J’ignore si le mari de Marie-Gabrielle est beau mais j’ai la certitude qu’il possède un « physique de radio ». Quand il parle, je reconnais l’une de ces voix masculines prisée dans les chœurs d’orchestre. Alors, je m’enroule dans les draps pour approcher ma déesse du sexe afin de comprendre ce que son ex lui dira. Forcément, c’est son ex. Sinon, pourquoi cette nuit improvisée dans une suite de luxe avec moi ?
Allongé en parallèle sur le lit, le regard droit dans ses yeux, je sonde Marie-Gabrielle pour deviner la place qu’elle m’attribuera dans sa vie. Je l’imagine en plein divorce et si c’est le cas, j’arrive au bon moment. Le ronronnement du père ses enfants dans le combiné augure un tempérament calme et taciturne.
Cependant, assez vite, le ton du personnage devient bizarrement enjoué. Quelque chose sonne faux à l’autre bout du fil et je démêle que Marc se sent menacé. Peut-être ne sont-ils pas séparés officiellement avec Marie-Gabrielle ? Est-ce un break unilatéral ? Peut-être ignore-t-il l’aventure de sa femme ? Les doutes m’assaillent. Approchons-nous du téléphone pour capter ce qu’ils disent.
- Dis-moi comment se passe ta retraite spirituelle dans ton camping ?
Je trouve l’entrée en matière du mari particulièrement cauteleuse mais la réplique de Marie-Gabrielle ne l’est pas moins.
- Très bien mon amour !
Réponse de la bergère au berger. Les tourtereaux s’accordent sur un point : éviter le sujet de l’infidélité. À aucun moment, il n’est question de rupture, la vérité serpente sous un réseau de soie arachnéen.
- Est-ce que je te dérange Marie-Gabrielle ?
- …
- Es-tu seule chérie ?
Au cas où vous me prendriez pour un « paillasson », je signale que je tousse pour me présenter car j’aime les situations nettes, je joue l’éléphant qui se balance sur la toile d’araignée. J’espère que la toile craquera.
- Non, je ne suis avec personne ! se défend Marie-Gabrielle alors que sa nervosité crie le contraire. Alors je la considère avec effroi, ma compagne de jeu détourne farouchement son regard du mien.
J’ignore si elle a compris le mal qu’elle m’a fait quand elle a dit « personne » mais sa remarque m’atteint en plein cœur. En réalité, ce soir, j’étais seulement un voyageur égaré dans le lit d’une magicienne. Nous étions Ulysse et Circée. Devinez qui joue le rôle du cyclope à aveugler ? Il ne reste que le Mari, notre histoire a abattu ses cartes depuis le début de partie.
Puisque je trouve juste de détromper ce pauvre cyclope, je me râcle la gorge bien fort. Chacun existe comme il le peut, personnellement, j’ai choisi de conquérir un semblant d’existence en râlant par combiné interposé. Cependant, le mari et l’épouse m’ignorent de concert et leur relation me semble un mystère. Elle ment, il sait qu’elle ment, je sais qu’ils se mentent et nous nous mentons. Nous pourrions conjuguer le verbe « mentir » à toutes les personnes et la vérité n’éclaterait pas.
Cependant, Marc délaisse la question des sentiments pour en venir à celle l’argent. Les comptes n’admettent ni l’hypocrisie ni le vague. À défaut de déchiffrer le cœur de sa femme, Monsieur étudie assidument ses comptes.
- Dis-donc chérie, je viens le lever le plafond de ta carte bancaire mais certaines lignes m’intriguent. Parmi les prochains prélèvements sur notre compte courant, je vois une écriture avec 105 euros 60 de restaurant et 350 euros 30 de chambre d’hôtel « Au Palace du cœur », à 150 kilomètres du camping. Est-ce que je dois faire opposition sur ta carte ?
- Non, ne t’inquiète pas, il n’y a pas eu de vol, c’est bien moi. Je passe la nuit là-bas. Te souviens-tu de cette suite que tu m’avais promise pour nos dix ans de mariage ?
- Oui, tu parles de celle dont j’ai annulé trois fois la réservation parce que je ne pouvais pas y aller.
- Bien, je m’offre la suite « Ciel et Nuage » ce soir avec des roses rouges en prime.
