Elle a un rire d’ogre affamé. S’en excuse à chaque fois qu’il explose. Elle ne s’habitue pas à l’idée de vieillir et préfère penser qu’elle n’en finit pas de grandir. Se protège des turpitudes d’un monde devenu étrangement guerrier en se plongeant dans les livres. Elle se cuirasse. Les livres sont des amants complaisants qui se laissent aimer sans résistance.
Elle regarde parfois des photos de sa jeunesse, se dit : Putain, j’étais fichtrement belle ! Se souvient qu’elle s’en moquait éperdument, les hommes qui sifflaient sur son passage, certains qui se frottaient contre elle dans le métro bondé, tout ça c’est du passé. Mais avec la froideur calculatrice qui s’acquiert avec l’âge, elle se dit qu’elle a été bien conne de ne pas en profiter, de ne pas les avoir fait courir, ces petits mâles en rut. Si faciles à soumettre. Si prévisibles. Ils lui faisaient peur, elle les fuyait et fonçait retrouver ses amants de papier à la bibliothèque municipale.
Est-elle au soir de sa vie ? Difficile à évaluer. Elle fera tout son possible pour durer jusqu’au bout, jusqu’au moment ultime où la corde est si usée qu’elle s’effiloche et casse net. Elle voudrait que cela dure encore cent ans, les levers de soleil en caresses sur les yeux, les corbeaux aux croassements moqueurs quand s’ouvrent les volets, l’odeur charnue d’herbe humide et le murmure du vent dans les bambous. Elle se dit qu’il lui reste ses souvenirs. Ils ne se dispersent pas en étamines bousculées par la brise. Au contraire. Le temps les fortifie. Elle pourrait s’en faire une muraille de Chine de toutes ces traces d’un passé révolu, qui s’agrippent à elle en gamins apeurés. Mais elle les rejette, les enferme dans la boite aux oublis et tourne le bouton de la radio. Les nouvelles sont d’un noir de poussier. Un chroniqueur évoque le monde en 2060. Elle calcule. Bon Dieu ! Elle n’existera plus en 2060 ! Ce corps qu’elle observe dans la glace aura disparu, et les petites rides au coin des yeux qui naissent et meurent à chaque sourire, ces marques délicates du temps qui passe, elles aussi se seront évanouies ! Dans la rue, deux gamins passent en braillant. Elle compte vite. Eux auront la chance d’en réchapper ! Si aucune maladie ne les fauche, ce seront deux solides gaillards en 2060 ! Pères de famille, voiture électrique, maison écologique autonome, toute la panoplie d’un nouveau monde responsable. Ou au contraire, deux gros cons peu soucieux du devenir de la planète, hyper connectés, costume cintré, une vie en surbooking. C’est bizarre tout de même de se dire que ces mioches lui survivront, qu’elle ne sera plus qu’un tas d’os en 2060. Si elle ne retenait pas, elle leur crierait bien qu’ils lui rendent sa jeunesse envolée.
Elle tourne le bouton de la radio. Effarant ce qu’on peut nous encombrer la tête de malheur, bougonne-t-elle.
Silence.
Elle ouvre son ordinateur, relit ce qu’elle a écrit hier soir juste avant d’aller se coucher, corrige une faute, hésite, un doigt dans la bouche, posture de gamine réprimandée, modifie le dernier mot, sourit, pluie de petites rides, et clique sur envoi :
« Femme ayant dépassé la limite raisonnable de conservation, recherche homme assez fou pour tenter de l’accompagner jusqu’en 2060. »