Pour la troisième fois, en trois mois, nous allons nous retrouver tous les deux en pleine montagne. La bonne humeur de Lars fait écho à ma joie. Je suis ravi. Nous allons nous éclater à botaniser, à observer la gentiane bleue, le bouquetin, le vautour moine, le rare bruant des neiges, les grandioses paysages… À écouter l’instant. M’immerger en pleine nature était un acte solitaire ; mais depuis que Lars a souhaité m’initier à la rudesse des cimes, je ne conçois plus la rando naturaliste autrement qu’avec lui. J’ai besoin de connaître son monde, de profiter de ses silences et de ses rires. C’est tellement inespéré d’avoir enfin un ami. Tellement troublant aussi. Si fascinant encore, car la haute altitude est intrinsèquement son domaine vital. Là où tant de personnes fuiraient, face à l’âpreté d’un quotidien harassant, lui semble en communion permanente et absolue avec la nature.
Lors de la première virée, à la mi-mai, il m’a emmené trois jours dans le massif de la Chartreuse, la Croix de la Grande Sure, le Charmant Som, un contexte montagnard accessible « pour nous mettre en jambe », m’a-t-il dit. Lui est un chamois, un mouflon très aguerri à ces reliefs, bien qu’incertain encore sur diverses connaissances écologiques, géologiques et botaniques. Je suis son inverse : possesseur de solides bases dans les domaines de la nature, mais novice dans la marche vers les sommets. Tacitement, l’accord de départ est là : il a tout à m’apprendre pour accéder à ces milieux rudes ; je suis le garant de sa maîtrise des écosystèmes montagnards, pour l’obtention de son brevet d’accompagnateur de haute montagne. Ces jours de marche et de découverte ensemble nous en ont convaincus. Les soirées à regarder voler les murins, noctules et autres chauves-souris, ou à écouter le hibou grand- duc, furent un délice. Dans ces moments partagés, dans nos passions communes, nous avons compris ce que nous pouvons nous apporter et la confiance que nous avons l’un pour l’autre. C’est essentiel.
Pourtant, je dois bien le dire, je ne m’attendais pas à ce qu’il me mette autant en émoi ! Il est beau, sauvage, éminemment bon et attentionné à mon égard. Ténébreux et rieur à la fois. Les deux nuits en sa compagnie m’ont bien perturbé. Mes yeux à cinquante centimètres de son visage ne pouvaient se fermer ; j’ai adoré le regarder dormir. Jusqu’à prendre la honte, quand, ouvrant soudain les yeux, Lars m’a surpris, a souri, les a refermés ; pour me surprendre à nouveau quelques minutes plus tard. Déjà, le voir se laver au ruisseau, à quelque distance, m’avait pas mal troublé.
Après les derniers cours de juin, nous avons réalisé la seconde virée, sur cinq jours, dans les massifs du Sancy et du Plomb du Cantal. Montagnes assez faciles, paysages sublimes, de quoi partager tranquillement de supers moments. Un soir, Lars le silencieux m’a parlé de ce qu’il tait ordinairement, et j’ai compris ce qui le forge autant et me séduit. Il est un homme de la montagne rude, de la montagne d’en haut, là où la sagesse et l’effort ne sont jamais des options. Dans ces géographies, il y a ceux des bas, ceux des vallées, qui montent parfois, mais contournent le plus souvent les massifs pour aller de ville en ville. Puis il y a ceux d’en haut, comme lui, qui se déplacent de cime en cime, à pied, en raquettes, en skis ; qui ne vont que brièvement dans les fonds, en voiture, pour remonter plus vite. Des bas, d’en haut, les deux se croisent un peu. Très courtoisement. Les premiers sont plus sophistiqués, pomponnés, branchés… sur des courants qu’eux seuls maîtrisent, plus loin de la terre en tout cas. Je les connais, quelques étudiants en sont. Ceux d’en haut préfèrent les pantalons de toile et les débardeurs Marcel. Ils sentent le foin, le bois, l’effort. Ils parlent peu, car on ne parle pas en marchant, en fauchant, en fendant les bûches ; on ne parle que lorsqu’il y a des choses à dire. Mais d’en haut ou des bas, tous savent, s’ils sont nés là, que cette dualité est taquinerie puisqu’elle fait la complétude de « leur » montagne. Moi, je suis fasciné par ceux d’en haut.