Le mari soupire. Un soupir d’amant éconduit qui demande « alors m’aimes-tu ? ». Non. Un soupir de professeur d’économie qui s’étouffe. « Est-il encore possible de redresser la barre budgétaire ? ». « Non » répond notre avatar avec le romantisme de Wolfgang Schauble en pleine crise grecque.
- Marie-Gabrielle, apprécies-tu réellement cet endroit frelaté ? Je crois que nous aurions dû renforcer ensemble notre sacrement de mariage en partant pour l’abbaye de Cîteaux : campagne, cloître, prière : voilà ce qu’il nous faut.
- Rien de plus joyeux au programme ? plaisante Marie-Gabrielle.
- Quoi de mieux qu’une vie paisible et authentique Marie-Gabrielle ? s’agace son mari. Pourquoi faudrait-il s’amuser tout le temps ? Je travaille suffisamment pour te prouver à quel point je t’aime : je serai toujours là pour toi et tu ne manqueras jamais de rien. Je veillerai constamment à vous protéger toi et les enfants alors c’est inutile de dépenser dans des « suites de luxe ».
L’argument de l’austérité pouvait séduire son banquier mais pas sa femme. Marie-Gabrielle se moque de la sécurité qu’on lui offre puisqu’elle ne veut rien de paisible. Les nourritures célestes l’indiffèrent, elle désire une vie pathétique plutôt que la tranquillité. Quant à Marc, il est trop simple pour comprendre que quelqu’un veuille plus que le bonheur.
- Enfin, Marc, je ne me sens pas en danger. Pourrais-tu lâcher prise avec l’argent un jour ?
- Ma chérie, je comprends que tu as besoin de vivre dans une bulle : méditation pleine conscience, retraite, yoga, tu essayes tout pour ton bien-être et j’en assume le coût. Cependant, le monde ne tourne pas autour de tes chakras. Pense à notre famille. Nos enfants grandiront et leurs études coûteront de plus en plus cher. Enfin, considère la situation géopolitique globale : les puissances d’hier deviennent instables et la valeur « or » me semble un miroir aux alouettes. Je veux économiser alors que tu dépenses. Tu sais, j’hésite à investir dans la pierre ou bien dans des forêts domaniales pour garantir notre avenir.
- Si tu savais la passion ardente que m’inspire tes investissements d’avenir ! ironise Marie-Gabrielle.
Je contemple les pétales de roses qui jonchent le sol de notre suite, la tête entre mes mains, en entendant un marteau de frapper contre mes tempes : les derniers effets du Limoncello s’estompent.
Décidément, je crois que l’amour n’est pas beau. Malgré ma torpeur, je commence à trouver le mari de Marie-Gabrielle plutôt brave type même si leur couple m’inspire de la pitié. J’imagine Louis XVI et Marie-Antoinette : le Petit Trianon d’un côté, la serrurerie de l’autre et le déficit bancaire au milieu.
- Et la suite « Ciel de Satin » que tu voulais tant… quelles sont les options, des pétales de roses, du champagne, combien ça coûte ? s’enquiert le mari curieux des sommes dépensés.
Marie-Gabrielle parle texture, ressenti, toucher et c’est reparti pour la tyrannie du plaisir.
- Comme elle est magnifique cette suite ! Tout y est luxe, calme et volupté. Je me trouve dans un paradis blanc aux serviettes moelleuses, au gel douche sirupeux et au champagne pétillant. Là, je joue à souffler sur la mousse, celle en chocolat parce que j’ai fait monter le dîner ! C’est si aérien une mousse en chocolat ! Enfin, pour le champagne j’ai dû demander le roomservice car je m’attendais à le trouver à l’arrivée avec les pétales de rose sur le lit.
Monsieur déglutit péniblement quand il découvre que Madame Déficit a frappé sur leur compte commun. Un nouveau prélèvement apparaît même dans les prochains débits. « Nouveau créancier : Palace du Cœur». Monsieur s’affole, Monsieur est fou. Il repart à la quête de son idéal, celui du compte juste au centime près. Le graal.
Si Marie-Gabrielle se montre délicate sur ses sensations, elle apprécie l’impressionnisme budgétaire parce qu’elle s’abandonne au plaisir et déteste tout contrôle.
- Mais mon Dieu, combien cela va-t-il nous coûter ? s’écrit Marc qui ne peut plus cacher son désarroi.
