En octobre 87 ma première fille, Charlotte, est arrivée et là, je n'étais plus le chômeur, je n'étais plus l'échec de mes études supérieures, je n'étais plus l'outsider, je devenais le héros félicité de toute part. Leurs félicitations je les mets dans la même colonne que leurs époux et épouses, celle des mots suspects. Parce qu'il faut bien dire que ma performance pour concevoir ma fille ne méritait pas leurs applaudissements. C'en était même un peu gênant. Non, ce n'est pas mon va et vient têtu en duo qu'ils complimentaient, c'était autre chose mais quoi ? Une façon de me préparer à l'année qui se profilait devant moi, la tête sous l'eau dans les nuits trop courtes, les pleurs trop aigus et les couches mal fixées ?
Ici en Belgique, nous avons un jeu d'ivrognes auquel, jeune, je jouais avec les copains. Il s'agissait de vider son verre de bière d'une traite. La règle n'était pas bien compliquée mais l'action était quand même laborieuse pour nos gorges de vingt ans, pas encore formées au goût viril d'une bonne crasse pinte. La partie se déroulait comme suit, une fois nos bières servies par Emile ou Maryse, les tenanciers du Jupy, chacun de nous, à son tour, ramassait son verre et le vidait cul sec sous les encouragements des autres. Leur et glou et glou et glou et glou... durait aussi longtemps qu'on afonnait. Une fois le verre vide reposé sur la table, ils entonnaient l'hymne !
Il est des nôtres,
il a bu son verre comme les autres.
C'est un ivrogne,
d'ailleurs ça se voit rien qu'à sa trogne.
Ce chant, comme une décoration ou un diplôme, c'était une façon de se dire qu'on était acceptés dans le cercle. J'allais dire intégrés en lui mais non, désintégrés est plus juste ou, à tout le moins, en phase de désintégration. On avait fait quelque chose de pas vraiment agréable, de pas vraiment utile, de pas vraiment sain mais nous, les futurs toxiques en formation à l'école de la toxicité, on se félicitait car nous allions rejoindre le grand clan, dont en réalité on ignorait tout. Je pense qu'on se rassurait mutuellement dans un monde qui tournait trop vite et dont on ne comprenait pas grand-chose. Ce cantique était une façon de nous rassurer, nous, futurs naufragés, futurs tourtereaux, futurs crieurs sans voix ! Après nos récréations alcoolisées en petits groupes, arriveraient les félicitations claniques respectables. Elles viendraient plus tard, lorsque l'eau commence à pénétrer dans les poumons.
Instinctivement, à la seconde où Charlotte a vu la nuit, il était minuit pile, j'ai senti que mes priorités, déjà très flexibles, s'inversaient. Je n'avais plus rien à souhaiter pour moi. Je n'étais plus qu'une espèce de tube à travers lequel transitaient les besoins des autres, de ma famille, certes, mais ma famille, ce sont les autres aussi.