Le premier dimanche du mois de mai, c’est la kermesse à Lessines. Jadis, les messieurs-dames portaient leurs plus beaux habits ce jour-là, car ce jour-là était un jour important !
Pour l’occasion, ce dimanche 3 mai 1970, Mémé, comme chaque année, avait réuni un peu de la famille autour d’un repas. La nappe blanche à fleurs, les serviettes assorties, l’argenterie revue pour l’occasion et les assiettes de Limoges rappelaient que nous n’étions pas n’importe quel jour en plus de vouloir nous faire penser aussi peut-être que nous n’étions pas n’importe qui.
Autour de la table, aux côtés de Mémé, Bobonne, mon frère et moi, il y aurait mon oncle Georges — prononcez Mononc Georges — qu’on ne voyait pour ainsi dire que le jour de la ducasse. Malgré son âge doublement canonique, il se pointait à moto, une belle moto rouge qu’il parquait sous le tilleul, devant notre jardinet, avant de parcourir, en ôtant ses gants fourrés en cuir, l’allée dallée de porphyre conduisant à la porte d’entrée. Postés derrière l’immense vitrine du séjour, mon frère et moi ne pouvions pas le rater. À cause de la différence de luminosité entre le dedans et le dehors, les visiteurs ne nous voyaient pas, mais nous, contrairement à eux, nous ne pouvions pas les louper lorsqu’ils longeaient, en bordure de la petite pelouse, les rosiers pointilleusement entretenus par notre chère grand-mère. J’avais déj ouvert la porte quand Mononc Georges la rejoignît, pressé que j’étais de respirer l’odeur de sa pipe que j’aimais à la folie. Pendant que Mémé le débarrassait, déposée en voiture par quelqu’un que je ne connaissais pas, ma tante Louise — prononcez pareil, mais écrivez Matante dans votre tête — en réalité une arrière-grand-tante, arriva. Elle était très bavarde avec une voix de roulement à billes mal graissé, faisait beaucoup de manières et, pour de vrai, sentait la naphtaline. Du coup, Philippe et moi l’avons laissée poireauter devant la porte, le temps que Mémé finisse avec no Georges. Pour nous, les petits, c’était Mononc Georges, mais les grandes personnes, elles, faisaient précéder le prénom de « notre » si le prénommé était de la famille. Puisque le « notre », en wallon de Lessines, devient « no », mononc Georges pour nous devenait no Georges pour eux.
Poulet cocotte, croquettes, laitue vinaigrette était le repas des dimanches notables. Je ne me rappelle pas avoir mangé quoi que ce soit d’autre lors d’une grande occasion chez ma Mémé. Non, avant les années 80 et l’élection de Mittérand qui — ne cherchez pas — n’a rien à voir avec l’extension de la variété alimentaire en Wallonie, les jours exceptionnels, on mangeait toujours pareil. Pour le reste de la semaine, c’était patates à l’eau, rosbif et légumes cuits, soit des chicons, soit des petits pois, soit des carottes, soit des petits pois-carottes. On avait vite fait le tour. Il y avait bien sûr le patates, cabillaud, chou-fleur à la sauce blanche du vendredi et les frites, tomates farcies des dimanches ordinaires, devant la séquence du spectateur présentée par Denise Fabre sur le poste français, mais ça s’arrêtait là. Pour vous dire, ma première pizza, je l’ai rencontrée en 1975, et encore, c’était à l’étranger.
En fin de repas, pendant que le bruit des couverts faiblissait et que celui des potins, traditionnellement plutôt venimeux, mais en tout cas toujours spécialement indiscrets, croissait, mon frère et moi nous ennuyions à mourir. Si, pour les enfants, la conversation des grands est assommante en général, celle des vieux nous avait carrément tués. Allongé sur le divan, je somnolais, mes yeux flânant sur le mobilier du salon entièrement dédié à la réussite, pour ne pas dire à la gloire, de mon parrain Michel, riche aventurier ayant fait fortune dans un pays lointain rempli de tam-tams, antilopes, lions et guerriers sanguinaires. Devant l’âtre d’apparat, posé sur l’extrémité d’une authentique peau de zèbre, une jeune femme africaine agenouillée, martelée dans le cuivre, donnait le sein à son enfant. Plus haut, accrochés au mur de part et d’autre de la cheminée, deux profils sculptés dans l’ébène, un homme et une femme, se regardaient. Entre eux, sur la tablette de chêne surplombant le feu jamais allumé, une belle horloge ronde au verre convexe était enchâssée sur l’axe d’une authentique hélice bipale en bois sombre. Oui, mon aventurier de parrain avait aussi été pilote en Amérique. Et puis sur la table basse en fer forgé et formica, un peu incongrue au milieu de notre quotidien exotisme colonial, il y avait cette fabuleuse bouteille dans laquelle mon parrain Michel avait construit de ses mains un trois mâts. Mémé m’avait interdit de ne jamais y toucher. Peut-être pas, en réalité. Les fidèles savent d’instinct qu’ils ne doivent pas s’approcher de l’ambon en or à tête d’aigle dans le chœur de l’église. Quoi qu’il en soit, je me suis toujours contenté de m’accroupir devant cette relique, ce magnifique exemple de navibotellisme familial où l’on voyait même l’écume des vagues et un ciel molletonné sublimer la majestueuse goélette et ses voiles gorgées de vent. Les convives, eux, persistaient à échanger gaiement leurs gaillards commérages dans l’autre moitié de la pièce. Face à la grande vitrine tempérée par un store vert anis, ça rigolait un peu, ça s’effarait beaucoup, mais surtout ça fantasmait énormément, je crois. Sûrement à cause de la monotonie de leur vie, pour y retrouver un peu de sel, les anciens avaient tendance à altérer la réalité. Le sens qu’ils associaient aux mots pouvait s’en trouver gravement frelaté. Je n’ai par exemple jamais vraiment osé imaginer comment ma sainte mémé comprenait le terme « défenestrée », sachant qu’elle l’associait nécessairement aux dames et que celles-ci, toujours dans son esprit, à la suite de leur défenestration, en général « perdaient leurs légumes »… Dans mon demi-sommeil, je rêvais et j’entendais les flèches siffler aux oreilles de mon parrain arrachant aux sauvages, table, chaises, dressoir et buffet en mukulungu pour les ramener parfaitement emballé, neufs et sous garantie à sa maman restée au pays.
