Ce jour où tout a basculé

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Ce texte participe à l'activité : écriture spontanée : l’application

« Tu devrais avoir honte »

 

Le message s’était imposé sur l’écran de mon téléphone sans crier gare.

 

Il me fallait une heure pour me rendre sur mon lieu de travail et autant pour en revenir, si bien évidemment aucun imprévu ne venait ajouter de cruelles minutes et parfois heure à ce labeur quotidien. C’était assez de temps pour regarder un épisode de la série du moment, de rendre ces déplacements et ses aléas plus satisfaisants à l’heure où les départs à la retraite se faisaient toujours plus lointains.

 

Ce matin était particulièrement chargé du fait de l’annulation d’un RER qui devait précéder celui-ci. Et fort heureusement j’étais parvenu à me placer idéalement devant l’ouverture de la porte de la rame qui s’immobilisait enfin, pour me précipiter sur l’une des quelques rares places disponibles. Le tout sans jeter un regard à quiconque, je m’étais installé tête baissée sur mon smartphone, comme pour m’extraire de ce quotidien harassant et plus encore des autres, sources d’oppressions dans ces conditions de transports exigües. C’était ainsi pour tout le monde, des habitudes devenues une norme mécanique et froide.

 

Et voici qu’après quelques minutes du lancement de la série, ce message s’imposait sur l’écran avec un seul bouton qui me permettait d’en sortir, afin d’arriver à un écran d’accueil sans titre ni aucune présentation : juste un ciel abhorrant quelques nuages invitant à la rêverie, si seulement la façon dont le message s’était affiché n’avait pas été aussi violent qu’intrusif.

 

Réflexe immédiat de vérifier dans la liste des ajouts récents d' applications installées, de repérer sans difficulté cette nouvelle application sous la forme d’un nuage qui trônait là, implacable, sans que je l’aie invité à y prendre place et pire… sans que je puisse la désinstaller.

 

« N’essaye pas de te défausser, ta conduite est inadmissible, lève-toi »

 

De nouveau un message coupant court à mes investigations, m’inquiétant au plus haut point. Qui donc peut s’imposer ainsi ? Me juger sans que j’en comprenne la raison ? Et d'exiger de moi que j’agisse selon son bon vouloir ? Je sors une nouvelle fois de l’application en balayant nerveusement cette dernière vers le haut... mais immédiatement un nouveau message m’empêche de faire mieux pour comprendre la provenance, et potentiellement l’identité planquée derrière ces messages angoissants.

 

« Cette pauvre dame juste derrière toi qui pourrait être ta mère devrait être assise à ta place »

 

Je me retourne et effectivement une femme qui pourrait être ma mère mériterait d’être à ma place. Nos regards se croisent et son attente se fait suppliante... et insistante. Seulement je n’en fais rien. Je suis pétri de stupéfaction. Je regarde l’écran de mon téléphone sur lequel se joue quelque chose de machiavélique. Mes yeux affolés découvrent la nouvelle interaction, me demandant comment tout cela va bien pouvoir finir.

 

« Tu ne la vois peut être pas avec son pardessus jaune ? Quel lâche tu fais ». `

 

Elle a bien un pardessus jaune. Je sens mon corps monter en température, mes tempes perlent des premières grosses gouttes de sueur me mettant encore plus mal à l'aise. La personne qui non seulement s’est infiltrée dans mon téléphone, me voit donc à coup sûr. Elle est là, dans cette rame bondée. Je balaye du regard dans le wagon, mais tout le monde est accaparé par son livre, ses discussions et j’identifie de façon étonnante que seulement six personnes sont sur leur téléphone. C’est nécessairement l’une d’elle. Deux sont devant mon champ de vision. Une autre sur le côté dans la travée bondée (qui ne permettent pas aux personnes de l’autre côté de l’allée de me voir). Et après m'être retourné tant bien que mal, d'en compter trois derrière moi.

 

« LÊVE TOI ET CÈDE TA PLACE, N’AS TU PAS HONTE ? »

 

De quelle honte MAJUSCULE parle t-on ? C’est la jungle les transports et si ce n’était pas moi à cette place, ce serait une autre personne, qui ne laisserait pas sa place pour autant. C’est un accord tacite du voyageur francilien, qui s'est donné tant de mal pour avoir cette place mérite d’y rester. Certes, fut un temps les gens cédaient leur place mais depuis l’avènement des smartphones, plus personne n’y prêtait plus guère attention, pire, d'aucuns se servaient de leur téléphone pour ignorer tout ce qui les entourait. Les choses se sont mêmes détériorées pour les personnes âgées. J’ai même vu des communautés sur les réseaux sociaux commencer à s’organiser pour dénoncer les anciens qui ne trouvaient pas mieux pour créer du lien que de venir dans les transports aux heures de pointes ou alors faire leurs courses les week-ends ou autres jours fériés. Tant est si bien que le Hashtag #BalanceTonVieux s’était généralisé et popularisé. Et nous ne manquions pas de lire de plus en plus d’exactions à leur encontre et d’assister à des débats alimentés par la chaîne très controversée Xnews, comme si l'on pouvait débattre de la légitimité de maltraiter les plus anciens.

