Voilà où nous en sommes. Prof vient de claquer la porte de mon bureau alors que je tente en vain de reprendre mes esprits devant mon imprimante qui signale un « bourrage papier ». Madame exige que j’ouvre son capot avant.
- « Connasse de bécane ! »
J’éponge mon front car je suis en sueur. 30 °C pour la fin juin, c’est déjà horrible. Un orage devrait éclater bientôt, à moins qu’il ait déjà eu lieu dans mon bureau. En plus d’être en nage, je bouillonne intérieurement. Je maudis la zone Natura 2000. Je déteste mon entreprise labellisée à haute valeur environnementale pour laquelle je travaille si dur, mais surtout, je crains que ma boîte coule pour une histoire d’espèce protégée : les Foulques Macroule.
La discussion avec l’écolo a été aussi houleuse qu’une mauvaise virée en voilier. Sur un bateau, comme dans la vie, je navigue avec une barre franche, et d’habitude, ce choix me réussit assez bien. Parfois, la vérité est difficile, mais je navigue mieux si je sens l’eau sous le bateau ou, si vous préférez, la vérité sous les mots. Mal m’a pris de sortir prendre la mer un jour de grand vent. J’aurais mieux fait de rester au port et de fermer ma porte à toute réclamation de la part d’un écologiste au bord du pétage de plomb.
Rien ne me préparait à essuyer un blitz de détails sur les oiseaux pendant trente minutes. Quand Prof perd pied, il cherche des certitudes dans des termes techniques que personne d’autre que lui ne comprend. On le pense pédant ; en réalité, il est juste flippé, et c’est un vrai handicap. Seulement, comme il vit seul, personne ne remarque son problème et il ne souhaite pas en parler.
Une fois par an, il explose à la figure de quelqu’un et, s’il explose chez vous, vous essuyez un grain mémorable et vous vous barrez à la vague, accroché à votre gouvernail : « Restauration de milieux tourbeux », splash, « protection de mare », vlam, « évaluation des incidences d’activités touristiques sur l’état de conservation des habitats », claac ! Je reste stoïque en prenant l’écume à bouillon ; je crois que Prof veut m’envoyer boire la tasse, en tous cas, il fait bien semblant de me couler puisqu’il veut la fermeture de mon SPA forestier.
Des larmes coulent sous les paupières de Prof. Il sanglote. J’étais perdu quand j’ai reconnu un amer dans la bruine. La phrase phare devenait l’espoir au milieu des déferlantes. "Madame Robinson doit partir": voilà une demande claire.
« - D’accord, Prof, bien sûr que oui, elle partira, Madame Robinson, ne vous inquiétez pas».
Prof semble soulagé puisque je m’engage à dégager cette cliente. Après le passage de l’ouragan Robinson, il faudra remettre mon camping en ordre.
Nous sommes vendredi après-midi. Je me déplace sans désemparer au bungalow de « l’Avocette Élégante » pour signifier à la perturbatrice qu’elle sera privée des installations dont elle n’a pas respecté les conditions d’utilisation.
Sur le chemin, je songe à ce pauvre Prof. « Avocette Élégante »… quel poète notre autiste de service ! Il donne un bien joli surnom à une agitatrice patentée.
C’est la première fois que je vais parler à Madame Robinson. Si j’en crois la description de Benjamin, je m’attends à rencontrer une femme débridée avec une bonne dose de caractère.
J’ai réagi comme l’infirmier qui fait une piqûre : au moment de piquer, j’ai cherché la veine et je n’ai pas regardé dans les yeux. Tout y est passé : son attitude, sa gifle à Prof, Benjamin et ses cabrioles dans mon SPA. Cependant, c’est plus fort que moi. Alors que mon ton demeure ferme et glacial, mes yeux crient : « salooooope ».
Un petit recadrage en règle s’impose face à l’ouragan « Marie-Gabrielle » qui a provoqué tant de dégâts autour d’elle. Au camping :
1. Le créneau au SPA forestier est d’une heure par famille et par séjour.
2. Le séjour des résidents s’effectue dans le respect des temps, des installations mises à disposition ainsi que des usagers de ce site protégé.
J’évoque les manquements à toutes ces règles de bon sens. Je me vautre dans les détails pour l’ennuyer autant qu’elle m’incommode. J’en veux à cette femme d’avoir manqué de respect vis-à-vis de mes employés, ceux qui se montrent dévoués avec tous nos clients. Il faut être vraiment sadique pour pousser un gamin vers la faute professionnelle.
