeuraient ainsi, sans bouger, aux bras l’un de l’autre, comme anéantis dans l’acte futur, arrêté, certain désormais. Puis, lentement, la sensation de leurs deux corps leur revint, et ils s’étouffaient d’une étreinte grandissante, lorsqu’elle s’arrêta, les bras dénoués.

— Eh bien ! et le prétexte pour le faire venir ici ? Il ne pourra toujours prendre que le train de huit heures du soir, après son service, et il n’arrivera pas avant dix heures : ça vaut mieux… Tiens ! justement, cet acquéreur pour la maison, dont Misard m’a parlé, et qui doit visiter après-demain matin ! Voilà, je vais télégraphier à mon mari, en me levant, que sa présence est absolument nécessaire. Il sera là demain soir. Toi, tu partiras dans l’après-midi, et tu pourras être de retour avant qu’il arrive. Il fera nuit, pas de lune, rien qui nous gêne… Tout s’arrange parfaitement. 

— Oui, parfaitement.

Et, cette fois, emportés jusqu’à l’évanouissement, ils s’aimèrent. Lorsqu’ils s’endormirent enfin, au fond du grand silence, en se tenant encore à pleins bras, il ne faisait pas jour, la pointe de l’aube commençait à blanchir les ténèbres qui les avaient cachés l’un à l’autre, comme enveloppés d’un manteau noir. Lui, jusqu’à dix heures, dormit d’un sommeil écrasé, sans un rêve ; et, quand il ouvrit les yeux, il était seul, elle s’habillait dans sa chambre, de l’autre côté du palier. Une nappe de clair soleil entrait par la fenêtre, incendiant les rideaux rouges du lit, les tentures rouges des murs, tout ce rouge dont flambait la pièce ; tandis que la maison tremblait du tonnerre d’un train, qui venait de passer. Ce devait être ce train qui l’avait réveillé. Ébloui, il regarda le soleil, le ruissellement rouge où il était ; puis, il se souvint : c’était décidé, c’était la nuit prochaine qu’il tuerait, lorsque ce grand soleil aurait disparu.

Les choses se passèrent, ce jour-là, ainsi que les avaient arrêtées Séverine et Jacques. Elle, avant le déjeuner, pria Misard de porter à Doinville la dépêche pour son mari ; et, vers trois heures, comme Cabuche était là, lui, ouvertement, fit ses préparatifs de départ. Même, comme il partait, pour prendre à Barentin le train de quatre heures quatorze, le carrier l’accompagna, par désœuvrement, par le sourd besoin qui le rapprochait de lui, heureux de retrouver chez l’amant un peu de la femme qu’il désirait. À Rouen, où Jacques arriva à cinq heures moins vingt, il descendit, près de la gare, dans une auberge que tenait une de ses payses. Le lendemain, il parlait de voir des camarades, avant d’aller à Paris reprendre son service. Mais il se dit très fatigué, ayant trop présumé de ses forces ; et, dès six heures, il se retira pour dormir, dans une chambre qu’il s’était fait donner au rez-de-chaussée, avec une fenêtre qui s’ouvrait sur une ruelle déserte. Dix minutes plus tard, il était en route pour la Croix-de-Maufras, après avoir enjambé cette fenêtre, sans être vu, en ayant bien soin de repousser le volet, de façon à pouvoir rentrer par là, secrètement.

Ce fut seulement à neuf heures un quart que Jacques se retrouva devant la maison solitaire, plantée de biais au bord de la voie, dans la détresse de son abandon. La nuit était très noire, pas une lueur n’éclairait la façade hermétiquement close. Et il eut encore au cœur le choc douloureux, ce coup d’affreuse tristesse, qui était comme le pressentiment du malheur dont l’inévitable échéance l’attendait là. Ainsi que cela était convenu avec Séverine, il jeta trois petits cailloux dans le volet de la chambre rouge ; puis, il passa derrière la maison, où une porte, silencieusement, finit par s’ouvrir. L’ayant refermée derrière lui, il suivit des pas légers qui montaient l’escalier, à tâtons. Mais, en haut, à la lueur de la grosse lampe brûlant sur le coin d’une table, quand il aperçut le lit déjà défait, les vêtements de la jeune femme jetés en travers d’une chaise, et elle-même en chemise, les jambes nues, coiffée pour la nuit, avec ses cheveux épais, noués très haut, dégageant le cou, il resta immobile de surprise.

— Comment ! tu t’es couchée ?

— Sans doute, ça vaut beaucoup mieux… Une idée qui m’est venue. Tu comprends, quand il arrivera et que je descendrai lui ouvrir comme ça, il se méfiera encore moins. Je lui raconterai que j’ai été prise de migraine. Déjà Misard croit que je suis souffrante. Ça me permettra de dire que je n’ai pas quitté cette chambre, lorsque demain matin on le retrouvera, lui, en bas, sur la voie.

Mais Jacques frémissait, s’emportait.

— Non, non, habille-toi… Il faut que tu sois debout. Tu ne peux pas rester comme ça.

Elle s’était mise à sourire, étonnée.

— Pourquoi donc, mon chéri ? Ne t’inquiète pas, je t’assure que je n’ai pas froid du tout… Tiens ! vois donc si j’ai chaud !

D’un mouvement câlin, elle s’approchait pour se pendre à lui de ses bras nus, levant sa gorge ronde, que découvrait la chemise, glissée sur une épaule. Et, comme il se reculait, dans une irritation croissante, elle se fit docile.

— Ne te fâche pas, je vais me refourrer dans le lit. Tu n’auras plus peur que je prenne du mal.

Lorsqu’elle fut recouchée, le drap au menton, il parut en effet se calmer un peu. D’ailleurs, elle continuait de parler d’un air tranquille, elle lui expliquait comment elle avait arrangé les choses dans sa tête.

— Dès qu’il frappera, je descendrai lui ouvrir. D’abord, j’avais l’idée de le laisser monter jusqu’ici, où tu l’aurais attendu. Mais, pour le redescendre, ça aurait compliqué encore ; et puis, dans cette chambre, c’est du parquet, tandis que le vestibule est dallé, ce qui me permettra de laver aisément, s’il y a des taches… Même, en me déshabillant tout à l’heure, je songeais à un roman, où l’auteur raconte qu’un homme, pour en tuer un autre, s’était mis tout nu. Tu comprends ? on se lave après, on n’a pas sur ses vêtements une seule éclaboussure… Hein ! si tu te déshabillais toi aussi, si nous enlevions nos chemises ?

Effaré, il la regarda. Mais elle avait sa figure douce, ses yeux clairs de petite fille, simplement préoccupée de la bonne conduite de l’affaire, pour la réussite. Tout cela se passait dans sa tête. Lui, à cette évocation de leurs deux nudités, sous l’éclaboussement du meurtre, était repris, secoué jusqu’aux os, du frisson abominable.

— Non, non !… Comme des sauvages, alors. Pourquoi pas lui manger le cœur ? Tu le détestes donc bien ?

La face de Séverine s’était brusquement assombrie. Cette question la rejetait, de ses préparatifs de ménagère prudente, dans l’horreur de l’acte. Des larmes noyèrent ses yeux. 

— J’ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guère l’aimer. Cent fois, je l’ai dit : tout, plutôt que de rester avec cet homme une semaine encore. Mais, tu as raison, c’est affreux d’en venir là, il faut vraiment que nous ayons l’envie d’être heureux ensemble… Enfin, nous descendrons sans lumière. Tu te mettras derrière la porte, et quand je l’aurai ouverte et qu’il sera entré, tu feras comme tu voudras… Moi, si je m’en occupe, c’est pour t’aider, c’est pour que tu n’aies pas le souci à toi seul. J’arrange ça le mieux que je peux.