 

Je mets mon téléphone à hauteur de mes yeux de façon à ce que mon champ de vision puisse regarder à présent les trois personnes toujours les yeux rivés sur leur téléphone, les deux hommes assis devant, à deux rangées différentes ainsi que la jeune femme dans la travée, accaparée par ce qu’elle semble lire. Je sors une nouvelle fois de l’application et les fixe comme je peux, attendant la vibration annonciatrice d’un nouveau message, et surtout moi, épiant un de leur geste qui pourrait trahir le coupable.

 

« Lève-toi et cesse de me chercher »

 

Mon coeur s’emballe et ma tête bouillonne à l’affichage du message car cela fait deux minutes que ces trois personnes n’ont pas levé la tête de leur téléphone, ni réaliser aucun geste laissant à penser qu'ils écrivent ou dictent un message qui m'est envoyé. Ce n’est donc pas eux. Il ne reste que les trois personnes derrière moi. N’ayant pas les yeux derrière la tête il va donc falloir que j’obtempère, que je cède ma place ; tout en les fixant pour savoir enfin laquelle de ces trois personnes me joue des tours.

 

- Prenez ma place madame, vous serez mieux assise, dis-je mollement en fixant les trois personnes restantes accaparées par leur appareil qui maintenant vont entrer dans mon champ de vision continu. Tant bien que mal, la dame au pardessus jaune prend ma place et je la remplace dans la travée sans quitter du regard les ultimes suspects de cette rocambolesque affaire, jusque’à ce que la nouvelle vibration ne survienne.

 

« Il était temps Boulouloum »

 

Aucun des trois n’a sourcillé ni même tapé quoi que ce soit sur son téléphone. Et même si ça avait été le cas, je savais à présent que ce ne serait pas eux. Une seule personne connait ce surnom affectueux, et cette appellation est si singulière qu’il y ait peu de chance pour que quiconque tombe dessus par hasard. Je suis stupéfait et je regarde les yeux embués la femme à qui j’ai laissé ma place. Elle sort son téléphone de son sac à main tout en me souriant ; d’un sourire bienveillant et empli de reconnaissance. Sa tête change radicalement lorsqu’elle découvre son écran et se met à hurler « LÉON ? MAIS C’EST IMPOSSIBLE ! » avant de perdre connaissance. On s’active à lui faire reprendre connaissance et c’est alors que d’autres cris surviennent, d’horreur ou de bonheur, d’autres crises de larmes et d’autres pertes de connaissances…

 

Ce 22 mars 2037 a connu le plus grand nombre d’accidents que la planète n’ai jamais connu, le plus grand nombre de suicides également et dans tous les organes de presse les rédactions enchaînaient les titres de ce phénomène que personne n’aurait pu imaginé auparavant :

 

« La nouvelle application qui vous mets en relation avec l’au-delà », « Vos êtres chers disparus, ne le sont plus », « La vie après la mort est confirmée », « Des meurtres enfin élucidés », « Des secrets de familles douloureusement déterrés », « Invitez vos proches disparus à votre raclette-party ce samedi soir  ! »…

 

Ma grand-mère avait été la première à se manifester et. bien d'autres "voix" survinrent. Il y avait un avant et un après 22 mars 2037, mais nul n’aurait pensé que cette date entraînerait de telles conséquences que je vais à présent vous raconter.


