Face à la mer, une rencontre peu anodine, entre une Sœur chrétienne et une rationnelle invétérée, par 40° Celsius.
Férue de livres, d’espaces de lecture et de silence studieux, elle se mit à la recherche d’une bibliothèque savante afin d’en faire son lieu de travail quand aller au dehors s’imposait.
Sur la côte, il y en avait peu, plutôt scolaires et peu outillées. Et puis, un très vieil ami lui parla de la paroisse d’Hannibal, un lieu hors temps, à la végétation luxuriante qui pourrait, éventuellement, contenir une bibliothèque comme elle en rêvait : propice au travail, contenant des ouvrages d’époque, peut-être même des manuscrits …
L’imagination ne lui faisait pas défaut.
De fil en aiguille, on l’orienta vers Sœur Io., la salle de lecture dont elle avait la charge, les enfants qu’elle encadrait et cette passion de l’autre dont elle fit son sacerdoce. Aider.
Elles firent connaissance une première fois et se revirent quelque temps après. Le lieu, à l’ancienne, riche en arbres gigantesques, doté d’une terrasse qui lui fit revoir en imagination celle où sa génitrice prenait son goûter de dix heures - un petit pain au lait contenant une barre de chocolat – ne correspondait pas à ses recherches fort exigeantes et se prêtait plus à des attentes scolaires. Les ouvrages philosophiques y étaient fort modestes et rares et la majorité des livres s’y trouvant étaient destinés aux jeunes apprenants.
Néanmoins le lieu l’avait saisie. Il y avait quelque chose de suranné, un bureau austère, un évier derrière les étagères de l’entrée et des pense-bêtes collés à une armoire d’antan, en bois rafraîchi.
Elle ne savait pas d’où elle tenait son imaginaire. Elle ne savait pas si l’école des Sœurs de sa génitrice disposait d’une terrasse rectangulaire dallée de carreaux rougeâtres. Elle ne savait pas si à sept ans, sa génitrice pleurait une mère partie en couches en dégustant sa barre de chocolat. Cette fameuse barre qui fut tant aimée et ce, malgré toutes les créations pâtissières qu’elle eut le privilège de savourer un peu partout dans le monde …
Elle en parla jusqu’à tard, au point de greffer dans l’esprit de son enfant un souvenir ineffaçable qui n’était pourtant pas le sien. Le pain au lait de dix heures et la barre de chocolat.
Était-elle à la recherche d’ouvrages philosophiques ? Sûrement. Mais il y a en l’être humain, des odeurs, des voix, des personnes, des personnages, des lieux qui prennent formes à coup de mots et d’émotions et qui s’imposent et qui guident consciemment ou inconsciemment.
Sœur Io. était philologue, polonaise, jeune, moderne d’apparence extérieure et encline à l’échange. Elle la garda à l’esprit jusqu’à la deuxième rencontre ; neuf mois plus tard.
Attablées, plutôt en retrait, dans un coin de ce café où elle faisait toutes ses rencontres, elles savouraient des pains aux amandes délicats et goûteux. Les grandes conversations, l’approfondissement des êtres de savoir se devaient de commencer par la satisfaction des palais. Intellect ou pas, philosophie ou pas, histoires des religions ou pas.
Le plaisir gustatif, une constante chez les êtres de goût et de gourmandise.
Et elles parlèrent à bâtons de rompus, de Dieu, des femmes, des hommes, de la période de discernement pour les êtres de vocation, de mentor, de soutien psychologique, de comparaison entre les religions, de la masculinité régnante à l’intérieur des dogmes, du principe indépassable de la liberté pour la Scribe.
Sœur Io. accepta les questions d’ordre personnel et même si la Scribe se confondait en excuses, elle ne manquait pas de les poser. Comment et pourquoi s’était faite l’entrée dans les ordres ? Quelle avait été la réaction des parents ? Quel était, pour elle, l’apport de l’Église ? Ordination signifie-t-elle honoraires ? Y avait-il des limites à l’échange au sein de l’Église catholique … ?