Ainsi, depuis ses premiers pas, Lars arpente les versants et pelouses alpines, pour suivre son père ou pour héler, seul, les troupeaux dans l’immensité des cimes. Il relève les murettes de pierre sèche, réalise les fenaisons, manie la hache, la masse, la faux comme la fourche, autant que de besoin. Je comprends à quel point l’homme réfléchi et travailleur qu’il est à plus de deux-mille mètres d’altitude, explique la nature de ses non-dits, sa capacité à écouter, et celle de bosser avec insistance tous ces enseignements dont il veut s’abreuver lors de mes cours.
Svelte et sans une once de graisse, ordinairement tanné par le froid, le chaud, la bise, il doit aussi son physique sublime à cette vie-là.
— Comment un homme aussi bien bâti de corps et dans sa tête peut-il être seul ?
Je n’ai pas résisté à l’envie de lui poser la question.
— Bah ! Hors les vacances, la haute montagne fait fuir. J’ai vécu un an avec une fille, Charlotte, jusqu’à comprendre qu’elle ne s’accrochait à moi que pour le sexe. J’étais son yéti. C’était très exotique pour elle. Sauf qu’elle ne pensait qu’à la ville. Elle a fini par me reprocher de rester dans « ce trou ennuyeux » ! C’étaient les mots de trop, l’insulte à la montagne, aux gens d’en haut. Elle se moquait de mes parents, de nos réalités heureuses ou moins. Elle détestait nos vies, alors je l’ai détesté. Je l’ai virée.
Je m’en suis voulu d’aviver une souffrance chez ce gars que j’imaginais à tort inébranlable. Malgré tout, je sais que s’il m’en a parlé c’était pour voir ma réaction. À l’évidence, il fut ravi de constater qu’il n’y a rien de charlotesque en moi.
Outre les richesses floristiques et entomologiques de cette virée, ce sont les cascades qui m’ont profondément bouleversé, car, après l’effort, elles sont les plus belles douches que la nature peut offrir. Alors, Lars, tout nu près de moi… Woufff ! Cette fois il avait décidé de me faire franchir un pas de plus vers la liberté, se dépoilant sans complexe et m’invitant à agir de même. J’ai un peu tardé à le faire, histoire de profiter de son corps magnifique, car une fois désapé, impossible de le regarder sans me trahir ! Cinq jours, cinq cascades… Je ne doute pas une seconde qu’il a compris la panique qui s’est installée en moi lors de ces instants ; le plus étrange est qu’il s’en est amusé, prenant cela avec une légèreté déconcertante. Lars est taquin, malicieux, mais surtout très intuitif. Il a aussi profité de ces sentiers tranquilles pour me faire adopter la marche en montagne. Comment ? En le regardant ! Diaboliquement, en m’incitant à le suivre, il m’a laissé lui mater le cul à satiété, alors même que je savais déjà ce qu’il y a sous le tissu… Un bouquet d’émotions comme je ne pensais pas pouvoir en connaître un jour ! Mais le fait est que j’adore aussi admirer la puissance de sa marche et son pas pesé et sûr. Disons que ces hauts montagnards ont une manière de se déplacer qui leur est spécifique. Ils ne marchent pas pour s’arrêter quand arrive la fatigue : ils marchent sans se fatiguer pour ne pas s’arrêter ; à la manière de ces mules himalayennes au pas constant. Le corps de Lars fonctionne à ce rythme invariable : lent, assuré, obstiné, puissant. Sa respiration y est essentielle. Son regard aussi, qui analyse tout et tout le temps pour progresser sans infléchir la cadence. Chaque pied se pose à l’endroit certain qui promet sa stabilité, avant que le second ne prenne la relève un peu plus loin. De quoi franchir de grandes distances sans épuisement. Dans cette constance de l’effort, il n’a pas oublié, pourtant, de surprendre mon regard planté sur ses fesses et ses cuisses, en se retournant avec la vivacité de l’animal sauvage.