Devant la table, il s’était arrêté, en voyant le couteau, l’arme qui avait déjà servi au mari lui-même, et qu’elle venait de mettre évidemment là, pour qu’il l’en frappât à son tour. Grand ouvert, le couteau luisait sous la lampe. Il le prit, l’examina. Elle se taisait, regardant elle aussi. Puisqu’il le tenait, il était inutile de lui en parler. Et elle ne continua que lorsqu’il l’eut reposé sur la table.

— N’est-ce pas ? mon chéri, ce n’est pas moi qui te pousse. Il en est temps encore, va-t’en, si tu ne peux pas.

Mais, d’un geste violent, il s’entêtait.

— Est-ce que tu me prends pour un lâche ? Cette fois, c’est fait, c’est juré !

À ce moment, la maison fut ébranlée par le tonnerre d’un train, qui passait en coup de foudre, si près de la chambre, qu’il semblait la traverser de son grondement ; et il ajouta :

— Voici son train, le direct de Paris. Il est descendu à Barentin, il sera ici dans une demi-heure.

Et ni Jacques ni Séverine ne parlèrent plus, un long silence régna. Là-bas, ils voyaient cet homme qui s’avançait par les sentiers étroits, à travers la nuit noire. Lui, mécaniquement, s’était mis à marcher aussi dans la chambre, comme s’il eût compté les pas de l’autre, que chaque enjambée rapprochait un peu. Encore un, encore un ; et, au dernier, il serait embusqué derrière la porte du vestibule, il lui planterait le couteau dans le cou, dès qu’il entrerait. Elle, le drap toujours au menton, couchée sur le dos, avec ses grands yeux fixes, le regardait aller et venir, l’esprit bercé par la cadence de sa marche, qui lui arrivait comme un écho des pas lointains, là-bas. Sans cesse un autre après un autre, rien ne les arrêterait plus. Quand il y en aurait assez, elle sauterait du lit, descendrait ouvrir, pieds nus, sans lumière. « C’est toi, mon ami, entre donc, je me suis couchée. » Et il ne répondrait même pas, il tomberait dans l’obscurité, la gorge ouverte.

De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l’omnibus qui croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, à cinq minutes de distance. Jacques s’était arrêté, surpris. Cinq minutes seulement ! comme ce serait long, d’attendre une demi-heure ! Un besoin de mouvement le poussait, il se remit à aller d’un bout de la chambre à l’autre. Il s’interrogeait déjà, inquiet, pareil à ces mâles qu’un accident nerveux frappe dans leur virilité : pourrait-il ? Il connaissait bien, en lui, la marche du phénomène, pour l’avoir suivie à plus de dix reprises : d’abord, une certitude, une résolution absolue de tuer ; puis, une oppression au creux de la poitrine, un refroidissement des pieds et des mains ; et, d’un coup, la défaillance, l’inutilité de la volonté sur les muscles devenus inertes. Afin de s’exciter par le raisonnement, il se répétait ce qu’il s’était dit tant de fois : son intérêt à supprimer cet homme, la fortune qui l’attendait en Amérique, la possession de la femme qu’il aimait. Le pis était que, tout à l’heure, en trouvant cette dernière demi-nue, il avait bien cru l’affaire manquée encore ; car il cessait de s’appartenir, dès que reparaissait son ancien frisson. Un instant, il venait de trembler devant la tentation trop forte, elle qui s’offrait, et ce couteau ouvert, qui était là. Mais, maintenant, il restait solide, bandé vers l’effort. Il pourrait. Et il continuait d’attendre l’homme, battant la chambre, de la porte à la fenêtre, passant à chaque tour près du lit, qu’il ne voulait point voir.

