Inextricable

PARTAGER
Ce texte participe à l'activité : Facture sociale

27 2 2023

Inextricable


Je suis arrivée hier, j'étais attendue de pieds fermes, et le moins qu'on puisse dire c'est que l'accueil n'était pas terrible, mais ça je m'en doutais. Comment vous dire...

Je ne sais pas comment c'est possible pour moi de vous raconter tout cela, je ne suis qu'une simple feuille de papier, une facture d'électricité, d'assister à ce qui m'entoure, d'avoir conscience, une lumière intérieure et d'être témoin de la détresse de ce père de famille dont je me sens responsable : c'est bien moi qui apporte ce lourd fardeau, aussi noir que l'encre imprimant ce nombre fatidique à payer. Je vous délivre mon témoignage en direct, ce que je percois avant que sa main, de rage, n'aura raison de moi et me malmènera inévitablement, comme toutes mes soeurs ainées :

"Et la lumière fut", et c'est comme ça que le monde aurait commencé, pense Tom avec une pointe d'ironie acerbe, éclairé par une bougie, en lisant les premières lignes de la Bible qui prenait la poussière sur la bibliothèque, posée à côté d'une pile de paperasse et de factures d'électricité froissées.

"Comment on a pu en arriver là, de se retrouver à tout compter, le moindre centime pour vivre avec ma femme au chômage, vendeuse en boulangerie, le boulanger écrasé par ses factures d'énergie, et mes deux enfants qu'il faut ménager face aux difficultés."

La flamme de la bougie s'est mise à vaciller au soupir qui suivit cette pensée amère. Il est tard, tout le monde dort, mais le sommeil ne vient pas pour ce père inquiet qui se demande de quoi sera fait demain. Il lui revient en mémoire les premiers instants où tout à commencé le 24 février 2022, cette saleté de guerre en Ukraine, date qu'il n'a de cesse de rabâcher à la moindre conversation avec Karima, sa femme.

Sur la table à côté de la Bible, je me cache, dépouillée de mon enveloppe déchirée mais chargée du montant à payer et près de moi, le carnet des dépenses effectuées et de celles à venir. Tom ne sait pas comment il va faire ce mois-ci entre payer le loyer ou l'électricité, les aides de l'Etat ne suffiront pas à résoudre le problème, elle a été allouée au chauffage au gaz de la maison. Il est intérimaire depuis peu, engagé qu'à mi-temps, avant que la Caf ne lui octroie en soutien une prime d'activité, il lui faudra attendre trois mois. Karima attend toujours des nouvelles de Pole Emploi, toujours pas d'indemnités 2 mois après son licenciement, son ancien patron a oublié d'envoyer des papiers, ça traine en longueur.

De la condensation s'écoule sur les vitres, laissant miroiter la lumière blafarde de l'éclairage public au dehors, elle va bientôt s'éteindre par souci d'économie décidée par la Ville.


Il fait froid à l'intérieur du salon, le chauffage a été coupé, on est loin des 19 degrés légaux. L'hiver est toujours là et il faut une couette supplémentaire pour dormir.

"Aller au Resto du Coeur pour la nourriture ?" se demandait-il ? Il avait entendu qu'il y avait énormément de demande et pas sûr qu'on leur donne quelque chose. "Au Secours Catholique peut-être ?, non ça doit être la même chose....". Il faudrait un miracle pour sortir de cette situation inextricable, c'est pour cela qu'en dépit de son incrédulité il a ouvert les premières pages de la Bible qu'il a conservée, donnée par sa grand mère dévote.

Les pâtes refroidies dans l'assiette à peine entamées trônent encore sur la table, la faim n'y est pas, le même repas se présente chaque soir : "ça fait deux semaines, marre de manger la même chose" dit-il. La lassitude et les préoccupations sont plus fortes que l'appétit. "Saleté de Guerre, mais pourquoi les Russes ont foutu tout en l'air, à cause d'eux, on est dans la mouise" "Et puis toutes ces compagnies qui s'en mettent plein les poches, qui profitent de la situation, c'est parce qu'elles prennent dans les miennes" dit-il agacé à voix haute.

Devant sa colère, je voudrais tant qu'on me transforme par pliage, en bateau pour larguer les amarres, aller au large ou en avion prendre mon envol, mais je ne suis qu'un vestige cellulosique d'un fier arbre sacrifié à qui on a choisi un autre destin que son don d'oxygène.

Karima s'est levée, entendant parler fort Tom, craignant qu'il ne réveille les enfants, elle s'approche de lui pour essayer de calmer son agitation qui recommence à monter.

"Tom, s'il te plait, on trouvera une solution, mais il ne faut pas faire peur aux enfants en parlant si fort, ils vont se réveiller et se demander ce qui se passe."

"J'en ai marre" dit Tom, "déjà pour mon boulot minable mal payé, je dois faire un plein d'essence qui coûte un bras et faire la file pendant trois quart d'heure, toi qui n'as plus de travail et pas d'indemnités, les courses qui ont augmenté, l'électricité qui a failli être coupée parce qu'on a pas payé tout de suite, et à la maison il caille, il fait humide, les fringues sèchent mal, et la petite fait de l'asthme, j'en peux plus".

