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L'acide clanique (Deuxième partie des démons)

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L’acide clanique


 


 

Lili et moi, on s’est mariés le premier avril 1987 mais le début de la noyade remonte à bien plus tôt, au sortir de ma rhéto, lorsque je m'étais essayé à des études d’instituteur, parce que plus aurait été présomptueux, à Mons, là où Martine avait choisi de faire sa licence en math. Ma tentative se solda logiquement par un échec, l’abandon de mes études et ma haine définitive de Mons.


 

L’année suivante, sans doute par manque d’imagination, j’intégrais l’école militaire. Quatorze mois de corvées, de punitions et de malentendus plus tard, les gradés me firent comprendre que je n’avais pas plus l’âme d’un soldat que celle d’un enseignant. On ne pouvait pas leur donner tort.


 

Puis il y eut la rencontre avec ma future épouse. C’est curieux comme mot, non, « épouse » ? Certains parviennent à y caser de l’amour ? Pas moi, pas une miette, ni dans ce mot ni dans « époux » bien sûr. Dans « épouse » ou « époux », je mets du contrat, de l’obligation, des signatures, du Monsieur le bourgmestre et du quotidien bien habillé, en un mot de la respectabilité. Le couple marié, c’est un truc qui mérite le respect. C’est solide, bien en ordre avec rien qui dépasse. La boîte est fermée à double tour. Dedans, il y aura des tourtereaux qui vont ramer. Ceux-là, s’ils souffrent, s’ils regrettent, s’ils ne comprennent pas, ce n’est pas la peine qu’ils crient, on ne les entendra pas parce que, comme je l’ai dit, c’est fermé à double tour. Ce sont les toxiques qui avaient la clef. Ils l’ont jetée.

 

Personnellement, c'est à 24 ans que je suis entré dans la respectabilité, attiré comme un rat par un leurre, un joli appât. Après que mes longues moustaches aient longuement ratissé l'air et que mon museau ait reniflé partout dans le vide, encore sur mes gardes, j'ai quand même risqué une patte. Et là, j'ai été poussé. Quand mes doutes et mes incertitudes me faisaient encore temporiser, un grand coup de pied au cul des toxiques catégoriques m'a forcé à avancer. La grille derrière moi s'est refermée. Comme tous ceux qui ne comprenaient pas ce qu'ils faisaient là, je me suis mis à crier, mais à crier avec la voix des gens qui se noient. C'est pour ça qu'on ne m'entendait pas. Aucun son ne pouvait sortir de ma bouche parce qu'elle était remplie d'eau. Tout restait dans le fond de ma gorge. Personne ne pouvait entendre. Pas même moi, qui aurais dû finir par m'égosiller.


 

Très vite après nos épousailles à Lili et moi, il y eut la naissance de ma première fille, Charlotte. Subitement, je n’ai plus été le chômeur, je n’ai plus été l’échec de mes études supérieures, je n’ai plus été l’adorable outsider, je devenais le héros félicité de toute part. À l’époque, j’en fus flatté, mais en y regardant de plus près, leurs félicitations je les range maintenant dans la même colonne que leurs époux et épouses, celle des mots malhonnêtes. Parce qu’il faut bien dire que ma performance pour concevoir ma fille ne méritait pas leurs applaudissements. C’en était même un peu gênant. Que signifiaient leurs louanges sans précédent ?


 

Ici en Belgique, nous avons un jeu d’ivrognes auquel, jeune, je me commettais avec les copains. Il s’agissait de vider son verre de Jupiler d’une traite. La règle n’était pas bien compliquée, mais l’action était quand même laborieuse pour nos gorges de vingt ans, pas encore formées au goût viril d’une bonne crasse pinte. La partie se déroulait comme suit, une fois nos bières servies par Emile ou Maryse, les patrons du Jupy, chacun de nous, à son tour, ramassait son verre et le vidait cul sec sous les encouragements des autres. Leurs et glou et glou et glou et glou… duraient aussi longtemps qu’on afonnait. Une fois le verre vide reposé sur la table, ils entonnaient l’hymne !

