Y a pas, y a pas, il faut rendre visite à ma tante Cœur, sinon, elle se fâchera avec nous quand elle nous saura depuis si longtemps à Paris, et je déteste les brouilles de famille. Papa ayant émis l’idée ingénieuse de la prévenir d’avance de notre visite, je l’en ai chaudement dissuadé :
— Tu comprends, il faut lui laisser la joie de la surprise. Nous ne l’avons pas prévenue depuis trois mois que nous avons débarqué ici, soyons bien complets, faisons-la-lui à la grande fantaisie !
(Comme ça, si elle est sortie, ça sera toujours un peu de temps de gagné. Et nous aurons rempli notre devoir.)
Nous partons, papa et moi, vers quatre heures, Papa tout bonnement sublime avec sa redingote à copieux ruban rouge, et ce haut-de-forme à bords trop larges, et ce nez dominateur, et cette barbe tricolore ; son aspect de « demi-solde » attendant le retour de l’Autre, son expression puérile et illuminée, enthousiasme les gamins du quartier qui l’acclament. Moi, insoucieuse de cette popularité, j’ai revêtu ma robe neuve en drap bleu toute simple, j’ai posé sur mes cheveux… sur ce qui en reste… mon chapeau rond en feutre noir avec des plumes noires, ramenant avec soin des boucles à l’angle de mes yeux, et jusqu’aux sourcils. L’appréhension de la visite me donne mauvaise mine ; il n’y a pas encore grand’chose à faire pour me donner mauvaise mine !
Avenue de Wagram, ma tante Cœur habite une magnifique maison neuve déplaisante. L’ascenseur rapide inquiète papa. Moi, tout ce blanc des murs, de l’escalier, des peintures, m’offense un peu. Et Mme Cœur… « est chez elle ». Quelle guigne !
Le salon où nous attendons une minute continue désespérément les blancheurs de l’escalier. Boiseries blanches, meubles blancs et légers, coussins blancs à fleurs claires, cheminée blanche. Grand Dieu, il n’y a pas un seul coin sombre ! Moi qui ne me sens à l’aise et en sécurité que dans les chambres obscures, les bois foncés, les fauteuils lourds et profonds ! Ce « quinze-seize » blanc des fenêtres, il fait un bruit de zinc froissé…
Entrée de ma tante Cœur. Elle est ahurie, mais bien sympathique. Et comme elle se complaît dans sa ressemblance auguste ! Elle a, de l’impératrice Eugénie, le nez distingué, les bandeaux lourds qui grisonnent, le sourire un peu tombant. Pour rien au monde, elle ne quitterait son chignon bas (et postiche), ni la jupe à fronces en soie qui ballonne, ni la petite écharpe de dentelle qui badine (hé hé !) sur ses épaules, tombantes comme son sourire. Ma Tante, ce que votre Majesté d’avant 1870 jure avec ce salon en crème fouettée du plus pur dix-neuf cent !
Mais elle est charmante, ma tante Cœur ! Elle parle un français châtié qui m’intimide, s’exclame sur notre installation imprévue — ah ! pour imprévue, elle l’est ! — et n’en finit pas de me regarder. Je n’en reviens pas d’entendre quelqu’un appeler papa par son petit nom. Et elle dit vous à son frère :
— Mais, Claude, cette enfant — charmante et d’un type tout à fait personnel d’ailleurs — n’est pas encore bien remise ; vous avez dû la soigner à votre façon, la pauvrette ! Que vous n’ayez pas eu l’idée de m’appeler, voilà ce que je n’arrive pas à comprendre. Toujours le même !…
Papa supporte mal les objections de sa sœur, lui qui se cabre si rarement. Ils ne doivent pas souvent être du même avis et se grafignent tout de suite. Je m’intéresse.
— Wilhelmine, j’ai soigné MA fille comme je le devais. J’avais des soucis en tête, pour le reste, et je ne peux pas penser à tout.
— Et cette idée de loger rue Jacob ! Mon ami, les quartiers neufs sont plus sains, plus aérés et mieux construits, sans coûter davantage, je ne comprends pas… Tenez, au 145 bis, à dix pas d’ici, il y a un appartement délicieux, et nous serions toujours les uns chez les autres, cela distrairait Claudine, et vous-même…
(Papa bondit.)
— Habiter ici ? Ma chère amie, vous êtes la femme la plus exquise de la terre, mais pour un boulet de canon je ne vivrais pas en votre compagnie !
(Aïe donc ! Ben fait ! Je ris de tout mon cœur, cette fois, et la tante Cœur paraît stupéfaite de me voir si peu affectée de leurs dissentiments :)
— Petite fille, vous ne préféreriez pas un joli logis clair comme celui-ci à cette rive gauche, noire et mal fréquentée ?
