Que les hommes sont prévisibles disais-je. Hier soir, au Café Rouge, il y avait ces trois types au comptoir. Airs de matadors. Yeux d'éperviers. Surtout le grand musclé. Il n'a pas arrêté de me regarder et de faire le paon. On s'est moqués de lui toute la soirée avec les filles. Tout ce que je déteste, une gravure de mode trop sûre d'elle. Un regard vorace à l'excès. Il est reparti assez tôt. Dommage. J'attendais qu'il vienne m'offrir "son verre". Cela m'aurait permis de le refuser. Pour une fois qu'on s'amusait.
En me couchant plus tard, j'ai repensé au ridicule de ce bonhomme, à ce regard subi cent fois, celui de la prédation. À ce comportement implacable, eux les maîtres, nous les servantes. Cela aurait pu en rester là ces idées, comme d'habitude. Un mélange de mépris et de dégoût balayé par le sommeil. Cela aurait pu en rester là, oui, si je ne m'étais pas réveillée ce matin dans sa peau à lui, le grand musclé de la veille. L'impossible transformation... L'horreur face au miroir, sans aucun sens, aucun... Au bout de ma nuit, un homme, j'étais devenue un homme...
Une pensée horrible traversa alors mon esprit : si je me retrouvais dans la peau de ce mec, qu’était-il advenu de mon corps à moi ? Serait-ce possible qu’il se soit glissé dans le mien ? Non, non ! Pas ça ! Je ne le voulais pas !
Pitié, là-haut ! Je ne sais pas à quoi vous jouez mais s’il vous plaît : ne permettez pas ça !
Pourtant, cette intuition grandissait en moi et devenait, petit à petit, une certitude…
J’imaginais alors l’esprit de ce gros balaise reluquer les femmes comme il m’avait matée la veille, mais…dans mon corps à moi !
Qu’allait-il faire ? Draguer mes amies ? Qu’allaient-elles penser de moi ?!
Horrifiée à cette pensée, je contemplais mon nouveau corps avec mépris…le corps d’un homme… baraqué en plus ! Des muscles saillants de partout, exactement comme je les détestais ! Moi j’aimais les hommes fins, raffinés, intelligents, respectueux, tout le contraire de cet homme de Neandertal qui prenait manifestement chaque femme comme une proie potentielle, et dont j’avais hérité du corps !
Le visage était pas mal : de jolis yeux bleus dans un visage un peu trop carré à mon goût, mais bon…les cheveux blonds bouclés rattrapaient ses contours, donc : ça pouvait passer. Les lèvres charnues ? Définitivement pas mon truc…mais bon, elles étaient en harmonie avec le reste du visage…c’était déjà ça !
Par contre, ce truc qui pendouillait disgracieusement entre mes jambes…alors ça, je savais que j’allais avoir beaucoup de mal à m’y habituer !
Je me réveillai complètement ensuqué de la fiesta de la veille. Les tournées continuelles des uns et des autres qui m’avaient saoulé hier soir me donnaient maintenant une migraine affreuse, et une nausée difficilement répréhensible. D’ailleurs…
Je me levai précipitamment et courrai jusqu’aux toilettes où je vomis tripes et boyaux à plusieurs reprises.
Je me relevai enfin, épuisé, mais vidé. Je m’approchai alors du lavabo, me rinçai d’abord la bouche puis pris ma brosse à dents et mon dentifrice pour terminer le nettoyage. Je levai alors les yeux vers la glace qui me faisait face. Et là ! Je n’en revins pas !
Un joli visage fin, des yeux verts à faire tourner toutes les têtes, des lèvres qu’on ne pouvait qu’avoir envie d’embrasser, de longs cheveux bruns qui tombaient jusqu’à ma taille, un corps fin : j’étais la nana que j’avais vue hier soir au café ! Non ! Comment était-ce possible ?! Cela dit, elle était très belle quand même la fille !
Je me regardai alors avec plus d’attention, dans les moindres détails, et finalement je souris à cette aubaine ! J’étais franchement bien balancé quand même !
Résolue à retrouver mon corps, je me jetai dans l’armoire de ma chambre à la recherche des dernières fringues restantes de mon ex qu’il n’était jamais revenu récupérer. Je les avais gardées dans un coin sans vraiment savoir pourquoi étant donné que je me fichais totalement de ce gars maintenant…mais bon…elles allaient peut-être pouvoir me servir finalement ? … Je parvins à trouver une seule tenue complète : un slip, une paire de chaussettes, un jean et une chemise blanche ! Maintenant, il ne restait plus qu’à prier pour que mes fesses et mon ventre rentrent dedans ! Fermeture du zip du jean sans problème, de même pour les boutons de la chemise ! Ouf ! Elles étaient à ma taille ! Je filai alors me laver les dents, toujours aussi étonnée de voir le reflet de cet homme dans le miroir…je me passai rapidement un coup de brosse dans mes cheveux bouclés et sortit de l’appartement à la hâte de mon appartement, courant du plus que je le pouvais jusqu’au café de la veille.