Séverine, dans ce lit, où ils s’étaient aimés pendant les heures brûlantes et noires de la nuit précédente, ne bougeait toujours pas. La tête immobile sur l’oreiller, elle le suivait d’un va-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitée de la crainte que, cette nuit-là encore, il n’osât point. En finir, recommencer, elle ne voulait que cela, au fond de son inconscience de femme d’amour, complaisante à l’homme, toute à celui qui la tenait, sans cœur pour l’autre qu’elle n’avait jamais désiré. On s’en débarrassait, puisqu’il gênait, rien n’était plus naturel ; et elle devait réfléchir, pour s’émouvoir de l’abomination du crime : dès que l’image du sang, des complications horribles s’effaçait de nouveau, elle retombait à son calme souriant, avec son visage d’innocence, tendre et docile. Cependant, elle, qui croyait bien connaître Jacques, s’étonnait. Il avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés d’or ; mais sa mâchoire inférieure avançait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu’il s’en trouvait défiguré. En passant près d’elle, il venait de la regarder, comme malgré lui, et l’éclat de ses yeux s’était terni d’une fumée rousse, tandis qu’il se rejetait en arrière, d’un recul de tout son corps. Qu’avait-il donc à l’éviter ? Était-ce que son courage, une fois de plus, l’abandonnait ? Depuis quelque temps, dans l’ignorance du continuel danger de mort où elle était avec lui, elle expliquait la peur sans cause, instinctive, qu’elle éprouvait, par le pressentiment d’une rupture prochaine. Brusquement, elle eut la conviction que, si, tout à l’heure, il ne pouvait frapper, il fuirait pour ne plus jamais revenir. Alors, elle décida qu’il tuerait, qu’elle saurait lui en donner la force, s’il en était besoin. À ce moment, un nouveau train passait, un train de marchandises interminable, dont la queue de wagons semblait rouler depuis une éternité, dans le silence lourd de la chambre. Et, soulevée sur un coude, elle attendait que cette secousse d’ouragan se fût perdue au loin, au fond de la campagne endormie :

— Encore un quart d’heure, dit Jacques tout haut. Il a dépassé le bois de Bécourt, il est à moitié route. Ah ! que c’est long !

Mais, comme il revenait vers la fenêtre, il trouva, debout devant le lit, Séverine en chemise.

— Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle. Tu verrais l’endroit, tu te placerais, je te montrerais comment j’ouvrirai la porte et quel mouvement tu auras à faire.

Lui, tremblant, reculait.

— Non, non ! pas la lampe !

— Écoute donc, nous la cacherons ensuite. Il faut pourtant se rendre compte.

— Non, non ! recouche-toi !

Elle n’obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait toute-puissante par le désir. Quand elle le tiendrait dans ses bras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu’elle voudrait. Et elle continuait de parler, d’une voix de caresse, pour le vaincre.

— Voyons, mon chéri, qu’as-tu ? On dirait que tu as peur de moi. Dès que je m’approche, tu sembles m’éviter. Et si tu savais, en ce moment, comme j’ai besoin de m’appuyer à toi, de sentir que tu es là, que nous sommes bien d’accord, pour toujours, toujours, entends-tu !

Elle avait fini par l’acculer à la table, et il ne pouvait la fuir davantage, il la regardait, dans la vive clarté de la lampe. Jamais il ne l’avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffée si haut, qu’elle était toute nue, le cou nu, les seins nus. Il étouffait, luttant, déjà emporté, étourdi par le flot de son sang, dans l’abominable frisson. Et il se souvenait que le couteau était là, derrière lui, sur la table : il le sentait, il n’avait qu’à allonger la main.

D’un effort, il parvint encore à bégayer :

— Recouche-toi, je t’en supplie.

Mais elle ne s’y trompait pas : c’était la trop grande envie d’elle qui le faisait ainsi trembler. Elle-même en avait une sorte d’orgueil. Pourquoi lui aurait-elle obéi, puisqu’elle voulait être aimée, ce soir-là, autant qu’il pouvait l’aimer, jusqu’à en être fou ? D’une souplesse câline, elle se rapprochait toujours, était sur lui.