- Il suffira de faire la somme des deux lignes d’écriture, s’énerve Marie-Gabrielle dont la voix devient vinaigrée. Iras-tu me chercher querelle pour mes dépenses de restaurants ? Est-ce que je critique les papiers gras dans ta voiture lorsque tu reviens de déplacement, moi ?
- Hors-sujet. Enfin, puis-je seulement connaître le prix de tes caprices pour achever nos comptes ? Entends-tu poursuivre avec cette folie des restaurants ? lui demande-t-il avec l’intonation de celui qui doit contrôler une chaudière inflammable.
Quand le corps de Marie-Gabrielle s’enflamme, son portefeuille aussi. Le mari s’excite de colère mais le désir s’absente toujours entre eux. Il contrôle, elle s’abandonne : ils se haïssent.
- Marc, j’arrêterai de dépenser quand tu cesseras de vivre en obèse au sous-sol de la maison. Enfin, pour un avocat d’affaires c’est le comble de me reprocher les restaurants car tu y vas tout le temps.
- J’y vais pour le travail, pas pour le plaisir.
- C’est quoi ton problème avec le plaisir à la fin ? Quand tu rentres à la maison, tu vis au milieu de cinq ordinateurs, d’un coffre à code et d’un globe terrestre. Les enfants me disent : « papa est encore à la cave, enfermé dans son coffre-fort ». Pendant nos fiançailles, tu disais que tu te voyais en capitaine d’industrie à la fois tendre et militaire. Aujourd’hui, les seuls portulans que je trouve sont les papiers gras sous ton canapé. Enfin, tu n’es pas tendre avec moi et tu n’es militaire qu’à propos de l’argent.
Silence. Un ange passe.
- Marie-Gabrielle, je sais déjà que je te fais fuir physiquement mais pourquoi délaisser tes vacances ? Es-tu encore mécontente de ce que tu as choisi?
- Rien ne fonctionne plus dans le bungalow : clef bloquée, douche froide, chauffage à fond et plus de bouteille de gaz : impossible de faire cuire des pâtes.
- Tu aurais dû me le dire avant, c’est scandaleux ! Il va falloir demander le remboursement de ton séjour. S’ils ne veulent pas, exige au moins un avantage en nature…
Marie-Gabrielle me sourit d’un air suave en effleurant ma joue.
- Mon chéri, ne t’inquiète pas pour l’avantage en nature, je sais bien ce que je demanderai au Camping, j’ai une idée… déclare-t-elle par téléphone à son mari en m’embrassant.
Je demeure stoïque mais je m’estime flatté d’être promu au rang d’avantage en nature.
- Alors je ne m’inquiète pas pour nos comptes, répond sèchement le mari.
- Exactement !
Marie-Gabrielle prononce à nouveau le mot de la fin. « Exactement » semble clore leurs disputes en annonçant que le « compte est bon » pour chacun des deux époux.
Ce soir, Marie-Gabrielle n’a pas le temps de se composer un masque de femme fatale en jouant avec ses jambes. Alors que je cajole son visage, j’aperçois l’expression d’une jeune fille complètement larguée. Quarante ans et immature. Cette femme ouvre son cœur en jouant avec mes boucles brunes. Elle se baigne dans mes yeux puis m’avoue en toute transparence :
- Ce que j’aime chez toi Benjamin, c’est que tu es reposant… puis elle soupire d’aise d’un air paisible.
Vlan ! Je viens de recevoir une bassine d’eau en pleine figure. Marie-Gabrielle a décidément réservé le meilleur pour la fin. Je serre les mâchoires et je retiens le « c’est vraiment sympa merci » qui meurt sur mes lèvres quand elle me dit que je suis "reposant ». Après tout, la vérité sort de la bouche des enfants. Après m’être senti irrésistible, je deviens un Golden Retriever au pied de sa maîtresse. Je nage en plein enfer. En l’espace de 24h00, je passe du « bon coup » au clébard de service. On dirait que je n’ai plus qu’à remuer la queue pour acquiescer. Un rêve qui devient réalité c’est formidable mais un cauchemar, ça l’est un peu moins.
Quand je fais le compte de mes désirs, je trouve la note de mon aventure avec Marie-Gabrielle un peu « salée » et encore, je n’ai pas demandé l’addition !
AE. Myriam 2024
myriam.ae.ecriture[at]gmail.com