Alors : qu’allais-je faire de cette journée pour la rendre amusante ? Allumer tous les hommes qui m’offriraient immanquablement un verre ? Ah non ! Certainement pas ! L’idée de capter les regards des autres mecs me dégoûtait ! J’étais peut-être dans le corps de cette jolie demoiselle mais mon esprit lui, était bien masculin !
Non, ce plan là ne me convenait pas…par contre…L’idée de voir deux femmes s’embrasser m’avait toujours fait fantasmer…L’heure était peut-être arrivée de réaliser ce rêve et de le vivre pleinement dans le corps de cette femme ? Ah ah ah ! Ah oui ! ça, ça allait être drôle ! Un coup de fil à ma frangine pour qu’elle m’apporte des fringues et ensuite direction le café !
« - Allo Lucille ? » Ah mince ! J’ai aussi sa voix ! J’aurais dû y penser…
Lucille regarde le numéro affiché sur son téléphone : c’est bien celui de son frère. Mais cette voix féminine ? Jamais entendue…
« - C’est qui ?
Lucille raccroche. Prise de panique face à ce coup de fil qu’elle ne comprend pas, elle prend à la hâte quelques vêtements malgré tout et fonce chez son frère pour s’assurer qu’il va bien…Qui était cette femme ? Une nouvelle conquête sans doute…Mais pourquoi se faire passer pour son frère ? Et l’appeler depuis le téléphone de Pierrick en plus ? Allez, il va encore nous avoir ramené une cinglée…
J’arrivai en courant au café. Je regardai autour de moi : je ne me vis nulle part : ni en terrasse, ni au bar. Il n’était pas encore arrivé…mais il allait venir, j’en étais certaine !
Je m’installai à une table à l’intérieur et commandai un café.
Un homme s’approcha alors de moi :
« Alors Pierrick ! Tu ne viens pas au comptoir saluer tes potes aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu as ? Tu fais la gueule ? C’est à cause d’hier soir ? Tu m’en veux encore ? Allez ! C’était rien du tout ! Une petite blagounette, c’est tout ! Allez viens avec nous ! »
Je dévisageai l’homme qui se tenait devant moi et qui venait de me parler, incrédule. Donc je m’appelais Pierrick…Et je n’avais aucune idée de ce qu’il s’était passé la veille mais apparemment j’aurais des raisons d’en vouloir à cette personne qui prétendait être mon « pote ». OK.
« - Non merci, je suis très bien ici. C’était pas cool ce que tu as fait hier soir, je n’ai pas forcément envie de te voir et de discuter avec toi aujourd’hui. Fous moi la paix !
Bon ! J’avais pas mal géré l’affaire semblait-il. Au moins je n’aurais pas à bavasser avec cette bande de dégénérés en attendant que mon corps arrive… ce qui se produisit environ une heure plus tard après trois cafés et des fous rires des autres ânes en regardant dans ma direction…
Je me regardai arriver. Je ne me connaissais pas cette tenue…Où l’avait-il trouvée ? Mini-jupe, débardeur et bottes ! Comment avait-il osé !? On aurait dit que je venais pour me faire draguer ! En même temps je devais avouer que ça m’allait plutôt bien…J’étais même franchement canon comme ça en fait ! Finalement il avait plutôt bon goût le gars ! Mais bon… je persistais néanmoins à penser que le lieu et l’heure très matinale n’étaient pas appropriés à ce genre de tenue…
Je me regardai m’asseoir à une table en terrasse, tournée face à la rue et dos au café. Il ne m’avait donc pas vue… J’allais aller le rejoindre et lui dire ce que je pensais de cet échange de corps indésiré quand je remarquai l’autre abruti de tout à l’heure s’approcher de moi…Enfin, de mon corps…
« Bonjour mademoiselle. Vous êtes vraiment charmante ! Je peux vous offrir un café ? ».
Je me vis le regarder fixement avec de la colère dans les yeux, puis baisser le regard sur ma mini-jupe et rougir. Ah oui ! C’était bien beau d’avoir voulu faire la belle ! Mais il fallait assumer maintenant mon gars !
Je vis l’homme tirer la chaise en face de moi, enfin, de mon corps, et s’installer à la table, tranquillou. Allez ! ça y était ! Le plan drague version lourdaud allait commencer ! Je décidai alors de rester assise là où j’étais pour contempler la scène qui allait suivre et que je devinais par avance cocasse ! Comment allait-il s’en sortir ? J’avais hâte de voir ça !