— Dis, embrasse-moi… Embrasse-moi bien fort, comme tu m’aimes. Cela nous donnera du courage… Ah ! oui, du courage, nous en avons besoin ! Il faut s’aimer autrement que les autres, plus que tous les autres, pour faire ce que nous allons faire… Embrasse-moi de tout ton cœur, de toute ton âme.

Étranglé, il ne soufflait plus. Une clameur de foule, dans son crâne, l’empêchait d’entendre ; tandis que des morsures de feu, derrière les oreilles, lui trouaient la tête, gagnaient ses bras, ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galop de l’autre, la bête envahissante. Ses mains n’allaient plus être à lui, dans l’ivresse trop forte de cette nudité de femme. Les seins nus s’écrasaient contre ses vêtements, le cou nu se tendait, si blanc, si délicat, d’une irrésistible tentation ; et l’odeur chaude et âpre, souveraine, achevait de le jeter à un furieux vertige, un balancement sans fin, où sombrait sa volonté, arrachée, anéantie.

— Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous avons une minute encore… Tu sais qu’il va être là. Maintenant, s’il a marché vite, d’une seconde à l’autre, il peut frapper… Puisque tu ne veux pas que nous descendions, rappelle-toi bien : moi, j’ouvrirai ; toi, tu seras derrière la porte ; et n’attends pas, tout de suite, oh ! tout de suite, pour en finir… Je t’aime tant, nous serons si heureux ! Lui, n’est qu’un mauvais homme qui m’a fait souffrir, qui est l’unique obstacle à notre bonheur… Embrasse-moi, oh ! si fort, si fort ! embrasse-moi comme si tu me mangeais, pour qu’il ne reste plus rien de moi en dehors de toi !

Jacques, sans se retourner, de sa main droite, tâtonnante en arrière, avait pris le couteau. Et, un instant, il resta ainsi, à le serrer dans son poing. Était-ce sa soif qui était revenue, de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu l’exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ? Il fixait sur Séverine ses yeux fous, il n’avait plus que le besoin de la jeter morte sur son dos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres. La porte d’épouvante s’ouvrait sur ce gouffre noir du sexe, l’amour jusque dans la mort, détruire pour posséder davantage.

— Embrasse-moi, embrasse-moi…

Elle renversait son visage soumis, d’une tendresse suppliante, découvrait son cou nu, à l’attache voluptueuse de la gorge. Et lui, voyant cette chair blanche, comme dans un éclat d’incendie, leva le poing, armé du couteau. Mais elle avait aperçu l’éclair de la lame, elle se rejeta en arrière, béante de surprise et de terreur.

— Jacques, Jacques… Moi, mon Dieu ! Pourquoi ? pourquoi ?

Les dents serrées, il ne disait pas un mot, il la poursuivait. Une courte lutte la ramena près du lit. Elle reculait, hagarde, sans défense, la chemise arrachée.

— Pourquoi ? mon Dieu ! pourquoi ?

Et il abattit le poing, et le couteau lui cloua la question dans la gorge. En frappant, il avait retourné l’arme, par un effroyable besoin de la main qui se contenait : le même coup que pour le président Grandmorin, à la même place, avec la même rage. Avait-elle crié ? il ne le sut jamais. À cette seconde, passait l’express de Paris, si violent, si rapide, que le plancher en trembla ; et elle était morte, comme foudroyée dans cette tempête.