Malheureusement, alors que je m’attends à essuyer une réponse insolente de cette peste, un « puisque c’est comme ça, je plierai bagage », mon regard détaille cette femme silencieuse. Je guette une réponse qui tarde. Elle tarde vraiment. Alors, mon regard s’attarde dans les yeux de Madame Robinson. Son pauvre regard traqué me fait immédiatement regretter mes phrases arctiques. J’aurais voulu me montrer fort, mais j’ai fondu comme un glaçon dans un verre de menthe glaciale. À présent, je voudrais manger toutes les paroles que je lui ai servies, car je regrette tous les détails que j’ai donnés pour l’embarrasser, comme elle avait embarrassé tout le monde au camping. À mesure que je vois la gêne grandir dans ses prunelles, je deviens aussi mal à l’aise qu'elle, car je la sens sur le fil, comme Prof tout à l’heure. J’ai foulé au pied son arrogance et je l’ai piétinée pour me noyer dans ses yeux de piscine. La colère délaisse mon corps et laisse place à la désolation que je partage avec elle.
- Je ne savais pas que j’avais fait tant de mal ! s’exclame Madame Robinson d’un air tout à fait affligé en pleurant à chaudes larmes.
En voilà une réplique de petite fille ! J’aurais vraiment tout vu. Soyons honnête, si j’avais eu vingt ans de moins, j’aurais été lié à cette femme comme l’ivrogne à sa bouteille, parce qu’on a envie de la prendre dans ses bras. À présent, une question m’obsède : comment mon animateur d’équipe a-t-il pu se trouver « bloqué » avec cet oiseau de malheur dans le SPA ? Madame a-t-elle désorienté mon employé une nouvelle fois ? J’avais pourtant bien ordonné à Benjamin de se tenir à l’écart de cette folle qui pouvait le pousser à la faute. Il devait suivre la feuille de route. Qu’a-t-il fait de mes conseils, ce petit moussaillon ?
Un doute m’assaille en rebroussant chemin vers mon bureau.
Benjamin m’aurait-il désobéi ? Plus j’avance vers mon bureau, plus mon soupçon devient certitude. Mon employé a été déloyal vis-à-vis de moi. Benjamin aurait-il volontairement joué double jeu ? J’ai négligé le fameux facteur « beau gosse ». Il aurait pu volontairement séduire une cliente pendant son temps de travail… Si profiter d’une cliente sur son temps de travail reste une faute grave, profiter d’une jolie femme se plaignant de harcèlement, c’est malhonnête ! Benjamin obtient toujours ce qu’il veut, comme l’autre allumeuse. Deux perturbateurs qui se rencontrent dans mon camping. Je voulais virer Madame Robinson mais autant virer son godelureau. Assurément, Marie-Gabrielle Robinson est jolie. Bien sûr, Benjamin rayonne littéralement, car il transforme en or tout ce qu’il entreprend. Le couple idéal. Lui, on le complimente pour tout. Impossible de faire autrement, car dans ses mains, tout semble facile, alors que dans les nôtres, tout devient complexe. C’est agaçant, ce genre de mec, puisqu’il a tout pour plaire : il pense vite, réagit bien et trouve des solutions aux problèmes les plus tordus. En mer, il serait un navigateur hors pair. Sur terre, il s’éclate dans les vestiaires. On voudrait l’exiler sur Mars pour éviter de se sentir nul, mais on le voit réussir partout.
Malgré tout, j’aurai du mal à m’en séparer, car je tiens une bonne équipe avec mes deux animateurs d’activités du centre : l’un est brillant, alors que l’autre passe inaperçu. Par exemple, Arthur rame pendant un mois pour inviter à dîner une serveuse mal faite, alors que Benjamin se plaint d’être harcelé par une femme ravissante pour finir avec elle le lendemain !
- Écœurant, non ?
Pourtant, j’ai joué mon rôle de conciliateur avec bienveillance. J’écoutais les jérémiades de mon jeune employé : « C’est du harcèlement au féminin, Madame Robinson ». Confession difficile à entendre, alors qu’il ne se passe plus rien depuis trois ans avec ma femme et qu’elle vient de m’annoncer son intention de divorcer. Pendant ce temps, je hoche la tête avec une mine ennuyée en cherchant des solutions pratiques aux problèmes de ce petit merdeux malheureux de son bonheur. « Harcèlement », je crois que Benjamin dit vrai. Notre ami se montre plutôt timide avec les femmes qu’il apprécie, comme avec sa dernière copine, la pole-danseuse. Ce garçon est du genre « Hugh Grant ». Le genre pénible, en bref.