Je regardai Fredo s’approcher de moi et s’installer à la chaise adjacente à la mienne avant même que j’ai eu le temps de le refuser. Le barman m’apporta le café que Fredo avait commandé pour moi.
Je scrutai son regard qui descendait fréquemment sur ma poitrine, et devenait lubrique lorsque ses yeux remontaient vers les miens. Je me sentais déshabillé, mis à nu, comme scanné et cela me mettait très mal à l’aise.
Frédo me faisait la conversation mais je ne l’entendais pas. Son regard de rapace me glaçait le sang !
Pour la première fois, je compris la peur qu’une telle attitude pouvait éventuellement inspirer aux femmes…
Je me levai, direction les toilettes, prétextant ressentir une envie pressante, pour m’éloigner de son regard vicieux. Je sentais son regard continuer de me regarder de dos, admirant mes fesses et mes jambes, comme on regarderait une délicieuse pâtisserie dont on ferait bien son quatre-heure…
En entrant dans le café, je remarquai aussitôt à ma droite, un homme assis seul à une table devant trois tasses de café vides : c’était moi ! Je me regardais en souriant d’un air satisfait, voire ironique, visiblement amusé par la scène que je venais de vivre.
Aussi étrange que fut cette rencontre avec moi-même, enfin, de mon corps, je me dirigeai aussitôt vers lui et m’empressai de m’asseoir à ses côtés.
« - Alors ? Ces premières heures en femme ? Qu’en pensez-vous ? murmura celle que j’avais fixé intensément du regard hier avec envie…
Nous nous tûmes tous les deux, nous regardant en chien de faïence, dans un mélange de méfiance et d’empathie, chacun des deux étant bien placé pour comprendre la situation de l’autre.
Dans le café, la musique de fond devint soudainement plus audible :
« L’ultime nuance,
Vue de l’intérieur,
Vivre cette chance,
Pendant 24 heures… ».
C’était la dernière chanson de Grand corps malade : « pendant 24 heures » ! D’ordinaire, cette chanson me faisait toujours sourire car cette idée d’échange de corps et de la découverte de la vie de l’autre sexe pour une journée m’amusait. Il m’était même arrivée de souhaiter, le temps d’une seconde, vivre cette expérience, me mettre à la place de l’autre le temps d’une journée pour pouvoir me rendre compte de ce que cela pouvait faire d’être un homme…Mais le temps d’une seconde, bon sang ! Je ne me doutais pas que là-haut on prendrait une pensée pour argent comptant et qu’on exaucerait un vœu qui n’en n’était même pas un !
Je regardai soudain Pierrick avec culpabilité : tout cela était de ma faute !
Pierrick vit le changement dans mon regard et comprit aussitôt.
« - Ah ! Vous l’avez souhaité n’est-ce pas ?! Je savais bien que vous étiez une sorcière ! Vous êtes toutes les mêmes de toute façon !
Pierrick marquait un point…je devais reconnaître que sur ce point précis, il n’avait pas complètement tort…
« - Ah ! Vous voyez ! Vous ne trouvez rien à répondre à ça ! ça prouve bien que j’ai raison !
Notre conversation fut interrompue par la soudaine arrivée du pote de Pierrick qui se planta debout devant lui :
« - Alors ! Je croyais que vous aviez une envie pressante…En fait vous préférez la compagnie de Pierrick, c’est ça ?! ».
Pierrick se mit à regarder mes pieds en tirant inutilement sur sa jupe trop courte pour cacher mes jambes.
« - Fous lui la paix ! Dégage ! répondis-je alors avec l’assurance que me donnait mon corps musclé.
Offusquée par le ton mauvais, vulgaire et goguenard de ce rustre, je me levai d’un bond et lui balançai un grand coup de poing au visage !
« - Mais t’es malade ! Qu’est-ce qui te prend bon sang aujourd’hui ?!, se lamenta le couard en portant la main sur le haut de sa joue rougie sous le coup.
Au fil de la conversation, je découvris un homme totalement différent de ce que j’avais imaginé : moi qui le croyais primitif et grossier à l’instar de son acolyte, je découvris au contraire un homme sensible, déçu en amoures mais capable de sentiments, un homme qui n’était jamais tombé sur des femmes qui lui correspondaient mais au contraire sur des nanas qui l’avaient trompé, ou avaient utilisé sa gentillesse à des fins lucratives ou vicieuses.
Je réalisai soudain que, finalement, hommes et femmes n’étaient pas si différents : il y avait des cons partout, il y avait des profiteuses partout, mais il existait aussi des hommes et des femmes sincères et honnêtes, de belles âmes qui ne demandaient qu’à se rencontrer…
Et si ce changement de corps avait permis la rencontre des nôtres ?