Il est des nôtres

il a bu son verre comme les autres

C’est un ivrogne

d’ailleurs ça se voit rien qu’à sa trogne.

Ce chant, comme une décoration ou un diplôme, c’était une façon de nous dire qu’on était acceptés dans le cercle. J’allais dire intégrés en lui, mais désintégrés serait plus juste ou, à tout le moins, en phase de désintégration. On avait fait quelque chose de pas vraiment agréable, de pas vraiment utile, de pas vraiment sain, mais nous, les futurs toxiques en formation à l’école de la toxicité, on s’applaudissait, car nous allions rejoindre le grand clan, dont en réalité on ignorait tout. Je pense qu’on se rassurait mutuellement dans un monde qui tournait trop vite et dont on ne comprenait pas grand-chose. Ce cantique était une façon de nous préparer, de nous rôder, nous, futurs naufragés, futurs tourtereaux, futurs crieurs sans voix ! Après nos récréations alcoolisées en petits groupes arriveraient les félicitations claniques. Elles viendraient plus tard, lorsque l’eau serait plus haut encore dans nos poumons, lorsque nous aurions notre premier enfant par exemple, lorsqu'on dirait de nous que nous avions acquis la maturité.

 

Lorsque j'étais indexier intérimaire, l'année précédant mon oui devant le bourgmestre, périodiquement, je devais contrôler les deux ampères. Quand des usagers ne pouvaient plus payer leurs factures d'électricité, la loi interdisait de leur couper le courant alors, le service technique d'Intercom leur installait un teco qui limitait leur consommation à 460 Watts. Ensuite, moi, je me rendais chez eux pour la vérification, je sonnais, on m'ouvrait, je me présentais et j'entrais. C'était terrible de me rendre chez ces gens. J'avais honte de me retrouver dans leur foyer pour faire ma sale besogne. Ces gens déjà tellement désespérés, on les soupçonnait, tous, systématiquement, de tricher. Ils m'accueillaient, les yeux baissés, avant de retourner s'asseoir face à la télévision avec, entre leurs doigts jaunis, une cigarette bientôt étouffée dans un cendrier rotatif submergé. Le mobilier et l'air même était, comme eux, moche, sale, à l'abandon, sous sédatif. Alors, derrière leur indifférence, je sortais un sèche-cheveux de ma mallette, je le branchais sur n'importe quelle prise et je le mettais en marche. Si le fusible général ne disjonctait pas dans les deux minutes, ce qui ne s'est jamais produit, ces gens seraient poursuivis en justice. Et on leur demanderait quoi ?

 

Un jour cependant, une porte ne s'est pas ouverte. J'ai insisté, j'ai expliqué que je représentais la société distributrice d'électricité, le type derrière a hurlé :

  • Vous n'entrerez pas ici ! Foutez le camp !

  • Je dois faire mon travail, Monsieur.

  • Vous n'entrerez pas. J'ai un fusil. Si vous ne partez pas, je vous fous du plomb au cul, moi !

Cet homme, je pense qu'un juge aurait dit de lui qu'il manquait de maturité. Où allait-il en me menaçant ? A quoi cela pouvait-il le mener ? Moi, j'ai eu l'impression inverse. Cet homme ne se résignait pas, ne s’aplatissait pas. En s'accrochant à sa dignité, il m'a donné de l'espoir quand la résignation des autres me meurtrissait, me désespérait. Les toxiques nous embrouillent à nous faire croire que la maturité serait la négociation raisonnable, les réactions rationnelles, l'existence fonctionnelle. C'est tout le contraire, je pense, sinon comment expliquer l'état de notre planète pourtant organisée rationnellement et raisonnablement par des chefs d'état à coup sûr jugés mûrs par le même juge, mûr lui aussi. La vraie maturité c'est la révolte, sans lendemain peut-être, mais debout. Sans lutte, pas d'espoir, sans déviance, pas de progrès, sans folie, pas d'issue. Leur maturité, c'est la noyade garantie. Je me noyais.

