Aujourd'hui semble être un grand jour. Vêtue d'un tailleur strict, les cheveux tirés en arrière, elle rejoint d'un pas souple la table où je l'attends déjà, fumant d'impatience.
Pas un sourire, pas un regard. Pas même le contact désinvolte de la main qu'elle pose habituellement sur moi, à peine assise. Aujourd'hui n'est pas un jour comme tous les autres. Le livre qu'elle pose sur la table, entre nous deux, restera fermé. Leçon américaines, d' Italo Calvino.
J'aime ces matins dorés, où elle entre échevelée, la marque de l'oreiller traçant encore des sillons sur sa joue. Elle me rejoint un livre à la main, Delivrances de Toni Morrisson ou La ferme aux Animaux d'Orwell, dont elle tourne impatiemment les pages en me frolant distraitement...alors que j'attends le contact de ses lèvres.
L' appart est calme dans ses moments là, deserté par ses trois enfants, et bien que nous nous fréquentions depuis 20 ans au moins, un détail inédit me saute toujours aux yeux: Elle déteste répondre au téléphone le matin. Le moindre bruit l'agaçe lorsque le monde s'éveille. Elle a renoncé à la radio et à la télévision pour cela.
Après sa lecture matinale et la consultation compulsive de ses mails et réseaux sociaux, elle se lance son activité freelance de chargée de projet, oubliant jusqu'à ma présence silencieuse, mais chaleureuse.
Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres: elle présente le livrable du projet sur lequel elle travaille depuis une semaine, sans certitude d'être entièrement payée. Dans ce secteur, elle ne cesse de me le répéter, la concurrence est rude et pour se démarquer, innover ne suffit pas: il faut également que le format de l'offre soit interessant.
Elle se lève rapidement, range son ordi dans son sac à dos et enfile sa veste dans le même mouvement. J'ai à peine le temps de la saluer, et lui dire bonne chance. De lui dire que je l'aime.
Du moins à ma façon inanimée. Après tout, je ne suis qu'une tasse de café, refroidissant lentement.