— Je croyais que tu agonisais dans l’effort, m’a-t-il dit la seconde fois, mais apparemment ça se passe bien pour toi, a-t-il fini en riant !
Piégé sans pouvoir nier quoi que ce soit, j’ai fini par lui dire qu’il était un tortionnaire d’hormones ! Mais que j’admirais aussi beaucoup sa marche et que je cherchais à l’adopter.
Cette virée me fut d’une grande intensité émotionnelle. Les sommets du Massif central… au-delà de mes plus beaux rêves. Malgré tout, je me suis interrogé. Pourquoi m’offre-t-il sa liberté ? Pourquoi me laisse-t-il le regarder ainsi ? Pourquoi suis-je seul à être aussi perturbé ? Si j’excepte mes compétences scientifiques et naturalistes, il est beaucoup plus fort que moi. J’ai compris, en professant l’écologie, qu’il est un étudiant d’une probité absolue. Aucune question ne lui semble naïve, puisque tout l’intéresse. Peu sont ainsi dans sa promotion ! Avec ces jours passés en montagne, j’ai réalisé que ses forces sont aussi physiques et mentales. Il est rude, droit, intègre, sans complexe, mais simple, bienveillant, rassurant. Sa maturité m’épate autant que sa capacité à faire d’un coup le pitre ; à être drôle. Il n’a que quatre ans de moins que moi, mais à vingt-cinq ans je me sens tellement plus immature que lui. Tellement plus coincé, plus secret, plus perturbé ! A-t-il compris que je me sens à ce point nul et paumé qu’il cherche à me faire prendre confiance et oser, à m’accepter et vivre ? Inverserait-il les rôles à ces occasions, faisant du prof que je suis son élève, dans son école de la vie ?
Maintenant, à cette mi-juillet, Lars m’emmène dans son monde plus alpin, un privilège. J’entre dans son territoire, à deux pas de chez lui. Juste à l’est de la Cluzaz, il s’arrête au pied du massif des Aravis, au bord du lac des Confins. C’est splendide.
— Tu vois, en face, tout là-haut, le col au-dessus de la forêt ? C’est celui de Châtillon. À droite, il y a une ferme solitaire ; c’est chez moi.
— C’est ainsi que je me suis imaginé ta maison et la montagne d’en haut. Je comprends tellement combien tu as pu y apprendre le silence et l’écoute. Tu dois entendre respirer et souffrir la planète, si près du ciel ?
— Oui, c’est bien dit, c’est ça ! Tiens, regarde, j’ai amené des trucs sympas pour ce midi. C’est ma mère qui les a faits. On va manger là, c’est super non ?
— C’est plus que ça, Lars. J’ai bossé comme un fou ces temps-ci et là… je revis !
— Oui, mais ça, c’est parce que tu es avec moi.
— Évidemment, quelle idée ? Mais pas que, quand même !
Je le rejoins dans ses rires, mais en réalité je n’en pense pas moins, tant je mesure à quel point je suis infiniment bien et prêt à tout, près de lui ! Sur fond de petit clapotis de l’eau, nous nous régalons avec tourte, fromage, tarte aux myrtilles… et deux gorgées de génépi. Tout est « maison ».
— Tu féliciteras ta mère, pour ces délices.
— C’est quand même moi qui ai ramassé les myrtilles, je te signale !
— Ah, excuse-moi. Donc tu remercieras aussi ta mère de t’avoir demandé d’aller ramasser les myrtilles.
— Enfoiré, va. En plus c’est exactement ça. Tu m’as bien eu. Bon, on y va ?
Sac au dos, nous voilà partis pour rejoindre les crêtes. Le sentier est raide et caillouteux. Pourtant, Lars me fait un beau compliment : mon pas serait bien plus sûr que lors des escapades précédentes. C’est, sans doute, parce que je me sens vivant, heureux d’être avec cet homme-là dans cet endroit-là. Tant que je m’étonne, quatre heures plus tard, que nous soyons déjà arrivés au Trou de la Mouche, sans mouches. Un lieu fabuleux et grandiose. C’est là que nous allons dormir en toute tranquillité, dans un coin bien abrité, côte à côte, en pleine nature.