Pour les plus jeunes d’entre nous, j’avoue que bien des hommes de mon âge ont rêvé de liquider Hugh Grant dans les années 90. Particulièrement après avoir emmené une fille devant une comédie romantique. Pendant que ma future ex-femme s’extasiait du jeu d’acteur du bellâtre, je me demandais quand j’oserais tenter ma chance avec elle. Tant qu’elle parlait de l’autre con, c’était mort pour moi. Quatre portes fermées plus tard et quelques bouquets de fleurs plus loin, je me demandais si j’allais pouvoir l’embrasser un jour. Autant d’efforts pour qu’elle me plaque trente ans plus tard alors que j’ai travaillé si dur pour lui permettre de bronzer sur un voilier.
Si j’avais eu le physique de l’emploi, j’aurais pu profiter de MON SPA avec une jolie femme, après tout, c’est moi le patron ici ! Malheureusement, je n’ai pas le physique pour vivre ce genre d’histoire. Je jette un œil vers le parking pour évaluer les entrées et les départs de vacances en ruminant sur l’injustice profonde de la vie. Cependant, si j’en crois les réservations, le mois de juin démarre bien pour nous : le camping sera déjà plein aux ¾ dès ce week-end. En tant que patron, je devrais me réjouir. Pourtant, alors que mon regard s’égare sur les estivants, je reçois comme un coup de poignard.
J’aperçois notre ami Benjamin avec Madame Robinson.
La scène est à vomir. Benjamin reste planté devant la voiture de Madame Robinson. Il semble tellement sous le charme qu’il ne pense même pas à l’aider avec ses bagages. Au lieu de cela, Monsieur se fige comme un idiot. Elle déblatère. Mon employé lui sourit timidement. Elle lui plaît. Tu gagnes un point, Hugh Grant, bravo Benjamin ! La ravissante est charmée, mais tu tergiverses. La séductrice badine. Le rideau tombe sur notre duo d’enfer qui s’embarque pour un ailleurs dont l’air sera toujours meilleur qu’ici.
Profite, crétin, elle t’attrape pour jouer. Elle t’aura pour une nuit. Après, elle se cassera comme elles le font toutes.
Je serre le poing dans ma poche.
Lundi matin, 9h00, je convoquerai mon employé. Comment ça, pour de mauvaises raisons ? Suggérez-vous que je vais le virer parce que j’envie sa beauté et son talent ? À votre avis, que dirais-je aux clients si je gardais au camping un gigolo à mon service ? « Madame, dans les vestiaires, je fais ce que je peux… ».
Pour en revenir à tout à l’heure, je suis d’accord avec Prof : Madame Robinson doit partir et elle partira même ce soir. Avec Benjamin, c’est plus contrariant. Je vais donc les virer tous les deux de mon camping parce qu’ils m’énervent. Ils perturbent également tout le fonctionnement de mon complexe hôtelier, mais cette raison m’agace moins que leur love story.
Vous croyez peut-être que ça me fait plaisir de virer quelqu’un ? Non, mais Benjamin apprendra à ses frais qu’un homme talentueux se doit d’être irréprochable. On ne pardonne aucun défaut à une personne talentueuse. À force de vivre avec talent, on s’expose trop à l’envie. La moindre tâche ressort sur des habits de fête parce que le blanc, voyez-vous, c’est tellement salissant. Vous ne devez pas être talentueux ; pour survivre, il faut devenir obscur ou éclatant. Pour Benjamin, la vie est seulement une fête dans laquelle il brille.
Qu’il brille.
Qu’il brûle.
Lundi, le maître-nageur soleil connaîtra une éclipse bien méritée. Un beau retour de bâton dans sa gueule d’ange.
J’éponge à nouveau mon front. Ma vie sentimentale semble en rade comme mon imprimante. À présent, Madame exige que j’ouvre son capot arrière et m’interdit toute impression recto verso. Aussi chiante que ma femme.
« Enlevez le toner avant de redémarrer. »
J’obéis parce que mon imprimante a toujours raison.
« Problème de bourrage, » qu’elle dit.
Impossible à satisfaire. Je tiens une piste.
« Tête d’impression trop froide. »
Je réitère la procédure avant un forfait.
« Vérifiez la taille. »
Elle devient vexante ! Je secoue même le toner et j’ai de la poudre plein la chemise.
« Problème de bourrage. »
Décidément, en ce qui concerne les problèmes de bourrage, nous connaîtrons chacun les nôtres et nos peines seront impossibles à échanger.
Ce soir, je sens que je vais me prendre une cuite jusqu’à voir des éléphants roses.
AE. Myriam 2024
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