Leur échange dura quelques heures, de neuf heures du matin jusqu’à plus de midi sous une chaleur caniculaire, écrasante qui découragerait une conversation sur oncle Picsou.
Sœur Io. était fine, libre aussi, rapide en décryptage. Elle apprit avec elle qu’une fois par an, se tenait au Vatican une immense table ronde, toutes thématiques, entre êtres du monde intérieur et du monde extérieur et Sœur Io. accepta l’humour de son interlocutrice qui trouva dans cette démarche une intelligence pratique de la chrétienté pour mettre en place un marketing d’existence et peut-être de recrutement en période de marasme religieux.
Elle rétorqua avec sérieux que cela relevait du message et que, par exemple, ces débats - entre autres, nombreux - tablaient sur la question de l’homosexualité et tentaient de trouver des solutions et ce, alors même, que le mariage gay n’était pas admis, du moins pas encore. C’était la Scribe qui avait avancé la question de l’homosexualité et à Sœur Io. d’en parler sans détour, dans un esprit de tolérance.
Pour la Scribe, la question religieuse était au centre de sa réflexion. Elle étudiait les religions, les comparait, exerçait un esprit critique virulent à l’égard des dogmes et notait, au passage, un up-dating remarquable, au sens premier de l’adjectif, de l’église chrétienne. Évidemment, elle avait des explications à cela, sans merci et insolentes de rationalisme exacerbé, mais ralentissait quelquefois par respect pour son interlocutrice et pour éviter d’être outrancière.
Le comparatif entre les dogmes laissait, assez aisément, voir l’avancée de la démarche chrétienne sur ses deux sœurs. Quel qu’en soit le motif. Admettre l’autre, avec ses différences, que ce soit par réel esprit de tolérance ou pour se maintenir existentiellement.
L’échange prit de nombreuses ramifications. Il se fit aussi dans l’humour, la répartie prompte, des deux parties. Sœur Io. était dotée d’un esprit réceptif, ouvert et tolérant, sans faillir à ses vœux et à son sacerdoce.
- Pardonnez-moi ma Sœur, pourriez-vous un jour tomber amoureuse d’un homme ?
- C’est possible, répondit-elle dans le calme dont elle ne s’était pas un seul instant départi. On n’est jamais dans la fermeture définitive et dans la négation complète de ce genre de choses. Nous sommes des humains. Après, si cela venait à se produire, ce serait une forme d’amour platonique. Cela dit, nous avons vu des religieux quitter l’église à un moment donné, à cinquante ou à soixante ans. C’est arrivé.
Et cela continua. Trois heures d’échanges, de réflexions, de curiosité ecclésiastique, de comparatifs, d’histoire, de rappel de l’Inquisition et des débordements plus récents de cette conclave qui s’appelle l’Église et où se meuvent des êtres de dons de soi et de pureté, quelques-uns, un peu plus, peut-être, Sœur Io. de toute évidence.
Par désir de tendre la main, d’envisager une vie sans diktats sociaux, par besoin d’un cocon qui n’est pas sans rappeler le liquide amniotique et, plus tard, le giron de la mère.
Nous avons tous nos histoires, nos mobiles, nos arrêtés moraux et libertaires, nous avons nos choix et notre être profond et dans tout cela, ce qui prévaut est la vérité que l’on met dans nos entreprises et dans notre réflexion.
La Scribe partait du petit pain au lait et à la barre chocolatée. Sœur Io. connut le vide et l’absence des êtres chers. Peut-être que la colère de la première, son rejet du transcendantal ont-ils pour répondant le calme et la modestie de son interlocutrice … Peut-être.
Ce fut un temps hors temps, dans un lieu de villégiature très à la mode, abreuvé à Instagram.
Délicieux.