Mais avant, il y a ce moment que j’attends avec impatience. Dans le torrent Lars est à nouveau tout nu. Il fait le pitre à deux mètres de moi ! Oh purée… C’est plus délicieux qu’un fantasme ! Tant que je dois vite cacher mes émotions dans l’eau froide. Raté, car il me prend au piège, et pas qu’un peu !
— Dis donc… qu’est-ce que tu fous dans l’eau ? Tu veux me mater ? Okay ! Mais j’ai droit aussi à ma part, non ?
Il est mort de rire. Je ne sais pas quoi faire. Je me sens idiot. Il savait déjà le plaisir que je prends à marcher derrière lui. Maintenant il mesure mon excitation lors de nos ablutions ! Alors il s’amuse, pour me sortir de ma honte, ou pour m’y enfoncer carrément :
— Tu sais, si tu bandes ce n’est pas grave. Moi non plus je ne suis pas vraiment au repos. Laisse-toi aller, on s’en fout. On bande tous, et puis voilà. Ça passe après.
Ça passe, ça passe… Ce petit con n’est pas dans le même jeu que moi. Le pire c’est qu’effectivement, il n’est pas au repos, et le voir ainsi me fait durcir jusqu’à l’acier ce que je croyais cacher. Que je finis quand même par montrer, ce qu’il honore d’un « ben voilà… tu te ne sens pas mieux comme ça ? ». Si, indiscutablement !
Son propos ne s’accompagnant d’aucun rapprochement avec moi, je finis par détourner mon regard, pour calmer le jeu. Je ne veux pas que la situation soit équivoque au-delà de l’effet que déclenche en nous cette scène primitive.
Les journées sont épuisantes physiquement, mais si fabuleuses dans ces lieux géants. Au cinquième soir nous nous arrêtons pour la nuit vers le Mont Fleuri, couvert de fleurs. Vient l’incontournable saynète érotique qu’il ne se prive pas de me jouer au ruisseau, comme chaque jour. Sauf qu’après, il attend de moi un peu de mon histoire, que je lui révèle qui je suis.
Las ! Comment lui exprimer mes angoisses, les séquelles de quinze années épouvantables, le harcèlement, les humiliations, l’accident, les années à l’hôpital, ce médecin qui m’a violé, le désarroi, l’extrême solitude, des parents qui s’en foutent, l’internement psychiatrique, le flirt obsessionnel avec la mort ?
Le chaos de mes mots écorchés, rares, embrouillés, trahissent à ce point mon trouble soudain, que Lars me libère assez vite de cette plongée en enfer.
— Tu sais, Juan, tu es un prof extraordinaire, et on t’adore tous. Pourtant, je te vois très fragile, bien marqué par des souffrances trop vivaces ! Il n’y a que dans nos randos que tu n’es plus le même. Donc je ne te poserais plus de questions. Tu me diras ce que tu voudras, quand tu le voudras, si tu le veux.
— Tu as bien deviné, Lars ; c’est vrai, je ne suis pas encore prêt pour en parler. Pardonne-moi. Si j’aime tes silences, c’est qu’ils préservent les miens.
Pour me rassurer, m’apaiser, il arbore un immense sourire, celui du droit à être heureux ! Et termine avec quelques mots délicieux, avant de se glisser dans son duvet.
— Il n’y a pas que mes silences que tu aimes, vu comment tu me regardes ! Ça ne me gêne pas du tout, surtout si ça peut t’aider. Enfin… par sécurité, et même si j’ai confiance en toi, je te surveille du coin de l’œil. Même la nuit. Donc tu n’as aucune chance pour me tripoter en douce. Sacré Juan, va !
Ce mec ! J’aime qu’il m’appelle par mon surnom. En fait, je l’adore comme un fou. C’est vrai que je pense sans cesse à lui. Ce soir, il m’a rendu libre, en validant ce temps d’intimité que je vais m’accorder, maintenant qu’il s’endort, à me nourrir de sa beauté et de sa bonté. Moi aussi j’ai confiance en lui. Je vais me laisser porter. Il peut me sauver !