 

A cette époque, celle où je me fondais doucement dans le clan, celle durant laquelle je me désagrégeais dans le tube digestif d’un monde prodigue, quand, rarement, je croisais Martine, mon cœur s’accélérait et mon sang se glaçait littéralement. Si l’occasion se présentait de lui dire un mot, il était désagréable, toujours. C’était plus fort que moi. Je la trouvais un peu pâle. Je m’étonnais qu’elle ait acheté une voiture japonaise. Je regrettais qu’elle ait changé quelque chose à ses cheveux, ils étaient mieux avant, non ?

 

De temps à autre, la promotion 82 organisait des retrouvailles. Je n’en ai raté aucune. Comme un saumon qui retourne sur son lieu de naissance malgré le calvaire annoncé, j’allais rejoindre mes anciens camarades de rhéto pour revoir Martine. Un verre de jus d’orange à la main, elle me faisait la bise, souriante, façon cocktail. « Comment vas-tu Patrice ? » me disait-elle de sa voix qui sortait de ses lèvres, de sa bouche, de son cou, de sa gorge, de tous ces morceaux d’elle que j’avais si bien connus. Elle prononçait les mots comme elle les avait prononcés lorsque sur ces dangereuses terres inconnues, mais tellement prometteuses, nous étions fous d’enthousiasme. Tout était pareil sauf que tout était différent. Mon cœur partait en tonneaux, mes jambes fléchissaient sous moi, ma vie se désemparait. Mais personne ne s’en apercevait. L’amour passion m’avait brûlé et me brûlait encore, alors je m’adaptais en optant pour l’amour glaçon, à l’intérieur du couple respectable. Et aussi longtemps que je ne tenterais pas de remettre le nez dans la bulle hermétiquement fermée de la passion, ce serait vivable, ou presque, anesthésié que j’étais par l’analgésique qui imperceptiblement colonisait mon corps et mon esprit.


 

 


 

 


 


 


 


 


 


 


Publié le 17/05/2023 / 1 lecture
Commentaires
Publié le 19/05/2023
Salut Patrice, heureux de te retrouver et de te lire à nouveau. Je trouve cette version très aboutie et pesée, il y a une gravité qui s’injecte au goutte à goutte, avec des phrases fortes, dans lesquels les mots sont soigneusement sélectionnés. C’est létal du texte au titre que je trouve vraiment top, j’aurai aimé le trouver “l’acide clanique”, excellent. J’ai vu que tu avais posté également un autre texte que je vais lire dès maintenant .
Publié le 19/05/2023
Sans vos encouragement à toi et à Jean-Luc, je n'aurais jamais pu arriver jusqu'où je suis. On peut rêver, qui sait ? Si un jour mon roman est édité, on pourra peut-être se rencontrer dans une librairie ou une autre. Mais nous n'en sommes pas là. Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! ;-)
Publié le 19/05/2023
Je crois te l'avoir déjà dit, mais je trouve que tu excelles vraiment plus maintenant que dans tes premiers textes, sur tes relations amoureuses. C'est fluide et riche d'images. J'aime beaucoup !
Publié le 19/05/2023
Je suis ravi que tu aimes en particulier la seconde partie. J'ai encore un faible pour la première. Les deux doivent être pas mal du coup. Comme pour Léo, je dois te remercier. Sans vos encouragement à toi et à Léo, je n'aurais jamais pu arriver jusqu'où je suis. On peut rêver, qui sait ? Si un jour mon roman est édité, on pourra peut-être se rencontrer dans une librairie ou une autre. Mais nous n'en sommes pas là. Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! ;-)
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