L’intégrale des Claudine, de Colette
Claudine à Paris : chapitre 3

PARTAGER

Papa, que j’ai orienté sur ma tante Cœur, exprime les jours suivants des velléités de m’emmener chez elle en visite. Je jette de grands cris pour l’effrayer :

— Aller chez ma tante ? Ben, voilà une idée ! Avec les cheveux que j’ai, et la figure que j’ai, et pas de robes neuves ! Papa, il y a de quoi compromettre mon avenir et faire rater un mariage !

(Il n’en fallait pas tant. Le facies du grand siècle se rassérène).

— Trente-six troupeaux de cochons ! Ça me fait bougrement plaisir que tu aies les cheveux coupés ! Non, enfin, je veux dire… C’est que je retape en ce moment un chapitre difficile. Il me faut encore une bonne semaine

(Ça va bien.)

— Houche, Mélie, grande « louache [1] » paresseuse, dégrouille-toi, « rabâte », fais du « raffut » ! Il me faut une couturière.

On en découvre une, qui vient « prendre mes ordres ». Elle habite la maison, c’est une femme d’âge, qui s’appelle Poullanx, qui a des scrupules, qui est timorée, qui n’aime pas les jupes collantes et qui affiche une honnêteté démodée. Quand elle a terminé une robe de drap bleu toute simple — corsage à petits plis pincés, col cerclé de piqûres qui enferme jusqu’aux oreilles mon cou (on le montrera plus tard, quand j’aurai renforci) elle me rapporte — loyauté invraisemblable — les faussés coupes, les biais, les petits coupassons de trois centimètres. Terrible femme, avec sa façon janséniste de réprouver les « robes immodestes » qu’on se plaît en ce moment à porter !

Rien de tel qu’une robe neuve pour donner envie de sortir ! Mais j’ai beau brosser mes cheveux, ils n’allongent pas vite. L’activité de l’ancienne Claudine reparaît tout doucement. L’abondance des bananes contribue d’ailleurs à me rendre la vie supportable. En les achetant mûres et en les laissant pourrir un petit peu, les bananes, c’est le bon Dieu en culotte de velours liberty ! Fanchette trouve que ça sent mauvais.

 

Je reçois, entre temps (il y a quinze jours), une réponse de Luce, une lettre au crayon qui me méduse, je l’avoue.

 

« Ma Claudine chérie, c’est bien tard que tu penses à moi ! Tu aurais bien fait d’y penser plus tôt, pour me donner un peu la force de supporter mes tourments. J’ai raté mon examen d’entrée à Normale, ma sœur me le fait payer depuis ce jour-là. Pour un oui, pour un non, c’est des gifles à me faire démancher la tête, et elle me refuse des chaussures. Je ne peux pas demander à ma mère de retourner chez nous, elle me battrait trop. Ce n’est pas Mademoiselle qui me soutiendra, elle est toujours aussi affolée après ma sœur qui la fait tourner en chieuvre. Je t’écris en cinq ou six fois, je ne veux pas qu’elle prenne ma lettre. Quand tu étais ici, elles avaient un peu peur de toi. À présent c’est fini, tout est parti avec toi, et c’est adieu que je dirais à ce monde si je n’avais pas si peur pour me tuer. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais ça ne peut pas durer ainsi. Je me sauverai, j’irai je ne sais où. Ne te moque pas de moi, ma Claudine. Hélas, si je t’avais ici rien que pour me battre, ça serait encore bien bon. Les deux Joubert et Anaïs sont à Normale, Marie Belhomme est demoiselle dans un magasin, il y a quatre nouvelles pensionnaires qui sont des arnies, et quant aux violettes je ne sais pas si elles sont en avance, il y a longtemps que je ne me suis promenée. Adieu, ma Claudine, si tu trouves un moyen de me rendre moins malheureuse ou de venir me voir, fais-le, c’est une charité. J’embrasse tes beaux cheveux, et tes chers yeux qui ne m’aimaient guère, et toute ta figure, et ton cou blanc ; ne ris pas de moi, ce n’est pas de la misère pour rire qui fait pleurer ta

Luce. »