Je m’étais endormi quand maman est arrivée en début d’après-midi pour nous emmener, Philippe et moi, faire un tour à la kermesse. Dans sa robe rose, après être sortie de sa voiture, elle est passée devant la moto rouge et puis, sur ses toutes petites jambes — Maman mesurait un mètre cinquante — elle est venue vers la porte d’entrée, que j’avais déjà ouverte, bien avant qu’elle l’atteigne. C’était la première fois que j’irais à la foire. J’irais finalement seul, Philippe ne nous accompagnerait pas. Je crois me rappeler qu’il avait été grossier avec Matante Louise et qu’il avait été puni, à moins qu’il ait été malade…
Bien sûr, ça a encore duré et duré et duré. Georges et Louise avaient beaucoup à dire à maman. Bobonne, moins. Bobonne, c’était une taiseuse comme les très vieux le sont. Mémé aussi avait à parler avec sa fille, mais c’était normal, j’ai du penser, entre mère et fille, on a forcément toujours des trucs à se raconter, à plus forte raison si les enfants de la fille habitent chez sa mère, chez leur grand-mère. Enfin bon, après deux tasses de café, de Limoges elles aussi, et pas mal de biscuits pris dans la grosse boîte métallique bleu et or, on est parti, maman et moi. Elle me tenait par la main. On a suivi le boulevard durant une centaine de mètres avant d’obliquer dans le sentier de la Planquette, puis, en sortant, aux abords de la rue Watterman, on a commencé à entendre la musique. C’était excitant. Je me suis mis à balancer d’avant en arrière ma main dans celle de ma mère. Elle souriait. Elle aussi était transportée par la joie qui emplissait l’air. Au niveau de la rue César Despretz, quelques promeneurs endimanchés sont apparus. Ils semblaient gais, quelques-uns du moment qu’ils avaient passé, les autres, de celui qu’ils allaient passer, mais ça sentait le bonheur et l’insouciance sur leur visage rayonnant. Je tirais sur le bras de maman comme un chien sur sa laisse. Elle me laissait faire, me laissant l’emmener en riant de très bon cœur avec sa voix chaude à la Line Renaud. En approchant encore de la Grand-Place, la vanne s’est ouverte, libérant la lumière du soleil irradier les jolies robes des jolies Lessinoises dodinant ci et là au bras de messieurs en beaux costumes sous leur borsalino. J’étais super impressionné ! C’était super beau ! Vous n’auriez pas pu voir le moindre Jeans ce jour-là sur la Place. Personne n’aurait voulu sembler minable ou dépenaillé parce que ce jour-là, chacun se devait de faire illusion.
On est d’abord passé devant un carrousel avec des fusées vert émeraude, des vélos bleu et blanc, Popeye, un autobus jaune… Tous les engins tournaient devant un gros monsieur très effrayant sous sa grosse moustache noire, très noire. En tirant sur une corde qui passait dans une poulie, il faisait descendre et monter une de queue de cheval en laine mauve accrochée à un ballon en cuir, la floche. Plus tard, une fois, une seule fois, je l’ai attrapée. J’ai eu droit à un tour gratuit, mais je me rappelle surtout de ma fierté d’avoir su l’agripper. On a continué, maman et moi, et on est passé devant la chenille bleu et blanc lorsque la bâche recouvrait les amoureux qui avaient alors quelques secondes pour s’embrasser à l’abri des regards sentencieux. Les musiques s’additionnaient, j’en avais le tournis. Tout était merveilleux dans un monde parfait, maman à mes côtés. Cinquante mètres après, au détour de barbes à papa, j’ai aperçu la pêche aux canards, ridicule attraction qui allait changer ma vie.