Karima est dépitée, "je sais, je sais " ajoute-t-elle. Elle connait par coeur chaque mot que Tom vient de prononcer, qu'il répète en boucle depuis un moment. Elle lui caresse doucement les cheveux, et lui dit:

"Viens s'il te plait, tu as besoin de dormir, je suis sûre qu'on s'en sortira", paroles prononcées comme un mantra, une prière. Dans un élan Tom souffle sur la bougie, laissant un mince filet de fumée s'élever en l'air, comme une effluve d'encens dans une église, éclairée par la lampe moqueuse toujours allumée du trottoir d'en face. En se levant de sa chaise, d'un geste machinal, les phalanges encore nerveuses de Tom, m'empoignent, moi, mince feuillet sans résistance, posé à côté du carnet des dépenses, m'enserrent dans sa main et me jette.

Soudain apparait la Fée Electricité, toute de bleu vêtue, avec des paillettes dorées étincellantes, un éclat dans le regard, elle tend le bras, rattrape la boule de papier froissé d'une main habile puis disparait soudainement en un éclair de la pièce. Dans un espace nimbé de lumière, la Fée chuchote à la facture meurtrie avec une voix grésillante : "Matricule 146743B5, il est temps de reprendre votre service, les bénéfices faramineux du réacteur N°2 vous attendent, je vous rend votre forme originelle". En sursaut et en sueur le comptable en chef se réveille brutalement au son de la musique de son réveil, une chanson du groupe ABBA et son refrain entêtant :


♪  ♪ "Money, money, money ♬ Must be funny ♪ In the rich man's world
♪  ♪ Money, money, money ♬Always sunny ♪ In the rich man's world"*

"ZUT ! Encore un cauchemar, foutue conscience !..."

 

*(Argent, argent, argent Doit être drôle Dans le monde des riches
Argent, argent, argent Toujours ensoleillé Dans le monde des riches)

 


Publié le 27/02/2023 /
Commentaires
Publié le 28/02/2023
La lettre ! Je ne savais pas comment y rentrer. J'ai évité l'obstacle avec une cabriole. Vous êtes parvenu, contrairement à moi, à remplir complètement dans le défi. L'idée de cette lettre, qui a de l'empathie pour le destinataire qu'on entend et qu'on voit, ainsi que sa famille, est brillante. J'ai particulièrement trouvé bien écrit : - "Sur la table à côté de la Bible, je me cache, dépouillée de mon enveloppe déchirée mais chargée du montant à payer et près de moi, le carnet des dépenses effectuées et de celles à venir." - " c'est bien moi qui apporte ce lourd fardeau, aussi noir que l'encre imprimant ce nombre fatidique à payer." Par contre, je n'aime pas la fin. J'ai eu l'impression que vous cherchiez une chute et le coup du rêve, bon, c'est un peu facile. Pour moi, le texte se serait avantageusement terminé sur "(...)m'enserrent dans sa main et me jette." Mais ça n'engage que moi qui n'ai aucune compétence académique qui validerait mon avis. ;-) Bravo encore ! Cordialement, Patrice.
Publié le 28/02/2023
Il y a beaucoup de jolies idées dans cette proposition fort bien pensée :-) Beaucoup de belles phrases, comme celle-ci, si jolie avec cette idée de bateau en pliage. "Devant sa colère, je voudrais tant qu'on me transforme par pliage, en bateau pour larguer les amarres, aller au large ou en avion prendre mon envol, mais je ne suis qu'un vestige cellulosique d'un fier arbre sacrifié à qui on a choisi un autre destin que son don d'oxygène." Bravo. Comme Patrice, je sui par contre déçu de cette fin qui est tellement plus banale que tout ce qui est dit avant. Donc, pour ma part, je m'arrête à la fin de "moi, mince feuillet sans résistance, posé à côté du carnet des dépenses, m'enserrent dans sa main et me jette."... parce que c'est déjà une fin. Merci
Publié le 01/03/2023
Bonsoir et bienvenue LLenio, une très belle participation. On plonge dans ce quotidien précarisé comme jamais ou chaque choix conditionne le juste après, une intolérable injustice. Avant on disait je gagne ma vie, et maintenant c'est je gagne ma survie. Je suis d'accord avec les amis sur ces excellents passages très bien écrits, vraiment bravo. Je sens également comme une sorte de contrainte sur la chute, qui vous oblige et on le ressent dans la lecture, cependant je trouve que l'idée est pas mal du tout... poussière tu redeviendra poussière et injustice tu redeviendra injustice, sur l'autel du profit. Franchement une très belle première participation et j'espère qu'il y en aura d'autres. Le nouvel atelier proposé par Jean-Luc vient de sortir, il s'appelle "Oups" et se trouve dans l'onglet en haut "Appel à textes". A plus tard.
Publié le 03/03/2023
Bonjour Illenio, quelle superbe participation. D'abord on ressent en vois l'habitude d'écrire, car le texte est bien écrit, bien mesuré. L'idée est originale, personnifier dans un premier temps la facture, l'humaniser pour rendre compte d'une situation , je dois le dire, assez touchante. C'est écrit simplement et ça fonctionne. Le final est malin, la féee, le comptable qui se réveille, rêve, réalité. J'ai envie de croire à cet histoire. merci Illenio
Connectez-vous pour répondre