Publié le 22/03/2025 / 73 lectures
Commentaires
Publié le 22/03/2025
Merci Sophiak de ta lecture et de tes encouragements, il y aurait matière à faire une suite et c’est ce que je dis à la fin. D’idées toutes simples on s’aperçoit que l’on peut tirer d’incroyables tiroirs qui peuvent donner matière à l’écriture d’un roman tout entier. Si seulement je disposais du temps pour l’écrire ce fichu livre :-)
Publié le 22/03/2025
Quelle histoire !!!Je suis stupéfaite et admirative devant tant d'imagination, Léo. Bravo! Tu as très bien distillé le suspense. On s'attend à un piratage, une blague de mauvais goût, mais pas du tout! Tu m'as conduite jusque-là, alors j'attends avec impatience la suite...Merci pour ce bon moment de lecture.
Publié le 22/03/2025
Merci Lilas, cela me touche d’autant que cela faisait un long moment que je n’avais plus écrit avec le plaisir de construire un récit qui puisse surprendre la lectrice expérimentée que tu es. C’est marrant comme une idée simple et un angle d’approche décalé peut ouvrir les portes d’un roman car vraiment il y a de quoi écrire sur ce scénario. Si seulement on pouvait mettre le temps en pause pour ne faire qu’écrire… vivement que de nouvelles technologies nous le permettent :-) encore merci ma Lilas.
Publié le 22/03/2025
Cher Léo, quelle puissance dans l'horreur ! Ton texte décortique de la banalité un élément essentiel à notre vie : l'autre. Et un autre qui est dépouillé de toute beauté, de tout intérêt, presque indigne de notre regard. Ton texte construit sur un fond d'un pathétique quotidien, dont la course nous pousse vers le but de notre vie, en laissant sur le côté l'essentiel de notre vie, ton texte nourri de ces images quotidiennes, et de leur parfaite banalité, introduit en nous un mystérieux changement, un inexorable appel, une alarme de l'âme, auxquels nous refusons de croire et surtout d'obéir. C'est un magnifique exemple de notre égoïsme inébranlable, mais aussi un rappel du respect que l'on doit à tout ceux qui nous entourent, jeunes ou vieux, beaux ou laids, proches ou lointains. Oui nous sommes tous curieux de savoir ce qui va se passer après ce 22 mars 2037, où, incidemment, je ferai vingt et un ans ! Merci pour ce partage en attendant la suite ! Cordialement et à plus tard, Francis Étienne
Publié le 22/03/2025
Merci Francis Etienne pour ton analyse très pertinente. Je souhaitais effectivement partir du quotidien de millions de personnes dont je fais partie qui vivent dans le métro-boulot-dodo dont le téléphone semble être la prolongation de l’intimité et des nouvelles activités que l’on peut désormais exporter… continuer d’être dans sa bulle, même au dehors, et face au monde qui s’acharne, avec de plus en plus de repli sur soi. Et puis je voulais aussi ouvrir une passerelle sur les mondes parallèles, qui lorsqu'elles interagissent, peuvent bouleverser tout ce train-train quotidien un peu trop établi. Je suis content d’avoir écrit tout cela d’un jet en à peine une heure, cela me permet de renouer avec la pratique de l’écriture qui nous sort justement de l’ordinaire. Bien à toi et à plus tard très cher Francis Etienne.
Publié le 22/03/2025
Quel mélange entre réalité et fiction ! Votre texte est une dystopie avec cette application qui surveille les moindres faits et gestes du personnage principal, qui s'invite sans son consentement sur son téléphone, chose très parlante puisqu'elle nous ait déjà arrivée à tous. C'est comme si le téléphone prenait le pouvoir, ce qui est inquiétant, et on la ressent bien dans vos lignes. J'ai immédiatement pensé à 1984 de Georges Orwell car le téléphone portable est un équivalent de Big Brother, il surveille tout en permanence et son regard est oppressant, comme c'est le cas pour votre personnage principal. Et vous avez raison : ce texte mérite une suite ! Le suspens attise la curiosité !
Publié le 22/03/2025
Merci infiniment pour votre lecture et vos retours toujours riches et précis et je vous rejoins concernant 1984, la réalité a dépassé la fiction, très largement, et s’en est effarant. A plus tard Lucie.
Publié le 22/03/2025
C'est toujours un tel plaisir de lire ce que tu écris ! Tu sais parfaitement lier le rêve à la réalité. J'espère que c'est un nouveau départ pour toi dans le monde de l'écriture. C'est comme le sport, quand on reprend, on a toujours l'impression de ne rien avoir perdu c'est vraiment le cas pour toi. Bravo pour ce texte et à bientôt Léo et à plus tard. Chaleureusement, Francis Étienne
Publié le 22/03/2025
Quel suspens ! Bravo Léo, pour ce texte qui part d’une situationbanale et va crescendo… Science-fiction qui j’espère ne se réalisera pas !…
Publié le 22/03/2025
Merci Evelyne, je ne pensais pas écrire un jour dans le registre de la science-fiction mais les auteurs doivent apprendre à ne jamais dire jamais.
Publié le 23/03/2025
Tu nous fais basculer d'un thème à l'autre, de la quotidienne culpabilité à la science-fiction façon blockbuster. C'est amusant. Je ne sais pas pourquoi, ce texte m'en rappelle un autre de toi où il y avait une file à la caisse d'un super-marché. C'est sûr que je n'aurais pas développé l'idée initiale comme tu l'as fait. Avec le temps, notre style s'installe et devient très reconnaissable.
Publié le 23/03/2025
Bonjour Patrice, oui je me suis bien amusé, d’autant plus que cela faisait un moment que je n’avais plus écrit, j’ai dû perdre de mon identité stylistique. Merci pour ton annotation que j’ai prise en compte. A plus tard.
Publié le 24/03/2025
Indubitablement, l'apocalypse, contrairement aux scénarios des vieux livres prophétiques, surviendra via le portable, qui fait déjà bon nombre de victimes. Bien vu.
Publié le 24/03/2025
Bien vrai, merci de m’avoir lu et commenté Enzo.
Publié le 05/04/2025
Très prenant, angoissant même. Il ne faut pas avoir un penchant coupable car il est habilement stimulé. J’ai vraiment aimé. Finale surprenante. J’ai déjà quelques personnes en tête avec qui j’aimerais boucler quelques malentendus.
Publié le 05/04/2025
Merci beaucoup Daniel, cet exercice m’a bien amusé, merci beaucoup pour cette lecture et ce retour qui m’encouragent à reprendre la plume rapidement.
Publié le 15/04/2025
Excellent ! Bravo ! J'ai été captivé par cette histoire et je suis vraiment ravi de mon arrivée sur ce site ! Bonne soirée
Publié le 16/04/2025
Merci et bienvenue, à plus tard.
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