Nous nous sommes enfoncés vers l'hiver sans vraies contrariétés d'autant que nous étions maintenant, elle et moi, en rhéto*, année bénie tant nous étions considérés par les professeurs presque comme leurs égaux et aussi parce qu'il nous était permis de nous dissoudre dans des tas d'activités extra-scolaires ; nous rendre aux portes ouvertes d'universités, sortir avec les jeunesses scientifiques, rédiger notre journal ou organiser de A à Z des surboums qui nous permettraient de rassembler les sous pour le très attendu voyage des rhétos. L'année précédente, ma cinquième**, je l'avais redoublée. Dès lors, je m'étais retrouvé avec de nouveaux camarades de classe avec qui je m'entendais très bien, mieux même qu'avec le groupe précédent. J'étais tellement bien intégré que, lors de la traditionnelle élection du président, en septembre, j'ai failli être l'élu, battu d'une courte longueur par Jean-Michel. Hélas pour lui, tant mieux pour moi, il dut démissionner de cette honorable fonction en janvier suite à ses performances, jugées insuffisantes par son père, mon très charismatique professeur de français, Monsieur Maquet. lors des examens de décembre. Du coup, je me suis retrouvé nommé président et j'ai eu le plaisir, dès la chute des premiers flocons de neige, d'être l'ambassadeur et l'organisateur de la promotion. Mes résultats scolaires n'étaient évidemment pas plus brillants, loin s'en faut, que ceux de l'infortuné démissionnaire. Mais, à la différence de ses parents, les miens n'interféraient pas dans ma vie privée car oui, un jeune de 18 ans a sa propre identité, ses propres besoins, son agenda dédié, ses personnelles aspirations, ses rêves intimes et espoirs exclusifs ainsi que sa connerie, ses excès et ses limites. Enfin, un jeune de 18 ans a tout ce qui est propre à chaque être humain. C'est sans doute plus par négligence et parce qu'ils se sentaient dépassés que mes parents ouvriers ne sont intervenus, ni dans ma vie, ni dans celle de mon frère. Cette attitude parentale, inconsciente ou indigne diraient certains, nous a cependant permis de nous casser la gueule et d'en être lucides. Nos cassages de gueule ont été indispensables, essentiels, irremplaçables. La manière de faire de papa et maman nous a obligés à nous chercher et, partiellement en tous cas, à nous trouver, à nous trouver, nous, ce que nous étions intimement, profondément, à découvrir notre "moi" comme l'appellent les psy, je crois. Les parents directifs, bienveillants diraient certains, c'est à dire, ceux qui se permettent d'imposer leur point de vue à leurs enfants tant qu'ils vivent sous le même toit, sont toxiques dès l'adolescence de leurs "petits". Imaginez en abscisse, l'horizontale pour les nuls en math, une ligne du temps représentant la vie d'une personne. Dans votre esprit, marquez un point aux environs de 16 ans. Maintenant, tracez virtuellement une seconde droite oblique qui part de plus haut et croise la première sur le point des 16 ans et qui ensuite, puisque c'est une droite, continue évidemment de progresser vers le bas, sous l'abscisse. Ce second trait représente l'utilité du parent ; Plus l'enfant est jeune, plus l'utilité a une valeur élevée sur l'ordonnée. Ensuite, autour de 15 ans, elle devient négative, elle devient toxicité.
* rhéto : dernière année de secondaire dans le réseau d'enseignement belge francophone.
** en Belgique, le cursus d'enseignement obligatoire est divisé en trois ; d'abord, dès deux ans et demi, les maternelles, première, deuxième et troisième. Ensuite viennent les primaires, de la première à la sixième et pour finir, avant d'éventuelles études supérieures, les secondaires, également énoncées de la première à la sixième, la sixième étant aussi appelée "rhéto". En Belgique, nous n'avons jamais compris pourquoi les Français évoluent en marche arrière, de la sixième à la première. L'enseignement, là-bas, ferait-il régresser les élèves ? A moins qu'il ne s'agisse d'une espèce de compte à rebours, histoire de mettre encore un peu plus la pression sur les aspirants actifs ?