Qu’est-ce qu’elles lui font, ces deux mauvaises ? Ma pauvre petite Luce sans consistance, trop méchante pour être bonne, trop lâche pour être méchante, je ne pouvais pourtant pas t’apporter avec moi ! (d’ailleurs je n’en avais pas envie). Mais tu n’as plus de pastilles de menthe, plus de chocolat, et plus de Claudine. L’école neuve, l’inauguration par le ministre le Dr Dutertre… comme je suis loin de tout ça ! Docteur Dutertre, vous êtes jusqu’ici le seul homme qui ait osé m’embrasser, et sur le coin de la bouche encore. Vous m’avez donné chaud et vous m’avez fait peur ; est-ce là tout ce que je dois espérer, en plus grand, de l’homme qui m’emmènera définitivement ? Comme notions pratiques de l’amour, c’est un peu bref. Heureusement, chez moi, la théorie est beaucoup plus complète, avec des plaques d’obscurité. Car la bibliothèque même de papa ne saurait tout m’apprendre.

 

Voilà le résumé de mes premiers mois de Paris, à peu près. Mon « cahier au net », comme nous disions à l’École, est au courant, il ne me sera pas difficile de l’y maintenir. Je n’ai pas grand’chose à faire ici : coudre des petites chemises gentilles pour mon trousseau toujours à court, et des petits pantalons (fermés) ; brosser mes cheveux, — c’est si vite fait maintenant — peigner Fanchette blanche, qui n’a presque plus de puces depuis qu’elle se parisianise, et l’installer avec son coussin plat sur le rebord extérieur de la fenêtre pour qu’elle prenne l’air. Elle a aperçu hier le gros chat… comment dirai-je ?… ébréché de la concierge, et lui a mâchouillé, du haut de son troisième, des injures sans nom, de sa voix campagnarde et un peu enrouée d’ex-couche-dehors. Mélie la soigne et lui apporte contre la constipation, des pots d’herbe-à-chat que la pauvre belle dévore. Est-ce qu’elle songe au jardin, et au gros noyer où nous excursionnâmes si souvent de compagnie ? Je crois que oui. Mais elle m’aime tant, elle vivrait avec moi dans le dernier des rabicoins !

 

J’ai goûté, escortée de Mélie, le charme des grands magasins. On me regarde dans la rue, parce que je suis pâlotte et mince, avec des cheveux courts et gonflés, et parce que Mélie porte la coiffe fresnoise. Vais-je enfin savourer la convoitise des « vieux messieurs » suiveurs, tant célébrés ? Nous verrons ça plus tard ; à présent, j’ai affaire.

J’ai surtout fait une étude des odeurs diverses, au Louvre et au Bon Marché. À la toile, c’est enivrant. Ô Anaïs ! Toi qui mangeais les échantillons de draps et de mouchoirs, ta demeure est ici. Cette odeur sucrée des cotonnades bleues neuves, est-ce qu’elle me passionne, ou bien si elle me donne envie de vomir ? Je crois que c’est les deux. Honte sur la flanelle et les couvertures de laine ! Ça et les œufs pourris, c’est quasiment. Le parfum des chaussures neuves a bien son prix, et aussi celui des porte-monnaie. Mais ils n’égalent pas la divine exhalaison du papier bleu gras à tracer les broderies, qui console de la poisserie écœurante des parfums et des savons…

 

Claire aussi m’a répondu. Elle est, encore une fois, extrêmement heureuse. Le véritable amour, elle le tient, ce coup-ci. Et elle m’annonce qu’elle va se marier. À dix-sept ans, vrai, elle « applette » ! Une basse petite vexation me fait hausser les épaules. (Fi, Claudine, ma chère, que tu es vulgaire !) « Il est si beau, m’écrit Claire, que je ne me lasse pas de le regarder. Ses yeux sont deux étoiles, et sa barbe est si douce. Et il est si fort, si tu savais, je ne pèse pas plus qu’une plume dans ses bras ! Je ne sais pas encore quand nous nous marierons, maman me trouve bien gobette. Mais je la supplie de me le permettre le plus tôt possible. Quel ne sera pas mon bonheur d’être sa femme ! » Elle joint à ces délires une petite photographie de l’Aimé : c’est un large garçon qui paraît trente-cinq ans, avec une figure honnête et paisible, des petits yeux bons et une barbe touffue.

Dans son extase, elle a totalement oublié de me dire ce que deviennent les violettes, au versant ouest du chemin creux qui mène aux Vrimes…

 


  1. Tique.
Publié le 20/04/2025 / 2 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre