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Il marchait le long des rues, en enfilade au hasard. Le soir tombait déjà. La multitude pressée des passants emmitouflés filait sur les trottoirs de la ville givrante. Cols relevés, écharpes jusqu’aux oreilles – corps matelassés de coureur de froidure anticipant en convoitise un chez eux chaud et apaisant. Il marcha longtemps, puis revint rôder au pied de son immeuble. Un animal inquiet. Il commençait à avoir faim mais il redoutait le retour à l’appartement. Il se retrouva à pousser la porte de son bistrot du matin, commandant un sandwich et une bière au comptoir. La tiédeur du bar le rassurait, et tout en croquant son jambon-beurre, il se repassa les images des yeux verts. Il était ancré là, dans le troquet, fatigué, déboulonné comme un moteur en panne. Il était 20h00, le café allait fermer. Il était là-dedans depuis une heure dans la vague incertaine des conversations. Il sortit. Il fallait bien maintenant qu’il enfile à nouveau la rue, qu’il revienne chez lui. Dans ce lieu où respirait l’étrangère.
Sa clé tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit dans le silence habituel. L’appartement était plongé dans un noir d’encre, seules les deux hautes fenêtres du living se découpaient dans l’obscurité. Comme deux fantômes. Son doigt tremblait lorsqu’il appuya sur l’interrupteur. La pièce était déserte. Il passa à la cuisine, elle somnolait, ordonnée et vide. Il ouvrit alors la porte de la chambre plongée dans son odeur ancienne et un parfum nouveau. Sur le lit, dans l’ombre se détachait une silhouette étendue. Elle était là.
Dans le silence le corps immobile dormait. Il eut un recul devant la forme sans mouvement, mais il serra les dents et refoula l’angoisse. Il pénétra dans la pièce, pas à pas vers le lit. Il devinait la chevelure éparse sur l’oreiller, la cambrure de la hanche sous le drap et la pâleur douce de la gorge dénudée. Son regard glissa sur les formes entre les plis du drap. Il approcha. Sa main toucha le linge blanc et il dévoila le corps étendu. Un carré de peau – oh si peu – entre le dos et la hanche s’offrait à lui. Il frôla cette peau et ce fut une douceur infinie, il explora la ligne de l’épaule fermant les yeux dans ce survol tactile. Il se pencha un peu plus au-dessus du lit sur le corps immobile, se laissant griser par le parfum des cheveux reposant en arabesques. Du bout des doigts, il caressa la joue satinée. Il se pencha un peu plus encore, ouvrant les lèvres pour poser un baiser sur le visage, quand soudain il vit les grands yeux verts qui le fixaient dans la nuit de la chambre. Il fut pris d’un frisson de panique et recula d’un bond jusqu’à la porte. Les yeux verts le fixaient.
Merde, mais c’est quoi ça ?! C’est quoi cette chose ?! Cette chose comme la mort qui vit. Il resta une seconde pétrifié, bouche tordue. Elle ne bougeait pas. Il s’appuya au chambranle de la porte, essuyant d’une main folle la sueur qui envahissait son front. Le drap se souleva et dans une ondulation des hanches, elle se tourna vers lui. Les grands yeux verts qui ne le voyaient pas étaient embués de larmes dans leur fixité. Il eut un sursaut à nouveau, mais le geste de recul se mua bientôt en question douloureuse lorsque ses yeux plongèrent dans les émeraudes en pleurs. Puis ce fut la tendresse, une tendresse qui lui remontait du ventre, débordait sur le cœur, émergeait dans la gorge et coulait sur les lèvres. Il passa la nuit au pied du lit à lui murmurer des questions, à lui parler de sa beauté, à lui raconter parfois aussi sa vie pas drôle à lui. Et par instants, pour seule réponse, une larme silencieuse coulait dans la clarté des yeux verts comme un lac inconnu.