— Ma tante, je crois que j’aime mieux la rue Jacob et l’appartement de là-bas, parce que les chambres claires me rendent triste.
Elle lève ses sourcils arqués à l’espagnole sous ses rides concentriques et semble mettre mes paroles démentes sur le compte de mon état de santé. Et elle entretient papa de leur famille :
— J’ai avec moi, ici, mon petit-fils Marcel ; vous savez, le fils de cette pauvre Ida (??). Il fait sa philosophie, et il a l’âge de Claudine. Celui-là, ajoute-t-elle radieuse, je ne vous en dis rien, c’est un trésor pour une grand’mère. Vous le verrez dans un instant ; il rentre à cinq heures, et je tiens à vous le montrer.
Papa fait « oui, oui » d’un air pénétré, et je vois bien qu’il ignore radicalement qui est Ida, qui est Marcel, et qu’il s’embête déjà d’avoir retrouvé sa famille ! Ah ! que j’ai du goût ! Mais mon divertissement est intérieur, et je ne brille pas par la conversation. Papa meurt d’envie de s’en aller, et n’y résiste qu’en parlant de son grand traité de Malacologie. Enfin, une porte bat ; un pas léger, et le Marcel annoncé entre… Dieu, qu’il est joli !
Je lui donne la main sans rien dire, tant je le regarde. Je n’ai jamais rien vu de si gentil. Mais c’est une fille, ça ! C’est une gobette en culottes ! Des cheveux blonds un peu longs, la raie à droite, un teint comme celui de Luce, des yeux bleus de petite anglaise et pas plus de moustache que moi. Il est rose, il parle doucement, avec une façon de tenir sa tête un peu de côté en regardant par terre, — on le mangerait ! Papa, cependant, paraît insensible à tant de charme si peu masculin, tandis que tante Cœur boit des yeux son petit-fils.
— Tu rentres bien tard, mon chéri, il ne t’est rien arrivé ?
— Non, grand’mère, répond suavement la petite merveille en levant ses yeux purs.
Papa, qui continue d’être à cent lieues de là, questionne Marcel, nonchalamment, sur ses études. Et je regarde toujours ce joli cousin en sucre ! Lui, en revanche, ne me regarde guère, et, si mon admiration n’était pas si désintéressée, j’en ressentirais un peu d’humiliation. Tante Cœur, qui constate avec joie l’effet produit sur moi par son chérubin, tente de nous rapprocher un peu :
— Tu sais, Marcel, Claudine a ton âge ; ne ferez-vous pas une paire de camarades ? Voici bientôt les vacances de Pâques.
J’ai fait un vif mouvement en avant pour acquiescer ; le petit, surpris de mon élan, lève sur moi des yeux polis et répond avec un entrain mitigé :
— J’en serai très heureux, grand’mère, si Madem… si Claudine le veut bien.
Tante Cœur ne tarit plus, dit longuement la sagesse du chéri, sa douceur : « Jamais je n’eus à élever la voix. » Elle nous fait mettre épaule contre épaule, Marcel est plus grand de tout ça ! (Tout ça, c’est trois centimètres, voilà bien de quoi faire du raffut !) Le trésor veut bien rire et s’animer un peu. Il corrige sa cravate devant la glace. Il est habillé comme une jolie gravure de modes. Et cette démarche, cette démarche balancée et glissante ! Cette façon de se retourner en pliant sur une hanche ! Non, il est trop beau ! Je suis tirée de ma contemplation par cette question de tante Cœur :
— Claude, vous dînez ici tous les deux, n’est-ce pas ?
— Fichtre non ! éclate papa qui se crève d’ennui. J’ai un rendez-vous à la maison avec… avec Chose qui m’apporte des documents, des do-cu-ments pour mon Traité. Filons, petite, filons !
— Je suis désolée… et demain je ne dîne pas chez moi… Je suis assez prise cette saison, je me suis laissée inviter par les uns et les autres… Voulez-vous jeudi ? Dans l’intimité, bien entendu. Claude, vous m’écoutez ?
— Je suis suspendu à vos lèvres, ma chère, mais je suis bougrement en retard. À jeudi, Wilhelmine. Adieu, jeune Paul… non, Jacques…
Je dis adieu aussi, sans empressement. Marcel reconduit, tout à fait correct, et baise mon gant.
Retour silencieux dans les rues allumées. Je n’ai pas encore l’habitude de me trouver dehors à cette heure-ci, et les lumières, les passants noirs, tout ça me serre la gorge nerveusement ; j’ai hâte de rentrer. Papa, délesté du souci de sa visite, fredonne allègrement des chansons de l’Empire (du premier). « Neuf mois après, un doux gage d’amour… »
La lampe douce et le couvert mis me réchauffent et me délient la langue.