Immobile, Jacques maintenant la regardait, allongée à ses pieds, devant le lit. Le train se perdait au loin, il la regardait dans le lourd silence de la chambre rouge. Au milieu de ces tentures rouges, de ces rideaux rouges, par terre, elle saignait beaucoup, d’un flot rouge qui ruisselait entre les seins, s’épandait sur le ventre, jusqu’à une cuisse, d’où il retombait en grosses gouttes sur le parquet. La chemise, à moitié fendue, en était trempée. Jamais il n’aurait cru qu’elle avait tant de sang. Et ce qui le retenait, hanté, c’était le masque d’abominable terreur que prenait, dans la mort, cette face de femme jolie, douce, si docile. Les cheveux noirs s’étaient dressés, un casque d’horreur, sombre comme la nuit. Les yeux de pervenche, élargis démesurément, questionnaient encore, éperdus, terrifiés du mystère. Pourquoi, pourquoi l’avait-il assassinée ? Et elle venait d’être broyée, emportée dans la fatalité du meurtre, en inconsciente que la vie avait roulée de la boue dans le sang, tendre et innocente quand même, sans qu’elle eût jamais compris.

Mais Jacques s’étonna. Il entendait un reniflement de bête, grognement de sanglier, rugissement de lion ; et il se tranquillisa, c’était lui qui soufflait. Enfin, enfin ! il s’était donc contenté, il avait tué ! Oui, il avait fait ça. Une joie effrénée, une jouissance énorme le soulevait, dans la pleine satisfaction de l’éternel désir. Il en éprouvait une surprise d’orgueil, un grandissement de sa souveraineté de mâle. La femme, il l’avait tuée, il la possédait, comme il désirait depuis si longtemps la posséder, tout entière, jusqu’à l’anéantir. Elle n’était plus, elle ne serait jamais plus à personne. Et un souvenir aigu lui revenait, celui de l’autre assassiné, le cadavre du président Grandmorin, qu’il avait vu, par la nuit terrible, à cinq cents mètres de là. Ce corps délicat, si blanc, rayé de rouge, c’était la même loque humaine, le pantin cassé, la chiffe molle, qu’un coup de couteau fait d’une créature. Oui, c’était ça. Il avait tué, et il y avait ça par terre. Comme l’autre, elle venait de culbuter, mais sur le dos, les jambes écartées, le bras gauche replié sous le flanc, le droit tordu, à demi arraché de l’épaule. N’était-ce pas cette nuit-là que, le cœur battant à grands coups, il s’était juré d’oser à son tour, dans un prurit de meurtre qui s’exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de l’homme égorgé ? Ah ! n’être pas lâche, se satisfaire, enfoncer le couteau ! Obscurément, cela avait germé, avait grandi en lui ; pas une heure, depuis un an, sans qu’il eût marché vers l’inévitable ; même au cou de cette femme, sous ses baisers, le sourd travail s’achevait ; et les deux meurtres s’étaient rejoints, l’un n’était-il pas la logique de l’autre ?

