Qui, un matin, ne s’est jamais réveillé la mine hagarde avec le sentiment d’avoir vécu un rêve d’une absurdité absolue ? Le songe qui te fait dire que tu es obligatoirement physiologiquement porteur d’une maladie grave, psychologiquement atteint d’un trouble mental ou bien encore que tu reviens d’un monde onirique tellement farfelu que tu n’oses chercher une raison rationnelle pour expliquer un tel délire.
C’est bien parce que je sais que personne ne me connaît ici que je me permets de confier dans ce texte, le rêve le plus grotesque qu’il m’ait été donné de faire.
Promettez-moi de ne pas me prendre pour une folle, je ne le supporterais pas...
La scène se passe donc dans mon lit, un soir comme un autre. La journée a été rude, mais pas plus que d’habitude, la soirée plutôt calme a contrario : un téléfilm accompagné d’un verre de vin ; rien de transcendant. De ce fait, j’ai éteint ma lampe de chevet à 23h après avoir réglé mon réveil sur 7h comme d’habitude. Je ne me souviens même pas quand mon esprit s’est fait la belle. Je m’endors toujours très vite. À quel moment ai-je basculé dans mon rêve ?
Je me trouve devant une maison, genre maison de jardin pour enfants mais en grandeur réelle. C’est très intrigant car j’ai franchement l’impression au beau milieu d’un décor cinématographique pour la jeunesse. Les arbres, le ciel, les nuages, les fleurs semblent avoir été dessinés par les concepteurs d’un studio d’animation. Le paysage est très joli, quelques oiseaux gazouillent, un lapin sort d’un fourré et me regarde en souriant. Euh... j’ai raté quelque chose dans mon enfance ? La maison m’invite à la découvrir. L’intérieur est-il aussi plaisant que l’extérieur ?
Bingo ! Vous avez gagné ! j’entre, bien sûr, poussée par la curiosité.
L’intérieur est beaucoup plus sombre, à peine éclairé par un chandelier à trois branches, posé sur une vieille commode dont les tiroirs sont munis de clefs. La flamme des bougies – cette maison est donc habitée — vacille sous l’effet de l’appel d’air provoqué par l’ouverture de la porte. Dehors on entendait le bruissement des feuilles, on sentait la douceur environnante ; ici le silence est total et l’atmosphère pesante. Ça sent la noirceur. Je prends l’une des bougies et j’avance vers un corridor au fond duquel je distingue une porte de couleur sombre sur laquelle est placardé en lettres dorées : « Celui qui entre est un homme mort » L’espace d’un instant, l’inquiétude s’immisce mais l’indiscrétion la balaie en force. Et puis je suis une fille, pas vrai ? Je ne suis pas concernée. J’appuie sur la poignée et la porte s’ouvre en grinçant des gonds.
Ne me demandez pas pourquoi j’ai vu tour cela, je ne sais pas….
La lumière me saute à la figure. Ça brille du sol au plafond et pour cause : la salle est immense et le sol est recouvert d’énormes tas de pièces d’or, comme on en voit seulement dans les dessins animés. Il y en a partout ! ils forment de petites montagnes de hauteurs diverses, toutes aussi précieuses les unes que les autres. Je suis contrainte de placer ma main en visière au-dessus de mes yeux pour supporter la luminosité. C’en est presque douloureux… La pile centrale semble mouvante comme si elle était animée de l’intérieur. Quelques pièces s’en échappent et roulent sur les pentes dorées. Qu’y-a-t-il donc sous cet amas d’or ? un animal, un humain, un monstre ? Tétanisée, hors du temps, je suis incapable d’échapper à ce qui va suivre.
Vous aviez promis de ne pas me prendre pour une folle…
Une tête, ornée d’un chapeau haut-de-forme noir surgit du monceau doré. Le couvre-chef surplombe un visage blanc emplumé, des binocles posés sur l’extrémité d’un bec orange laissant apparaitre des yeux écarquillés de bonheur. Je n’ose le reconnaitre tant la situation est ubuesque. Ne me dîtes pas que c’est….
Le reste du personnage s’extirpe avec souplesse malgré son âge avancé. Je crois que c’est bien lui… Lorsqu’apparaissent une redingote rouge dévoilant le bas d’un corps de plumes, deux pattes palmées oranges munies de guêtres assorties à la veste, et que le canard – car s’en est un – se précipite vers un plongeoir placé au-dessus des tas d’or, en grimpe l'échelle à toute vitesse et effectue un superbe saut de l’ange avec un coin-coin de bonheur, je n’ai plus aucun doute !
Et vous non plus j’en suis sûre ! Je vous le donne en mille !
