La taule est un goulot étroit. Les premiers mois, ça m’a rendu fou. J’étouffais. Coincé dans le goulot. Je voulais pousser les murs, ouvrir la lucarne. Mon âme était asphyxiée. Mon corps ratatiné. Ma vue occultée par les murs grillagés. En six mois, à trente ans, je n’étais plus qu’un vieillard. Dos rond, démarche incertaine, vue basse, haleine fétide. Je pensais à ma mère, je me disais, C’est bien qu’elle soit morte. Voir ma déchéance l’aurait tuée. Ma femme m’avait abandonnée à l’énoncé du verdict. Vingt ans, dont quinze incompressibles. Pour un cambriolage mal ficelé où pas une goutte de sang n’avait été versée, c’était cher payé. Me taper la tête contre le lavabo, qu’elle éclate comme une noix sèche, des fois j’en rêvais. Mais j’avais la trouille. Pas des conséquences, pas de l’hémoglobine en jets de pisse, pas de la cervelle qui s’écrabouille, masse spongieuse devenue inutile. Non, j’avais juste peur de la suite. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? La question me tétanisait.
Au moins, si j’avais quelqu’un à aimer. Qui me retienne par le pan de la chemise pour éviter le grand saut dans le vide. Ici ? Quelle dérision. À part la gueule de Maupuis, infernal porte-clefs, et celle des autres paumés, mes frères, croisés dans la cour une heure par jour, c’était le vide sidéral. Horrible, cette cour. On tourne en rond comme des souris de laboratoire. Même l’herbe a renoncé à pousser.
Les mois ont passé, l’étreinte sur ma cage thoracique s’est un peu desserrée. J’avais endossé l’habitus d’un moine cénobite. Mais je me sentais mourir à feux lents. Et puis un matin, ça faisait bientôt un an que je croupissais là, j’ai levé les yeux vers ciel. Il avait une drôle de couleur, gris vert, qui lui donnait un air malade. C’est peut-être ça qui m’a aidé à murmurer à voix basse, Je suis prêt à partir, je crois que je n’ai plus peur de ce qui se trouve derrière. Et dans un soupir, à dents serrées, j’ai ajouté, De toute façon, ça ne peut pas être pire qu’ici. Alors, il s’est produit un truc étrange qui me donne des frissons encore aujourd’hui. Le ciel a semblé s’ouvrir, il a viré au rose, une jolie teinte d’orchidée, et j’ai vu, oui j’ai vu un arbre en face de moi, au-dessus du mur qui accentue mon enfermement, j’ai vu cet arbre s’agiter, faire le kakou, secouer sa crête, comme s’il cherchait à me faire rigoler. J’ai d’abord cru à un mirage. Je ne l’avais jamais remarqué. Il était de l’autre côté du mur. En zone libre. Chez les vivants. C’est tout ce que j’ai pensé sur l’instant. Au moins, l’envie de claquer ma tronche sur le rebord de la fenêtre s’est éloigné, comme un mauvais cauchemar. Mais le lendemain, même envie de vomir, d’en finir. J’ai pris une inspiration. Oui, voilà, j’étais prêt, le grand plongeon et la paix ensuite. Je me suis approché de la fenêtre, j’en ai tâté le bord, ma main en a saisi les éraflures, la dureté. Sûr que ma tête n’y résisterait pas. J’ai voulu regarder une fois encore les nuages filer vers un improbable rendez-vous, et je l’ai vu. Dans un éblouissement. Alors que je l’avais complètement oublié, l’arbre foisonnant frétillait comme un beau diable, semblant me dire « Eh, gars ! T’es pas tout seul, je suis là. »
Que dire ? Depuis onze ans, l’arbre et moi, nous faisons équipe. Quarante-quatre saisons passées ensemble, ça crée des liens. Au début, je me disais que j’étais taré. Des histoires d’amitié avec une souris, un ballon, un singe, un cannibale, j’en connaissais. Mais avec un arbre ! Et pourtant, à chaque fois que le désespoir me serre dans ses pinces, il est là. Il suffit que je regarde vers la lucarne pour voir sa bonne crête touffue s’ébouriffer. L’hiver, quand ses feuilles le désertent, ça lui donne un petit air désolé qui devrait accentuer mon désespoir. Au contraire. Il gesticule, en fait des caisses pour me montrer que, tout nu qu’il est, il reste là, mon ami. Ses branches font des ronds dans l’air, qu’il noue et dénoue. C’est gracieux, je me dis qu’il est presque plus beau dans son dépouillement que paré de toutes ses feuilles. Alors mon cœur s’emballe, je lève le pouce, paume serrée, pour qu’il comprenne que je le vois, que je suis heureux, que c’est mon pote, un vrai, à la vie, à la mort. Face à face, nous formons un pont invisible. Navigateurs sans rafiot, nous cabotons sur place, liés l’un à l’autre.
Depuis quelques temps, une inquiétude nouvelle me taraude. Il me reste trois ans à faire. Qu’est-ce que je vais devenir dehors sans lui ? Personne ne m’attend. Alors, j’échafaude des plans pour allonger ma peine.
Si je tuais Maupuis ? Ça serait perpète ? Perpétuité avec mon pote !
Il faut que je réfléchisse à la manière de m’y prendre. Juste une angoisse : pourvu qu’on ne me transfère pas dans une autre cellule d’où je ne verrais plus mon arbre.