Un vacarme d’écroulement, une secousse du plancher tirèrent Jacques de la contemplation béante où il restait, en face de la morte. Les portes volaient-elles en éclat ? Étaient-ce des gens pour l’arrêter ? Il regarda, ne retrouva autour de lui que la solitude sourde et muette. Ah ! oui, un train encore ! Et cet homme qui allait frapper en bas, cet homme qu’il voulait tuer ! Il l’avait oublié complètement. S’il ne regrettait rien, déjà il se jugeait imbécile. Quoi ? que s’était-il passé ? La femme qu’il aimait, dont il était aimé passionnément, gisait sur le parquet, la gorge ouverte ; tandis que le mari, l’obstacle à son bonheur, vivait encore, avançait toujours, pas à pas, dans les ténèbres. Cet homme que, depuis des mois, épargnaient les scrupules de son éducation, les idées d’humanité lentement acquises et transmises, il n’avait pu l’attendre ; et, au mépris de son intérêt, il venait d’être emporté par l’hérédité de violence, par ce besoin de meurtre qui, dans les forêts premières, jetait la bête sur la bête. Est-ce qu’on tue par raisonnement ! On ne tue que sous l’impulsion du sang et des nerfs, un reste des anciennes luttes, la nécessité de vivre et la joie d’être fort. Il n’avait plus qu’une lassitude rassasiée, il s’effarait, cherchait à comprendre, sans trouver autre chose, au fond même de sa passion satisfaite, que l’étonnement et l’amère tristesse de l’irréparable. La vue de la malheureuse, qui le regardait toujours, avec son interrogation terrifiée, lui devenait atroce. Il voulut détourner les yeux, il eut la sensation brusque qu’une autre figure blanche se dressait au pied du lit. Était-ce donc un dédoublement de la morte ? Puis, il reconnut Flore. Déjà, elle était revenue, pendant qu’il avait la fièvre, après l’accident. Sans doute, elle triomphait, vengée à cette heure. Une épouvante le glaça, il se demanda ce qu’il faisait, à s’attarder ainsi, dans cette chambre. Il avait tué, il était gorgé, repu, ivre de l’effroyable vin du crime. Et il trébucha dans le couteau resté par terre, et il s’enfuit, descendit en roulant l’escalier, ouvrit la grande porte du perron comme si la petite porte n’eût pas été assez large, se lança dehors, dans la nuit d’encre, où son galop se perdit, furieux. Il ne s’était pas retourné, la maison louche, plantée de biais au bord de la voie, restait ouverte et désolée derrière lui, dans son abandon de mort.

Cabuche, cette nuit-là comme les autres, avait franchi la haie du terrain, rôdant sous la fenêtre de Séverine. Il savait bien que Roubaud était attendu, il ne s’étonnait pas de la lumière qui filtrait par la fente d’un volet. Mais cet homme bondissant du perron, ce galop enragé de bête s’éloignant dans la campagne, venaient de le clouer de surprise. Et il n’était déjà plus temps de se mettre à la poursuite du fuyard, le carrier restait effaré, plein d’inquiétude et d’hésitation devant la porte ouverte, bâillant sur le grand trou noir du vestibule. Qu’arrivait-il donc ? devait-il entrer ? Le lourd silence, l’immobilité absolue, pendant que cette lampe continuait à brûler, là-haut, lui serraient le cœur d’une angoisse croissante.

Enfin, Cabuche se décida, monta à tâtons. Devant la porte de la chambre, laissée ouverte elle aussi, il s’arrêta de nouveau. Dans la clarté tranquille, il lui semblait voir de loin un tas de jupons, devant le lit. Sans doute Séverine était déshabillée. Doucement, il appela, pris de trouble, les veines battant à grands coups. Puis, il aperçut le sang, il comprit, s’élança, avec un terrible cri qui sortait de son cœur déchiré. Mon Dieu ! c’était elle, assassinée, jetée là, dans sa nudité pitoyable. Il crut qu’elle râlait encore, il avait un tel désespoir, une honte si douloureuse, à la voir agoniser toute nue, qu’il la saisit d’un élan fraternel, à pleins bras, la souleva, la posa sur le lit dont il rejeta le drap, pour la couvrir. Mais dans cette étreinte, l’unique tendresse entre eux, il s’était couvert de sang, les deux mains, la poitrine. Il ruisselait de son sang. Et, à cette minute, il vit que Roubaud et Misard étaient là. Ils venaient, eux également, de se décider à monter, en trouvant toutes les portes ouvertes. Le mari arrivait en retard, pour s’être arrêté à causer avec le garde-barrière, qui l’avait ensuite accompagné, en continuant la conversation. Tous deux, stupides, regardaient Cabuche, dont les mains saignaient comme celles d’un boucher.

— Le même coup que pour le président, finit par dire Misard, en examinant la blessure.

Roubaud hocha la tête sans répondre, sans pouvoir détacher ses regards de Séverine, de ce masque d’abominable terreur, les cheveux noirs dressés sur le front, les yeux bleus démesurément élargis, qui demandaient pourquoi.

 

Publié le 06/12/2024 / 4 lectures
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