Je me trouve devant le plus célèbre avare du monde animé. Balthazar Picsou en chair et en plumes, le tonton grincheux aux palmes crochues de Donald Duck. Picsou ! le multimilliardaire de fiction le plus riche du monde, l’entrepreneur de talent qui cherche par tous les moyens à s’enrichir en se délectant de sa fortune au point d’y effectuer des plongeons pour s’immerger de bonheur. Personnellement, j’ai toujours eu un petit faible pour lui car malgré son avarice, il est reconnu comme un personnage complexe et attachant. Le comble…)
En sortant une nouvelle fois la tête de son océan d’or, le vieux canard m’aperçoit. Le temps d’une grimace augurant une colère monumentale dont tout lecteur de « Picsou Magazine » sait qu’il est coutumier, il replonge dans sa fortune avant de ressortir aussitôt pour vérifier s’il n’est pas victime d’une vision lui aussi. La surprise est aussi intense pour lui que pour moi, apparemment.
Je vois alors son visage changer de couleur pour passer du blanc au rubicond. Il est pris d’une quinte de toux qui ne le soulage pas, se contorsionne pour échapper à je ne sais quoi, ses yeux sont exorbités, ses bésicles éjectées de son bec largement ouvert sur sa petite langue pointue, tendue par l’énervement. Sa glotte tressaute comme s’il voulait me couiner dessus mais rien ne sort, pas le moindre cri, pas la moindre insulte. Je consacre quelques secondes de plaisir à admirer ses simagrées avant de réaliser la vraie raison (et l’origine par la même occasion) de la danse du canard. Picsou est sur le point de s’étouffer ! Je ne peux pas laisser mourir une figure de légende et mutiler ainsi les rêves de milliers d’enfants. Et puis canard ou pas, il y aurait non-assistance à personne en danger, n’est-ce pas ? Comme ce n’est pas le genre de la maison de reculer devant ses responsabilités, je plonge à mon tour dans la montagne de pièces d’or, repousse quelques sacs de dollars qui m’empêchent d’atteindre le héros et, profitant d’un moment d’accalmie qui, réputation du célèbre volatile oblige, ne durera pas si je le sauve, j’ouvre sa redingote en faisant sauter au passage un bouton. Je me place sans son dos, entoure son torse malingre de mes mains et presse fortement les doigts à plusieurs reprises. Sous la brutalité du geste, une grosse pièce, au moins un double eagle de vingt dollars, s’échappe de la gorge de l’infortuné canard. Croyez-moi si vous le voulez, cet avare de Picsou, pensant certainement que j’allais lui subtiliser, tend immédiatement le bras pour l’attraper avec l’habilité. On ne change vraiment pas un grippe-sou qui se respecte. C’en est presque admirable…
Le clou de l’histoire ? Je prends le plus beau savon de ma vie. Balthazar Picsou, le héros de mes 10 ans, celui que je viens de sauver d’une mort certaine, a retrouvé sa voix et m’insulte de toute sa gorge dégagée, m’accusant d’être entrée dans sa maison avec l’intention de le détrousser de son or. Je n’ai qu’une chose à faire devant tant de colère et d’injustice : déguerpir le plus vite possible, partagée entre la déception de ne pas avoir suscité de sa part le moindre remerciement – j’ai quand même sauvé sa fortune en quelque sorte puisqu’elle reste sa propriété au lieu de tomber dans les mains de ses héritiers – la satisfaction d’avoir joué un rôle primordial dans la vie du héros de Disney et la fierté de témoigner que l’avarice de Picsou n’est pas un leurre.
Ça tinte dans mes oreilles. Le cerveau embrumé, j’ouvre un œil. Autour de moi, plus de maison, plus de jardin merveilleux, quelques pigeons roucoulent sous le soleil naissant. Quel rêve abracadabrant ! Comment peut-on avoir le cerveau assez perturbé pour se laisser entraîner dans de telles divagations ?
Je ne raconterai jamais mes élucubrations nocturnes, ou alors à des inconnus, des lecteurs, pourquoi pas ? Mieux, des auteurs… Eux comprendront et mettront cela sur le compte de l’imaginaire de celle qui se laisse déborder par sa plume.
Le poing de ma main gauche est resté serré. J’écarte les doigts un a un…
Je n’en crois pas mes yeux ! Au centre de ma paume rougie par la pression, se trouve un bouton de redingote marqué des initiales B.P et un dollar américain en or.
Quand je vous disais qu’il pouvait être complexe et attachant… Mais franchement un petit dollar, vous auriez pu être plus généreux Mister Picsou !