— Mélie, j’ai vu ma tante. Mélie, j’ai vu mon cousin. Il est comme ci, comme ça, il est peigné « brament », il a la raie de quart, il s’appelle Marcel, il…
— Acoute [1], mon guélin, acoute ! Tu m’assourdis. Viens mamer la papoue [2]. Enfin c’est pas trop tôt, t’auras donc un galant !
— Grosse gourde ! Arnie de bon sang, faut-il que tu sois bouchée ! C’est pas un galant ! Est-ce que je le connais seulement ? Tu m’arales, tiens, je vais dans ma chambre.
Et j’y vais en effet ; a-t-on idée ! Avec ça qu’un petit mignon comme Marcel pourrait être un amoureux pour moi ! S’il me plaît tant, et si j’en fais si peu mystère, c’est justement parce qu’il me semble aussi peu mâle que Luce elle-même…
D’avoir revu des gens qui vivent la vie de tout le monde, d’avoir parlé à d’autres qu’à Fanchette et Mélie, j’ai eu une fièvre légère, plutôt agréable, qui m’a tenue éveillée une partie de la nuit. Les idées de minuit ont dansé dans ma tête. J’ai peur de ne savoir que répondre à cette aimable tante Cœur, descendue d’une toile de Winterhalter ; elle va me prendre pour une buse. Dame, ça ne développe pas le don de repartie, seize ans de Montigny, dont dix années d’école ! On sort de là avec tout juste un vocabulaire suffisant pour invectiver Anaïs et embrasser Luce. Cette jolie fillette de Marcel ne doit pas savoir dire zut, seulement. Il va se ficher de moi, jeudi, si j’épluche mes bananes avec les dents. Et ma robe pour le dîner ? Je n’en ai pas, je serai obligée de remettre celle de l’inauguration des écoles ; mousseline blanche à fichu croisé. Il va la trouver médiocre.
De sorte que m’étant endormie cette nuit en l’admirant à bouche ouverte, ce petit de qui les pantalons ne font pas un pli, je me réveille ce matin avec l’envie de lui coller des gifles… Tout de même, si Anaïs le voyait, elle serait capable de le violer ! La grande Anaïs, avec sa figure jaune et ses gestes secs, violant le petit Marcel, ça fait une drôle d’image. J’en ris malgré moi quand j’entre dans le trou à livres de papa.
Tiens, papa n’est pas seul ; il cause avec un monsieur, un monsieur jeune à l’air raisonnable, barbu en carré. Il paraît que c’est un homme « de premier ordre », M. Maria, vous savez, qui a découvert les grottes souterraines de X. Papa l’a connu dans un endroit embêtant, la Société de géographie ou une autre Sorbonne, et s’est allumé sur ces grottes où, peut-être, d’hypothétiques limaces fossiles… Il lui dit en me montrant : « C’est Claudine », comme il aurait dit : « C’est Léon XIII, vous n’ignorez pas qu’il est pape. » Sur quoi, M. Maria s’incline d’un air parfaitement au courant. Un homme comme ça, qui tripote tout le temps dans les cavernes, bien sûr ça doit sentir l’escargot.
Après le déjeuner, j’affirme mon indépendance :
— Papa, je sors.
(Ça ne passe pas si bien que j’aurais cru.)
— Tu sors ? Avec Mélie, je pense ?
— Non, elle a du raccommodage.
— Comment, tu veux sortir toute seule ?
J’ouvre des yeux comme des palets de tonneau :
— Pardi, bien sûr, je sors toute seule, qu’est-ce qu’il y a ?
— Il y a qu’à Paris, les jeunes filles…
— Voyons, papa, il faut tâcher d’être logique avec soi-même. À Montigny, je « trôlais » dans les bois tout le temps ; c’était rudement plus dangereux qu’un trottoir de Paris, il me semble.
— Il y a du vrai. Mais je pourrais pressentir à Paris des dangers d’une autre nature. Lis les journaux !
— Ah ! fi, mon père, c’est offenser votre fille qu’admettre même une telle supposition ! (Papa n’a pas l’air de comprendre cette allusion superfine. Sans doute il néglige Molière qui ne s’occupe pas assez de limaces.) Et puis, je ne lis jamais les faits divers. Je vais aux magasins du Louvre : il faut que je sois propre pour le dîner de tante Cœur, je manque de bas fins et mes souliers blancs sont usés. Do moi de la belle argent, j’ai plus que cent six sous [3].